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Depuis peu « A la recherche du temps perdu » est passée dans le domaine public. A cette occasion nous avons cherché à savoir comment Proust, mort en 1922,
témoin d'un monde en mutation, avait fait place dans son oeuvre à une technique nouvelle : le téléphone.
Non seulement il en fait un signe de modernité, mais encore il lui donne une signification romanesque. Le téléphone devient un élément essentiel de fiction.

Proust, le téléphone et la modernité

« L'électricité ne met pas moins de temps à conduire à notre oreille penchée sur un cornet téléphonique une voix pourtant bien éloignée, que la mémoire, cet autre élément puissant de la nature qui, comme la lumière ou l'électricité, dans un mouvement si vertigineux qu'il nous semble un repos immense, une sorte d'omniprésence, est à la fois partout autour de la terre, aux quatre coins du monde où palpitent sans cesse des ailes gigantesques, comme un de ces anges que le Moyen-Age imaginait ».
(M. Proust. « Jean Santeuil »)

FRANCE TELECOM 64, Janvier 1988
Par Patrice CARRE

A peine invente, à peine sorti du laboratoire, le téléphone suscite l'imaginaire.
A la fin du dix-neuvième siècle, l'artiste -peintre ou écrivain - croise la technique. Fasciné et inquiet, il rencontre la machine. L'objet technique pénètre son univers.
La multiplication des expositions universelles, industrielles et la diffusion de plus en plus large de la littérature de vulgarisation scientifique et technique, ne peuvent le laisser indifférent. Une nouvelle civilisation matérielle est sur le point de naître. Des techniques nouvelles font leur apparition. Le « progrès » est à l'ordre du jour ! en est, lui aussi, le témoin.

Magie et modernité
L'électricité est, parmi ces technologies nouvelles, celle qui provoque le plus de rêves, fantasmes et utopies. Fille de la fondre et de l'éclair, fée mystérieuse, ses manifestations multiples séduisent etéblouissent. La lumière électrique vainc la nuit. Elle donne à voir autrement, créant ainsi un nouveau paysage visuel. « Magique » lui aussi, le téléphone vainc
la distance et le temps.
Il permet la présence de l'absent. Il autorise l'ubiquité. Transportant au loin les paroles, il brise par le son des mots (le « grain de la voix ») les distances. Telle est la représentation allégorique qu'en donne, dans les dernières années du dix-neuvième siècle le peintre Puvis de Chavanne . Loin d'être en reste, la littérature s'empare également du téléphone. Dès le début des années 1880, Villiers de l'isle Adam, Jules Verne, Albert Robida et bien d'autres font du téléphone — alors qu'il n'est dans la réalité que fort peu diffusé — un instrument essentiel et universel de communication, anticipant ainsi sur ses usages futurs. Outil merveilleux, son introduction dans l'espace privé - il est de fait le premier instrument de communication à pénétrer un espace jusqu'alors relativement clos — perturbe également et modifie radicalement les modes de communication . Il est un des signes d'une modernité naissante.

Proust et le téléphone
Comme la société dans laquelle il vit, l'œuvre de Marcel Proust (1871-1922) est un lieu de rencontre entre deux époques. S'y télescopent tradition et modernité. Avec sa sensibilité d'écrivain, il est le peintre et le témoin — même si telle n'est point la fin de son travail d'écriture — du lent basculement d'un monde. Au monde des salons, à l'histoire lente, quasiment immobile, qui traverse sans ruptures brutales un dix-neuvième siècle en apparence sans fin, se juxtapose une société nouvelle, Or dans cet univers qui lentement sous les yeux de Proust se construit, des technologies nouvelles font leur apparition. Certes, elles ne le pénètrent pas encore massivement, mais par interstices s'y glissent et contribuent à sa formation. Chez Proust, le téléphone en est un exemple flagrant. A plusieurs reprises, Proust l'évoque dans son œuvre et lui consacre des passages relativement longs, témoignant de l'accueil qui lui est réservé et de l'imaginaire, de la poésie qu'il véhicule.
Chez Proust, le téléphone prend une valeur toute particulière. Non seulement Proust écrit des pages qui permettent — et mieux (peut-être) que de froides séries statistiques et, en tous cas, en indispensable complément — à l'historien de saisir l'accueil que la société française « fin de siècle » réserve à un instrument bouleversant les modes traditionnels de communication et de relation, mais encore sa sensibilité exacerbée donne au téléphone une dimension que peu d'écrivains ou de poètes ont su communiquer.


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« Le premier amusement passé... »
Dans « A l'ombre des jeunes filles en fleurs », Marcel Proust, saisissant le bavardage d'Odette, de Madame Bontemps et de Madame Cottard, réunit dans une même séquence téléphone et lumière électrique dont il fait les indices de la modernité, quand bien même cette modernité serait-elle objet d'une crainte voilée et d'incertitude
«Alors le docteur ne raffole pas comme vous, des fleurs ? demandait Madame Swann à Madame Cottard. — Oh ! vous savez que mon mari est un sage ; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une passion ». L'œil brillant de malveillance, de joie et de curiosité : « Laquelle, madame ? » demandait Madame Bon-temps. Avec simplicité, Madame Cottard répondait : « La lecture. — Oh ! c'est une passion de tout repos chez un mari ! s'écriait Madame Bontemps en étouffant un rire satanique, — Quand le docteur est dans un livre, vous savez ! — Eh bien, Madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup... - Mais si !... pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je reviendrai au premier jour frapper à votre porte. A propos de vue, vous a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Madame Verdurin sera éclairé à l'électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d'une autre source : c'est l'électricien lui-même, Mildé, qui me l'a dît. Vous voyez que je cite mes auteurs ! Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant.
D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n'en fût-il plus au monde. Il y a la belle-sœur d'une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement !
J'avoue que j'ai platement intrigué pour avoir la permission de venir un jour pour parler devant l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le téléphone à domicile.
Le premier amusement passé, cela doit être un vrai casse-tête. Allons, Odette je me sauve, ne retenez plus Madame Boniemps puisqu'elle se charge de moi, il faut absolument que je m'arrache, vous me faites faire du joli, je vais être rentrée après mon mari ! »

Ici le téléphone est à la fois le neuf, la nouveauté mais aussi amusement. Son usage se caractérise par le futile, II n'est pas, somme toute, essentiel et « le premier amusement passé... » il devient un « vrai casse-tête ». Or ces attitudes face au téléphone ne sont peut-être pas très éloignées de celles qu'avaient, il y a cinq ou six ans nos contemporains face au Minitel Combien de nos parents, amis ou voisins n'ont-ils pas, eux aussi, « platement intrigué » pour se servir de ce terminal que nous étions parmi les premiers à posséder et qui, lui aussi, pouvait permettre « de faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement ».
Si l'histoire de l'innovation s'est considérablement accélérée, l'histoire des attitudes face à l'innovation (l'histoire des sensibilités) épouse un rythme beaucoup plus lent.
« Aussi désagréable que la vaccine.. »
Si pour Madame Cottard, le téléphone se présente comme un « casse-tête », c'est pour cela qu'elle le refuse. Il est un autre personnage — et un personnage central — de l'univers proustien qui, non seulement le refuse, mais le fuit. De Françoise, la servante fidèle, nous savons, qu'elle est d'origine rurale : « J'ai dit qu'elle était d'un petit pays qui était tout voisin de celui de ma mère, et pourtant différent par la nature du terrain, les cultures, le patois, par certaines particularités des habitants, surtout ».;
« Sa présence dans notre maison, c'était l'air de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportés chez nous... ».
Or dans la littérature (et on retrouvera maintes fois ce thème dans le cinéma français des années 1920/1930), une des caractéristiques de la servante issue — comme elles l'étaient, dans la plupart des cas — de la campagne, est d'opposer un vif refus à des gestes techniques qui, jusqu'à leur arrivée à la ville, leur étaient inconnus. Françoise ne fait pas exception.
A trois reprises, au moins, Proust y revient.
Dans « Sodome et Gomorrhe » le narrateur explique l'inhabituelle place du téléphone dans l'espace domestique par les réactions qu'il provoque chez Françoise
« D'ailleurs, autant peut-être qu'Alber-tine, toujours pas venue, sa présence en ce moment dans un « ailleurs » qu'elle avait évidemment trouvé plus agréable, et que je ne connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ce que j'avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur mon incapacité d'être jaloux, aurait pu, si j'avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se changer en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait son temps.
Je n'osais pas envoyer chez Albertine, il était trop tard, mais dans l'espoir que, soupant peut-être avec des amis, dans un café, elle aurait l'idée de me téléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant la communication dans ma chambre je la coupai entre le bureau de poste et la loge du concierge à laquelle il était relié d'habitude à cette heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir où donnait la chambre de Françoise eût été plus simple, moins dérangeant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettent à chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de nouveaux vices qui les rendent plus chers ou plus insupportables à leurs amis. C'est ainsi que la découverte d'Edison avait permis à Françoise d'acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser, quelque utilité, quelque urgence qu'il y eût, à se servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s'enfuir quand on voulait le lui apprendre, comme d'autres au moment d'être vaccinés. Aussi le téléphone était-il placé dans ma chambre, et, pour qu'il ne gênât pas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple bruit de tourniquet. De peur de ne pas l'entendre, je ne bougeais pas. Mon immobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois, je remarquai le tic-tac de la pendule ».
Elle refuse de « l'apprendre » (le nouvel objet technique nécessite un apprentissage) mais sa crainte se fait curiosité quand il s'agit d'aller surprendre quelque conversation que le narrateur souhaiterait lui cacher. A l'oreille collée au trou de la serrure, se substitue, pour saisir les paroles du maître ou de la maîtresse de maison, l'irruption de la domestique, espérant dérober à leur secret deux ou trois paroles qui lui sont cachées, dans la pièce où l'on téléphone. « Maïs j'étais obligé d'interrompre un Instant et de faire des gestes menaçants, car si Françoise continuait — comme si c'eût été quelque chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que l'aéroplane— à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans inconvénient, en revanche elle entrait immédiatement chez moi dès que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut enfin sortie de la chambre non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient depuis la veille et eussent pu y rester, sans gêner le moins du monde, une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche rendue bien inutile par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et la peur de rne voir « couper » par la demoiselle, « Pardonnez-moi, dis-je à Andrée, j'ai été dérangé. »

«... Quitte à visiter des contagieux »
Or, non seulement Françoise ne décroche pas le téléphone quand celui-ci sonne, mais encore ne téléphone pas elle même quand on le lui demande. Elle fait appel dans ce cas à un « employé du téléphone » :« J'étais prêt, Françoise n'avait pas encore téléphoné ; fallait-il partir sans attendre ? Mais qui sait si elle trouverait Albertine ? si celle-ci ne serait pas dans les coulisses ? si même, rencontrée par Françoise, elle se laisserait ramener ? Une demi-heure plus tard le tintement du téléphone retentit et dans mon coeur battaient tumultueusement l'espérance et la crainte.
C'étaient, sur l'ordre d'un employé de téléphone, un escadron volant de sons qui avec une vitesse instantanée m'apportaient les paroles du téléphoniste, non celles de Françoise
qu'une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées à un objet inconnu de ses pères, empêchaient de s'approcher d'un récepteur, quitte à visiter des contagieux.
Elle avait trouvé au promenoir Albertine seule, qui, étant seulement allée prévenir Andrée qu'elle ne restait pas, avait rejoint aussitôt Françoise. « Elle n'était pas fâchée ? Ah ! pardon ! Demandez à cette dame si cette demoiselle n'était pas fâchée ?... — Cette dame me dit de vous dire que non, pas du tout, que c'était tout le contraire ; en tous cas, si elle n'était pas contente, ça ne se connaissait pas. Elles vont aller maintenant aux Trois-Quartiers et seront rentrées à deux heures ».
Je compris que deux heures signifiait trois heures car il était plus de deux heures. Mais délai! chez Françoise un de ces défauts particuliers, permanents, inguérissables, que nous appelons maladies, de ne pouvoir jamais regarder ni dire l'heure exactement. Quand Françoise, ayant ainsi regardé sa montre, s'il était deux heures disait : il est une heure, ou il est trois heures, je n'ai jamais pu comprendre si le phénomène qui avait lieu alors avait pour siège la vue de Françoise, ou sa pensée, ou son langage ; ce qui est certain, c'est que ce phénomène avait toujours lieu. L'humanité est très vieille, l'hérédité, les croisements ont donné une force insurmontable à de mauvaises habitudes, à des réflexes vicieux. » Pour Françoise le téléphone est objet de frayeur et dans ces trois séquences qui mettent en scène la domestique et le téléphone, on remarque que Proust emprunte au vocabulaire médical : vaccinés, vaccine et contagieux. Dans les sociétés traditionnelles, les paysans cherchaient refuge hors du village quand ils entendaient les cloches de l'église sonner le tocsin annonçant l'épidémie. La sonnerie du téléphone, pour Françoise, joue un rôle semblable. Elle donne le signal de la fuite. Comme de la peste, il importe de s'en éloigner au plus vite.


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«... Approcher nos lèvres de la planchette magique»
Dans le conte, la fée a pour attribut essentiel une baguette magique; qui s'en empare, possède à son tour — à condition de s'en servir comme il sied — des pouvoirs surnaturels. Dans la « féerie téléphonique » telle que Proust la décrit «nous n'avons qu'à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler... ». Baguette ou planchette magiques permettent de convoquer celles qui vont intercéder pour nous, rendre possible le miracle, la communication. Le geste est simple, une parole, un simple mouvement des lèvres, comme un baiser « El nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne, sur le souhait qu'il en exprime, fait apparaître, dans une clarté surnaturelle, sa grand-mère ou sa fiancée, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l'endroit même où elle se trouve réellement. Nous n'avons pour que ce miracle s'accomplisse, qu'à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler — quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien — les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu'il soit permis de les apercevoir; les Danaïdes de l'invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement: «J'écoute»; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l'Invisible, les Demoiselles du téléphone!»
Outre l'allusion aux microphones antiques (planchette de sapin sous laquelle sont fixés crayons de charbon, puis granulés de coke, vibrant au son de la voix), Proust fait ici des anonymes demoiselles du téléphone des être surnaturels dont tout dépend. Sorcières, leurs paroles sont incantation : « Je me décidai à quitter la poste, à aller retrouver Robert à son restaurant pour lui dire que, allant peut-être recevoir une dépêche qui m'obligerait à revenir, je voudrais savoir à tout hasard l'horaire des trains. Et pourtant, avant de prendre cette résolution, j'aurais voulu une dernière fois invoquer les Filles de la Nuit, les Messagères de la parole, les divinités sans visage; mais les capricieuses Gardiennes n'avaient plus voulu m'ouvrir les Portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vénérable inventeur de l'imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur (lequel était neveu du capitaine de Borodino), Gutenberg et Wagram laissèrent leurs supplications sans réponse et je partis, sentant que l'Invisible sollicité resterait sourd. » . Et, peut-être, est-ce pour cela qu'une demoiselle du téléphone est toujours un grand poète :« Mais déjà une des Divinités irascibles aux servantes vertigineusement agiles s'irritait non plus que je parlasse, mais que je ne dise rien. « Mais voyons, c'est libre ! Depuis le temps que vous êtes en communication, je vais vous couper. » Mais elle n'en fit rien, et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie d'Albertine, « ( C'est vous? » me dit Andrée, dont la voix était projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair.
« Ecoutez, répondis-je, allez où vous voudrez, n'importe où, excepté chez Madame Verdurin. Il faut à tout prix en éloigner demain Albertine. — C'est que justement elle doit y aller demain. — Ah!».
Dans ces extraits qui reprennent en partie un article que Proust avait consacré au téléphone dans le Figaro du 20 mars 1907 (Journées de lecture), le narrateur présente les demoiselles du téléphone comme des personnages de légende, hors du monde réel, mais aussi — invoquant le peintre à venir — comme les représentantes, les médiatrices d'une modernité en formation. La femme au téléphone serait ainsi signe d'un monde moderne : « Pendant qu'Albertîne allait ôter ses affaires, et pour aviser au plus vite je me saisis du récepteur du téléphone, j'invoquai les Divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur fureur qui se traduisit par ces mots : «Pas libre, » Andrée était en train, en effet, de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût achevé sa communication, je me demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe siècle où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher et de ceux que Saniette appelait des Watteau à vapeur, ne peignit, au lieu de «La Lettre», du «Clavecin» etc., cette scène qui pourrait s'appeler : «Devant le téléphone», et où naîtrait si spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus vrai qu'il sait n'être pas vu. »

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«La voix pure comme un petit morceau de glace»
Proust accorde aux sens, au senti, une importance considérable Tout son travail d'écrivain, pourrait-on dire, est là. Mille notations, d'un petit pan de mur jaune à une petite phrase musicale, d'un goût particulier à une odeur évocatrice, fourmillent dans chaque page. « L'ouïe, ce sens délicieux, nous apporte la compagnie de la rue, dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en montrant la couleur. » Le détail se fait essentiel (Dieu est dans le détail, disait Flaubert !). La voix, son « grain » y joue un rôle majeur. La voix révèle. Elle caractérise Charlus ou Gisèle (sa « voix rogom-meuse»!). Or la voix au téléphone prend une dimension nouvelle
Lointaine mais proche, connue mais redécouverte comme si, pour la première fois, le narrateur l'entendait grâce à l'écouteur — et c'est d'un contact physique qu'il s'agit — collé à l'oreille. Dès Jean Santeuil que Proust écrit vers 1896-1900 et qui ne sera publié que longtemps après sa mort, la voix au téléphone est évoquée dans un chapitre qui a pour titre «Jean à Begmeil, le téléphonage à sa mère». « Maintenant il voulait télégraphier, faire quelque chose qui le mette en communication immédiate avec sa mère. « Mais monsieur, nous avons le téléphona « On sonna On répond tout de suite. Il demande la communication avec un tapissier qui habite dans sa maison. « Auriez-vous la bonté de dire à Mme Santeuil de descendre au téléphone parler à son fils ? — Oui. » Mais voilà déjà bien un quart d'heure de cela, on ne sonne plus. Que se passe-t-il? «Monsieur, dit le maître d'hôtel, c'est qu'il n'y a qu'un fil d'ici Paris. Par mégarde on a accordé une autre communication. 11 peut y en avoir pour longtemps. » Alors il se représenta sa mère sonnant au téléphone, l'appelant, ne comprenant pas pourquoi Jean ne lui répond pas (car elle à dû descendre tout de suite, elle doit être déjà depuis déjà quelque temps au téléphone). S'il pouvait lui expliquer, lui dire : « Maman, prends patience. » Et quand la communication lui sera rendue, sa mère partie, lasse d'attendre, fatiguée, déçue surtout (elle avait dû courir si vite, si joyeuse, au téléphone, c'aurait dû être presque le même bonheur que si on lui avait dit : «Voici M. Jean revenu», sans qu'elle ait l'ennui qu'il ait quitté Begmeil). Il s'affole, languit de son attente, aiguise cruellement sa déception, et savoure l'amertume d'être retombé tout seul, sans elle; à deux cents lieues d'elle quand ils auraient pu être là, l'un à l'autre. D'autant plus que c'est fini, il ne pourra pas déranger deux fois le tapissier.Mais commotionnant, clair, voici le timbre qui sonne, semble courir ça et là. Vite, il met le tube à l'oreille. La voix forte et dure d'un garçon : «Est-ce M. Santeuil?» Sans doute on parle pour sa mère, pendant qu'on lui fait prendre le cornet, qu'elle se hâte toute troublée. Une autre voix forte et dure d'un autre garçon. Puis tout d'un coup — c'est comme si tout le monde s'étant allé de la chambre il tombait dans les bras de sa mère — vient là tout contre lui, si douce, si fragile, si délicate, si claire, si fondue, un petit morceau de glace brisé, la voix de sa mère« C'est toi, mon chéri ? »

C'est comme si elle lui parlait pour la première fois, comme s'il la retrouvait après la mort dans le paradis. Car pour la première fois, il entend la voix de sa mère.
Toujours il écoute ce qu'elle lui dit, mais sa voix il ne l'avait jamais remarquée, pas plus que sa voix à lui par exemple.
Alors, la recevant ainsi tout d'un coup, au moment où il la désire le plus et s'y attend le moins, où il est prêt à entendre encore la voix d'un garçon, il est stupéfait de l'abîme qu'il y a entre ces dures voix et ce tout petit morceau la de glace brisée où semblent couler par en dessous des pleurs, tous les chagrins soufferts depuis quelques années qui ne cessent de circuler dans cette voix, sanglots ou gémissements qu'elle n'a jamais laissé éclater pour ne pas faire de peine aux siens et qui sont cachés là tout près, comme les souvenirs des morts dans l'aspect coutumier de sa chambre, à un doigt d'elle, dans les tiroirs.
Mais surtout ce qui le frappe et le stupéfie après ces voix d'hommes, c'est de trouver, dans cette voix qui semble à cent lieues d'eux, d'y trouver cette chose qu'il lui semble n'avoir jamais vue au monde et trouver là pour la première fois : la douceur — la douceur, la petite essence divine dont il a souvent rêvé, en l'imaginant pas du tout comme elle était, suave, magnifique, et qu'il a là dans son oreille, tout près, comme les petits morceaux offerts d'un coeur brisé. Alors, comme on sent tout ce que Jean est pour sa mère. Depuis qu'il est grand, qu'il est presque quelqu'un comme son père, qu'il fait des études auxquelles elle ne participe pas, Mme Santeuil s'humilie presque devant son fils. Elle ne se compte pour rien près de lui. Dans ce petit morceau de voix brisée on sent toute sa vie pour lui donnée à ce moment comme à tous, la seule tendresse qui soit toute à lui, sans une parcelle retenue pour soi, la voix pure comme un petit morceau de glace où il n'y a pas de voix, pas de force, la voix et la force de l'orgueil, de l'égoïsme, des désirs, de l'intérêt, non rien que de la douceur, de la douceur surnaturelle qui était près de lui sans qu'il le sût, qui n'avait pas l'air extraordinaire, et qui ainsi surprise tout d'un coup entre ces autres voix s'entend comme à cent lieues d'elles, de la douceur qui se brise et fond si doucement à l'oreille, au cœur. Mais il est vite repris par la vie; que faut-il lui dire? Ils se parlent et il n'entend plus sa voix, comme en vivant avec elle il ne connaît pas sa personne. Elle est là. Tout en lui parlant des choses utiles, il se dit : « Maman, maman, tu es là, approche-toi, je veux t'embrasser, oh! Je ne t'embrasserai pas d'ici longtemps, maman, ma petite maman, maman ! » voit que sa mère se fatigue et ne comprend plus distinctement ce qu'elle lui dit... Il sonne. C'est fini. »
Invisible mais présent

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La voix de la mère, toujours écoutée, enfin entendue, apparaît ici — accentuée par l'artifice téléphonique — voix de l'au-delà, douce, tendra C'est en des termes relativement semblables que le narrateur de la Recherche évoque la voix de sa grand-mère. «Un matin, Saint-Loup m'avoua qu'il avait écrit à ma grand-mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l'idée, puisqu'un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l'appareil et il me conseilla d'être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n'était pas encore à cette époque d'un usage aussi courant qu'aujourd'hui. Et pourtant l'habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n'ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j'eus, ce fut que c'était bien long, bien incommode, et presque l'intention d'adresser une plainte : comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l'admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent pour qu'apparaisse près de nous, invisible mais présent, l'être à qui nous voulions parler et qui, restant à sa table, dans la ville qu'il habite (pour ma grand-mère c'était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n'est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute l'ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l'a ordonné. ... Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger — un bruit abstrait — celui de la distance supprimée — et la voix de l'être cher s'adresse à nous. C'est lui, c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n'aurions qu'à étendre la main pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche — dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d'une séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé que cette voix clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte pas, et j'ai connu l'anxiété qui allait m'étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi {seule, et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j'aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière. Ce jour-là, hélas, à Doncières, le miracle n'eût pas lieu. Quand j'arrivai au bureau de poste, ma grand-mère m'avait déjà demandé; j'entrai dans la cabine, la ligne était prise, quelqu'un causait qui ne savait pas sans doute qu'il n'y avait personne pour lui répondre car, quand j'amenai à moi le récepteur, ce morceau de bois se mit à parler comme Polichinelle; je le fis taire, ainsi qu'au guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis, en désespoir de cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions de ce tronçon sonore quI jacassa jusqu'à la dernière seconde, et j'allai chercher l'employé qui me dit d'attendre un instant ; puis je parlai, et après quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis cette voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place; mais sa voix elle-même, je ('écoutais aujourd'hui pour la première fois.
Et parce que cette voix m'apparaissait changée dans ses proportions dès l'instant qu'elle était un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans l'accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était douce; peut-être d'ailleurs ne l'avait-elle jamais été à ce point, car ma grand-mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner à l'effusion d'une tendresse que, par « principes » d'éducatrice, elle contenait et cachait d'habitude.
Elle était douce, mais aussi comme elle était triste, d'abord à cause de sa douceur même, presque décantée, plus que peu de voix humaines ont jamais dû l'être, de toute dureté, de tout élément de résistance aux autres, de tout égoïsme! Fragile à force de délicatesse, elle semblait à tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes; puis, l'ayant seule près de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la première fois, les chagrins qui l'avaient fêlée au cours de la vie. Etait-ce d'ailleurs uniquement la voix qui, parce qu'elle était seule, me donnait cette impression nouvelle qui me déchirait? Non pas ; mais plutôt que cet isolement de la voix était comme un symbole, une évocation, un effet direct d'un autre isolement, celui de ma grand-mère, pour la première fois séparée de moi.
Les commandements ou défenses qu'elle m'adressait à tout moment dans l'ordinaire de la vie, l'ennui de l'obéissance ou la fièvre de la rébellion qui neutralisaient la tendresse que j'avais pour elle, étaient supprimés en ce moment et même pouvaient l'être pour l'avenir (puisque ma grand-mère n'exigeait plus de m'avoir près d'elle sous sa lot, était en train de me dire son espoir que je resterais tout-à-fait à Doncières, ou en tous cas que j'y prolongerais mon séjour le plus longtemps possible, ma santé et mon travail pouvant s'en bien trouver); aussi, ce que j'avais sous cette petite cloche approchée de mon oreille, c'était, débarrassée des pressions opposées qui chaque jour lui avaient fait contrepoids, et dés lors irrésistible, me soulevant tout entier, notre mutuelle tendresse. Ma grand-mère, en me disant de rester, me donna un besoin anxieux et fou de revenir. Cette liberté qu'elle me laissait désormais, et à laquelle je n'avais jamais entrevu qu'elle pût consentir, me parut tout d'un coup aussi triste que pourrait être ma liberté après sa mort (quand je l'aimerais encore et qu'elle aurait à jamais renoncé à moi). Je criai : «Grand-mère, grand-mère», et j'aurais voulu l'embrasser; mais je n'avais près de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait peut-être me visiter quand ma grand-mère serait morte, «Parle-moi»; mais alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d'un coup de percevoir cette voix. Ma grand-mère ne m'entendait plus, elle n'était plus en communication avec moi, nous avions cessé d'être en face l'un de l'autre, d'être l'un pour l'autre audibles, je continuais à l'interpeller en tâtonnant dans la nuit, sentant que des appels d'elle aussi devaient s'égarer. Je palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j'avais éprouvé autrefois, un jour que petit enfant, dans la foule, je l'avais perdue, angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu'elle me cherchait, de sentir qu'elle se disait que je la cherchais; angoisse assez semblable à celle que j'éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu'on ne leur a pas dit, et l'assurance qu'on ne souffre pas.Il me semblait que c'était déjà une ombre chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant l'appareil, je continuais à répéter en vain: «Grand-mère, grand-mère», comme Orphée, resté seul, répète le nom de la morte, » . Comme la voix de la mère dans Jean Santeuit, la voix de la grand-mère — et plus encore peut-être dans cette séquence — se révèle amour dans sa douceur, dans sa douceur fragile.
Au téléphone la grand-mère est une voix. La voix vraie (la grand-mère vraie), sa musique est lue sans partition, sans le masque du visage nous dit Proust.
Or cette voix présente est la voix de l'absente. Ici l'éphémère communication téléphonique est preuve et épreuve de la séparation.

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« Cent fois plus rapide que le tonnerre »
Et la voix d'Andrée entendue au cours d'une banale conversation téléphonique un sourire d'autant plus vrai qu'il sait n'être pas vu... » (dont Proust en quelques mots évoque les rites naissants) suscite chez l'auteur l'image d'une polyphonie téléphonique : « ... Pardonnez-moi, dis-je à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit aller demain chez les Verdurin ? -Absolument, mais je peux lui dire que cela vous ennuie. — Non, au contraire ; ce qui est possible, c'est que je vienne avec vous. — Ah !» fit Andrée d'une voix ennuyée et comme effrayée de mon audace, qui ne fit du reste que s'en affermir. « Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. — Mais non », dit Andrée et (comme maintenant l'usage du téléphone était devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement de phrases spéciales, comme jadis autour des « thés ») elle ajouta : « Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix ».J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit, d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce qu'elles racontent ; je me rappelai une à une la voix de chacune des jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de ma grand-mère, puis de Mme de Guermantes ; je les trouvai toutes dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert doivent donner au Paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier en quelques mots propitiatoires Celle qui règne sur la vitesse des sons, d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre. Mais mes actions de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées. » Mais le téléphone est aussi attente, attente de la communication bien sûr mais attente surtout de l'appel. La délivrance tient ici à un simple signal, le bruit de la sonnerie : « Enfin Françoise alla se coucher ; je la renvoyai avec une rude douceur, pour que le bruit qu'elle ferait en s'en allant ne couvrît pas celui du téléphone. Et je recommençai à écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l'oreille qui recueille les bruits à l'esprit qui les dépouille et les analyse, et de l'esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le double trajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir sa durée, et qu'il semble que nous écoutions directement avec notre coeur. J'étais torturé par l'incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d'un bruit d'appel; arrivé au point culminant d'une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j'entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l'écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone.Je m'élançai, c'était Albertine. Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure! — Mais non... , dis-je en comprimant ma joie, car ce qu'elle disait de l'heure indue était sans doute pour s'excuser de venir dans un moment si tard, non parce qu'elle n'allait pas venir.
«Est-ce que vous venez ? demandai-je d'un ton différent. — Mais... non, si vous n'avez pas absolument besoin de moi. Une partie de moi à laquelle l'autre voulait se rejoindre était en Albertine. Il fallait qu'elle vînt, mais je ne le lui dis pas d'abord ; comme nous étions en communication, je me dis que je pourrais toujours l'obliger, à la dernière seconde, soit à venir chez moi, soit à me laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi, dit-elle, et infiniment loin de chez vous ; je n'avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j'ai eu très peur que vous ne m'attendiez. » Je sentais qu'elle mentait, et c'était maintenant, dans ma fureur, plus encore par besoin de la déranger que de la voir que je voulais l'obliger à venir. Mais je tenais d'abord à refuser ce que je tâcherais d'obtenir dans quelques instants. Mais où était elle? A ses paroles se mêlaient d'autres sons : la trompe d'un cycliste, la voix d'une femme qui chantait, une fanfare lointaine retentissaient aussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c'était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l'entourent. Les mêmes bruits que j'entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave à son attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d'autant plus nécessaires à nous révéler l'évidence du miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d'une soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché Albertine de venir chez moi, » Si l'appel, sa sonnerie retentit comme dans un opéra, est sauveur, la conversation -Albertine appelle d'un lieu inconnu que seuls quelques bruits laissent deviner -aiguise la curiosité, la jalousie. Ici, aussi, la présence de la voix ne peut vaincre la distance, elle l'amplifie et la rend plus douloureuse mais révèle » l'évidence du miracle ».
Le monde de Proust est, pour reprendre l'expression de Gilles Deleuse , un monde de signes, signes à déchiffrer. Les conversations téléphoniques, les voix, le bruit de la sonnerie ou l'attitude de Françoise sont de ces signes qui disent le vacillement d'un monde.
Non seulement le téléphone est porteur et transmetteur de signes (signes du temps, de son passage : sons immédiats, fragiles, paroles aussitôt dites, évaporées...) mais il est en lui même un signe. Signe de distinction sociale chez Mad? mr Verdurin chez qui pendant la guerre on vient téléphoner :
«Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient.
Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d'espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement, par bonheur, le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l'événement. » .
Signe de la ville « effrayante » également chez Françoise, signe de la nouveauté chez Madame Cottard...
Or le téléphone, comme l'apparition de l'éclairage électrique, comme l'aéroplane ou l'automobile que Proust à plusieurs reprises évoqué, est le signe de la modernité, Il fait partie de ces innovations technologiques qui marquent la naissance du vingtième siècle, créatrices d'un monde nouveau partant, de fictions nouvelles... •

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