Le réseau téléphonique du Palais Bourbon

La Troisième République, est le régime républicain en vigueur en France de septembre 1870 à juillet 1940.
Téléphoniste sous la troisième république

Jonathan Chibois

Je suis un anthropologue du politique, j'étudie les systèmes d'informations à l'Assemblée nationale française et ailleurs pour mieux connaître notre démocratie représentative en ce début de XXIe siècle. J’ai le plaisir de vous annoncer la publication de mon dernier article dans la Revue française de science politique, sur ces curieux personnels que la Chambre des députés a longtemps employés pour s’occuper du réseau téléphonique du Palais Bourbon, à partir de 1881.

Je m’intéresse dans ces quelques pages à ces curieux personnels que la Chambre des députés a longtemps employés pour s’occuper du réseau téléphonique du Palais Bourbon, à partir de 1881. Ces pages sont issues d’un des quelques chapitres terminés de ma thèse, sur lequel je travaillais en juin 2016, dont l’embonpoint m’a finalement obligé à quelques coupes. Aussi bizarre que cela puisse paraître, on ne retrouvera donc cette histoire de téléphoniste que de manière anecdotique dans mon manuscrit final, alors même qu’elle synthétise presque à elle-seule l’ensemble de mon argument.
Mon premier objectif était dans ces pages de montrer que les parlementaires n’ont pas (du tout) attendu le début du XXIe siècle, ou même la seconde moitié du XXe siècle, pour se saisir des techniques de communications modernes et au travers elles questionner, renouveler, optimiser, le travail quotidien de la représentation politique. La manière dont ils se sont appropriés le téléphone à la fin du XIXe siècle rappelle de fait grandement la manière dont ils se sont appropriés le téléphone mobile, et même Twitter, Telegram & co, plus d’un siècle plus tard. J’en viens donc, entre les lignes ici, à défendre l’idée que la manière dont on fait de la politique dépend largement des outils, de techniques et de moyens que l’on a à sa disposition, et en particulier de l’infrastructure de communication qui nous entoure.
Mais, j’avais aussi ce souci avec ce projet d’exploiter et de faire connaître cette mine de données qui existe dans les archives de l’Assemblée nationale concernant l’aventure que fut l’installation du téléphone au Palais. Ces cartons n’ont pour ainsi dire jamais été exploités en tant que tels, bien qu’ils soient riches et passionnants (la seule exception réside à ma connaissance dans quelques paragraphes de cet ouvrage). On y lit tous les enjeux que posèrent l’émergence d’un moyen de communication inattendu à une institution centrale de la République, à une période de l’histoire où les infrastructures de communication commençaient à peine à se mettre en place. Il y a encore beaucoup à dire sur la question, je vous invite à vous y plonger à votre tour.
En voici, le résumé :
Cet article traite des transformations du métier de député en France durant la IIIe République, engendrées par l’installation du téléphone et la création d’un service chargé de son exploitation au Palais Bourbon, à partir de 1881. L’analyse des archives historiques de la questure de la Chambre montre qu’en raison de différentes contraintes, l’appropriation de ce moyen de communication a été singulière, au sens où elle a pris la forme d’un usage par délégation. Plutôt que de téléphoner eux-mêmes, les députés se sont en effet peu à peu déchargés de leurs appels sur les téléphonistes, inaugurant des modalités inédites de division du travail parlementaire. La formalisation des usages du téléphone chez les députés illustre alors la rationalisation du parlementarisme français au début du 20e siècle.

Il faut remonter au temps où le principe de la communication longue distance (quasi) instantanée a cessé d’être un monopole d’État, laissant la possibilité aux citoyens les plus riches de se l’approprier pour faire des affaires juteuses. En France, tout ça se passe grosso modo au début du Second Empire, alors que les députés sont pour l’essentiel des notables, qui ont donc comme motivation (parmi d’autres, j’entends) de faire fructifier leur patrimoine, et que le déploiement du télégraphe électrique remise le télégraphe aérien au rang d’antiquité, en offrant la possibilité de converser (par opérateurs interposés) avec les colonies et les places boursières internationales. Voilà pour le contexte.

Où l’on apprend que les députés boudaient les communications interurbaines
En 1882 donc, cela faisait près de trente ans que le télégraphe électrique était déployé partout dans le monde et s’était significativement démocratisé, au point que même les citoyens moins fortunés pouvaient l’utiliser au besoin (pour traiter affaire familiale par exemple), chaque commune française disposant de plusieurs postes (au bureau de poste, à la gare, à la mairie, à l’entreprise, à la centrale électrique…). Les tarifs n’étaient plus prohibitifs, les services étaient variés : envoyer et recevoir un télégramme relevait d’une normalité. C’était dans ce contexte que le téléphone tentait depuis quelques années de faire sa place, en concurrence technique directe avec le réseau télégraphique, en vantant la possibilité de converser par la voix et cela sans opérateur pour faire fonctionner le poste terminal. De belles promesses qui amènent plusieurs questions concernant la Chambre des députés. Qu’est ce qui a réellement motivé les députés à abandonner le télégraphe pour le téléphone ? Comment s’est passé la transition ? Quels furent les usages premiers du téléphone dans la vie parlementaire ?

Mon hypothèse était la suivante. Compte tenu du fait que les députés de la Troisième République devaient, tout en étant très occupé à Paris, assurer une présence forte dans leur circonscription pour espérer être réélus (comme aujourd’hui donc), je supposais que le téléphone, et en particulier le réseau interurbain, avait pu venir les soulager, en leur évitant un certain nombre de déplacement du fait de la possibilité de traiter certaines affaires à distance. Il faut préciser que si cette tension local/national du mandat était similaire à aujourd’hui, elle était autrement plus compliqué à résoudre. D’une part, la Chambre n’offrait aucune assistance à l’époque pour ce qui était de financer des collaborateurs et un logement d’appoint à Paris, ce qui faisait que le déménagement à la capitale était incontournable pour qui se faisait élire député. D’autre part, bien que le réseau de chemin de fer soit relativement étoffé déjà, les temps de transports étaient d’une manière générale nettement plus longs, ce qui rallongeait sensiblement les aller-retours hebdomadaires.
Et bien non. La dépouille des archives de l’Assemblée montre que si, depuis 1882 les communications téléphoniques progressèrent de manière rapide et constante jusqu’aux années 1920, moment où leur croissance explosa littéralement, il faut toutefois distinguer les communications locales des communications interurbaines. Or, ces dernières restèrent marginales : moins de 1% du volume total annuel jusqu’aux années 1930 (à l’exception de la guerre 14-18 où l’on trouve un pic à 10%). Les raisons étaient multiples, en deux mots : le réseau national fut longtemps dans un état désastreux, faisant que les communications étaient chères, les temps d’attentes longs, les conversations souvent inaudibles et les coupures fréquentes. Les promesses du téléphones n’étant pas tenues, il semble que les députés préférait préserver leurs habitudes télégraphiques en ce qui concerne les communications longues distances.

Où l’on apprend que les députés boudaient aussi les communications locales
Je me suis alors trouvé avec le paradoxe suivant. Alors que, vu du XXIe siècle, le téléphone paraissait être un moyen de communication idéal pour assurer une présence continue dans un cadre de vie nomade, toute porte à penser qu’entre 1882 et 1920 il ne fut utilisé que dans un cadre local, sur le réseau spécifiquement parisien. À en croire les rapports annuels des téléphonistes de la Chambre, ces usages téléphoniques locaux commençaient à être même nombreux à la fin de la guerre. Pour preuve, nous dit-on, en 1920, la Chambre a demandé 80 000 communications vers l’extérieur. C’est un volume qui paraît effectivement important comparé aux 20 000 de l’année 1900. Cependant, si on le rapporte à une grandeur connue, un rapide et grossier calcul (80 000 communications ÷ 613 députés ÷ 52 semaines), nous apprend que tout se passait alors comme si chaque député effectuait 2,5 appels par semaine.
Ça paraît en fait très peu comparé à aujourd’hui où les terminaux téléphoniques se multiplient sur les bureaux et dans les poches, mais comment en juger par rapport aux autres moyens de communications disponibles à l’époque ? Pour le télégraphe, qu’il soit électrique ou pneumatique, impossible de savoir puisque les terminaux étaient disposés dans un bureau public (bien que lui-même installé dans le Palais Bourbon), où les communications des députés et des résidents du quartier n’étaient pas distinguées (pas même en tarif). Par contre, pour ce qui est du courrier, plusieurs témoignages indiquent que les députés pouvaient recevoir entre 20 et 60 lettres par jour, pour ne parler que de celles en provenance de leur circonscription. Ces dernières contenaient diverses demandes dont chacune nécessitait de la part du député de rédiger pour chacune au moins trois autres lettres (un accusé réception à destination du demandeur, une transmission de la demande à qui de droit, puis plus tard une réponse au demandeur). Bref, ça faisait du volume. À l’aune de l’usage du courrier, donc, le téléphone paraît avoir été largement sous-utilisé.

Mais, quoique minimes, la question de ces usages locaux du téléphone demeure. Quels étaient-ils ? Difficile à établir vu qu’il n’existe pas (à ma connaissance) de témoignages de députés à ce sujet, et les archives de l’Assemblée sont peu loquaces sur ce point. On sait simplement que le service dit de « messages téléphonés », était plutôt apprécié et usité. Dans le sens entrant, un téléphoniste de la Chambre prenait en note un message pour courir l’apporter à un député en séance (ou ailleurs dans le Palais) ; dans le sens sortant, le député dictait un message à un téléphoniste qui le transmettait (par téléphone) à l’agent de la Société générale du téléphone du bureau le plus près du domicile du destinataire, et ce dernier se chargeait de le faire remettre en main propre (ce qui veut dire, oui, que les facteurs téléphoniques ont existé un jour, marrant non ?). On notera que ce sur ce plan, le téléphone était placé en concurrence directe avec le télégramme, dont il imitait le principe. On sait aussi que les téléphonistes étaient chargés pour les députés en partance pour leur circonscription de réserver auprès des gares des places dans les trains, ce qu’il fallait souvent ensuite confirmer au domicile du député (par téléphone donc). Constatons alors que si, durant une semaine, le député envoyait 2 messages téléphonés et faisait réserver 1 place de train, on atteignait déjà pour lui 4 appels, ce qui était déjà bien plus que 2,5. Peut-être alors n’est-il pas besoin de chercher plus loin.

À l’origine de la collaboration parlementaire
Mais alors, les députés, en s’appuyant sur le personnel de la Chambre pour ces quelques services, utilisaient-ils le téléphone oui ou non ?
D’un côté, non : comme ils ne manipulaient pas le poste téléphonique de leurs propres mains, on peut se dire que c’est le fait de disposer d’auxiliaires à qui déléguer certaines tâches qui importait au premier chef. D’un autre côté, oui : certes les tâches demandés au personnel de la Chambre pouvaient être accomplies autrement que par téléphone, ce sont néanmoins bien des tâches expressément téléphoniques qui leur étaient confiées (et non pas télégraphiques ou postales). Notez que la question se pose pareillement aujourd’hui : est-ce que faire tenir son propre compte Twitter par un collaborateur est un usage de Twitter par les députés ? Il est difficile de trancher sans adopter une posture normative. On a tous une idée de ce que les députés devraient faire ou mieux faire, mais ça ne nous aide pas à comprendre pourquoi eux préfèrent-ils faire les choses d’une autre manière. Poser la question de l’usage effectif, appelle une réponse morale.
Posons alors la question autrement.
Comment expliquer la présence d’un service téléphonique à la Chambre, avec un personnel dédié, alors que précisément une des promesses du téléphone était la disparition des opérateurs à chaque extrémité de la ligne pour coder et décoder le message (comme c’était le cas du télégraphe) ?
Deux éléments de réponse.
Premièrement, le téléphone n’était initialement disponible qu’à un seul point du Palais Bourbon, qui plus est excentré, faisant que des personnes devaient aller chercher les députés quand ils étaient demandés au téléphone.
Deuxièmement, la mise en relation était initialement longue et chaotique, et les députés n’ayant pas le temps d’attendre, il fallait aussi des personnes pour s’occuper d’établir la communication, puis pour aller chercher les députés une fois le correspondant en ligne.
Dans les premiers temps, les questeurs traînèrent les pieds, ils rechignaient à affecter du personnel spécifique pour courir après les députés, ils préféraient détacher au besoin un des garçons affectés à la questure (dont la tâche était précisément d’arpenter le Palais pour faire transiter les messages entre les services).
Puis à partir des années 1890, les téléphonistes attirèrent l’attention de leur hiérarchie sur le fait que l’usage des députés évoluait. Ceux-ci, notaient-ils, conversaient de moins en moins en directe avec leurs correspondants, mais ils laissaient de plus en plus le soin aux téléphonistes de téléphoner à leur place ou de prendre en note les messages pour eux, puis de le leur faire parvenir en séance.
Les questeurs cédèrent alors, et progressivement le service téléphonique s’étoffa : de trois employés (qui se plaignaient d’être surchargés de travail) en 1900, il était composé de neuf employés autour de 1920 (qui se plaignaient d’être toujours autant surchargés).

C’est donc ainsi que naquit un service de secrétariat à la Chambre, en lien étroit avec le téléphone qui imposaient aux députés de faire preuve d’une disponibilité impossible pour eux à tenir.
Ce qui était nouveau ce n’est pas le fait que les députés disposent de collaborateurs ; ceux parmi les plus riches engageait déjà depuis le Second Empire des secrétaires particuliers sur leur fortune personnelle (ou sollicitaient des membres de leur famille pour les aider). Ce qui était nouveau, c’est plutôt la prise en charge par la Chambre de ce besoin qu’avaient les députés de disposer d’auxiliaires dans le travail parlementaire au Palais. On voit alors que la présence d’un secrétariat collectif remonte bien avant le pool de “secrétaires dactylographes” qui était à disposition des députés dans les années 1930, lui-même déjà considéré comme l’ancêtre de l’indemnité individuelle de secrétariat instaurée en 1953, elle-même parente de la fonction d’assistant parlementaire créée en 1976 (fonction qui, notons-le, sera peut-être dotée d’une convention collective en 2016 !). D’ailleurs, cette année 1976 fut également celle où le standard téléphonique cessa d’être le point d’entrée de tous les appels vers l’Assemblée, puisque fut instaurée la possibilité de joindre n’importe quel poste interne depuis l’extérieur… et notamment ceux des bureaux personnels dont on venait tout juste de doter les députés. Avec de nouveaux collaborateurs installés dans de nouveaux bureaux, plus rien ne justifiait que le secrétariat téléphonique soit assuré par le personnel de l’administration, cette charge leur a donc été transférée. De fait, aujourd’hui, le service téléphonique n’existe plus en tant que tel, vraisemblablement démantelé quelques années plus tard, au début des années 1980.

Voilà comment on découvre par une voie détournée que les collaborateurs des députés au Palais Bourbon ont pour premier ancêtre les téléphonistes de la Chambre (quand les collaborateurs en circonscription seraient plutôt issus des secrétaires particuliers des députés notables).

sommaire

INFRASTRUCTURE DE COMMUNICATION ET DIVISION DU TRAVAIL AU PALAIS BOURBON SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

Le métier de député est une activité de relations publiques au moins autant qu’une activité de législateur. Exercer un tel mandat de représentant politique impose de composer avec une large variété de personnes : habitants et élus de circonscription, représentants de groupes d’intérêt, journalistes, homologues parlementaires, ministres et membres de cabinets, mais aussi collaborateurs proches à qui il est possible de déléguer nombre de tâches et même de prérogatives. L’ensemble de ces personnes constitue un réseau d’affinités dont la gestion conditionne l’action.
Un député doit savoir s’appuyer sur lui, mais aussi s’en arranger, pour parvenir à faire avancer les causes qu’il choisit de défendre et réaliser son projet politique. Pour solliciter, se rendre disponible mais aussi assurer sa visibilité médiatique au quotidien, il dispose aujourd’hui de plusieurs outils de communication, dont la pièce centrale est le téléphone mobile. Ce dernier lui permet de garder en toute circonstance l’ensemble de ces différents contacts à portée de voix, de synchroniser avec eux ses activités et plus généralement de demeurer informé.
La part de l’activité relationnelle au sein du travail de représentation parlementaire n’est pas neuve.

Sous la Troisième République, en plus de siéger dans la salle des séances pour légiférer, les députés passaient déjà de longues heures chaque jour au Palais Bourbon à répondre au courrier en provenance des circonscriptions, mais aussi à arpenter les antichambres des ministères pour faire valoir les droits et les revendications de leurs électeurs (1).
Le bureau de poste accolé au Palais Bourbon disposait aussi d’un télégraphe électrique, dont les députés se servaient largement pour échanger des messages à grande distance dans des délais resserrés, mais qui n’autorisait pas un usage conversationnel proprement dit (2) .
Jusqu’au début du 20 e siècle, pour tenir une discussion, par exemple pour rapporter un récit, pour débattre d’une conduite à tenir en séance ou pour convaincre du bien fondé d’une position politique, un député devait être physiquement présent face à son interlocuteur.
Cette contrainte s’est dissipée à partir de 1879, au fur et à mesure que les lignes téléphoniques étaient déployées sur l’ensemble du territoire national (3). Cet outil, offrant soudainement aux députés la possibilité de converser de vive voix à distance, a induit pour eux de nouvelles manières de gérer leur réseau d’affinités, et donc d’envisager leur mandat.

1. Les témoignages de cette réalité sont nombreux. Pour une synthèse, cf. Pierre Guiral, Guy Thuillier, La vie quotidienne des députés en France, de 1871 à 1914, Paris, Hachette, 1980, chap. 4.
2. Quoique dans d'autres contextes, notamment dans le secteur marchand, un tel usage ait pu être observé. Cf. Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne. Espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 2004, p. 120.
3. Date de la première autorisation d'exploitation des réseaux téléphoniques urbains. Cf. Catherine Bertho, Télégraphes & Téléphones. De Valmy au microprocesseur, Paris, Le Livre de poche, 1981, p. 196.


La nécessité impérieuse d’être présent en un lieu pour faire entendre la voix de la représentation nationale s’est estompée, leur permettant au jour le jour d’envisager autrement leurs déplacements, leurs collaborations et plus largement leurs activités. De surcroît, une forme inédite d’assistance au travail parlementaire a progressivement émané du service chargé de l’exploitation du téléphone au Palais Bourbon, les téléphonistes de la Chambre acceptant peu à peu de passer des appels pour les députés, se muant par cette occasion en secrétaires téléphoniques.
En cela, le déploiement des réseaux téléphoniques en France paraît pouvoir être associé aux transformations du métier de député propres au début du 20e siècle (1) . La première finalité de cet article est de décrire l’évolution de certaines modalités de division du travail à la Chambre du fait de l’appropriation de ce nouveau moyen de communication, durant les presque cinq décennies qu’a duré la Troisième République.
L’analyse qui suit relève d’une anthropologie politique des techniques, en ce qu’elle propose d’aborder la question institutionnelle à partir de la compréhension de sa matérialité et des rapports humains quotidiens qui la sous-tendent (2) . Elle participe d’un projet de recherche qui s’inscrit notamment à la suite des travaux successifs de Madeleine Akrich et Susan L. Star.
D’une part, elle prend comme postulat l’idée que les dispositifs socio-techniques sont des « instruments politiquement forts », puisqu’ils sont autant produits que producteurs des modes d’organisation sociaux dans lesquels ils s’intègrent (3). D’autre part, cette analyse s’intéresse à l’installation téléphonique du Palais Bourbon, non pas tant comme un outil mis à la disposition d’usagers, mais davantage comme une infrastructure dans laquelle s’encastrent des enjeux historiquement situés de division du travail, d’innovation technique et d’organisation sociale (4).
De fait, cet article possède une seconde finalité au-delà du seul champ des études législatives, celle de documenter l’appropriation d’un moyen de communication moderne par une institution d’État. Il apporte une pierre à l’édifice des études des infrastructures informationnelles des sociétés contemporaines, en proposant un éclairage en contexte sur un moment clé de leurs mises en place.
Les matériaux de cette étude de cas proviennent des archives du Secrétariat général de la questure (1806-1967) de l’Assemblée nationale. On y trouve plusieurs cartons relatifs à l’installation, à l’organisation et à la gestion du réseau téléphonique et des téléphonistes durant le temps de la Troisième République (5). Cette documentation rassemble des rapports, des factures, des modes d’emploi ainsi qu’une abondante correspondance du personnel du service avec sa hiérarchie et le ministère des P & T. Il faut également mentionner l’existence au sein de cet ensemble d’une note synthétique de 1909, de celles attribuées à un agent de la Chambre nommé George Gatulle, qui propose une synthèse précise et documentée, concernant l’historique et les logiques de fonctionnement du service (6).

1. Nicolas Roussellier, Le parlement de l'éloquence. La souveraineté de la délibération au lendemain de la Grande Guerre, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
2. Marc Abélès, « Pour une anthropologie des institutions », L'Homme, 35 (135), 1995, p. 65-85.
3. Madeleine Akrich, « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques & Culture, 9, 1987, p. 49-64.
4. Susan Leigh Star, Karen Ruhleder, « Steps Toward an Ecology of Infrastructure : Design and Access for Large Information Spaces », Information System Research, 7 (1), 1996, p. 111-134.
5. L'essentiel de cette documentation est rassemblé dans le fonds du Secrétariat général de la questure, sous les cotes de 12 P 78 à 12 P 84.
6. 13 P 16, « Téléphones de la Chambre des députés », 1909. Pour plus d'informations sur les « notes Gatulle », cf. Assemblée nationale, Petite histoire du Palais-Bourbon par Georges Gatulle, Bordeaux, Elytis, 2011.


Avant d’expliciter en quoi l’appropriation du téléphone a participé à l’évolution du métier de député à cette période, plusieurs étapes préalables seront nécessaires. Il faudra d’abord expliquer les raisons pour lesquelles la Chambre a fait le choix fin 1881 de souscrire des abonnements téléphoniques, et décrire la spécificité de l’infrastructure socio-technique dont elle s’est dotée à ce moment. Il faudra ensuite présenter le succès du téléphone chez les députés et les tensions engendrées, pour ensuite détailler son appropriation singulière. Cela fait, nous serons alors en mesure de retracer la formalisation de la mission de secrétaire téléphonique confiée aux téléphonistes de la Chambre à partir des années 1900.

Un téléphone sur mesure pour la Chambre. Une architecture de réseau mixte

Les travaux d’installation des premières lignes téléphoniques au Palais Bourbon ont été réalisés en janvier 1882. Depuis plusieurs années, la questure était sollicitée en ce sens par différentes compagnies d’exploitation du téléphone mais aussi de la part du ministre des P & T. Plusieurs projets avaient été envisagés mais n’avaient pas été concrétisés, en grande partie du fait de la prudence de la questure. Celle-ci rechignait à se lier avec une entreprise privée plutôt qu’une entreprise d’État et formulait de fortes exigences, comme la gratuité des communications pour certains de ses usagers. Il faut aussi préciser qu’en ce début de Troisième République, la commercialisation de cet appareillage de communication balbutiait,
ses usages étaient entièrement à inventer et son utilité effective à prouver. Initialement d’ailleurs, le grand public comme ses démonstrateurs ne s’intéressaient pas au téléphone pour l’interactivité des échanges qu’il permettait, mais pour son potentiel en tant qu’instrument de diffusion culturelle (1) . La questure de la Chambre y a elle-même vu un vecteur de publicité parlementaire et s’est d’abord penchée sur le projet de proposer aux abonnés du réseau parisien la possibilité de suivre la séance publique à distance sur le modèle du théâtrophone (2) .
Lorsque, en novembre 1880, il a été décidé d’étudier l’éventualité de se saisir du téléphone comme moyen de communication pour les usagers du Palais Bourbon, c’est un usage spécifiquement interne que la questure a imaginé (3).
Il s’agissait « d’établir un réseau de fils électriques qui permette à divers services de l’Administration de communiquer entre eux à l’aide du téléphone sans avoir aucunement à se déplacer » (4).
Pourquoi vouloir éviter de se déplacer ? D’abord en raison d’une politique de régulation de l’espace et de la population du Palais en cette fin de 19e siècle qui imposait au personnel de l’administration toujours plus de discrétion aux yeux du personnel politique de la Chambre (5) .
Les incessantes allées et venues des garçons de bureaux qui, avant l’installation du téléphone et du pneumatique au Palais, portaient les missives et la documentation parlementaire entre les services, apparaissaient alors de moins en moins acceptables. Ensuite, cette chasse aux déplacements inutiles avait pour cadre une politique de modernisation bureaucratique. On considérait nécessaire de rationaliser la transmission des informations (pour en réduire les délais) et la coordination générale (pour en améliorer l’efficacité) entre les bureaux de l’administration parlementaire dispersés en différents endroits du Palais.

1. Patrice A. Carré, « Un développement incertain : la diffusion du téléphone en France avant 1914 », Réseaux, 9 (49), 1991, p. 27-44, dont p. 33.
2. 13 P 16, op. cit., 1909. Le théâtrophone a été un service populaire jusqu'à la fin des années 1920 : à ce sujet, cf. Danièle Laster, « Splendeur et misères du théâtrophone », Romantisme, 13 (41), 1983, p. 74-78.
3. 13 P 16, op. cit., 1909.
4. 12 P 79, lettre de l'architecte de la Chambre aux questeurs, novembre 1880.
5. Delphine Gardey, Le linge du Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l'ère démocratique, Lormont, Le Bord de l'eau, 2015, chap. 3.


Notons que cette dernière démarche des questeurs n’était pas inédite, elle rejoignait celle d’autres administrations publiques et privées qui, à la
même période et dans un même souci, investissaient dans des appareils de transport de documents dans une réflexion mêlant aménagement de l’espace et organisation du travail (1) .
Ce sont neuf lieux stratégiques du Palais qui ont été initialement identifiés et sélectionnés pour recevoir un appareil téléphonique : l’hémicycle, le bureau des procès-verbaux, le service du compte rendu analytique, l’imprimerie, le cabinet de la présidence, le secrétariat général de la présidence et certains appartements.

Comment ces neuf lieux ont-ils concrètement été reliés entre eux ?
Dans un premier temps, la questure avait prévu un ensemble de lignes dites directes, dans une architecture qui n’était pas à proprement parler un réseau (2). En effet, ces lieux clés étaient reliés deux par deux, en décalquant l’installation téléphonique sur les flux de circulation d’informations qui présidaient au processus législatif. Cette solution a finalement été abandonnée au profit d’une solution structurée autour d’un dixième appareil appelé le poste central ou le multiple, auxquels les neuf autres étaient reliés, qui était confié à un opérateur chargé d’établir manuellement et au cas par cas les liaisons demandées entre chacune de ses branches (3).
Une telle installation en étoile était d’une part plus souple à l’usage, puisqu’elle ne nécessitait l’installation que d’un seul appareil dans chaque bureau, quel que soit le nombre de destinataires joignables ; elle était d’autre part plus économe en longueur linéaire de fils, en nombre d’appareils et in fine en souscriptions d’abonnement à la Société générale des téléphones. Il faut savoir enfin que ce poste central était situé dans un local nommé salle des téléphones, longtemps accolé au secrétariat de la questure, si bien que ce dernier n’était pas doté lui-même d’appareil propre (4) .
Ainsi centralisée, cette architecture en réseau dotait non seulement la questure d’un poste d’observation privilégié pour surveiller les usages du téléphone au Palais, mais reproduisait aussi l’organigramme de l’administration parlementaire.
Cependant, le réseau téléphonique de la Chambre n’a pour ainsi dire jamais été exclusivement interne et centralisé. Au cours des semaines et des mois qui ont immédiatement suivi l’installation, en janvier 1882, de multiples ajustements ont été effectués à cette installation suite à son insuffisance manifeste (5) . En premier lieu, plusieurs lignes ont été ouvertes vers le central téléphonique le plus proche (vraisemblablement celui d’Opéra), de façon à permettre les appels vers les abonnés du réseau parisien. Une première a été souscrite pour le poste central, à l’usage de la questure et des services reliés au réseau interne. Deux autres ensuite l’ont été pour l’usage plus spécifique des députés, qui n’étaient pas branchées au poste central mais indépendantes, dont les appareils étaient malgré tout disposés dans la salle des téléphones, dans des cabines insonorisées. En second lieu, certains services et certains responsables de la Chambre se sont vus attribuer, en plus d’une liaison avec le poste central, des lignes directes soit vers l’intérieur soit vers l’extérieur du Palais. Il s’agissait par exemple de permettre à la présidence de joindre sans intermédiaire la préfecture de Police, aux appartements des questeurs de bénéficier d’un accès direct au réseau parisien ou encore de créer une liaison dédiée entre le service du compte rendu analytique et son imprimerie. En troisième lieu, les directeurs des journaux ont demandé à ce qu’un appareil soit installé à leurs frais près des tribunes de la presse, à proximité de l’hémicycle, directement relié au réseau parisien afin de pouvoir joindre leurs journalistes. Au fur et à mesure de son installation, il a donc résulté de la découverte des usages possibles du téléphone une architecture de réseau mixte à la Chambre.

1. Delphine Gardey, La dactylographe et l'expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930), Paris, Belin, 2001, p. 134-136.
2. Il faut rappeler ici que, de manière générale, et pour Alexander Graham Bell lui-même, l'idée d'organiser les intercommunications téléphoniques en réseau n'a pas émergé immédiatement, mais seulement après plusieurs années. À ce sujet, cf. P. A. Carré, « Un développement incertain... », art. cité.
3. 12 P 79, op. cit., 1880.
4. 13 P 16, op. cit., 1909.
5. 13 P 16, op. cit., 1909, p. 6 et suiv.


Les messieurs du téléphone
Une fois le chantier effectué, les lignes installées et les appareils branchés, la questure a créé par arrêté un service dédié au sein de son administration pour en assurer le fonctionnement quotidien (1 ). Il était conçu pour fonctionner avec trois personnes : un commis, un opérateur-téléphoniste et un garçon de bureau. Le commis était le téléphoniste en chef (ou téléphoniste principal), il lui revenait les responsabilités administratives du service. Elles consistaient notamment à tenir à jour un registre des communications, à attribuer à toute demande d’appel vers l’extérieur un ordre de passage (selon leur ordre d’arrivée mais aussi leur priorité relative), ainsi qu’à prendre en note d’éventuels messages reçus afin de les adresser à leurs destinataires. L’opérateur-téléphoniste, sous les ordres du premier, était chargé pour sa part de toutes les tâches ayant un lien avec la manipulation du matériel. Il lui revenait non seulement de s’assurer du bon fonctionnement et de l’entretien des appareils et lignes, mais aussi d’établir les communications internes et externes demandées par les services administratifs sur le multiple, puis d’y mettre fin une fois la conversation de l’usager terminée. Le garçon de bureau, quant à lui, était le dernier de cette courte hiérarchie. Il avait à sa charge les deux cabines dédiées aux députés, à qui il proposait son assistance pour la manipulation des appareils, et pour qui il prenait les appels entrants afin de partir à leur recherche dans les couloirs du Palais Bourbon pour les prévenir ou leur remettre un message pris en note.
La politique de modernisation bureaucratique – dont on a vu plus haut qu’elle a en partie présidé au choix d’installer le téléphone au Palais Bourbon – se manifeste ici aussi dans le choix de constituer un service dédié au téléphone. La logique de rationalisation a conduit la Chambre à doter l’ensemble de son administration de nouveaux outils et également à se restructurer pour une meilleure différenciation de ses services et une plus grande spécialisation des activités de ses personnels. Il en a résulté notamment un doublement des effectifs de son personnel entre 1871 et 1914 (2), ainsi que la bipartition entre les services administratifs et les services législatifs, encore en vigueur aujourd’hui, qui distingue les personnels selon la proximité de leur activité avec le travail parlementaire (3) . C’est également à cette période qu’ont été créées de nouvelles entités en son sein, chargées non pas directement du travail parlementaire mais d’une fonction méta (4) , celle du traitement des données administratives en tant que telles, dans le but de favoriser la circulation et la diffusion de l’information entre tous ses acteurs.

1. 12 P 78, arrêté de questure du 13 janvier 1882.
2. Hervé Fayat, « Le métier parlementaire et sa bureaucratie », dans Guillaume Courty (dir.), Le travail de collaboration avec les élus, Paris, Michel Houdiard, 2005, p. 29-48, dont p. 37.
3. D. Gardey, Le linge du Palais-Bourbon..., op. cit., p. 147-150.
4. Au sens d'A. Strauss : « A kind of supra-type of work » (Anselm Strauss, « Work and the Division of Labor », The Sociological Quarterly, 26 (1), 1985, p. 1-19, dont p. 8).


Au service de la lithographie revenait par exemple la charge de dupliquer les documents parlementaires. Au service des téléphonistes revenait celle de faire circuler les instructions présidant au bon déroulement du processus législatif (1) .
Ce travail de traitement des données existait auparavant, mais il était éparpillé. Différentes personnes au sein de différents services en assumaient à leur niveau une partie (par exemple en tant que dactylographe). Avec la mécanisation d’un certain nombre de processus, qui requerraient des savoir-faire spécifiques, ces fonctions ont été rassemblées et confiées à des personnels spécialisés. Autrement dit, à la fin du 19 e siècle, la questure a entrepris de poser les premières pierres d’une infrastructure informationnelle centralisée, cela notamment au travers de la création du service du téléphone, dont les téléphonistes se sont vus attribuer la gestion. Leur activité étant davantage transversale que spécifiquement administrative ou législative, leur place était hors de l’organisation bipartite nouvellement instaurée, si bien qu’ils n’ont jamais été intégrés à l’organigramme officiel (2). Un tel positionnement se retrouve d’ailleurs aujourd’hui pour le service des systèmes d’information, à qui est confié l’entretien du réseau informatique qui relie une multitude de points du Palais, mais aussi le développement des applications métiers au travers desquelles le processus législatif se déroule désormais (3) .
Il faut voir alors que, de la sorte, les téléphonistes de la Chambre avaient beaucoup à voir avec les demoiselles du téléphone. Comme elles, la responsabilité du bon fonctionnement du service leur était confiée, par le soin d’établir les liaisons, par la gestion des priorités d’appel et (au besoin, de manière informelle) en offrant de prendre un message ou de rappeler une fois une ligne occupée devenue libre. Comme elles, ils prenaient sur eux les contraintes dont se libéraient les usagers (4 ). Cette proximité de condition était ressentie au quotidien, preuve en est qu’en 1919, elle a été invoquée comme argument pour négocier auprès de la questure une revalorisation salariale (5) . Il faut dire que, fonctionnellement parlant, le service du téléphone de la Chambre était comme un central de petite taille, obligé pour fonctionner de se coordonner avec ceux du réseau parisien, et tout particulièrement avec le central Gutenberg à partir de son ouverture en 1891 (6) . Lorsqu’une personne du Palais demandait à joindre un abonné, le téléphoniste ne pouvait y satisfaire seul, il lui fallait relayer sa demande à une opératrice du central, jusqu’à atteindre celui de l’abonné en question. En sens inverse, la logique était identique, c’était à eux d’établir la connexion finale vers l’intérieur du Palais demandée par une opératrice. Le degré d’interdépendance était tel que certaines des demoiselles du central Gutenberg ont été spécialement affectées à la gestion des lignes de la Chambre, afin de garantir la fluidité des communications d’intérêts considérés comme supérieurs et plus complexes que les autres (en raison par exemple de règles de priorité d’appel ou de règles spécifiques de facturation).

1. Concernant le service de la lithographie, voir la cote 13 P 11.
2. Julien Le Magueresse, Répertoire numérique détaillé des archives du Secrétariat général de la questure. Notes historiques (1899-1945). 13 P 1-75, Assemblée nationale, service de la bibliothèque et des archives, juillet 2010.
3. Au sujet du service des systèmes d'informations, de ses missions et des enjeux entourant ses réalisations, cf. Jonathan Chibois, « Du logiciel libre pour l'Assemblée nationale : liberté du code versus liberté des usages », dans Camille Paloques-Berges, Christophe Masutti (dir.), Histoires et cultures du Libre. Des logiciels partagés aux licences échangées, Framabook, 2013, <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00820360>.
4. Virginie Julliard, « Une “femme machine” au travail : la “demoiselle du téléphone” », Quaderni, 56, 2004, p. 23-32.
5. 12 P 78, « Rapport de l'année 1919 ». Plus précisément, le salaire des téléphonistes de la Chambre a été aligné sur celui des dames téléphonistes, ces opératrices des centraux qui bénéficiaient du grade d'employée de l'Administration des PTT (et non pas d'auxiliaire) leur conférant divers avantages.
6. Au cours de son histoire, le Palais Bourbon a été relié successivement ou complémentairement à plusieurs centraux, comme Opéra, Wagram et Gutenberg, même si ce dernier paraît avoir été le principal.


Comment expliquer que le personnel du téléphone soit exclusivement masculin à la Chambre, alors qu’il est à l’inverse féminin dans toutes les administrations publiques et privées, en France, en Europe et aux États-Unis à la même période ?
Pour le comprendre, il faut rappeler que l’histoire de l’administration de l’État français est essentiellement faite d’hommes, avant que ne s’opère un grand renversement initié par le recrutement massif des secrétaires sténodactylographes au début des années 1880 (1) . Dans le secteur des technologies de communication d’État, que ce soit l’administration des postes, du télégraphe et de celle du téléphone (avant leur fusion), ce revirement a fait l’objet d’énergiques protestations, qui n’ont pas suffi à contrebalancer l’attrait d’une main-d’œuvre à bas coût, dans le contexte de détérioration du climat économique de la fin de siècle (2). Il se trouve qu’à la Chambre, les téléphonistes étaient choisis sur un critère de confiance parmi le personnel déjà en poste. Or, comme depuis la Révolution régnait une culture d’institution sexiste car élitiste, ce personnel était exclusivement masculin, encore sous la Troisième République. Par ailleurs, contrairement aux autres administrations, le temps était ici à un accroissement des moyens qui n’a pas obligé la questure à s’engager dans ce mouvement de féminisation (3). Ainsi, le fait que nous soyons face à deux services semblables dans leurs missions mais opposés dans le genre de leur personnel illustre l’inertie dont a pu faire preuve la Chambre pour préserver entre ses murs des usages et des représentations du travail qui étaient, dans le même temps, progressivement abandonnés dans les autres secteurs de l’administration publique.

1. D. Gardey, La dactylographe et l'expéditionnaire..., op. cit., p. 6-7.
2. Susan Bachrach, Jean-Michel Galano, « La féminisation des PTT en France au tournant du siècle », Le Mouvement social, 140, 1987, p. 69-87.
3. D. Gardey, Le linge du Palais-Bourbon..., op. cit., chap. 7.


Les députés « ne boudaient pas le téléphone »
Dans son organisation, le service du téléphone a connu deux périodes principales, que séparent les années 1900. Durant les deux premières décennies de son existence, il semble s’être structuré à l’insu de la questure, au sens où celle-ci n’a jamais jugé utile de revoir l’organisation provisoire établie en 1882 en dépit de fortes contraintes pesant sur l’utilisation du téléphone au Palais. Ce n’est pas qu’elle se soit désintéressée du sort des téléphonistes, ou qu’elle soit restée sourde aux réclamations des députés. Il semble plutôt qu’elle ait tardé à accepter la légitimité et la pertinence de ces nouveaux usages de communication pour le travail législatif, et plus précisément pour les élus dans l’exercice de leur mandat, pour choisir d’y affecter les moyens requis. Ainsi, face au refus manifeste de la questure d’accompagner ces évolutions du travail de représentation politique, les députés et les téléphonistes ont développé, de concert, des usages adaptés aux contraintes dont ils étaient ensemble tributaires.

Tensions autour du succès du téléphone à la Chambre
Pour passer un appel, un député se présentait auprès du téléphoniste en chef pour se signaler, voyait sa demande inscrite dans un registre et recevait un ordre de passage. Il patientait une première fois et, une fois son tour arrivé, il pénétrait dans une cabine libre et décrochait le combiné. Il patientait une seconde fois le temps d’obtenir la réponse de l’opératrice du central, à qui il indiquait ensuite l’abonné à joindre. Il patientait alors une troisième fois jusqu’à ce que la connexion soit établie, puis il devait prendre soin d’articuler, de parler d’une voix forte et de prêter une attention soutenue pour saisir les propos de son interlocuteur, la liaison étant généralement imparfaite. À la sortie de la cabine, le téléphoniste en chef notait la durée de la conversation. Le président et les questeurs bénéficiaient pour leur part d’un régime d’exception puisqu’ils disposaient, comme on l’a vu plus haut, d’appareils au sein de leur secrétariat et de leurs appartements.
Dans un article intitulé « Paris boude le téléphone », Chantal de Gournay explique que jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, la population résidentielle de la capitale et de ses alentours ne s’intéressait que peu à ce moyen de communication, ce qui tranchait avec le cas de Londres ou de Boston (1) . Sous la Troisième République, seule une élite urbaine située dans les arrondissements centraux, autour du central Gutenberg, s’en est saisie : des commerciaux, des industriels et des artisans, pour qui la transmission rapide d’informations relevait d’un besoin professionnel. Il s’agissait pour eux moins de pallier une distance géographique que de faciliter les affaires en densifiant les réseaux entre partenaires économiques regroupés sur un territoire restreint. Pour leur part, les députés ne boudaient pas le téléphone.
Le volume des communications au départ du Palais Bourbon a été multiplié environ par deux entre 1890 et 1900, par quatre entre 1900 et 1920, puis par six durant les seules huit années suivantes. Concrètement, en 1928, ce sont près de seize communications par semaine et par député qui sont comptabilisées en moyenne, contre environ deux et demie en 1920 (2) .
Leur intérêt pour le téléphone était comparable à celui de cette élite économique du centre parisien, qu’ils composaient d’ailleurs en partie (3) .
Étant donné que les conversations téléphoniques avec les abonnés du réseau parisien n’étaient pas facturées, elles ont rapidement cessé d’être détaillées dans un registre, ce qui nous laisse sans aucun moyen direct de les appréhender aujourd’hui. En revanche, on trouve dans les archives un exemplaire du registre des communications interurbaines de juillet 1936 à juin 1937, qui nous apprend que les appels passés vers les circonscriptions d’élection étaient de longue durée (environ quarante-cinq minutes en moyenne) (4).
Par ailleurs, les députés semblaient friands du service des messages téléphonés proposés par la Société générale du téléphone. Il offrait de dicter à une opératrice un message, qui était transmis par téléphone au central le plus proche de la destination souhaitée, puis transcrit et distribué en main propre par coursier, à l’instar du télégramme. Pourquoi d’ailleurs préférer l’un à l’autre ? On peut proposer deux éléments de réponse. D’une part, le service du téléphone, situé au centre du Palais Bourbon, bénéficiait d’une meilleure situation que le bureau de poste et du télégraphe, situé en périphérie (5). D’autre part, les députés bénéficiaient d’un régime tarifaire les dispensant de payer les appels passés sur le réseau spécifiquement parisien,que ce soit depuis le Palais ou depuis leur domicile s’ils étaient personnellement abonnés, rendantles messages téléphonés vraisemblablement meilleur marché à courte distance que les télégrammes (6).

1. Chantal de Gournay, « Paris boude le téléphone », Réseaux, 9 (49), 1991, p. 61-71.
2. Calculs effectués par l'auteur sur la base de 500 000 communications pour 604 députés en 1928, et 80 000 communications pour 613 députés en 1920.
3. Jean-Louis Briquet, « Notabili e processi di notabilizzazione nella Francia del diciannovesimo e ventesimo secolo », Ricerche di storia politica, 15 (3), 2012, p. 279-294 [trad. : <https://hal.archives-ouvertes.fr/ hal-00918922/>].
4. 12 P 81, « Communications interurbaines du 22/07/1936 au 18/06/1937 ». Moyenne effectuée par l'auteur sur l'ensemble des unités facturées sur la période, puis convertie sur la base d'une unité pour trois minutes de communications.
5. 12 P 81, « Note concernant les communications téléphoniques interurbaines demandées par MM. Les Députés non abonnés au téléphone, de leur domicile et n'ayant pas de compte ouvert à l'Administration des téléphones », 11 mai 1894.
6. 12 P 78, « Rapport sur la gratuité des communications interurbaines », 30 janvier 1929 ; 12 P 82, « Extrait du tarif des abonnements téléphoniques », mai 1929.

En somme, alors que le téléphone avait initialement été installé au Palais Bourbon pour l’usage de son administration, c’est son usage par les députés qui constituait la charge principale du service du téléphone. Cet usage des députés était, semble-t-il, de deux ordres. Le premier consistait à converser entre Paris et sa circonscription d’élection, par exemple pour échanger avec les instances de pouvoir locales (par exemple : une mairie, une préfecture) ou avec ses proches. Le second consistait à envoyer et recevoir des courts messages dans le cadre de la vie politique parisienne, par exemple pour s’informer de l’évolution de certains dossiers ou pour se donner rendez-vous. Ces deux formes d’utilisation du téléphone n’étaient cependant pas équivalentes en volume de communications. On sait en effet que ces appels interurbains n’ont jamais dépassé 3 % du volume total (à l’exception des années de guerre où elles ont connu un pic à 9 %) (1). L’essentiel des appels émis depuis le Palais étaient dirigés vers d’autres abonnés de la capitale et cela, donc, dans une optique vraisemblablement moins conversationnelle qu’informationnelle.
Le succès du téléphone à la Chambre n’était cependant pas sans revers. Durant cette première période, les téléphonistes ont dû gérer une situation de constante surcharge. Elle était d’abord le résultat de l’ouverture en 1893 des lignes interurbaines à la salle des téléphones, dont les communications pourtant faibles en volume mobilisaient beaucoup le service. Il faut savoir en effet que, de manière générale, « l’état du réseau est désastreux » selon les propos du gouvernement en 1921 (2).
Sous la Troisième République, plutôt qu’une entité pleinement intégrée en un tout, le réseau téléphonique national était la fédération d’une multitude de réseaux locaux, aux interconnexions insuffisantes. Non seulement les temps de mise en relation des communications interurbaines étaient interminables, mais les interférences rendaient aussi les conversations pénibles. Et plus un appel nécessitait de commutations pour atteindre un abonné, plus le risque était grand de voir la communication coupée en cours de conversation, ce qui impliquait de reprendre la procédure de mise en relation à zéro (3) . La surcharge du service tenait ensuite aussi à la fluctuation des volumes d’appels à traiter, rendant difficile la gestion des ressources. Hors session ou les jours sans séance, les téléphonistes parvenaient à « écouler » sans retard les demandes de communication entrantes et sortantes, voire pouvaient se trouver désœuvrés. D’autres jours, lorsque les députés étaient présents en nombre, les volumes d’appels connaissaient des pics significatifs, obligeant la questure à renforcer ponctuellement le service en affectant un ou deux garçons de cabine en plus. De temps à autres, elle souscrivait aussi de nouvelles lignes pour désengorger le service, mais la croissance des demandes d’appel était telle qu’il ne fallait guère longtemps pour renouer avec une situation de saturation. D’une manière générale, plus l’activité de la Chambre s’intensifiait, plus les temps d’attente pour obtenir une cabine disponible s’allongeaient et plus les esprits des usagers s’échauffaient.
Ces contraintes pesaient sur les députés comme sur les téléphonistes. Les premiers s’agaçaient de patienter, eux qui ressentaient déjà à cette époque ce sentiment d’urgence continue dont ils témoignent aujourd’hui (4).

1. 12 P 78, « Graphique des communications téléphoniques de toutes natures (1882-1924) », 17 mars 1924 ; 12 P 78,
« Rapport de fin d'année 1928 », 8 janvier 1929.
2. C. Bertho, Télégraphes et Téléphones..., op. cit., p. 268-269.
3. C. Bertho, ibid., p. 316.
4. Olivier Costa, Éric Kerrouche, Qui sont les députés français ? Enquête sur des élites inconnues, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 107 et suiv.


Évolution du nombre de communications téléphoniques au Palais Bourbon entre 1882 et 1924


« Graphique des communications téléphoniques de toutes natures (1882-1924) », 17 mars 1924.
Crédit photographique : Communication de l'Assemblée nationale.


Ils ne cessaient de courir entre leurs diverses sollicitations et n’avaient pas attendu le téléphone pour dénoncer les tâches subalternes qui accaparaient leur temps (1) . Les seconds supportaient sur leurs épaules une charge élevée, « très souvent au-dessus de leurs forces » (2) .
Tous au Palais étaient « unanimes à reconnaître avec quel empressement, quel tact et quel zèle » ces derniers s’acquittaient « de ce travail si absorbant et si pénible parfois » (3). Ils faisaient leur possible pour « donner satisfaction à tous » afin que « que le service téléphonique évite tous reproches » (4) . Plus généralement, à la lecture de ces archives, on ne peut manquer de relever avec quelle constance les responsables successifs du service du téléphone ont alerté leur hiérarchie au sujet de leurs difficiles conditions de travail, ont pointé l’état de surmenage qui est le leur, et n’ont cessé de demander que leur soit affecté du personnel supplémentaire.

User du téléphone par délégation
Dans ce contexte particulier de fortes contraintes techniques combinées à une forte demande des députés, des usages alternatifs de communication ont émergé chez les députés. Alternatifs au sens où ils se sont éloignés des usages prescrits dans le dispositif (5) . Au moment de commercialiser le téléphone, en effet, Alexander Graham Bell avait imaginé un moyen de communication qui ne nécessitait pas d’opérateurs intermédiaires aux extrémités des lignes dans la manipulation des appareils (6) . À la Chambre, les questeurs avaient prolongé cette idée en 1882 quand ils ont créé le statut des téléphonistes, en ne leur affectant que des missions de maintenance ou de gestion administrative, et en aucun cas d’assistance à l’usager. Toutefois, dans la pratique, les téléphonistes ont toujours fait leur possible pour simplifier la vie des députés, rendant des services qui ne relevaient pas a priori de leurs prérogatives, en prolongeant les arrangements d’une division du travail antérieure à cette période de la fin du 19 e siècle (7) .
De tels services font l’objet d’une description explicite dès 1890, dans une lettre à l’intention de la questure où le téléphoniste en chef explique que si, « pendant les premières années de l’installation, la communication s’établissait directement entre les personnes elles-mêmes », actuellement « la tendance se dessine de la part du Député, sinon de faire téléphoner en son lieu et place, [...] de laisser à l’employé le soin de recevoir la réponse, de l’écrire et de la lui faire parvenir en séance » (8).
Dans le rapport de l’année 1914, également, son successeur explique que le service du téléphone doit faire face à « un surcroît de travail dû [notamment] aux nouveaux abonnements téléphoniques de Députés qui, pris par les séances, chargent le service téléphonique de transmettre leurs messages », ce qui, pour différentes raisons, « augmentait particulièrement la tâche des agents » (9) . Le téléphoniste en chef témoigne ici de ce que l’on pourrait appeler un usage du téléphone par délégation, pour reprendre une formulation proposée par Éric Treille concernant le travail de production écrite qu’ils confient aujourd’hui à leurs assistants parlementaires (10) . On imagine que cette délégation d’usage ne concernait pas les appels à vocation conversationnelle présentés plus haut mais les autres, qui avaient pour objet une prise de renseignement ou la transmission d’une instruction.

1. P. Guiral, G. Thuillier, La vie quotidienne des députés..., op. cit., chap. 4.
2. 12 P 78, op. cit., 31 décembre 1916.
3. 12 P 78, lettre des questeurs aux membres du bureau, 7 mars 1902.
4. 12 P 78, « Rapport de l'année 1916 », 31 décembre 1916.
5. M. Akrich, « Comment décrire les objets techniques ?... », art. cité.
6. P. Flichy, Une histoire de la communication..., op. cit., p. 119.
7. H. Fayat, « Le métier parlementaire et sa bureaucratie... », cité.
8. 12 P 78, « Rapport à MM. les Questeurs », 10 mai 1890.
9. 12 P 78, « Rapport de fin d'année 1914 », 16 janvier 1915.
10. Éric Treille, « Écrire par délégation. Pratiques d'écriture des assistants parlementaires de députés socialistes »,
Mots. Les langages du politique, 85, 2007, p. 97-106.


C’est-à-dire que les personnels de l’administration n’ont pas simplement été chargés de « tenir la plume du député » (1) , ils ont aussi dû tenir pour eux le combiné. Dès lors, pour comprendre pleinement la place du téléphone dans la vie parlementaire de la Troisième République, il faut également tenir compte du fait que les députés pouvaient contourner les contraintes évoquées plus haut, dans un fonctionnement où toutes les parties se retrouvaient. Dans ces archives, on ne voit pas en effet les téléphonistes dénoncer cette pratique de délégation en tant que telle, ils ne se plaignaient que de ses conséquences en termes de charge de travail. Peut-être ont-ils en effet perçu leur intérêt dans un tel fonctionnement. Cette délégation d’usage allait dans le sens d’un désencombrement de la salle des téléphones, donc d’une réduction du mécontentement de députés fatigués de patienter.
Elle permettait aussi de fluidifier le trafic en offrant une meilleure optimisation des ressources. En effet, les demandes de communication pouvaient ainsi ne plus être traitées sur le champ et dans leur ordre d’arrivée. On pouvait les regrouper, voire les prioriser, non plus seulement selon l’importance de leur contenu, mais aussi selon la disponibilité des lignes et selon la disponibilité du personnel du service. De ce point de vue, la délégation de la manipulation des appareils téléphoniques a certainement soutenu la bonne marche du fonctionnement du service à la Chambre avant 1900.
Alors que le téléphone avait été conçu pour supprimer les opérateurs du télégraphe qui encodaient et décodaient les communications, les députés s’en sont cependant saisis en les réintroduisant. Cette proximité de mise en œuvre entre le téléphone et le télégraphe est à rapporter à la culture socio-technique d’une époque, puisque l’émergence d’un nouveau mode de communication ne provoque jamais ex nihilo de nouvelles pratiques de communication, mais vient se greffer sur des routines qui lui préexistent et prolonger des arrangements déjà formés (2) . En effet, comme le rappelle Catherine Bertho, entre 1890 et 1930, le téléphone était avant tout « un instrument d’homme de commandement », utilisé par des abonnés de milieux sociaux aisés qui, à l’instar des députés, ne manipulaient pas eux-mêmes le téléphone mais en confiaient la charge à des employés (3) .
Dans le cadre domestique, le personnel de maison en usait pour effectuer des commandes ou des réservations pour le foyer (demande de livraison de produits alimentaires, location de véhicule avec chauffeur...), ou pour recevoir des instructions de leurs employeurs. Dans le cadre professionnel, les secrétaires du bureau décrochaient l’appareil pour filtrer les appels ou pour transmettre un message au nom de leur employeur (par exemple aux fournisseurs, aux clients). Dans ce contexte, il faut voir alors que manipuler le téléphone pouvait être considéré comme un geste servile, car dénotait une soumission aux contingences aussi bien matérielles que sociales, auxquelles on se refusait en vertu d’un certain prestige (4)
.
1. Marc Abélès, Un ethnologue à l'Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 139.
2. Philippe Mallein, Yves Toussaint, « L'intégration sociale des technologies d'information et de communication : une sociologie des usages », TIS, 6 (4), 1994, p. 315-335, dont p. 317.
3. C. Bertho, Télégraphes et Téléphones..., op. cit., p. 231-245.
4. C. Bertho, ibid., p. 240.


La littérature scientifique – et tout particulièrement le champ de la sociologie des usages – a déjà relevé des situations similaires où l’usager ne manipule pas lui-même un appareillage technique mais le fait manipuler par autrui pour son propre compte. Cependant, ces cas n’ont pas fait l’objet de recherches consacrées et ont été associés aux problématiques du
non-usage (1) . Or, une telle disqualification pose problème. C’est ce que relève Vincent Caradec – qui figure parmi ceux qui s’y sont intéressés le plus près – quand il insiste sur l’ambivalence de telles situations de délégation. Il montre qu’elles peuvent aussi bien exclure, en éloignant l’individu d’un appareil, qu’inclure, en les rapprochant (2).
Dans le cas qui nous occupe, la délégation d’usage est bien inclusive. Certes, les téléphonistes permettaient aux députés de s’affranchir des servitudes propres à la manipulation d’un appareillage, dont les contraintes d’utilisation impliquaient pour eux des renoncements et des frustrations. Mais ils leur permettaient également de tirer pleinement profit du réseau téléphonique, dans une division rationnelle du travail où la manipulation d’un appareil complexe revenait aux personnes les plus compétentes et où l’on considérait souhaitable que chacun ne se disperse pas dans ses activités.
La formalisation d’un secrétariat téléphonique
L’usage délégué du téléphone par les députés n’avait pas été anticipé, il a émergé et s’est progressivement systématisé dans un contexte spécifique, celui de la transformation du métier de député des premières décennies du 20e siècle, où s’est posée la question des moyens matériels alloués aux députés. En 1899, en effet, l’augmentation de l’indemnité (de 9 000 francs) allouée aux députés avait été discutée, sans succès. En 1906, elle a finalement été instaurée (à 15 000 francs) déclenchant une vaste polémique au sein de la société française autour de la question de la professionnalisation du travail de représentation politique, étroitement liée à celle des ressources nécessaires pour assurer la qualité du travail législatif (3). Ces décennies ont aussi été celles d’une crise du parlementarisme français, en réaction à laquelle les députés ont collectivement ressenti le besoin de renforcer l’efficacité du régime délibératif. À partir de 1915 notamment, différentes dispositions visant à rationaliser la conduite des débats ont été prises, afin que « le Parlement n’apparaiss[e] plus comme un forum de l’éloquence mais comme un lieu de travail » (4)
.
Or, c’est à cette période également que le caractère provisoire de l’organisation du service du téléphone a trouvé ses limites, sous la pression d’une nouvelle montée en charge. En 1900, l’exposition universelle a d’abord provoqué une hausse significative des communications entrantes et sortantes à la Chambre. Cette même année, le téléphoniste en chef a quitté son poste « à la suite d’une maladie grave, résultat du surmenage nerveux que lui avait occasionné la pratique du téléphone » (5).
En 1902, l’abaissement du tarif de l’interurbain a ensuite provoqué un nouvel afflux d’utilisateurs parmi les députés et a engendré la hausse d’un type d’appel particulièrement source « de surmenage et [de] grande fatigue à la fin de la journée » pour les téléphonistes (6) .

1. Annabelle Boutet, Jocelyne Trémenbert, « Mieux comprendre les situations de non-usages des TIC. Le cas d'Internet et de l'informatique », Les Cahiers du numérique, 5 (1), 2009, p. 69-100, dont p. 88.
2. Vincent Caradec, « “Personnes âgées” et “objets technologiques” : une perspective en termes de logiques d'usage », Revue française de sociologie, 42 (1), 2001, p. 117-148.
3. André Garrigou, « Vivre de la politique : les “quinze mille”, le mandat et le métier », Politix, 5 (20), 1992, p. 7-34.
4. N. Roussellier, Le parlement de l'éloquence..., op. cit., p. 53.
5. 12 P 78, op. cit., 7 mars 1902.
6. 12 P 78, « Année 1901 », 2 janvier 190
2.

La refondation du service du téléphone
Cette tension produite, d’un côté, par l’accroissement de la charge de travail et, de l’autre, par la nécessité de toujours donner satisfaction aux usagers (qu’ils soient fonctionnaires ou députés) a d’abord fait l’objet d’une prise en charge interne au service du téléphone. Les téléphonistes ont tenté en particulier d’enrayer la multiplication de leurs actes d’écriture, de façon à « alléger » le poids d’activités considérées comme annexes (1) . Une expérience significative sur ce plan est celle, en 1901, de la suppression du registre dit des inscriptions, sur lequel était tenue la liste des appels entrants et sortants aux cabines. Or, l’absence de ce registre, comme les téléphonistes l’ont découvert à cette occasion, signifiait l’effacement de la mémoire d’une grande partie de l’activité du service, alors que celle-ci jouait un rôle fonctionnel dans sa routine quotidienne (2) . Il servait par exemple de journal d’appels récents, en permettant d’éviter aux téléphonistes une partie des recherches des numéros d’abonnés.
Il servait aussi pour suivre et gérer les appels mis en attente, le temps que les députés soient prévenus et se présentent à la salle des téléphones. Il servait par ailleurs à consigner la trace du travail collectivement accompli, sans laquelle on ne pouvait plus produire de statistiques et alerter la hiérarchie des situations de surcharge. Après trois mois, le registre a été rétabli et, plus tard, au début des années 1920, la questure a affecté en ce sens un expéditionnaire au service. Il était chargé de « la comptabilité téléphonique, la tenue des livres, la rédaction des notes, bulletins, avis, etc. [ainsi que de] la correspondance et les rapports avec l’Administration des téléphones et les services de la Chambre, etc. » (3).
L’échec de cette expérimentation paraît avoir définitivement établi les limites auxquelles était parvenu le service du téléphone dans son organisation de 1882. L’idée d’une réforme plus structurelle et organisationnelle a alors fait son chemin. Concomitamment aux débats des députés au sujet de leurs propres conditions de travail, la questure a progressivement infléchison positionnement. Elle qui rechignait jusqu’ici à répondre aux besoins croissants de lignes supplémentaires, à multiplier les cabines et à faire évoluer les appareils au fur et à mesure des progrès techniques réalisés s’est d’abord résolue, en 1902, à sanctifier le service du téléphone au sein de son administration (4). Elle a doté son personnel d’une échelle de rémunération propre ainsi que d’un avancement par grades, fixant le salaire du téléphoniste en chef de 2 600 à 3 500 francs annuels et celui de son second de 2 200 à 3 000 francs annuels. Elle a aussi accédé aux revendications des téléphonistes en instaurant une procédure de recrutement spécifique, prévue pour s’opérer « parmi les agents du personnel intérieur qui auraient été préalablement affectés à ce service et y auraient fait preuve de l’aptitude nécessaire », c’est-à-dire fondée donc sur un principe de sélection. Elle leur a enfin affecté du personnel supplémentaire, si bien qu’en 1908, le service est passé de trois à cinq personnes, puis s’est étoffé au fur et à mesure pour atteindre dix personnes en 1929. Ces réformes ont fait de téléphoniste de la Chambre un métier à part entière et non plus, comme c’était le cas jusqu’ici, seulement un poste spécialisé au sein de l’administration parlementaire.

1. 12 P 78, op. cit., 2 janvier 1902.
2. On pourrait dire ici, avec S. L. Star et J. R. Griesemer, que les téléphonistes n'ont pris conscience qu'a posteriori de la valeur de ce registre comme objet-frontière. Cf. Susan L. Star, James R. Griesemer, « Institutional
Ecology, “Translations” and Boundary Objects : Amateurs and Professionals in Berkeley's Museum of Vertebrate Zoology, 1907-39 », Social Studies of Science, 19 (3), 1989, p. 387-420.
3. 12 P 78, « Rapport de fin d'année 1923 », 31 décembre 1923.
4. 13 P 16, op. cit., 1909, p. 35.


Outre ces réformes statutaires, la questure a aussi investi sur le plan matériel. Le service du téléphone s’est vu doté d’un équipement récent, adapté à la spécificité de l’installation téléphonique du Palais, qui a permis à la fois un meilleur rendement et une rationalité plus élevée de la division du travail. En 1904, par exemple, un standard téléphonique complet est installé pour la première fois dans la salle des téléphones, autorisant un degré supplémentaire de centralisation des lignes (1) . Jusqu’alors, on l’a vu plus haut, les lignes des serviceset celles des députés étaient centralisées dans la salle des téléphones, mais n’étaient pas interconnectées. Les appels concernant le réseau interne étaient gérés par l’opérateur-téléphoniste au multiple et les appels des députés par les garçons aux cabines. Avec le standard, toutes les lignes pouvaient être rassemblées dans un seul meuble, ce qui donnait la possibilité à un seul opérateur-téléphoniste de les gérer. Cela dit, en 1920, un seul standardiste ne suffisait plus à écouler toutes les demandes en un temps raisonnable, il a fallu remplacer le standard par un autre de taille supérieure pouvant permettre à deux opérateurs de travailler de concert, puis encore une fois en 1925 par un modèle à quatre positions, et en 1933 encore, par un autre à six positions (2). Pour ce faire, un fonctionnement par roulement est mis en place, dans lequel des équipes d’agents se relaient au standard plusieurs fois par jour, selon un planning prédéfini, « de façon à répartir également le travail » (3) . Lorsqu’ils n’étaient pas préposés au standard, comme on va le voir plus bas, ils rendaient des services d’ordre plus gestionnaire aux députés.
Sur un troisième plan, sous la pression des députés, la questure s’est enfin employée à négocier auprès du ministère des P & T différents avantages pour la Chambre. Fin 1903, pour pallier l’inconvénient du temps d’attente avant la mise en relation, un système de réservation a été mis en place. Un député pouvait dès lors demander une communication interurbaine puis vaquer à ses occupations le temps que son tour arrive ; le moment venu, l’opératrice du central informait la salle des téléphones et un agent partait le chercher (4) .
Également, en 1905, les questeurs ont obtenu que les communications depuis la Chambre vers les préfectures et sous-préfectures des circonscriptions d’élection soit prioritaires ; en 1911, vers les mairies des députés-maires ; puis en 1929, pour l’ensemble des communications interurbaines (5) . En revanche, à partir de 1928, les députés non parisiens se sont mobilisés en vain pour bénéficier d’une prise en charge par la Chambre de l’intégralité de leurs communications interurbaines, ce qui n’a été accordé que bien plus tard, en 1985 (6) .

1. 13 P 16, ibid., p. 40.
2. 12 P 79, « Rapport relatif à l'installation du service téléphonique à la Chambre », juillet 1920 ; 12 P 78, « Rapport de fin d'année 1933 », 9 janvier 1934 ; 12 P 78, « Rapport de fin d'année 1925 », 12 janvier 1926.
3. 12 P 78, « Constitution des équipes au standard les jours de séance », 15 novembre 1920.
4. 13 P 16, op. cit., 1909, p. 25-26.
5. 13 P 16, ibid., p. 26 ; 12 P 79, « Rapport sur les besoins présents du service de téléphone », 15 septembre 1929.
6. 12 P 78, op. cit., 30 janvier 1929 ; Thierry Renoux, « Les moyens d'action de l'Assemblée », Pouvoirs, 34, 1985, p. 76.


L’élargissement des missions de soutien aux députés
À plusieurs niveaux, la questure a donc doté à cette période l’administration parlementaire des moyens de répondre à la demande de ses usagers. Cette évolution n’est pas seulement lisible dans l’évolution structurelle et organisationnelle du service, mais aussi dans le développement de nouvelles missions, spécifiquement orientées vers le soutien à l’exercice des mandats parlementaires. Entre 1900 et 1930, les téléphonistes ont non seulement vu leur travail acquérir une légitimité aux yeux de leur hiérarchie, mais ils ont aussi obtenu une place pleine dans les routines générales du fonctionnement du Palais Bourbon. Le principe d’un usage délégué du téléphone par les députés a lui-même été reconnu comme incontournable par les autorités de la Chambre et, à ce moment, a alors été généralisé.
Tout d’abord, et cela assez tôt puisqu’on en trouve mention dès 1900, les archives nous apprennent que ce sont les téléphonistes qui se chargeaient d’appeler les ministères afin de leur transmettre les demandes d’inscription aux audiences hebdomadaires, dont les députés faisaient inlassablement la tournée pour défendre des dossiers de circonscription, du début à la fin de la Troisième République (1).
Pour cela, il leur revenait d’abord de les « consigner chaque jour, dans leur ordre d’arrivée, sur un registre spécialement destiné à cet effet », pour ensuite les classer et les grouper afin d’éviter les demandes successives, et ainsi éviter d’immobiliser inutilement les lignes (2).
Elles étaient enfin transmises aux différents ministères par téléphone, chaque veille de jour d’audience, et collationnées « pour éviter les réclamations qui pourraient résulter de la négligence de certains ministères, qui égarent parfois des noms » (3).
Ensuite, à partir des années 1920, lorsque les lignes directes ont pu être installées entre la Chambre et chaque gare parisienne, c’est aux téléphonistes qu’est revenue la gestion des réservations des places des députés dans les trains. Cette dernière activité représentait trois ans plus tard à elle seule plus du quart du travail du service téléphonique étant donné sa complexité. En effet, les demandes à traiter étaient non seulement nombreuses, mais aussi parfois urgentes car faites pour la plupart le jour du départ, et il fallait aussi savoir y voir clair dans une « grande diversité d’heures de départ, de directions et de réseaux » (4). Qui plus est, chaque place retenue nécessitait souvent trois communications distinctes : il était fréquent en effet que ce soit par un appel qu’un député manifeste son besoin, il en fallait alors un second pour le téléphoniste afin de joindre la gare de départ pour effectuer la réservation, puis un troisième pour confirmer au demandeur.
Plusieurs éléments nous montrent enfin que le service du téléphone a fini par occuper aussi une fonction de bureau d’accueil et de renseignements, à l’instar de celle occupée aux portes du Palais par le concierge (5).
D’abord, de par leur position de premiers interlocuteurs pour toutes les communications à destination du Palais Bourbon, les téléphonistes se faisaient réceptionnistes pour un « public qui souvent manquaitde renseignements et qu’il falait aider afin de donner satisfaction » (6). Dans ce dernier cas, la règle était de « s’appliquer à ne fournir [...] que de brefs renseignements généraux, autant par discrétion que pour dégager les lignes » (7). En effet, c’était en priorité aux députés qu’il s’agissait de venir en aide. Bien que regrettant le temps qu’ils y consacraient, les téléphonistes mettaient un point d’honneur à réaliser pour eux des recherches ponctuelles de renseignements qui pouvaient être « de toute nature » (par exemple un numéro d’abonné, l’adresse d’un lieu de rendez-vous ou l’horaire d’une manifestation) (8).

1. 12 P 78, « Exposé du Service Téléphonique », décembre 1900.
2. 12 P 78, op. cit., 31 décembre 1923.
3. 12 P 78, ibid.
4. 12 P 78, « Rapport de fin d'année 1926 », janvier 1927.
5. 12 P 40, « Consignes pour les concierges du Palais », 5 novembre 1907. La proximité entre les missions de concierge et de téléphoniste sur le plan de l'accueil est rendue explicite par le fait que, longtemps, la nuit et le dimanche, les lignes téléphoniques de la Chambre étaient basculées (par des commutations spécifiques) sur la loge du concierge de la Cour d'honneur.
6. 12 P 78, op. cit., 2 janvier 1902.
7. 12 P 78, op. cit., 31 décembre 1923.
8. 12 P 78, op. cit., décembre 1900.


Plus encore, des instructions précises avaient été données afin qu’ils se chargent de « “filtrer” les communications » entrantes, et tout particulièrement celles « à l’adresse de MM. les Questeurs, Secrétaires Généraux, Chefs de service pour ne les établir qu’avec le consentement de ces derniers ». Ici, on attendait d’eux qu’ils « annoncent, au préalable, le nom et, si possible, la qualité du demandeur » et cela en toute discrétion, en procédant « entièrement à l’insu du demandeur, par simple jeu de fiches » (1).
D’ailleurs, lorsque le téléphone automatique entre en fonction en 1933, il n’est nullement question de supprimer le standard, ce qui témoigne du fait que les tâches de réceptionniste suffisaient à justifier le maintien la place des téléphonistes à la Chambre (2) .
Ainsi, un certain nombre de missions visant à faciliter non pas le travail législatif mais plus largement l’exercice des mandats parlementaires ont été affectées aux téléphonistes. Elles avaient pour point commun de requérir un accès permanent aux lignes téléphoniques extérieures et une bonne connaissance des logiques générales d’organisation du réseau parisien et interurbain, elles ne pouvaient donc pas être accomplies par d’autres personnels de l’administration. Cette évolution a conduit à des ajustements sur le plan de la division du travail. À plusieurs reprises durant les années 1920, on peut lire que le téléphoniste en chef se félicitait de l’adoption d’un « système de spécialisation » dans le service, conjointement au principe de roulement par équipes qui prévalait jusqu’alors pour la tenue du standard de la salle des téléphones. Selon ce système, lorsqu’ils n’étaient pas occupés à répondre aux appels et à interconnecter les lignes, les téléphonistes se voyaient personnellement attribuer une des activités du service, par exemple la réservation des places de chemin de fer à l’une des gares, ou les inscriptions aux audiences d’un ministère en particulier (3). Dès lors, à la fin des années 1920, à la Chambre comme dans toutes les grandes administrations publiques et privées, la frontière entre la fonction de secrétaire et celle de téléphoniste est devenue indiscernable (4). Durant les deux dernières décennies de la Troisième République, le service du téléphone peut être considéré comme un secrétariat téléphonique, bien qu’il n’ait jamais été qualifié comme tel dans les archives consultées.

Conclusion. L’invisibilité de l’infrastructure téléphonique
Une question importante reste encore en suspens. Si l’installation du téléphone à la Chambre peut effectivement être associée aux évolutions du métier de député au cours de la Troisième République, pourquoi n’en est-il fait nulle part mention ?
Ce moyen de communication ne fait en effet l’objet d’aucune description, ou simplement d’allusion, dans les mémoires, souvenirs et analyses de députés et des personnels de l’administration. Ni les récits de Paul Vigné d’Octon ou Jules Delafosse (pour ne citer que les plus connus), ni les analyses juridiques d’André Tardieu ou d’Eugène Pierre n’évoquent ce moyen de communication, voire simplement l’existence d’une salle des téléphones. Pour en avoir un écho, il faut se tourner vers la presse (5) ou les demoiselles du téléphone (6) . Le fait que le service du téléphone en lui-même n’ait, rappelons-le, figuré sur aucun des organigrammes successifs de l’administration de la Chambre participe du problème. Sur l’ensemble de la question du téléphone au Palais Bourbon, et plus généralement sur celle de ses infrastructures de communication, nous sommes face à un silence historiographique, qui ne s’est fissuré que récemment, en 2003, quand le Secrétariat général de la questure s’est séparé de ce fonds en le confiant au service des archives de l’Assemblée.

1. 12 P 78, op. cit., 31 décembre 1923.
2. 12 P 79, « Mise en service du téléphone automatique : utilisation de l'appareil », 1933.
3. 12 P 78, op. cit., 31 décembre 1923.
4. D. Gardey, La dactylographe et l'expéditionnaire..., op. cit., p. 182.
5. Par exemple en novembre 1925, dans une courte saynète s'ouvrant sur une conversation téléphonique entre
un député à son domicile et un huissier de la Chambre : Adrien Vély, « Ingrate patrie ! », Le Gaulois, 29 novembre 1925.
6. Par exemple dans l'autobiographie de M. Campana, dans les quelques lignes où elle évoque la priorité des appels demandés par les députés (Madeleine Campana, La demoiselle du téléphone, Paris, J.-P. Delarge, 1976, p. 23).


Pour comprendre ce silence historiographique, il faut tenir compte de la prégnance d’une exigence de discrétion qui, bien que non explicitement formulée, s’imposait aux téléphonistes. On a vu en effet qu’en 1882, ce moyen de communication avait d’abord trouvé un intérêt aux yeux des questeurs parce qu’il leur permettait de réduire en grande partie les allées et venues incessantes des personnels de l’administration dans le Palais Bourbon. On a ensuite compris que l’essor du principe de l’usage délégué du téléphone, à partir des années 1890, tenait d’une nécessité pour les députés de s’affranchir des contraintes matérielles liées à la manipulation des appareils, au nom d’un besoin de simplification et d’efficacité. Pour sa part, la formalisation du service, à partir des années 1900, peut être interprétée comme la recherche d’une réponse définitive de la part de la questure à une infrastructure de communication résistant encore trop à un idéal de fluidité de circulation d’information, et donc
manifestant aux yeux de tous une présence matérielle vécue comme une entrave. En somme, à la Chambre d’une manière générale, l’invisibilité de l’infrastructure du téléphone était une condition requise pour son intégration aux routines quotidiennes du Palais. La discrétion des appareillages téléphoniques était perçue comme fonctionnelle, en opposition aux appareillages télégraphiques. Ces derniers, qui étaient localisés dans un bureau de poste à l’écart du centre du Palais, et dont les opérateurs ne pouvaient se montrer aussi dévoués que ceux employés par l’Assemblée elle-même, apparaissaient comme des obstacles à l’immédiateté et l’évidence des communications par voie électrique.
Il faut voir alors que, si le travail des téléphonistes de la Chambre n’est pas plus connu de nous, c’est qu’il n’était que peu connu de leurs contemporains. Nous avons affaire à une entreprise d’effacement de l’infrastructure matérielle et du travail des agents du téléphone, aux yeux des députés et des autres membres du personnel de l’administration, qui participait de ce que Susan L. Star et Anselm Strauss nomment une écologie du visible et de l’invisible (1) .
Cette entreprise d’effacement possédait deux ressorts distincts. Premièrement, elle tenait à la position subalterne de personnels ne prenant en charge que des activités considérées comme manuelles et physiques, certes éprouvantes et expertes mais ne nécessitant pas de capacités réflexives. Deuxièmement, cette entreprise tenait à la position hybride de personnels affectés à la manipulation des appareils, dont la contribution à l’organisation générale du travail était moins reconnue comme le produit d’une activité humaine que comme le résultat attendu d’un processus technique (2) .

1. Susan L. Star, Anselm Strauss, « Layers of Silence, Arenas of Voice : The Ecology of Visible and Invisible Work »,
Computer Supported Cooperative Work, 8 (1-2), 1999, p. 9-30.
2. Ou pour le dire avec les mots de B. Latour et S. Woolgar, les téléphonistes, en tant qu'interfaces entre les entités humaines et non humaines du réseau de coopération présidant à l'utilisation du téléphone à la Chambre, ne pouvaient avoir d'autre place qu'à l'intérieur de la boîte noire entourant son fonctionnement. Cf. Bruno Latour, Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 2008,
chap. 2.


La position des téléphonistes n’était alors pas foncièrement différente de celle que l’on peut observer dans d’autres contextes, à d’autres époques, par exemple celle du technicien invisible des laboratoires de recherche scientifique dont a fait état Steven Shapin (1)
.
Dès la fin du 19e siècle, ils préfiguraient ces « petites mains qui produisent et entretiennent au jour le jour la société de l’information et les services qui lui sont associés » (2) .
Bien qu’invisibles et non reconnus comme tels, en tant que travailleurs de l’information, les téléphonistes méritent alors une place dans l’histoire du travail de collaboration avec les élus.
Cela, au même titre que les personnels du service des études et de la documentation créé en 1961, qui collectaient des informations, transmettaient des dossiers et rédigeaient des notes de synthèse pour tous députés qui en faisaient la demande (3) . Au même titre également que la douzaine de dames du service de sténodactylographie, créé en janvier 1933, à qui les députés pouvaient dicter leur correspondance personnelle, qu’elles étaient chargées de mettre au propre à la machine à écrire (4) . Ces dernières, d’ailleurs, constituaient pour Éric Phélippeau le premier effort effectué par la questure pour proposer aux députés non pas un soutien seulement financier mais aussi humain (5).
La lecture des archives du service du téléphone nous montre au contraire que cet effort est nettement plus ancien et suggère même que le service
de la sténodactylographie n’a pas été créé ex nihilo mais a émergé comme une déclinaison de celui du téléphone. Dans les deux cas, les députés pouvaient louer la force de travail d’une personne, de manière ponctuelle et limitée en durée, en échange du paiement d’une taxe préalablement acquittée auprès d’un tiers. Ainsi, le cas des téléphonistes de la Chambre apporte une pièce supplémentaire dans la généalogie qu’É. Phélippeau nous propose, en montrant comment, tout au long de la Troisième République, le besoin de collaborateurs pour les députés s’est progressivement constitué dans un entre-deux, bien loin des positions opposées que sont aujourd’hui l’assistant parlementaire et le fonctionnaire de l’administration. Les téléphonistes n’étaient ni pleinement associés à l’exercice des mandats ni pleinement réservés quant aux activités extra-législatives des élus.
Aujourd’hui, le service du téléphone n’existe plus en tant que tel. L’accueil téléphonique est assuré par le service de la logistique parlementaire, tandis que l’entretien de son infrastructure est confié pour l’essentiel à des prestataires de service. Son démantèlement remonte vraisemblablement à la fin des années 1970 (6). À cette période, trois innovations successives ont en effet recomposé la division du travail parlementaire, dans le cadre d’une réforme visant à revaloriser le pouvoir des députés. En 1974, des bureaux personnels dans l’enceinte du Palais Bourbon leur ont d’abord été attribués, équipés avec le matériel nécessaire à leurs fonctions, et en particulier un poste téléphonique personnel (7).

1. Steven Shapin, « The Invisible Technician », American Scientist, 77 (6), 1989, p. 554-563.
2. Jérôme Denis, David Pontille, « Travailleurs de l'écrit, matières de l'information », Revue d'anthropologie des connaissances, 6 (1), 2012, p. 1-20, dont p. 3.
3. Claude Gibel, « L'évolution des moyens de travail des parlementaires », Revue française de science politique, 31 (1), février 1981, p. 211-226, dont p. 221.
4. 2016-050/5, « Organisation d'un service nouveau de sténo-dactylographie à l'usage de MM. les Députés pour leur correspondance parlementaire », janvier 1933 ; 2016-050/6, « Répartition par service des cadres et effectifs », septembre 1946.
5. Éric Phélippeau, « La formalisation du rôle d'assistant parlementaire (1953-1995) », dans G. Courty (dir.), Le travail de collaboration avec les élus, op. cit., p. 63-80.
6. À ce jour, la plupart des archives de l'administration parlementaire ne sont pas consultables pour cette période récente, il est donc encore difficile de statuer avec certitude sur ce point.
7. 14 P 58, lettre du 10 février 1978.

En 1976, avec l’instauration des contrats d’assistant parlementaire, ils ont été dotés de collaborateurs personnels, dont la présence entre les murs du Palais a été acceptée par la questure et que les députés ont été nombreux à choisir d’installer dans leurs nouveaux bureaux plutôt qu’en circonscription, afin de leur déléguer des tâches requises par le travail législatif (1) .

Enfin, en 1977, un système de sélection directe a permis aux correspondants extérieurs de joindre les différents postes du Palais en évitant le standard et en composant directement leur numéro de ligne (2). Par cette dernière transformation, la questure faisait le choix de transférer les appels des députés vers leurs bureaux respectifs et donc de basculer les activités de secrétariat téléphonique du personnel de l’administration vers les assistants parlementaires (3) . Elle actait la disparition d’une prise en charge unique et collective du téléphone au profit d’une prise en charge
plurielle et individualisée, quoique toujours déléguée (4)

1. 2005-034/50-51 (consulté sous dérogation), lettre du 31 mars 1976.
2. C. Gibel, « L'évolution des moyens de travail des parlementaires », art. cité, p. 216.
3. Comme en atteste T. Renoux, « Les moyens d'action de l'Assemblée », art. cité, note 7.
4. Je remercie sincèrement les archivistes de l'Assemblée nationale pour leur prévenance et la patience dont ils ont fait preuve face à mes interrogations durant cette recherche. Je remercie aussi Valérie Schafer et Jérôme Denis pour leurs remarques constructives sur la première version de cet article.


Jonathan Chibois


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