Le téléphone au théâtre : mise en scène d’un objet


Avant de retranscrire la pièce de théatre "
Au téléphone", c'est d’abord à travers le théâtre qu’apparaissent le plus significativement les possibilités dramaturgiques offertes par le téléphone.

Dans ce chapitre très largement inspiré du travail d’Isabelle Krzywkowski, Le téléphone au théâtre, France (1880-1930)41 nous observons que les situations et les thèmes dans lesquels le téléphone apparaît ont fondé les histoires de téléphone au cinéma.
Isabelle Krzywkowski défend l’idée que l’intégration du téléphone dans les pièces de théâtre de cette époque interroge la discipline sur la désincarnation des voix et la définition de l’espace scénique. Bon nombre de recours utilisés se retrouvent dans les films, nous verrons par la suite là où le cinéma et le théâtre se distinguent.
Un renouveau des situations comiques et dramatiques
L’intérêt du téléphone a été de permettre le renouvellement d’un certain nombre de procédés comiques et dramatiques traditionnels. Le téléphone est « récupéré » pour rajeunir des situations stéréotypées du théâtre classique.
C’est le cas de Vaudeville où la mise en scène du mensonge joue un rôle central. L’adultère trouve par le téléphone de nouvelles ressources : un mari entend au téléphone sa femme le tromper, un mari dit travailler alors qu’il badine avec son amante. Le téléphone devient un objet de suspens dont la sonnerie est le leitmotiv : « Comédie en trois actes et quatre coups de téléphone. » Le coup de téléphone devient coup de théâtre.
Le téléphone est un outil de tromperie, qui permet en particulier de mentir sur le lieu ou l’état dans lequel on se trouve. Dans les relations amoureuses, les amants trouvent dans le téléphone un nouveau moyen de se rapprocher. Ils anticipent leur prochaine rencontre et les moments
qui les attendent. C’est l’occasion de donner au téléphone des propriétés inattendues : «Quand je téléphone à ma femme, je me recoiffe43 » disait Sacha Guitry.
* KRZYWKOWSKI, Isabelle, Le téléphone au théâtre, France (1880-1930), 2000, CRIMEL, Université de Reims, Champagne-
Ardennes
* HENNEQUIN Maurice, Un mariage au téléphone, comédie en un acte, Libraire théâtrale, 1888
* GUITRY, Sacha, Faisons un rêve, 1916

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La confusion entre l’objet téléphone et la personne qu’il permet d’entendre n’est jamais loin. Certains personnages, accoutumés à parler à des personnes présentes, se conduisent comme si leur interlocuteur leur faisait face. Ceci donne bien sûr lieu à de nouveaux effets comiques : une
jeune femme qui s’agenouille pour implorer la standardiste de lui passer le numéro qu’elle demande, un militaire qui se met au garde-à-vous lorsqu’il croit parler au ministre, un mari en colère qui frappe l’appareil à défaut de l’amant.
On voit que l’usage du téléphone dispose d’une gestuelle pour exprimer le fait qu’on ne parvient pas à prendre en compte l’absence de
la seconde personne.
Plusieurs pièces de théâtre utilisent le téléphone comme objet d’impuissance face à un crime ou un projet de meurtre entendu à distance. L'assassinat n’est justement pas réalisé devant le spectateur, mais perçu par téléphone : « on les tue ! on les égorge... » C’est héritage de la bienséance où les actes sanglants sont racontés mais pas montrés. Ca n’en est pas moins efficace. L’idée de témoin impuissant face à ce qu’il entend sera repris en pièce radiophonique puis au cinéma avec Sorry Wrong Number , où une femme entend par erreur des hommes en train de planifier un assassinat, qui s'avérera être le sien.
Avec le téléphone, les scènes de quiproquo trouvent des justifications inédites : la mauvaise qualité de la conversation dégénère parfois en un dialogue de sourds ; les erreurs de numérotation peuvent avoir des conséquence injustes, ou encore des « rencontres » imprévues ; le « défaut d’identité », dû au fait qu’on oublie parfois de demander le nom de l’interlocuteur invisible, conduit à des arrivées inattendues, ou à des interprétations erronées ; enfin, l’écoute à distance permet d’entendre ce que l’on aurait dû ignorer, ou fait dire ce que l’on aurait dû taire.

Dans les premiers temps du téléphone, plusieurs pièces prennent pour sujet l’apprentissage du téléphone, ce qui donne lieu à toutes sortes d’effets comiques : confusion entre la sonnette de la porte d’entrée et la sonnerie du téléphone, incompréhension de l’onomatopée « allo » qui devient « à l’eau ? »,53 incapacité à comprendre le fonctionnement de l’objet. De très nombreuses pièces mentionnent le travail des « demoiselles » : ce sont les standardistes qui sont chargées de mettre en relation les abonnés du réseau. Non-respect du protocole par l’abonné, brouillage des voix, interruptions constantes, interventions de tiers, retards font souvent naître des colères dont les employées font régulièrement les frais, et
transforment l’appel en un « cauchemar » de complexité. Antony Mars et Maurice Desvallières y puisent les péripéties d’un premier acte qui se passe au « Bureau central des Téléphones » : le spectateur voit défiler les « demoiselles », leur surveillante et un inspecteur, reçoit le compte rendu des insultes ou des tentatives de séduction par téléphone, assiste à des écoutes clandestines et aux commentaires que tout cela fait naître.
Mais si le téléphone permet aux personnages d’être confrontés à des situations cocasses et imprévues, il offre aussi et surtout une mise en perspective des personnages emprunte de symbolique, qui les renvoient à leur situation vis-à-vis de ceux qui ne sont pas là ; présents par la voix mais dont le corps fait défaut.

Un Monologue sous forme de dialogue
L’intérêt majeur du téléphone est sans doute le jeu qu’il permet dans le rapport du présent (la personne sur scène) à l’absent (la personne hors scène). L'extérieur est convoqué par l’intermédiaire du téléphone. Cette situation paradoxale au théâtre, où rien n’existe en dehors de la scène, est particulièrement efficace lorsqu’il s’agit, de faire entendre sans le voir un assassinat ou un adultère : le caractère dramatique ou comique est augmenté du fait que le spectateur, relayé par celui qui téléphone, se voit obligé d’imaginer la situation. La conversation téléphonique permet ainsi de créer un lien de complicité avec le spectateur, seul susceptible d’identifier le décalage entre les paroles et les actes ou les pensées. Le téléphone,
fait apparaître le hors-scène et donne au spectateur, en créant un effet de contraste, le plaisir
d’un savoir partagé avec le personnage sur scène.
Le téléphone autorise un dédoublement au théâtre « entre le fait et le dit. » L’héroïne vue par le spectateur diffère totalement de l’héroïne telle qu’elle se décrit à son interlocuteur invisible, jouant parallèlement un rôle à son interlocuteur et à son public. Le mensonge que permet la distance – variante intéressante d’une situation de « théâtre dans le théâtre » – prend un caractère dramatique : Jusqu’à quel point parviendra-t-elle à tenir son mensonge ? »
Si le recours au téléphone s’avère un support très riche de la mise en scène, il impose également, du fait même de ces conditions d’énonciation particulières, des contraintes à l’écriture. L’absence de réponse audible par le spectateur crée une énonciation théâtrale paradoxale puisque composée essentiellement de blancs.

Interpréter les silences
Au début du 19ème siècle, une conversation est faite d’interruptions, brouillages, parasites, tierce personne, conversations parallèles, déconnexion impromptue, intervention soudaine des standardistes venant en permanence gêner le flux de parole : l’essence du dialogue est discontinue. Apparaît alors un discours troué, haché, peu conforme au langage dramatique, même s’il ne s’écarte pas d’un des plus vieux ressorts du comique : la communication perturbée.
Plusieurs auteurs tentent d’intégrer ces silences à la dramaturgie, utilisant le téléphone comme une variante intéressante du monologue. Certains signalent le problème : « Pendant le dialogue au téléphone, les artistes devront faire attention de laisser entre chaque phrase le temps matériel de la réponse». Mais ces silences ne doivent pas être de vrais silences pour le spectateur dans le sens où il doit disposer d’indices pour imaginer ce qui est dit. Plusieurs auteurs font répéter ou commenter aux comédiens ce qui est dit par l’interlocuteur absent assurant parfois les questions et les réponses. « Plutôt que de dire que tu n’es pas d’accord, ne crois-tu pas qu’il serait préférable de...»
Les paroles rapportées apportent une preuve tangible des paroles de l’absent mais sont assez « lourdes » et peu naturelles.
Une autre solution consiste à suspendre le dialogue, en fournissant dans les seules paroles du personnage en scène des éléments permettant de comprendre le déroulement de la conversation. Sur scène, cette condition de communication présente l’avantage d’entraîner le spectateur, en le forçant à reconstituer ce dialogue. Ceci explique sans doute que la plupart des pièces téléphoniques soient très courtes : combien de temps peut-on tenir l’attention d’un spectateur qui n’assiste qu’à la moitié d’une conversation ? Mais Cocteau dans La Voix humaine a poussé le procédé jusqu’à son extrême : le nombre de réponses en « oui / non » est tel que le spectateur n’est souvent pas en état de reconstruire le dialogue ; la parole a alors
essentiellement pour fonction de faire sentir l’état psychologique de l’héroïne.

Notons que dans le théâtre contemporain, la place importante prise par l’électro-acoustique a parmi la sonorisation d’un éventuel interlocuteur invisible. Ce sont souvent des interventions ponctuelles, car le fait de l’entendre annihile les effets dramatiques décrits précédemment. D’autres pièces utilisant le téléphone de manière structurelle montrent deux interlocuteurs séparés d’une cloison : c’est le pendant théâtral du split-screen
cinématographique .

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Au téléphone
Pièce en deux actes, représentée pour la première fois au Théâtre Antoine le 27 Novembre 1901

cliquez sur l'affiche
signée Maurice Deumont

ANDRE DE LORDE & CHARLES FOLEY

PARIS LIBRAIRIE MOLIÈRE
30, RUE DES ÉCOLES, 30

Pièce en deux actes

Tous droits de reproductions, de traduction et de représentation réservés pour tous pays, y compris
la Suéde, la Norvège, la Hollande et le Danemark
Enlered according to act of Congress, in thé year 1902, by André de LORDE and Charles FOLEY in thé office of thé Librarian of Congress at Washington

Dans le même registre une autre pièce était jouée au Théatre Antoine
"Le Bon Journal" du 24 Janvier 1904 relate cette pièce de théâtre, "HORRIBLE DRAME AU TELEPHONE"

 


Un homme avait été abandonné par sa femme qui vivait avec un nommé G... et il semblait avoir accepté cette situation avec résignation, quoiqu'il eût conservé au cœur le souvenir de l'infidèle.
Naguère, appelé au téléphone, il entendit une voix qui l'avertissait d'écouter, car il allait se passer des choses qui l'intéressaient.
Puis quelques secondes après, il perçut distinctement l'organe de sa femme qui demandait grâce. Un instant de calme, puis des détonations, des gémissements, des râles et enfin le grand silence de la mort.
Courant prévenir la police, le mari se précipita avec les agents chez G... Il y trouva deux cadavres.
L'assassin s'était fait justice après avoir tué sa maîtresse.

La vérité est souvent plus tragique que la conception du plus noir drame théâtral. D'ailleurs, ne suffiit-il pas de regarder autour de soi, en sachant voir, pour découvrir des réalités dépassant en horreur tous les romans.

V. Nacla

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PERSONNAGES


ANDRÉ...........................MM. ANTOINE
RÎVOIRE....................... KEMM
BLAISE.......................... CHARLIES
UN DOMESTIQUE........ TUNG
MARTHE MAREX......... Mme BEI.LANGER
NANETTË...................... MILLER
LUCIENNE RIVOIRE..... DE NYS
UN GAMIN..................... MARLAY

AU TÉLÉPHONE

PREMIER ACTE

A la campagne.
— Au Château de la Chesnaye, chez les Marex.
— Un salon au rez-de-chaussée.
— Porte-fenêtre, au fond, ouvrant sur un parc
— De chaque côté de la porte-fenêtre, une fenêtre.
— Portes à droite et à gauche.
— A droite, une cheminée où le feu est allumé.
— Entre la cheminée et la rampe, un appareil téléphonique installé au mur.
— A gauche, table, fauteuils, chaises, un secrétaire dans un coin.
— Au moment où le rideau se lève, la vieille bonne, Nanette, est assise près du feu ; le petit Pierre sur ses genoux feuillette un livre d'images.
— Marex, en costume de voyage, achève de ranger des papiers dans le secrétaire ouvert.
—Sa femme Marthe enveloppe quelques menus objets qu'elle met dans une valise posée tur Sa table.
— On entend le bruit du vent et de la pluie.

        MAREX, s'arrêtant soudain et écoutant,
C'est la voiture?...
        MAHTHE, allant à la fenêtre de droite.
Non... pas encore.
        MAREX.
Ils ne sont pas en avance.

        MARTHE.
D'ordinaire ils sont exacts.
        MAREX, nerveux.
Chez quel loueur a-t-on été commander cette voiture?
        MARTHE.
Toujours le même : Perrin. C'est Nanette qui a fait la commission.
        NANETTE.
J'y suis allée hier matin et j'ai bien recommandé que le cocher soit ici, au plus tard, à six heures moins le quart.
        MARTHE.
Tu as encore le temps.
        MAREX.
Tout juste.
        MARTHE.
En vingt minutes tu peux être à Servon.
        MAREX.
Il faudra bien marcher...
        NANETTE.
Oh ! Monsieur, les chevaux de Perrin sont bons !
        MAREX, nerveux.
Si, dans dix minutes, la voiture n'est pas là, ce n'est plus la peine de songer à partir.
        MARTHE.
Elle va arriver.
        MAREX.
Vois-tu que je manque le train? Je serais dans de jolis draps. Si je ne suis pas demain à Paris, au rendez-vous de Muller, l'affaire est fichue... perte sèche : dix mille francs 1

       MARTHE.
Cette affaire te rapportera autant que ça ?
        MAREX.
Même un peu plus, j'espère.....
        MARTHE.
Attends... J'entends du bruit. (Regardant à la fenêtre. ) Non ! Je m'étais trompée. (Soucieuse.) Ce serait désolant !... Si, encore, ce loueur avait le téléphone, on pourrait s'assurer que la voiture est partie.
        MAREX.
Si elle n'est pas partie, c'est trop tard ! Et puis ils n'ont pas le téléphone. A Servon, personne ne l'a. On ne trouve rien dans ce trou : pas même le nécessaire ! Juge un peu... le téléphone ! On ne sait même pas ce que c'est !
        MARTHE,
regardant la pendule, sur la cheminée. Six heures !
        MAREX.
Ah ! si je tenais le cocher... le gredin ! — II n'y a qu'une chose à faire : je vais partir à pied. Blaise portera ma valise. Nous irons au devant de la voiture... (La pluie redouble au dehors.)
        NANETTE.
Mais Monsieur, écoutez : il pleut à verse...
        MARTHE.
Il fait un temps horrible...
        MAREX.
Oui, ça tombe ferme ! Joli mois de septembre ! Nous sommes venus à la campagne pour respirer l'air pur, faire de longues promenades... et voilà trois semaines que nous n'avons pu mettre le nez dehors... Sale pays ! Je l'ai pris en horreur !

        MARTHE.
Nous n'y reviendrons pas aux vacances prochaines
        MAREX.
...h! ça non ! Un pays incommode pour tout... humide... triste.. La ville est morne. Les communications sont impossibles...
        NANETTE.
On est loin de tout ! Si on avait besoin de quelque chose, si on était malade la nuit, on pourrait bien mourir avant d'avoir le moindre secours !
        MARTHE.
On irait demander aux voisins.
        NAVETTE.
ils sont encore rudement loin, les voisins!
        MAREX.
C'esi vrai I On est un peu isolé...
        MARTHE.
Cette habitation ne serait pratique qu'à la condition d'avoir cheval et voiture.
        MAREX.
Et encore! C'est trop grand. Il faudrait cinq ou six domestiques pour entretenir tout ça. Pense que nous avons un bois de sept hectares : une vraie petite forêt ! A quoi ça nous sert-il ? Je ne chasse pas, personne ne s'y promène...
        NANETTE.
Merci bien... pour y faire de mauvaises rencontres, comme l'autre jour !
        MARTHE, riant.
Est-elle peureuse, cette Nanétte !
        MAREX gâiment
Quelque mendiant...
        MANETTE.
Une sale figure !

         MAREX.
Une figure sale, tout simplement. Enfin, l'année prochaine, nous irons ailleurs.
        NANETTE.
Je serai joliment contente, moi! Je ne vis pas. ici. S'il me fallait y rester toute seule... heureusement qu'il y a Monsieur et puis Blaise
        MAREX.
Tiens, à propos, j'oubliais... (Il va au téléphone, sonne.)
        MARTHE.
Qu'est-ce que tu fais ?  
       MAREX.
Je téléphone aux Rivoire. (Dans l'appareil.) Allô!... Voulez-vous me donner... Vitré... 276-32... le plus vite possible, n'est-ce pas ? Merci. (Se retournant vers Marthe.) Je vais leur dire que j'arrive chez eux, ce soir, vers les huit heures.
        MARTHE.
Et tu en repartiras ?
        MAREX.
Je reprends le rapide à 10 h. 40. Je serai à Paris demain matin, 5 h. 15. Si tu avais quelque chose à me dire ou à faire dire aux Rivoire, tu peux encore me téléphoner chez eux, ce soir, jusqu'à 9 heures.
        MARTHE.
Et à Paris ?
        MAREX.
Hôtel Terminus, chambre 16... (Le téléphone résonne. Au téléphone.) Allô!... C'est toi, mon vieux?.. Oui... J'ai dû faire

mettre le téléphone... très cher... Il n'est pas à Servon... je suis relié à Luxeuil... très cher... c'était indispensable pour mes affaires... oui... dis donc, j'irai prendre le café ce soir, avec vous... je prends le rapide de Paris... une affaire urgente... non le café, seulement... j'ai déjà dîné... je pense être chez vous vers les huit heures... Ça ne vous dérange pas ?
        MARTHE, qui s'est rapprochée de Marex.
Dis-lui bonjour de ma part, ainsi qu'à Lucienne.
         MAREX,
répondant dans le téléphone à une question qu'on lui pose.
Oui... c'est ma femme... Elle vous fait dire toutes ses amitiés à toi et à Lucienne...
        MARTHE, à son mari.
Comment, Rivoire a entendu que je te parlais ?
MAREX, toujours au téléphone.
Merci... à ce soir... (Il remet le récepteur en place.)
        MARTHE.
Il a entendu ma voix ?...
        MAREX.
Tu étais près de moi. On entend très bien. Il faut se méfier, c'est traître...
        MARTHE
Tiens! je ne savais pas...
        NANETTE, prêtant l'oreille et allant à la fenêtre.
Cette fois...
        MARTHE, allant à droite.
Oui... C'est la voiture enfin... (Bruit de grelots.)
        NANETTE.
Elle entre dans le parc.

        MAREX
Ce n'est pas malheureux.
        LE PETIT PIERRE, allant à son père.
Papa...
        MAREX.
Mon chéri...
        LE PETIT PIERRE.
Tu me rapporteras quelque chose ?
        MAREX.
Oui, mon petiot. (A Marthe.) Donne-moi mon sac. Où est Blaise ?
        MARTHE.
Là, dans la salle à manger... Je vais l'appeler. (Elle appelle gauche.) Blaise ! Blaise !
        NANETTE, toujours à la fenêtre.
La voiture est là.
        BLAISE, entrant.
Madame m'appelle?
        MAREX.
Oui, Biaise. Vous ferez bien attention pendant mon absence. Je compte sur vous. Je vous confie tout mon monde, tout mon cher petit monde.
        BLAISE.
Que Monsieur soit tranquille !
        MAREX.
Mettez ma valise dans la voiture. (Blaise exécute les ordres, sort, pui revient. Marex embrassant l'enfant.) Au revoir, mon chéri, sois sage... autrement je ne te rapporterai rien.
        LE PETIT PIERRE.
Oh! Papa, si...

        MAREX,
Eh bien, qu'est-ce que tu veux?
        LE PETIT PIERRE.
Oh ! papa... tu m'apporteras une petite sœur.
        MAREX, riant.
Mâtin! C'est que ça coûte cher !
        LE PETIT PIERRE.
Oh ! papa, j'en voudrais une tout de même.
        MAREX.
On verra.
        LE PETIT PIERRE.
Si ça coûte trop cher, toute neuve, prends-en une d'occasion 1
        MAREX, riant et embrassant l'enfant.
D'occasion... oui, chéri. (Embrassant sa femme.) Au revoir, ma chère petite femme ! Au revoir, Nanctte ! Ne pensez plus à vos bêtises : vous n'avez pas à avoir peur, Blaise est là ! Ah ! à propos, tenez, Blaise,.. (Il désigne la table, y va et en tire le tiroir.) On ne
sait pas... par précaution... pour faire peur aux sales figures, comme dit Nanette, il y a là, dans ce tiroir... vous voyez... un revolver chargé. (Il essaie de refermer le tiroir.) Tiens ! Je ne peux plus... enfin, vous fermerez. Faites attention que le petit n'y touche pas. Au revoir. C'est moi qui me mets en retard maintenant... au revoir, mes chéris.
        MARTHE, l'accompagnant avec Nanette et l'enfant.
Au revoir.
        MAREX, arrêtant Marthe.
Ne sors pas : tu vas prendre froid. (Il sort suivi de Biaise. Au dehors on l'entend qui dit:) « Allons, cocher, ventre à terre ou nous ratons le train... au revoir Biaise... je vous confie la maison ! »

        LE PETIT PIERRE, criant à la porte.
Au revoir papa ! N'oublie pas ma petite sœur ?
        NANETTE
Mais oui, papa y pensera. Viens regarder les images... (Elle prend l'enfant sur ses genoux. Peu à peu celui-ci s'endort.)
        MARTHE, à la fenêtre.
Le voilà au bout de l'avenue. Pourvu qu'il arrive ! Quel temps... un brouillard ! On distingue à peine les lanternes ! La voiture tourne le petit bois... on ne voit plus rien... la pluie redouble... comme il fait noir, déjà ! C'est vrai : ce pays est triste... Nanette...
        NANETTE, à voix basse.
Chut I II commence à dormir.
        MARTHE.
Ah ! Pose-le sur le canapé, doucement, et va chercher la lampe : on n'y voit plus. (Blaise rentre.) Chut! le petit dort... (Nanette pose l'enfant endormi sur le fauteuil et va chercher la lampe.)
        BLAISE, à voix basse.
Monsieur est déjà loin. Il a un bon cocher.
        MARTHE.
Blaise, vous pourrez fermer les contrevents de la salle à manger (elle désigne la droite) et la porte du parc... Nanette fermera ici.
        BLAISE.
Bon, je détacherai aussi les chiens ?
        MARTHE.
Oui. Et puis vous apporterez votre lit : vous coucherez dans
Cette pièce. (A Nanette qui rentre une lampe à la main.) Je dis à Blaise de faire son lit ici, dans cette chambre : ça vaudra mieux.

        NANETTE, à voix basse, pendant que Blaise sort par la droite et qu'on l'entend fermer une grille et les contrevents.
Bien sûr. On sera plus tranquille.
        MARTHE, souriant.
On... Tu peux dire Je, ma bonne Nanette.
         NANETTE.
Mettons que Je serai plus tranquille. Je ne suis pas brave, ça c'esl vrai.
        MARTHE.
Oh ! non !
        NANETTE.
Que voulez-vous ? On se fait vieille. Enfin, trois jours, c'est vite passé. Monsieur sera ici mercredi, au plus tard, n'est-ce pas ? Ça ne l'amusait pas de partir, bien sûr...
        MARTHE.
Quand Blaise aura fait son lit, nous monterons là-haut, dans nos chambres, et nous coucherons le petit.
        NANETTE. se penchant sur l'enfant.
Oui. Il dort comme une souche... Est-il gentil comme ça !
        MARTHE, après un silence s'asseyant à la table.
Voyons... si j'en profitais pour faire mes comptes. (Elle prend un carnet. A Nanettc.) Je t'ai donné vingt francs, hier ?
        NANETTE.
Oui, Madame.
        MARTHE.
Bon .. (Elle calcule.) Tu as pavé le boulanger ?
        NANETTE.
Oui. Madame... six francs dix sous.

        MARTHE, inscrivant.
Si francs dix sous... Le boucher aussi !
        NANETTE.
Oui... J'ai la note dans ma poche. Je vais vous la donner. (A ce moment le vent souffle avec violence, la pluie redouble.)
        MARTHE.
Ferme donc les volets... le vent siffle... c'est désagréable... et si triste !
        NANETTE, ouvre la fenêtre de gauche pour fermer les volets. Oui... (Elle recule soudain.) Ah !
        MARTHE.
Quoi ?
        NANETTE.
Il y a quelqu'un devant la fenêtre !
        MARTHE, se retournant
Tu es folle ! C'est le reflet delà lampe...
         NANETTE, terrifiés
Non...
        MARTHE.
Allons, voyons, Nanette...
        NANETTE, recule.
Ah ! Madame, le cœur me bat. Blaise fermera, je ne peux pas j'ai trop peur...
        MARTHE.
Quelle poltrone ! Vraiment, ça dépasse les bornes ! Qui veux-tu qui soit là ?... Voyons. (Elle va à la porte du fond, elle l'ouvre ; puis elle recule soudain, pousse un cri étouffé : elle a aperçu une ombre.) Ah ! (A ce moment s'avance lentement une sorte de gamin, de voyou, la casquette à la main.)

        LE GAMIN, entre en laissant la porte entr'ouverte.
Salut, m'dame, la compagnie...
        MARTHE.
Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous voulez ?
        LE GAMIN, tout en regardant vivement autour de lui.
C'est une lettre... (il cherche dans sa poche.)
         MARTHE.
D'où venez-vous ?
        LE GAMIN, cherchant dans son autre poche.
De là-bas, de la ville...
        MARTHE, fiévreusement.
Par où êtes-vous entré ? Pourquoi n'avez-vous pas sonné à la grande porte ?
        LE GAMIN, inspectant tout autour de lui.
Je ne sais pas où elle est la grande porte. J'ai coupé au plus court : Je suis venu par les bois. (Il tire une lettre toute chiffonnée de sa poche et la tend.)
        MARTHE, la prenant.
Pour qui, cette lettre ? Qui vous l'a remise ?
        LE GAMIN.
C'est pour Monsieur Blaise. Sa mère est au plus mal.
        MARTHE, très émotionnée.
Ah ! mon Dieu ! Nanette, vite, porte celte lettre à Blaise.
NANETTE.
Je vais l'appeler par la cuisine. (En sortant.) Pauvre garçon !
        MARTHE.
Va vite... Va Vite ! (Au gamin.) Mais qui vous a remis cette lettre ?
        LE GAMIN.
Quelqu'un que je ne connais pas. On m'a dit où qu'il fallait aller la porter... On m'a dit de m'dépècher, de courir... pis pas autre chose.

        MARTHE.
Attendez un instant : il y a peut-être une réponse. (Le petit
Pierre, dans un geste vague de sommeil, fait tomber le livre d'images posé près de lui, sur le fauteil, Marthe le regarde.) Tu dors, mon chéri...? (Elle va vers le canapé où l'enfant est étendu, cherche à le poser mieux et dit sans se retourner : Asseyez-vous. Blaise va venir, vous lui expliquerez... (Le gamin a d'abord regardé longuement autour de lui. puis il s'est assis à quelque dislance de la table. Son regard tombe sur le tiroir ouvert. Il y voit le revolver, s'assure qu'il n'est pas observé, s'approche tout contre le tiroir et y prend le revolver. Puis, à pas de loup, il gagne à reculons la porte entr'ouverte et disparaît soudain dans l'entrebâillement.)
        LE PETIT PIERRE, rêvant.
Nanette...
        MARTHE, allant à l'enfant, se penchant vers le fauteuil, toujours le dos tourné au gamin.
Nanette va revenir. Ne te tourmente pas mon chéri, on va te coucher. Là, dors, dors... C'est ta maman qui te berce. Comme il a les pieds froids. Il était trop loin du feu... (Elle rapproche le fauteuil.) Puis, c'est cette porte ouverte... Voulez-vous fermer la
porte, s'il vous... (Elle se retourne.) Tiens ! ou est-il donc ? (Se
redressant.) Parti ?... Je lui avais dit de rester. il n'aura pas compris... Il attend peut-être dehors. (Elle va vers la.porte-fenètre, regarde au dehors.) Non ! Plus personne... (Elle referme la porte.) Il est
reparti. Décidément, il n'aura pas compris... (Nanette entre.)
        MARTHE.
Eh bien ?
        NANETTE.
J'ai remis la lettre à Blaise. Il la lit. Il pleure, pauvre garçon !
Mais ou est le gamin ? (Elle regarde autour d'elle.)

        MARTHE
II est reparti. Ah ! voilà Blaise.., Eh bien, mon pauvre Blaise?
        BLAISE entre en s'essuyant les yeux.
Ah ! madame... un grand malheur... ma mère est malade, très malade ; elle est à la mort, elle veut me voir.
        MARTHE.
Oh ! mon pauvre Blaise ! C'est votre mère qui vous écrit...?
        BLAISE.
Non. Elle sait pas. C'est quelque voisine qu'aura tenu la plume. Ah ! quel malheur! Bon Dieu... quel malheur! (il pleure.)
        NANETTE.
Mon pauvre garçon !... Qu'est-ce que vous allez faire ?
        BLAISE, indécis.
Je sais pas.
        MARTHE.
Mais, Nanette, Blaise va s'en aller bien vite voir ce qu'a sa mère... et puis il reviendra..
        BLAISE.
Vrai ? Madame consent, Madame me permet ?
        MARTHE.
Partez tout de suite.
        NANETTE, peureuse.
Nous allons rester seules ?
        BLAISE, se retourne et s'arrête.
Oui... c'est, vrai ça : je ne peux pas vous laisser seules... Monsieur qui m'a tant recommandé...
        NANETTE, à Blaise.
Monsieur ne serait pas content.

        BLAISE.
J'irai plutôt demain, au petit jour. Madame n'aura pas peur, au petit jour ?
        MARTHE, vient à Biaise qui recule en sortie.
Je n'ai pas peur. De quoi aurais-je peur, d'ailleurs ? Nous nous enfermerons bien. Nanette est ridicule. Partez, Blaise, laissez-nous... J'expliquerai à Monsieur... je lui dirai que c'est moi qui ai voulu. Partez ! Vous pouvez être à Servon dans une demi-heure...
        BLAISE.
Oh ! dans moins que ça 1
        MARTHE.
Vous prendrez une voiture pour revenir. Vous pouvez être rentré de très bonne heure.
        BLAISE.
Madame pense bien que je ne flânerai pas.
        MARTHE.
J'en suis sûre. Fermez-nous bien les volets de la fenêlre avant
de vous en aller. (Pendant que Biaise ferme les volets des fenêtres, bas à Nanette.) S'il arrivait malheur à sa pauvre mère, je ne nie pardonnerais jamais de l'avoir privé de la voir une dernière fois. (Haut à Blaise.) C'est bien, Blaise, Merci. Maintenant, partez !
        BLAISE.
Àh ! Madame a bon cœur. La maison est bien close. Je vais courir tout le long de la route. Le temps d'embrasser ma pauvre vieille et je reviens. Je prendrai une voiture au retour. Je ne serai pas absent plus de deux heures, en tout... je le jure à Madame! Je serai ici avant neuf heures !
        NANETTE, insistant.
Oh ! oui. avant neuf heures...

        MARTHE.
Ce sera très bien. Couvrez-vous : il pleut. Je fermerai la porte derrière vous : Nanette n'aurait pas ce courage !
        BLAISE.
Merci, Madame... merci. (Il sort suivi de Marthe.)
        NANETTE, seule.
Ah ! non! j'aurai pas ce courage, bien sûr ! Dans cette grande diablesse de maison, on aurait le temps d'être égorgé avant que personne vienne seulement à-votre aide ! Dans le Petit Journal d'hier, je lisais que l'autre jour...
        MARTHE, rentrant.
J'ai refermé la porte sur Blaise. (Elle ferme les contrevents de la
porte-fenêtre.) Là, nous sommes chez nous... bien tranquilles. Nous attendrons Blaise ici. Le petit dort toujours ?
        NANETTE.
Oui... Il a un bon sommeil : rien ne le réveille. Faut-il le mettre au lit ?
        MARTHE.
Non, laisse-le. Nous monterons nous coucher quand Blaise sera rentré. (Elle se remet à sa table.) Reprenons nos comptes... où en étais-je ? (A Nanette.) Tu dis que tu as payé le boucher ?
        NANETTE.
Oui, Madame.
        MARTHE.
Tu as la note ?
        NANETTE, fouillant dans sa poche.
La voilà !
        MARTHE.
Bon. il faudra commander demain six bouteilles d'eau de Vichy... n'oublie pas.

        MANETTE.
Source Célestins ?
        MARTHE.
Oui, toujours... c'est pour Monsieur.
        NANEÏTE, riant.
Et pour Blaise !
        MARTHE. Comment pour Blaise ?
NANETTE.
Oui, de temps en temps, il en boit un verre : il a l'estomac
délicat...
        MARTHE, riant aussi.
C'est très bien.
        NANETTE.
Surtout que Madame ne le lui dise pas (Elle s'interrompt soudain.) Madame n'entend pas ?
        MARTHE.
Encore !...
        NANETTE.
C'est comme quelqu'un qui siffle...
        MARTHE, sèchement pour la rassurer.
Non, je n'entends rien.
        NANETTE.
Alors, je suis folle. (Elle se remet à tricoter)
        MARTHE.
Absolument. As-tu payé la blanchisseuse?
        NANETTE, se levant,
laisse son tricot sur le fauteuil et va vers la porte- Oui. — Ah !... cette fois-ci... entendez-vous?

        MARTHE, écoutant.
Les chiens... Ils grognent... Eh bien ?
         NANETTE, effrayée.
Il y a quelqu'un dans le parc.
        MARTHE, impatiente. Blaise aura oublié quelque chose : il revient peut-être.
        NANETTE.
Les chiens le connaissent. Ils n'aboieraient pas. Et ils aboient... très loin... du côté de la petite porte...
        MARTHE, plus impatiente.
C'est un passant.
        NANETTE.
Ou un maraudeur...
        MARTHE.
Tu es ridicule. Les chiens aboient souvent comme ça.
        NANETTE.
Oh ! non, pas comme ça... on dirait qu'ils courent, les chiens !
        MARTHE, prêtant l'oreille, commence seulement à être inquiète.
Oui...
        NANETTE.
Ah! Madame... les chiens se rapprochent maintement... on dirait qu'ils reculent devant quelqu'un... ils sont tout près... ils se taisent... Ah !... tenez, maintenant, on dirait des pas qui s'avancent... le sable craque...
        MARTHE, énervée.
Nanette, voyons !
        NANETTE, folle de peur.
Là, tout près... derrière la porte peut-être...

        MARTHE.
Nanette
        NANETTE.
Oui, là, derrière la porte... ils cherchent peut-être à entrer... à forcer les volets...
        MARTHE, prise de frayeur.
Nanette, tais-toi... tais-toi...
        NANETTE.
Ah ! Madame a peur... je la vois qui tremble...
        MARTHE.
C'est toi... tu es stupide avec tes idées I Tu arriveras à m'effrayer...
        NANETTE.
C'est que j'ai peur, moi, Madame...
        MARTHE, la voix étranglée.
Voyons, raisonne un peu, imbécile ! S'il y avait des voleurs,, là... derrière la porte... les chiens aboieraient... on n'entend rien !
        NANETTE.
C'est vrai... à moins que... (Elles se regardent dans les yeux.)
        MARTHE.
A moins que...
        NANETTE.
A moins que... on ne sait pas... à moins qu'ils ne puissent plus aboyer, les chiens... qu'on les ait tués...
        MARTHE, tressaillant
Tu es idiote! (Un silence très long.) Je n'entends plus rien... tout
est calme... tu vois...

        NANETTE
Oui...
        MARTHE, d'un ton vif, la bousculant.
Tu vois bien que ce n'était rien?
        NANETTE, se rassure.
Faut croire...
        MARTHE.
Allons, remets-toi, Nanette. Si tu voyais ta figure !...
        NANETTE.
J'en suis toute tremblante, Madame aussi est toute pâle.
        MARTHE.
C'est fini maintenant ! Assez, hein ! Tu m'ennuies !
        NANETTE.
Oui, Madame... ah! les jambes me rentrent!... c'est nerveux !
        MARTHE.
Tiens, rallume un peu le feu: il s'éteint. (A elle-même, avec impatience.) Et il n'est que huit heures !... (Cherchant à penser à autre chose.) Monsieur est arrivé. Il est chez les Rivoire... Ce sont de braves gens, ces Rivoire. Tu les connais... Tu les as déjà vus à Paris ?
        NANETTE, revenant à son idée.
Oui, Monsieur est là-bas, lui, bien tranquille... en société...
        MARTHE, soudain.
J'ai envie de lui téléphoner pour lui dire que la mère de Blaise est au plus mal ? (Elle se lève et va au téléphone.)
        NANETTE, faisant effort pour se remettre, toute joyeuse.
Oui, oui, c'est ça, Madame... téléphonez, ça nous fera de la distraction... (montrant le téléphone) d'entendre sa voix au bout de         ce fil là... ça sera un peu... comme s'il était au milieu de nous !
— Madame me fera écouter ? (Elle s'approche de Madame Marex.)        
MARTHE.
Oui... Oui... (Elle sonne au téléphone.) Allô !... Allô !...

         NANETTE, à elle-même.
Ah ! cet instrument, c'est une belle invention tout de même... Via Monsieur à plusieurs lieues..., et il va nous causer comme s'il était tout près de nous, dans cette chambre !
        MARTHE, au téléphone.
Allô!... Allô!...
        NANETTE, continuant.
Bien sûr quand j'entendrai sa voix, ça me calmera... je n'aurai plus peur... c'est déjà comme si Monsieur était là !
        MARTHE, toujours au téléphone.
Ah!,.. Voulez-vous me donner Vitré... numéro 276.32.. vite... vite... Bon... merci... j'attends...

                                                        (Et le rideau baisse lentement.)

 

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DEUXIÈME ACTE

Chez les Rivoire, à Vitré.
— Un petit cabinet de travail.
— Tables, chaises, etc.
— Un téléphone sur une table.
Au lever du rideau, le téléphone sonne. A ce moment la porte du fond s'ouvre, un domestique entre, va au téléphone.

         LE DOMESTIQUE, dans le téléphone.
Allô!... Allô!... Ah! Monsieur Marex... de la part de qui ? Ah ! bien, Madame... Oui, il est là, avec Monsieur et Madame Rivoire... dans la salle à manger... Il vient d'arriver... Je vois l'appeler. Oui... bien, Madame... Si Madame veut attendre une minute à l'appareil...
Il raccroche le récepteur et se dirige vers la porte du fond. Juste à ce moment, cette porte s'ouvre. Entrent, M., M"' Rivoire et Marex.)
         MADAME RIVOIRE, au domestique
Justin, vous servirez le café, ici.
         LE DOMESTIQUE.
Bien, Madame. (A Marex.) On demande Monsieur Marex au téléphone.
         MAREX.
Ah !... (il cherche le téléphone.)
         RIVOIRE, montrant le téléphone

Tiens... sur la table.
         MAREX, allant au téléphone.
Ça doit être ma femme. Je lui avais dit... (Il décroche le récepteur.) Allô ?...
         RIVOIRE, à Justin.
Vous apporterez la vieille fine Champagne... vous savez, la vieille... cachet rouge.
         LE DOMESTIQUE.
Bien, Monsieur, (il sort au fond.)
         MAREX. téléphonant.
Allô!... Allô 1... voyons... Allô!... Allô!... (Silence.)
         RIVOIRE.
On ne répond pas ?
         MAREX.
Non. (Retéléphonant.) Voyons .. allô... allô...
         MADAME RIVOIRE.
On a déjà coupé la communication ! C'est insupportable !
         RIVOIRE, à Marex.
Ça nous arrive constamment ici. Si on n'est pas là tout de suite pour répondre...
         MAREX.
Ça arrive partout, va ! Ma femme me redemandera, voilà tout... (Il raccroche le récepteur.)
         MADAME RIVOIRE, servant le café à Marex.)
Du sucre î
         MAREX.
Non, merci... jamais.
         RIVOIRE, une tasse à la main.
Mon cher, le téléphone est une belle invention... bien pratique, mais encore bien mal organisée... en France, tout au moins !

         MAREX, gaîment, en prenant son café.
C'est égal, il ne faut pas se plaindre : c'est épatant tout de même ! J'ai beau téléphoner vingt fois par jour, je ne peux m'habituer à cet instrument-là: ça m'étonne toujours. Je trouve ra mystérieux, surnaturel...
         JULTIN l'entre, apportant une bouteille.
Voilà, Monsieur. (II pose la bouteille sur le guéridon et sort au fond.)
         RIVOIRE à Marex.
Ah! attention! Je vais te faire goûter de ma vieille fine de 1857.
         MAREX.
1857 !
         RIVOIRE.
Une merveille !
         MADAME RIVOIRE.
Le curé de Vitré nous en a offert 50 francs la bouteille !
         RIVOIRE.
Ne lui parle plus. Laisse-le se recueillir.
         MAREX, goûtant longuement.
Oh ! exquise ! Tu avais raison : une merveille I
         RIVOIRE, lui offrant des cigarettes.
Alors, vous êtes bien dans votre château ?
         MAREX.
Mal. très mal, mon vieux. Je ne relouerai pas aux vacances prochaines.
         MADAME RIVOIRE.
Vous nous lâchez ?
         MAREX.
Nous irons en Touraine: c'est moins loin de Paris... et c'est plus gai

         RIVOIRE.
Payez-vous très cher la location de la Chesnaye ?
         MAREX.
Très cher. Et ce n'est pas seulement ça, c'est la situation : nous sommes loin de tout ! C'est très incommode. Pour aller à Paris, il faut changer trois fois de train. A cause de mes affaires, c'est presque impraticable. Pour y remédier, j'ai fait mettre le téléphone... c'est une folie qui m'a coûté les yeux de la tête ?
         MADAME RIVOIRE.
Ça ne m'étonne pas. Entre Luxeuil et Servon, il y a un bon bout de chemin... (A ce moment sonne le téléphone.)
         MAREX, allant au téléphone.
Oui, un bon bout de chemin 1 — Allô !... Allô !... Ah ! c'est toi, ma chérie ! Oui... très bon voyage. Tes amis se portent bien... Et là-bas?... Pas encore couchés?... Blaise n'est pas là ?... Comment ?... Sa mère.,, ah ! pauvre garçon ! Tu as bien fait... mais certainement... mais oui... Nanette a tort... ce brave garçon !... Tu lui as dit de revenir vite... en voiture... c'est ça ! -- Je pense que vous n'avez pas peur, hein ?... à la bonne heure ! Tout à l'heure, des bruits ?... les chiens ?... ça arrive tous les soirs ! Te souviens-tu lundi dernier, ce vacarme !... Sacrée poltrone de Nanette ?... Elle est pire que bébé... Il est couché ?... Non... vous attendez Blaise... Ça vaut mieux... Ah!... il dort ?.. La sonnerie l'a réveillé... alors approche-le qu'il me dise bonsoir ! — Bonsoir, mon mignon... tu dormais ?... Si tu as été bien sage, à mon retour... (A Rivoire en riant.) Il ne sait pas tenir le récepteur... (Au téléphone.) Dis-lui qu'il aura peut-être sa petite sœur... j'y ai réfléchi... je crois qu'on peut la lui promettre... (Il rit.) Veux-tu qu'on lui achète ça, à nous deux ?... Oui... toute neuve... — Hein ? qu'est-ce que c'est ?... Nanette entend encore quelque chose ?...

venir ici que je la gronde... C'est vous, Nanette ?... Vous ne changerez donc pas !... des bruits, quoi Dis-lui de ?... quels bruits ?... Que craignez-vous ?. .. Vous êtes bien enfermées. .. bien verrouillées. .. c'est de la folie!... Allons, dormez sur vos deux oreilles... Blaise va rentrer dans une heure au plus. .. (Riant.) Je vous défendrai dorénavant de lire les feuilletons du Petit Journal : ça vous monte la tête. — (Très tendrement.) Allons, bonsoir. .. bonne nuit... au revoir, ma chère petite femme. .. à demain... crois-tu que ce soit admirable ?: tu es près de moi... je sens les moindres inflexions de ta voix... de tes gestes... je le vois presque... oui, je te vois, ma chérie... ma chère chérie. . . (Il l'embrasse par le téléphone.)
         MADAME RIVOIRE, gaiment.
On dirait des tourtereaux !
         RIVOIRE, blagueur.
Hé ! là. pas d'inconvenances !
         MAREX, dans le téléphone.
Tes amis me blaguent. .. Ça ne fait rien... à demain. .. oui, ma chérie... à demain... (Il cesse de téléphoner et accroche le récepteur.)
         RIVOIRE.
Si nous n'avions pas été là...
         MADAME RIVOIRE.
A quelles extrémités se seraient-ils portés ?
         RIVOIRE.
Heureusement que les extrémités sont un peu éloignées 1
         MÀREX, gaîment.
Soixante-dix kilomètres d'une bouche à l'autre. ,
         RIVOIRE.
Ton café est froid.

         MAREX.
Ça ne fait rien. (Il boit.) Figurez-vous que nous avons une vieille bonne très dévouée, mais peureuse comme on ne l'est pas. Au moindre bruit, elle se trouve mal. Elle croit toujours avoir affaire à des brigands__des assassins... (Rivoire allume une cigarette.)
         RIVOIRE.
Le pays est sûr ?
         MAREX.
Très sûr... je le crois... du moins... sûr comme partout ! Nous sommes un peu isolés, un peu éloignés du village, c'est vrai, mais...
         MADAME RIVOIRE.
Vous avez un bon domestique, qui couche dans la maison quand vous n'êtes pas là ?
         MAREX.
Oui, liaise, un brave garçon ; mais il a été justement appelé près de sa mère, très malade,
         RIVOIRE.
T iens... alors ta femme et la bonne sont seules ?
         MAREX.
Oh ! pour une heure ou deux, seulement ! J'avoue que ça m'ennuie un peu... je n'ai pas voulu l'avouer à Marthe. D'ailleurs, pour une raison aussi sérieuse, elle ne pouvait pas faire autrement que de laisser partir Blaise... (Changeant de ton.) Il n'y aucun danger ! C'est même ridicule de songer une minute à des choses comme ça !
         MADAME RIVOIRE.
Mon Dieu ! vous savez, on ne prend jamais trop de précautions. On lit chaque jour tant de choses effrayantes dans les journaux

         MAREX, riant.
Tenez, vous êtes comme Nanette, vous...
(Sonnerie du téléphone.)
         RIVOIRE, allant au téléphone.
Qu'est-ce qu'il y a encore ? (Au téléphone.) Quoi ? Ah !... (Allant à Marex.) C'est ta femme, mon vieux ! (Il lui tend le récepteur.)
MAREX, un peu ému, se lève et va au téléphone.
C'est toi... Oh ! comme tu as la voix altérée ! Qu'y a-t-il ?... "Vous entendez des pas... comme tout à l'heure... dans le jardin. .. C'est peut-être Blaise ?.,. Alors... vous êtes bien sûres ?... Peut-être les chiens en courant sur le sable... comme des bruits sourds... près de la porte... Mais je ne sais pas! Voyons, je t'en supplie, Marthe, ne t'affole pas !,.. Tu m'écoutes ? Oui, je t'en prie... Bébé pleure... je l'entends... vous l'effrayez. .. calmez-vous... mais calmez-vous donc !. .. Nanette est vraiment coupable : elle t'a communiqué sa peur... Si, tu as peur, je l'entends, lu as peur! — Derrière la porte?... Voyons... c'est impossible... Ah ! ne perds pas la tête... Ecoute : je vais te rassurer... c'est bien simple... tu as... tu as le revolver dans le tiroir de la table... tu sais... je l'ai laissé tout chargé. Ecoule : entr'ouvre légèrement une des fenêtres... — Tu n'oses pas ?... Voyons... je ne te reconnais plus, toi, si courageuse !... Ouvre la fenèlre, pas les contrevents, la fenêtre seulement et tire un coup de revolver : ça effraiera... s'il y a quelqu'un... mais je ne crois pas qu'il y ait quelqu'un, c'est impossible !... C'est.., ah! peul-êlre une bête... un renard... on ne sait pas... je t'en prie, ne te trouble pas comme ça ! Fais ce que je te dis : tire... et prends garde de te blesser... préviens bébé qu'il n'ait pas peur... fais ce que je le dis... j'attends là... tu me diras...
         RIVOIRE, s'est levé un peu ému, à Marex.
Mais qu'y a-t-il ?

         MAREX, à Rivoire.
Mon cher, la peur les prend. Ça y est : elles sont affolées ! Elles disent qu'elles entendent des bruits, des pas, même de grincements, un tas de choses... derrière la porte d'entrée qui donne sur le parc ! Elles ont perdu la tête ! Ah ! tiens, s'il y avait encore un train pour là-bas... je repartirais, je t'assure.
         RIVOIRE.
Dis donc, si tu téléphonais au village.
         MAREX.
Il n'y a pas de téléphone ; nous sommes directement reliés a Luxeuil.
         RIVOIRE.
Téléphone à Luxeuil, alors, à la poste, qu'on envoie quelqu'un ?
         MAREX.
Mais c'est beaucoup trop loin !.,. Ah 1... je commence à avoir peur aussi, moi ! Je suis... je ne sais pas ce que j'ai I (il se retient à la table.)
         RIVOIRE.
Remets-toi...
         MADAME RIVOIRE.
Vous aussi ?
         MAREX.
Oui, moi aussi. (Réfléchissant.) Ce départ de Blaise après le mien, celle coïncidence...
         RIVOIRE.
Tu ne vas pas te frapper ! C'est idiot... voyons...
         MAREX.
Oui... c'est idiot... (Au téléphone.) Comment, le revolver n'y est pas ? C'est impossible ! Cherche... cherche partout., dans le

tiroir... au fond... où veux-tu qu'il soit ?... Je l'y ai laissé, ce revolver... (Aux Rivoire.) Ah ! mes amis 1...
         RIVOIRE.
(Lui et sa femme s'approchent, leur émotion va croissant jusqu'à la fin de la scène, ils sont debout, suivant anxieusement les paroles et les gestes de Marex.)
         MAREX.
Comment rien... On l'a pris alors... Qui ?... Blaise ? non ?... qui ? le gamin !... Ah !— Parle mieux... je n'entends pas... ça bourdonne dans mes oreilles... qu'est-ce que tu dis ? Non ! Non ! Marthe, n'aie pas peur... je t'en prie... je t'en supplie... je suis là... je suis là... La porte craque... pour la forcer... c'est impossible : les volets sont solides !... Ah! je t'entends trembler... bébé pleure... -Ne faites plus de bruit... fais-le taire... fais-le donc taire... -mon chéri, tais-toi, je t'en prie, mon cher petit Pierre... Oui, éteignez la lampe... dis à Nanette... tout de suite... ça les éloignera peut-être!... Je ne sais plus, moi !... ah ! mon Dieu... maintenant... sous les volets des fenêtres ?... tu crois ?... Ils sont plusieurs... Et aussi derrière la porte ?..
         RIVOIRE, voulant arrêter Marex.
Mon ami...
         MAREX, penché sur le téléphone.
On glisse quelque chose sous les volets, sous la porte pour forcer... Ah!. ..appelle... crie... appelle... crie : « Au secours !»... C'est horrible !... Oui, tu as raison., ne crie pas... non, ne crie pas... cache-toi... sauve-toi, emporte l'enfant... sauvez-vous... sauve-toi par la cuisine... sauve-toi... cours... Ah !... (Il pousse cri déchirant.) Ah ! qui est-ce qui a poussé ce cri-là ?... Marthe 1 Marthe ! C'est toi qui as crié?... Réponds... mais réponds...
         MADAME RIVOIRE, affolée, à son mari.
Il faut prévenir la police.

 

 

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         RIVOIRE, désespéré.
Prévenir ? Ça se passe à soixante-dix kilomètres d'ici !
         MAREX, au téléphone. .
Ah!... encore des cris... qu'est-ce qu'on leur fait... mais qu'est-ce qu'on leur fait ?... On les tue... on les égorge... Ah ! au secours !... à l'assassin!... ah! ah!... ah !... au secours...
         RIVOIRE.
Mon ami ! mon ami !
         MAREX, lâchant le téléphone et se sauvant comme un fou en hurlant pendant que Mr. et Mme Rivoire essaient de le retenir.
Au secours!... à l'assassin !... à l'assassin... au secours...
ah !... au secours...



        

(Rideau.)