1981 Le téléphone et la ville
Par Gabriel Dupuy institut urbanisme de Paris Université de Paris.


Le téléphone : technique urbaine ?

Le développement très rapide du téléphone en France amène à réfléchir sur les relations qu'il entretient avec la ville.
Le téléphone est-il une technique désurbanisante, c'est-à-dire une technique de l'antipolis qui ferait éclater l'organisation de l'espace urbain ?
La réponse est non, notamment parce que le téléphone ne se substitue pas au transport et parce qu'il crée plutôt la mégalopolis que l'antipolis.
Le téléphone est-il une technique désurbanisée ?
L'histoire montre que les origines du téléphone sont urbaines à la fois pour des raisons techniques, des raisons économiques et des raisons sociales. Depuis, le téléphone a dépassé ce stade et paraît ouvrir à l'utilisateur la quasi-totalité du globe au bout de son cadran.
Mais les apparences trompent. L'analyse détaillée des utilisations réelles du téléphone montre qu'il joue un rôle essentiel (non pas déterminant mais facilitant) dans la restructuration des villes : redistribution des activités économiques reliées par le téléphone, redistribution des résidences avec
déplacement vers la périphérie facilité par le maintien d'un environnement social « téléphonique ». On peut déduire de cette analyse des conséquences importantes pour l'avenir des techniques de télécommunications ainsi que pour l'avenir de l'aménagement des villes.

sommaire

Quatre millions de téléphones en 1969 quatorze millions en 1979. Deux millions de raccordements par an. Un taux d'équipement de 80 en 1982.
Ces quelques chiffres illustrent l'essor fantastique du téléphone en France. Comme on le souligne souvent notre pays ne fait ailleurs que combler son retard par rapport aux grandes nations industrialisées les Etats-Unis la R.F.A. la Suède. Mais le côté spectaculaire du rattrapage les projets concernant la télématique (1 )contribuent d'animer en France la réflexion sur le rôle des moyens de télécommunication dans organisation de l'espace Le plus souvent on cherche à analyser et prévoir les effets des nouveaux moyens de télécommunication télétexte télécopie télé et visio-conférence téléinformatique sur l'aménagement du territoire national. Assez curieusement on ne réfléchit guère aux relations qu'entretiennent le téléphone et la ville est justement cet aspect que nous voudrions essayer de développer ici.

Dans une vision un peu simpliste des choses le téléphone est parfois présenté comme la technique de l'anti-ville il est
supposé libérer les hommes et leurs activités de la contrainte spatiale. Le téléphone est-il vraiment une technique désurbanisante d'autre part l'histoire du téléphone dont on fêté le centenaire en 1976, fait apparaître une extension constante des réseaux d'abord limités à l'intérieur des villes vers la desserte des campagnes, l'interurbain, l'intercontinental, le réseau mondial. Aujourd'hui un abonné n'est plus un numéro à composer sur le cadran comme importe quel autre abonné des milliers de kilomètres. Les tarifs dépendent de moins en moins de la distance. On ne voit plus guère ce qui distingue le téléphone urbain du téléphone non urbain.

Le téléphone aurait-il été désurbanisé au fil du temps ?

Pourtant bien regarder le réseau téléphonique ne sert pas à n'importe qui pour appeler, n'importe qui n'importe quand pour n'importe quoi.
Une analyse un peu fine de l'utilisation du téléphone permet de comprendre qu'elle est intimement liée à certains caractères de l'évolution urbaine récente. On peut en inférer des conséquences aussi bien pour aménagement des villes que pour l'évolution de la technique téléphonique. C'est à ce titre que le téléphone doit apparaître comme une technique urbaine au plein sens du terme.
Le téléphone technique désurbanisante ? Technique désurbanisée ? Technique urbaine ? . Telle est la triple question laquelle nous tenterons de répondre

Le téléphone : technique désurbanisante ?

On a naturellement tendance àvoir dans le téléphone un facteur de désurbanisation une technique désurbanisante. Le téléphone met en contact instantanément malgré la distance deux correspondants. Dans une certaine mesure il abolit la notion d'espace il évite le déplacement qui serait nécessaire à l'établissement du face face. Le téléphone crée pour l'individu un nouvel environnement sans barrière physique dont l'unité spatiale ne serait plus le quartier ni même la ville mais la planète. Pour certains auteurs notamment américains ces caractéristiques du téléphone devraient si elles étaient exploitées à fond et prolongées par la transmission de l'image ou de l'écrit provoquer une dispersion des hommes et des activités (2).
Le téléphone signifierait ainsi la fin de l'espace urbain relativement concentré que nous connaissons.
La ville se disloquerait éclaterait. Les lieux de résidence se trouveraient redistribués dans des zones particulièrement agréables sous forme d'un habitat à faible densité. Les déplacements seraient réduits du fait des possibilités de passer commande par téléphone, de régler les problèmes financiers et administratifs à distance. Quant aux trajets domicile-travail ils pourraient même disparaître grâce aux possibilités de travail domicile offertes par la télématique. Cette vision qui débouche sur antipolis ne résiste guère aux analyses sérieuses fondées sur des enquêtes.
Elle est infirmée par des constatations dont nous nous contenterons de relever les principales :
a ) La substitution transport-téléphone sous-jacente la conception désurbanisante à pu être mise en évidence (3). Tout d'abord le transport n'est pas toujours ressenti comme une peine ou une dépense. Il arrive qu'il soit suffisamment valorisé psychologiquement et socialement pour être souhaité en soi. Dans ce cas le téléphone ou tout autre moyen de télécommunication ne saurait être accepté comme substitut. C'est probablement ce mécanisme qui explique l'échec actuel de la visio-conférence entre Paris et la province.

De plus il semble bien que téléphone et transport soient plus souvent complémentaires que substituables. Le téléphone facilite la prévision et la mise au point des rencontres les rend plus efficaces et plus faciles donc plus nombreuses. Les rencontres nécessitent souvent des compléments de communications que permet aisément le téléphone. En autres termes le téléphone ne remplace pas le transport mais le réorganise et peut-être le développe .
b) Le téléphone peut être aussi bien facteur de concentration que de déconcentration spatiale, exemple le plus souvent cité est celui des tours de bureaux. Ces immeubles qui représentent une sorte de maximum de la densité urbaine ne sont fonctionnels équipés du téléphone. Téléphone intérieur qui relie les étages malgré le handicap des circulations verticales, téléphone extérieur qui évite que ces piles de bureaux ne soient des ghettos. De façon plus générale le téléphone certainement favorisé la constitution des centres d'affaires en détachant physiquement les bureaux d'autres fonctions des entreprises et en permettant justement leur regroupement dans des lieux de prestige ou dans des zones accessibles à la main-d'œuvre tertiaire ou la clientèle.
c)
Pour reprendre analyse de Gottman (4) le téléphone pas rendu espace fongible. La suppression de la barrière de distance dans la communication n'empêche pas le maintien voire le développement d'une spécialisation des espaces urbains. Or cette spécialisation si elle est pas conforme à l'image que certains se font des villes anciennes est à tout fait typique de la ville moderne. Le téléphone donc n' a donc pas assuré la fongibilité de l'espace urbain et par conséquent il n'a pas dissous la ville.
d) Enfin sur un autre plan on ne peut accepter de considérer le téléphone comme cause de la désurbanisation. Tous les travaux récents des chercheurs accordent souligner le caractère non déterminant mais facilitant du téléphone dans les phénomènes de localisation des hommes et des activités Ronald Abler (5) définit très justement le téléphone comme permissive technology that is necessary rather than sufficient condition Pour Ball (6) le téléphone n'a pas causé mais facilité la dispersion centrifuge dans les villes américaines.
On voit donc que contrairement aux apparences le téléphone ne saurait être considéré comme une technique désurbanisante en déplaise aux nostalgiques des formes urbaines anciennes qui croiraient avoir trouvé le coupable une certaine désagrégation de l'espace urbain le téléphone ne tue pas la ville. En tous cas il n'y a pas d'effet simple désurbanisant de la technique téléphonique.
Si on veut comprendre les rapports plutôt complexes qui existent entre le téléphone et le phénomène urbain on ne peut en rester aux intuitions.
Il faut revenir aux définitions des deux termes que l'on souhaite mettre en relation. On peut alors partir du téléphone de ce qu'il a été de ce qu'il est actuellement et chercher ce que la ville a représenté et représente par rapport cette technique. Or histoire ne nous a-t-elle pas mené en un siècle un téléphone urbain un téléphone planétaire ?



Le téléphone : technique urbaine ?

L'ouvrage collectif édité par 'Ithiel de Solla Pool' à l'occasion du centenaire du téléphone nous donne de précieuses indications sur une technique dont on avait tendance à oublier l'histoire. Des quelques articles consacrés la genèse du téléphone aux Etats-Unis, il ressort que le développement de cette technique est d'abord urbain ?
Pourquoi Graham Bell avait pu en 1876 parler à son assistant qui se trouvait dans la pièce voisine grâce au courant électrique. Mais on ne faisait guère mieux quelques années plus tard. Du point de vue de la distance de transmission les performances restaient déplorables. Les fils en fer le retour par la terre affaiblissaient considérablement le signal et dans ces conditions il était pas envisageable d'établir un réseau téléphonique hors d'un périmètre restreint. La question de la commutation était ailleurs assez mal maîtrisée. Le réseau qui était au départ un ensemble de liaisons bilatérales prenait aussi parfois préférentiellement une forme en arbre plus propice à la télédiffusion, à la télécommunication.
Lorsqu'on on remplaça les fils de fer par des fils de cuivre lorsque les standards devinrent plus performants, lorsque les microphones s'améliorèrent lorsque les répéteurs permirent de contrebalancer l'affaiblissement du signal, le coût des équipements nécessaires à la transmission sur les distances interurbaines empêcha encore longtemps le développement de ces liaisons.
Comme le note Abler en 1890 aux Etats-Unis le téléphone est resté confiné dans les villes et il faudra attendre 1915-1920 pour que A.T.T. (7) prenne à bras le corps le problème de l'interurbain.
Le téléphone des débuts est donc urbain pour des raisons techniques. Mais il l'est aussi pour des raisons économiques et sociologiques. Même pour de courtes distances le problème de commutation fait peser sur le téléphone un coût considérable. Dans un réseau qui comporte déjà N postes, un seul nouveau raccordement nécessite à priori l'établissement de liaisons nouvelles. Ceci se traduit à l'exploitation par un travail accru des standardistes et malgré tous les efforts pour développer la productivité des demoiselles du téléphone, cette technique reste chère .
Qui va donc pouvoir se payer le téléphone et pourquoi ?
Nous allons voir que les premiers clients du téléphone jusque vers 1900 aux Etats- Unis ne pouvaient guère être que des clients urbains.
En effet on observe dans cette période quatre types d'utilisateurs.
- Les abonnés de télédiffusion. Ce sont des bourgeois aisés qui grâce un réseau téléphonique en arbre reçoivent des émissions de musique de théâtre des sermons etc, en direct de la salle de théâtre de concert ou de la cathédrale. Ce système assez étonnant semble avoir connu un franc succès. Bien entendu il ne rencontrait une clientèle suffisamment concentrée que dans les villes.

- Les utilisateurs du téléphone interne. On voit à cette époque proliférer les réseaux de téléphone privés dans les immeubles cossus ou dans les hôtels. Le téléphone a pour fonction de remplacer la clochette ou le tube acoustique. On appelle les domestiques, on leur donne des ordres mais on peut de plus assurer que la consigne a été comprise. Dans les hôtels les gestionnaires ont vite saisi que l'appel téléphonique en provenance de la chambre du client pouvait éviter un déplacement de service. La clochette supposait que on allât enquérir des désirs du client avant de revenir pour les satisfaire. Le téléphone réduit les deux opérations une seule. Pour des raisons évidentes il s'agit là aussi d'une clientèle surtout urbaine.
- Les services publics urbains. Les services de police et de pompiers ont installé très tôt des réseaux téléphoniques propres limités aux zones urbaines reliant leur P.C des postes disséminés dans différents quartiers l'alarme pouvait ainsi être donnée et localisée très rapidement.
Bien entendu c'est encore là une utilisation de ville.
- Les hommes d'affaires. Les professions libérales d'abord puis les courtiers les banquiers les négociants vont apprendre à utiliser le téléphone. Servis par une tarification forfaitaire particulièrement favorable (8) ces gros utilisateurs sont aussi ceux qui rentabilisent les sociétés de téléphones. La recherche effectuée sur Boston par Moyer montre à cette époque que le téléphone servait surtout à passer des ordres ou étendre les réseaux de clients ou de fournisseurs sans remettre en cause les pratiques d'affaires antérieures. La grande majorité des communications de ce type restait locale. Les appels avaient lieu généralement entre abonnés habitués à se rencontrer fréquemment en face à face (9). Par la suite cette clientèle sera la première clientèle pour l'interurbain. Mais au début du téléphone la communication téléphonique d'affaires reste limitée à la ville ou l'agglomération.
Local et urbain pour des raisons techniques autant que socio-économiques tel est le téléphone des années 1900.

On aurait pourtant tort de conclure trop rapidement au seul vu de cette première phase historique. La suite montre que ce caractère urbain était que le résultat provisoire des limites imposées une nouvelle technique. Le développement du téléphone de 1900 à nos jours consiste en une série de batailles victorieuses pour étendre en nombre et en distance les liaisons. Transmission et commutation sont les deux pierres d'achoppement. Transmettre le plus loin possible les signaux émis par la voix humaine et relier instantanément chaque
abonné à n'importe quel autre : C'est dans ces deux directions que vont oeuvrer les entreprises de téléphone et les laboratoires de recherche pendant des dizaines années, la contrainte étant bien sûr celle des coûts particulièrement sensible dans une perspective d'extension du marché.
Diverses innovations techniques marquent cette histoire. Nous ne reviendrons pas sur les améliorations des premières années ni sur la mise en place des compteurs qui permet de se débarrasser du fameux forfait et par conséquent intéresser des utilisateurs plus modestes. Pour la transmission la bobine Puppin inventée en 1900, les amplificateurs à lampes vers 1930 enfin le satellite de télécommunication jalonnent l'extension des liaisons du périmètre urbain interurbain au téléphone transatlantique et au réseau mondial. Pour la commutation le progrès décisif a été la mise en service du standard automatique dans les années 1920 avant avènement de la commutation électronique actuellement en voie de généralisation.
Grâce ces progrès et autres moins spectaculaires mais tout aussi utiles (l'isolation des câbles faisceaux hertziens etc.) le réseau téléphonique a été en extension constante. Le téléphone d'autrefois moyen privilégié de la communication entre quelques abonnés locaux est devenu potentiellement un téléphone de masse grâce auquel chacun peut parler à chacun quand il veut et où il veut. La France qui avait conservé bien après les Etats-Unis et de façon assez étonnante un téléphone local de notables (10) connaît actuellement cette évolution.
On concluerait volontiers des lignes qui précèdent que le téléphone est désurbanisé que la ville n'a plus de signification particulière pour le fonctionnement du réseau téléphonique. Cette impression est un peu celle qui prévaut dans la littérature officielle consacrée au développement des télécommunications et aussi ailleurs chez les urbanistes et aménageurs. Ces derniers ignorent assez superbement une technique dont ils ne voient pas le rôle urbanistique et qui ne semble guère impliquer de contraintes pour l'aménagement des villes.


Le téléphone : technique urbaine ?

Pourtant cette vision du téléphone désurbanisé est bien éloignée de la réalité.
Le réseau planétaire le téléphone de masse cor
respondent plutôt des potentialités qu'à des usages effectifs. Même s'il peut être le téléphone n'est pas utilisé par importe qui pour appeler n'importe qui n'importe où .Il est bon de rappeler abord l'importance du trafic de communication des entreprises (12).
Même si en nombre de postes principaux les entreprises sont minoritaires par rapport aux ménages, les appels qu'elles émettent et qu'elles reçoivent occupent beaucoup plus le réseau que ceux des ménages. Or en France le réseau actuel est greffé sur un réseau établi principalement pour les entreprises. Ce sont ces dernières qui ont d'ailleurs fortement poussé il quelques années l'amélioration du réseau et du service (13)
Pourquoi le téléphone est-il un enjeu aussi important pour les entreprises ?
Le téléphone a été sans aucun doute l'élément indispensable d'une nouvelle division technique et spatiale du travail. Seul le téléphone rendu concevable d'éclatement de l'entreprise en éléments aujourd'hui familiers mais dont on envisageait pas autre fois la décohabitation : bureaux de gestion bureaux études production magasins expéditions etc. Ce découpage a été au préalable une relocalisation par morceaux concentrant de plus en plus les fonctions nobles dans leur des grandes villes installant les dépôts en périphérie et les unités de production au loin (14).
Lorsqu'on cherche à faire apparaître directement l'influence du facteur téléphonique sur la décentralisation des entreprises le résultat est décevant Mais la question est-elle bien posée ? Le téléphone ne détermine pas tant la localisation que ce qui doit être localisé (15) .
Par son rôle dans le découpage des entreprises et la relocalisation de leurs éléments le téléphone a contribué à modeler l'espace urbain. La proximité des fournisseurs des sous-traitants de la clientèle autrefois facteurs essentiels d'une implantation urbaine ont largement changé de signification avec l'avènement du téléphone. Un dépôt-magasin dans une zone industrielle périphérique accueillera les fournisseurs et les clients et livrera à ces derniers les produits élaborés ailleurs dans une unité de production de province ou de l'étranger. Un siège social dans un quartier d'affaires regroupera les services de gestion informatique etc.
Mais les trois éléments seront excellemment reliés par téléphone non seulement entre eux mais aussi avec les fournisseurs les clients. Le service de l'informatique logé au siège reçoit par le réseau téléphonique les données du magasin concernant les stocks. Il est lui-même relié à un ordinateur en temps partagé qui effectue les opérations nécessaires la gestion de l'entreprise. Tout ceci grâce au téléphone n'est plus utopique mais réel.
Ainsi apparaît un rôle essentiel du réseau téléphonique moderne à la restructuration de l'espace économique urbain (16)
Cette restructuration n'a rien à voir avec la dilution de l'espace avec l'avènement de l'antipolis. Elle ne signifie nullement que le téléphone désurbanise les entreprises mais il distribue autrement leurs activités dans l'espace urbain. Les autres utilisateurs du téléphone sont habituellement classés dans la rubrique ménages. Ils émettent ou reçoivent des communications au départ de ou à leur domicile.
Les enquêtes menées par les chercheurs américains depuis un certain nombre d'années permettent de mieux comprendre ce que représente le téléphone pour ces usagers. Alors que l'abonné du téléphone pourrait théoriquement se trouver connecté avec des millions d'autres personnes de par le monde la réalité de l'utilisation est beaucoup plus prosaïque et limitée. Les statistiques montrent que la moitié des appels du ménage urbain américain ne concerne pas plus de cinq numéros. Les appels longue distance sont dix fois plus rares que les appels locaux. Pour les compagnies de téléphone le meilleur usager, celui qui consomme le plus est le ménage avec enfants d'une dizaine années qui récemment emménagé dans un quartier neuf en provenance de la même agglomération . La sociologue Keller soutient que le téléphone joue un rôle essentiel dans l'adaptation de ceux qui ont déménagé et s'installent dans un nouveau quartier (17). Une enquête française de la Direction Générale des Télécommunications fait apparaître que l'on veut avoir le téléphone chez soi pour des raisons de sécurité et il aide à maintenir les liens familiaux notamment le contact avec la mère (18). Le téléphone permettrait de lutter efficacement contre la dispersion familiale. Des chercheurs traduisent ces phénomènes en estimant que le téléphone crée pour celui qui l'utilise un environnement social artificiel (centré sur le domicile et qui se substitue ou se surajoute à l'environnement réel) un voisinage psychologique une proximité
symbolique.
On peut dire pour reprendre les termes de Bail lorsque la famille et les amis sont dispersés géographiquement par la mobilité et le changement l'accès immédiat par le téléphone compense la perte d'un environnement que on partageait et ce faisant facilite la dispersion sociale. On voit ainsi se dessiner une image du téléphone qui paraît donner à cette technique un rôle très important dans l'exode suburbain américain et plus récemment dans le développement périurbain français. Bien entendu ce n'est pas le téléphone qui provoque à lui seul les déplacements résidentiels vers la périphérie des villes. Mais on peut sans doute affirmer que la mobilité résidentielle induite en France notamment par l'évolution du marché fonçcier n'a pas grâce au téléphone rencontré le frein social qui aurait pu la remettre en cause. Le téléphone est arrivé à point pour limiter les tensions les plus fortes ou les plus dangereuses. Il faudrait aussi sur les mêmes bases noter l'importance du téléphone pour maintenir dans leurs logements le plus longtemps possible les personnes âgées et éviter ainsi leur déplacement.

Qu' il s'agisse des entreprises des administrations ou du simple citadin le téléphone a onc joué et joue encore un rôle réel dans le processus de redéfinition et de restructuration de l'espace urbain. Le fait il apparaisse le plus souvent comme condition nécessaire et non suffisante ne doit pas le faire confondre avec un gadget. Si du jour au lendemain une ville moderne se trouvait sans téléphone de façon durable elle ne pourrait certainement pas à continuer de fonctionner est une évidence pour les entreprises les commerces les bureaux. Mais pour les ménages aussi on verrait sans doute à terme apparaître le refus de certains types d'urbanisation (cf mal des grands ensembles des années 1960) trop destructeurs de l'environnement social. En facilitant la redistribution de l'espace de production économique et de l'espace résidentiel, le téléphone ne mène pas l'antipolis, il rend possible la mégalopolis, (20) qui est évidemment en ce sens qu'il faut le considérer comme une technique urbaine part entière.
Les praticiens des télécommunications tout comme ceux de l'aménagement auraient tort d'ignorer cette spécificité du téléphone. Pour les uns le caractère urbain du téléphone a ou aura des implications techniques essentielles qu'il faut ou faudra bien prendre en compte. Nous en évoquerons que quelques-unes.
- La redistribution de l'espace urbain à laquelle contribue le téléphone devrait à terme modifier l'architecture des réseaux téléphoniques urbains.
La concentration des lignes, la localisation des centraux, devraient se trouver affectées par la nouvelle répartition des hommes et des activités dans l'espace des villes. Que l'on songe simplement au développement massif de la maison individuelle périurbaine.
- Le rôle de voisinage artificiel joué par le téléphone ne se limite pas aux postes des particuliers.
Les cabines publiques constituent également des pôles autour desquels pour un instant chacun peut se recréer un environnement social, lutter contre un certain anonymat, parler en étant écouté seulement de ceux que l'on choisis est pourquoi en milieu urbain notamment pour les jeunes les cabines publiques constituent un élément important mais en même temps posent un redoutable défi aux techniciens chargés de leur implantation et de leur entretien.

Dénoncer le vandalisme n'est pas répondre au problème posé.
Des expériences comme celle de la téléconvivialité menée par l' I.D.A.T.E à Montpellier font apparaître nettement le rôle compensateur du téléphone pour les nouveaux urbains encore mal intégrés dans la ville. Il est certain qu'une demande très forte se manifestera pour des formes de mise en relation multiple de ce type formalisées ou non. Il est pas sûr qu'une technique primitivement conçue pour la relation entre deux correspondants puisse satisfaire facilement ces nouveaux besoins s'ils se développent.
Enfin et surtout la double vocation entreprises-ménages du réseau téléphonique qui fait sa force actuelle pourrait du fait du rôle urbain du téléphone évoqué plus haut devenir une source de contradictions et obliger des redéfinitions techniques.
La vocation de liaison pour les entreprises implique la transmission de quantités de plus en plus importantes d'information. Mais cette information peut être assez facilement codée. On peut la stocker momentanément la faire transiter par des lignes spéciales àgrande capacité. Les premières applications de la télématique sont une préfiguration de ces possibilités que les fibres optiques devraient encore renforcer.
La vocation ménages a d'autres implications.
Alors que les usagers ruraux utilisent surtout le téléphone pour des messages brefs et utilitaires (21) finalement assimilables à ceux des entreprises, ce que nous avons vu de l'usage urbain du téléphone et de ses fonctions sociales implique une excellente reconstitution du voisinage psychologique.
L' accès téléphonique aux correspondants qui composent ce voisinage doit être immédiat, facile, bon marché. Il doit y avoir possibilité de reconnaissance de la voix
de l'autre, de dialogue etc. comme le montre cette citation d'une personne interviewée dans l'enquête de la Direction Générale des Télécommunications, permet de bavarder beaucoup plus agréablement que de écrire. Parce qu'au fond quand on écrit une lettre c'est un monologue. Au téléphone l'autre est là qui vous répond tout de suite qui réagit, on sent comment. On a quelque chose de désagréable à annoncer par exemple, il faut tourner la lettre dire je ne sais pas on réfléchit on déchire deux ou trois fois, tandis qu'au téléphone on commence à aller tout doucement puis on entend la réaction tout de suite on sent alors, on dit il faut pas que j'aille plus loin ou je peux y aller, alors on ne peut pas faire avec une lettre.

1 - Nora S. Mine A. Informatisation de la société La Documentation Fran aise 1978
2 - Cf par exemple Libby W.L. Jr La Fin du trajet quotidien Analyse et Prévision VII 1969 et Wise A. Thé Impact of Electronic Communications on Metropolitan Form Ekistics 188 July 1971 .
3- Matton B. "Télcommunications, déplacements et proximité" in Giraud A. et Alii. Les Réseaux pensants, Masson 1978
4 - Gottman J. Megalopolis and Antipolis the Telephone and the Structure of the City in de Solla Pool I. Ed. The Social Impact of the Telephone the M.I.T Press 1977
5 - Asier R. The Telephone and the Evolution of the American Metropolitan System in de Solla Pool I. Ed The Social Impact of the Telephone the M.I.T Press 1977
6 - Ball D. Toward Sociology of Telephone and Telephoners in Truzzi M. Ed Sociology and Everyday Life Englewood Cliffs N.J. Prentice Hall 1968

7 - American Telephon and Telegraph
8 - jusqu'en en 1899
9 - Moyer J.A. Urban Growth and the Development of the Telephone Some Relations hips at the Turn of the Century in de Solla Pool I. Ed. up cit

10 Aitali et Stourdze Y. The Birth of Telephone and Economic Crisy the Slow Death of Monologue in French Society in de Solla Pool I. Ed. op cit 11 Sauf les problèmes de fils aériens qui dépare parfois les fa ades immeubles ou les tranchées que on creuse pour enterrer les câbles.
12 Les statistiques officielles utilisent la catégorie etablissements qui traduit mieux la réalité de équipement téléphonique Néanmoins pour la clarté de exposé qui suit nous con serverons le terme entreprises
13 Curien N. Gcnsollcn M. Dormoy M. Les Télécommunications dans la vie sociale et économique Rug rds sur la France spécial sur les télécommunications fran aises 8/1979
14 Cf. pour une analyse de cette transformation Castells M. Sociologie de espace industriel Anthropos 1975
15 Goddard J.B. Pye R- Télécommunications and Office Location Regional Studies vol II 1977
16 Ce rôle pourrait sans doute être niis en évidence si on examinait les priorités téléphoniques dont ont bénéficié en France en période de pénurie de lignes les zones industrielles et les immeubles de bureaux
17 Keller S. The Telephone in New and Old Communities in de Solla Pool I. up cit
18 Bardin L. Le Munde dimanche 30-12-1979
19 Il est interessant cet égard de noter que le système des avances remboursables seul mode de financement qui ait permis quelques développements du téléphone en France avant le boom récent particulièrement bénéficié aux opérations périphériques de standing
20 Pour reprendre les termes de Gottman J. Megalopolis and Antipolis the Telephone and the Structure of the City in de Solla Pool I. op cil

21 Muet S. Le téléphone en milieu rural in Les réseaux pensants Massun 1978

Dans quelle mesure la technique téléphonique pourra-t-elle continuer de prendre en charge les deux types impératifs simultanément.
Le traitement binaire de l'information bien adapté au traitement des messages entreprises n'enlèvera-t-il rien à la transmission analogique qui fait aujourd'hui le succès du téléphone pour les ménages urbains. Des techniques comme les fibres optiques ne risquent-elles pas à avoir des effets sur les coûts plus dissuasifs pour les ménages que pour les entreprises. Ne faudra-t-il pas spécialiser les réseaux ?
Comme on le voit les spécialistes des télécommunications seront sans doute de plus en plus sollicités pour prendre en compte des problèmes liés aux fonctions urbaines du téléphone.

Pour les aménageurs et urbanistes il est clair que le rôle urbain du téléphone devrait rapidement remettre en cause certaines conceptions du zonage de l'animation de quartier des unités de voisinage etc.
Les services télématiques vont diminuer notamment pour le secteur tertiaire les contraintes de localisation ou du moins en modifier la nature. Il est donc grand temps de repenser l'implantation des activités de bureau de commerce etc hors des considérations classiques de zonage l'insertion des bureaux publics ou privés dans le tissu résidentiel l'insertion qui est souvent faite malgré les urbanistes doit se faire avec eux parce que le téléphone la rend aujourd'hui possible et normale. Pour ce qui est de l"animation que les aménageurs recherchent encore désespérément dans les quartiers neufs il faudra bien comprendre que cette animation peut prendre place sur un réseau téléphonique urbain sans que cela signifie nécessairement un repli des citadins sur eux-mêmes. Une placette déserte au milieu un quartier neuf peut signifier au même moment que les habitants des immeubles qui la bordent sont en train de téléphoner reconstituant le voisinage selon leur coeur ils auraient préféré ne pas quitter. Au bout de quelques années pour peu ils demeurent
assez longtemps d'autres liens se noueront localement et la placette sera peut-être animée. En tout cas les aménageurs surtout en France doivent réviser l'anthropologie ou la sociologie sous- jacentes de leurs conceptions urbanistiques pour tenir compte de la généralisation du téléphone.
Technique urbaine le téléphone doit donc être considéré comme tel au même titre que la voirie ou les techniques d'assainissement. La recherche française sur les effets des télécommunications recherche encore balbutiante devra accorder une place de choix au téléphone technique d'hier mais aussi d'aujourd'hui et de demain Cette recherche devra cesser de privilégier la seule perspective de l'aménagement du territoire national pour envisager la place du téléphone dans l'aménagement urbain. Le rôle du téléphone dans le fonctionnement de la ville doit être reconnu et étudié Mais il doit être en dehors des vieux clichés qui feraient de la technique téléphonique une technique désurbanisante et en dehors des affirmations officielles qui tendraient la présenter comme une technique désurbanisée.

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