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Les demoiselles du téléphone

Une demoiselle du téléphone appelée téléphoniste ou opératrice à l'extérieur de la France, était une personne, presque toujours féminine, qui actionnait un standard téléphonique pour établir les communications entre usagers dans les premières décennies de la téléphonie.
À cette époque, la communication était établie au moyen de cordons équipés de connecteurs de type jack, comme expliqué dans la rubrique Les premiers centraux à Paris.


Tout commence en juin 1878 en Amérique, la Boston Telephone Dispatch company commença à engager des garçons comme opérateurs téléphoniques. Ceux-ci avaient été très efficaces comme opérateurs télégraphiques, mais leur attitude (manque de patience) et leur comportement (farces...) étant inacceptables pour des contacts téléphoniques instantanés, les entreprises commencèrent donc à employer des femmes pour les remplacer. Ainsi le 1er septembre 1878, la Boston Telephone Dispatch engagea Emma Nutt. C'était la première femme opératrice.
Les petites villes avaient traditionnellement leur standard téléphonique installé dans la maison de l'opérateur pour qu'il ou elle puisse répondre aux appels 24 heures sur 24.

En France l'expression « demoiselle du téléphone », caractéristique de la téléphonie française, remonte à une période où le réseau téléphonique commuté n'était pas automatisé.
Presque exclusivement féminin (certains hommes faisaient la nuit), ce métier a employé jusqu'à 30 000 personnes à travers le pays, du cœur de Paris au Palais Gallien à Bordeaux, en passant par les étages de la rue de la Poste à Toulouse (aujourd'hui rue Kennedy) et jusqu'aux salles arrières du bureau postal des chefs-lieux de canton.
Témoignage
On ne les voyait pas, on reconnaissait parfois leur voix quand elles annonçaient « Villeneuve 32 » (le numéro indiquait leur position, en cas de réclamation), mais elles étaient au cœur de la vie locale. « Elles savaient ce qui se passait en ville ! », raconte Rémi, dont la mère était surveillante dans un central du Tarn. La discrétion était le principal critère de recrutement. Les premières téléphonistes, avant guerre, devaient aussi être célibataires et filles de familles honorablement connues.
« Ce qui est sûr, c'est qu'en ville, on n'avait pas le temps de tricoter », témoigne Ode, en poste à Bordeaux,
Dès qu'on arrivait, on se branchait sur sa position, le casque sur les oreilles et le micro pendu au cou, lesté par un poids sur l'estomac. Face à nous, les petites lumières qui prévenaient que quelqu'un appelait, on branchait la fiche, il demandait son numéro, on testait la ligne, voir si elle était libre, puis on établissait la communication. Quand les gens avaient fini de parler, on reprenait la ligne, il fallait demander terminé ?, attendre 2 secondes, demander « personne ?, et là on coupait. Les années 60 et 70 ont vu le trafic augmenter. « C'était la foire d'empoigne, parfois une heure d'attente pour avoir une ligne sur Paris, on annonçait le délai à l'abonné, on pouvait le rappeler quand on obtenait le correspondant. »
La surveillante, c'était la terreur pour les employées du central, « le caporal matraque », affirme Ode, une Lot-et-Garonnaise promenée de Strasbourg à Bordeaux pour les besoins de la carrière. En cas de rébellion, la surveillante sortait un « PV » en guise de carton rouge. Et pour aller aux toilettes, il fallait lever le doigt, et attendre son tour.

Le système des centraux manuels utilisant des téléphonistes dans les grandes villes occulte le fait que « la grande majorité des centraux se trouvaient dans les campagnes et étaient de dimensions extrêmement réduites, généralement une table avec un jeu de fiches disposées au-dessus.
Le rôle de la téléphoniste était rempli par le postier ou sa femme, voire même par le petit quand les parents étaient occupés ailleurs »


Sommaire

En attendant l'installation de l'automatique sur l'ensemble du territoire français, qui n'est complétée qu'en 1978, des centraux téléphoniques hébergent un personnel nombreux et qualifié. Les plus célèbres figures de ce microcosme sont les « demoiselles du téléphone », ainsi appelées parce que cette catégorie de personnel était recrutée exclusivement parmi des jeunes filles célibataires, dont l'éducation et la morale étaient jugées irréprochables. Durant les premières décennies de la téléphonie, elles perdaient généralement leur emploi lorsqu'elles se mariaient

Leur fonction est de prendre les demandes d'appel des abonnés au téléphone, puis de les mettre en relation (filaire).
Leur poste de travail est constitué d'un tableau à prises jack et de cordons appelés dicordes, servant à connecter les abonnés entre eux.
Au début les centres possédaient peu d'abonnés, elles travaillaient debout devant des "meubles" ou sont racordés les abonnés à désservir.
Avec les années et l'augmentation des abonnés et des centres urbains comme Paris, le "multiple" comme il étatit appelé rassemblait plusieurs milliers d'abonnés au même endroit, la tâche de la demoiselle du téléphone n'était pas si simple qu'on pouvait le croire. Elles travaillaient assis mais devait souvent se lever pour atteindre certaines position de fiches.

Le bureau téléphonique ou opére l'opératrice est la salle où sont centralisés tous les fils d'une même zone ou ville et où les employés font communiquer entre eux tous les abonnés. Voici une bon exposé de la situation en 1903.
Vu dans le petit Parisien du 29 décembre 1903

Il nous a donc paru bon d'exposer à nos lecteurs ce que sont ces muliptes, ce qui pous permettra d'en expliquer l'usage et de démontrer quels puissants services ils seront appelés rendre prochainement au public parisien
Un multiplie est un immense meuble de 50 il 60 mètres de long devant lequel se trouvent placées côte à cote une centaine de demoiselles, ces fameuses demoiselles du téléphone, dont tqut le monde parle et que personne ne voit jamais, du moins dans l'exercice de leurs fonctions.
A ce meuble aboutissent les lignes des abonnés. Un multiple peut en recevoir dix mille.
Sur le meuble et devant chaque téléphoniste sont placés les organes qui servent à recevoir les appels des abonnés, ceux qui servent à les sonner et enfin ceux qui servent à les relier entre eux.
Chaque ligne d'abonné, constituée par deux fils, aboutit à un annonciateur. Celui-ci apparalt quand on appuie sur le bouton ou quand on tourne la manivelle d'un appareil magnétique.
Aussitôt la téléphoniste prend devant elle un cordon terminé par une fiche, enfonce cette fiche dans un trou appelé jack qui est celui de l'abonné appelant, et elle abaisse son levier dit "clé d'écoute" correspondant.
C'est alors qu'elle prononce le réglementaire j'écoute.
L'abonné énonce alors le numéro du fil au bout duquel se trouve la personne avec laquelle il veut correspondre la demoiselle répète ce numéro afin qu'il n'y ait pas d'erreur d'audition, et elle procède à la mise en communication des deux lignes, demandante et demandée, au moyen du cordon dent elle s'est servie une première fois.
L'explication de ces différentes manœuvres était nécessaire pour que, sans rentrer dans des considérations par trop techniques, le lecteur puisse facilement comprendre le fonctionnement du multiple.
Supposons, pour que la chose paraisse plus claire, qu'il n'y ait à Paris que cinquante abonnés. Ces cinquante lignes pourraient être desservie par une seute demoiselle. Elles aboutiraient toutes un tableau sur lequel se trouveraient autant d'annonciateurs et de jacks et un nombre beaucoup plus restreint de cordons et dé clés d'écoute. La mise en relation de deux abonnés serait alors des plus simples.
Après avoir enfoncé une flche dans le jack de la ligne de l'abonné demandeur, la mise en communication de celui-ci avec l'abonné demandé consisterait à enfoncer la fiche placée de l'autre extrémité du même cordon, dans le jack de la ligne demandée, sonner sur cette ligne.
Aussitôt la communication établie, la demoiselle manœuvrerait en sens inverse sa clé d'écoute pour rompre la communication avec son propre poste.
Supposons maintenant qu'au lieu de cinquante abonnés, il y en ait cinq cents à servir. Leurs lignes aboutiraient non plus sur un seul tableau, mais à cinq, desservis par autant de téléphonistes. La jonction entre deux abonnés reliés au même tableau se ferait ainsi que nous l'avons indiqué plus haut. Il en serait de même de deux abonnés placés sur des tableaux voisins.
Mais la communication entre les abonnés des tableaux éloignés ne pourrait être établie qu'au moyen de longs et très embarrassants cordons qui ne tarderaient pas il s'enchevêtrer et rendraient toute manœuvre impossible. Pour parer à cette difficulté, des fils d'intercommunicntion ont été placés à demeure derrière les différents tableaux des multiples et ils relient entre elles tes demoiselles du téléphone.
Un abonné du tableau n° 1 demande-t-il un numéro placé mr le tablenu no 10, la téléphoniste du 1 appelle sa collègue du 10, qui établit elle-même la communication. En réalité. les lignes ne sont pas multiplées dans tous les groupes, Elles le sont de trois en trois groupes, ces tableaux étant suffisamment réduits pour qu'une demoiselle puisse atteindre sans difficulté le jack d'un abonné reljé au tableau de l'une de ses voisines.
Le multiple, c'est l'ensemble de ces groupes.
Nous avons déjà dit qu'un pareil meuble ne comprenait pas moins de cent tableaux. On conçoit mieux maintenant à quel prix élevé revient un de ces appareils extrêmement compliqués, et dont l'installation doit être faite avec le plus grand soin pour éviter tous les ennuis qui résulteraient de réparations en cours de service.
La capacité d'un multiple est limitée a 10.000 lignes. Le nombre des abonnés de Paris étant aujourd'hui de 35,000, le réseau doit nécessairement comporter plusieurs multiples. En fait, il y en a huit, répartis dans sept bureaux, l'un central et six périphériques, cela afin de diminuer la longueur des lignes d'abonnés. Le nombre des appareils parisiens est devenu notoirement insuffisant et l'administration a dû avoir recours à des moyens de fortune que nous avons indiqués dans de précédents articles.
Les nouveaux multiples, dont la construction va être entreprisse aussitôt que le Sénat aura ratifié le vote récent de la Chambre, ce qui ne saurait tarder, mettront certainement fin à la crise des téléphones, ce que le public parisien réclame instamment,
Une Leçon de choses
Si le téléphone est employé par tous, il est peu de personnes qui sachent se servir des appareils mis à leur disposition et dont ils font un usage journalier. La chose peut paraître invraisemblable elle n'est cependant que trop réelle, et bien souvent les difficultés qui naissent entre abonnés et demoiselles du téléphone n'ont pas d'autre raison.
Dans l'intérêt des abonnés, nous avons cru devoir faire une enquête ce sujet, et en voici le résultat.
Le service téléphonique s'effectue par la collaboration des abonnés et des demoiselles du téléphone il est donc nécessaire que les manœuvres effectuées de part et d'autre concordent exactement, sinon les abonnés et les téléphonistes se cherchent, ne se répondent pas, se sonnent mal à
propos, les mises en communication sont diffuses, etc.
Il faut donc, avant tout, ne pas faire de fausses manœuvres pour éviter d'avoir de ces colères qui vous donnent envie de briser d'un coup de poing l'appareil dont on se sert et qui n'est pour rien dans le mal.
Une erreur commune consiste à croire que lorsqu'on presse fébrilement sur le ]bouton de contact ou lorsqu'on tourne plus ou moins nerveusement la manivelle de l'appareil magnétique, une formidable sonnerie électrique carillonne aux oreilles de la téléphoniste qui doit établir la communication.
Or, les multiples ne possèdent pas une seule sonnerie, et il n'y en a aucune à l'usage du téléphone dans les grands bureaux téléphoniques.
Le nombre des communications établies étant à Paris de 400 000 par jour ce serait un effroyable tintamarre au milieu duquel on ne pourrait rien faire. Au premier appel, un petit volet qui masque le numéro de l'abonné s'abaissa sans bruit, et il ne se relève qu'au moment ou la demoiselle répondra.
Inutile, par consequent, de sonner plusieurs fois. Le volet ne fait pas pour cela le moindre mouvement et l'on risque d'empêcher la téléphoniste de répondre. Il est utile d'ajouter que derrière chaque groupe de demoiselles sont placés dans les bureaux centraux des contrôleurs dont la tache consiste à surveiller la partie des multiples où sont inscrits les numéros d'abonnés, afin de voir si leurs anpels ne restent pas en souffrance.
Donc, en ne sonnant qu'une fois et en attendant patiemment que la téléphoniste occupée à l'établissement d'une autre communication puisse répondre, on gagnera du temps.
Il est également indispensable, aussitôt la conversation terminée, de raccrocher le récepteur et d'envoyer le signal de fin en appuyant sur le bouton, sinon la téléphoniste peut manquer d'une ligne, et alors elle est obligée de rechercher sur son tableau celles qui sont libres en lançant un peu au hazard le mot terminé , qui souvent vient interrompre une commumcation.

Si tous ceux qui téléphonent se conformaient à ces prescriptions, cependant très simples, il en résulterait un gain de temps considérable, et les rapports des abonnés avec les demoiselles du téléphone ne seraient pas aussi désagréables qu'ils le sont parfois. Il est si facile d'essayer !

Rappel de quelques conditions de travail

Après la nationalisation du téléphones en 1889 avec 11 000 abonnés, est ouvert le premier concours pour l'admission des téléphonistes le 1er février 1890. Un deuxième suivra le 7 aôut puis au autre en 1891.

Le temps de travail ne doit pas dépasser 12 heures. En 1892 ce sera limité à 11 heures pour les femmes et le repos hebdomadaire n'est pas appliqué aux femmes.

Les demoiselles du téléphone, ainsi que le montre les gravures, sont debout au tout début puis assises en face d'un immense tableau, et chacune d'elles a mission de servir une centaine d'abonnés. la tension d'esprit qui résulte de leurs fonctions et la rapidité avec laquelle elles sont quelquefois obligées d'opérer déterminent chez elles un état nerveux qui ne permettrait pas d'augmenter leur temps de présence à l'appareil sans nuire à leur santé déjà bien ébranlée par ce dur service. Il faut noter d'ailleurs, que la sollicitude de l'administration ne leur fait pas défaut .
Une doctoresse est à leur disposition. En cas de maladie elles touchent la moitié de leurs appointements ; vers 1900 elles ont, par an un mois de vacances payé ; droit à la demi-place en chemin de fer ; et M. Bérard leur accorde assez facilement de petits congés réconfortants.

1894 Un groupe de personnes généreuses, préoccupées de la situation de ces nombreuses femmes et jeunes filles qu'un travail constant empêche de prendre les repas dans leurs lointains logis, vient d'ouvrir au 66 de la rue Jean-JacquesRousseau, près de l'Hôtel des Postes, un réstaurant de Dames. Dans cet établissement, qu'on pourrait plus justement appeler Pension de Famille, la clientèle est exclusivement féminine. Elle se compose en majeure partie des demoiselles du téléphone dont l'Hôtel, d'aménagement récent, est situé en face.
Chaque jour, au nombre de cent cinquante environ, elles viennent là, dans uue salle qui leur est réservée, prendre leurs repas, excellents ma foi, pour un prix minimum de 70 centimes. On ne compte que le strict indispensable pour subvenir aux frais de l'établissement. Ouvert depuis quelques semaines à peine, ce restaurant spécial, par les services qu'i1 rend à cette classe si intéressante de la population ouvrière parisienne, mérite tous les encouragements et surtout d'être plus connu. Sa prospérité sera. pour les généreux fondateurs, un encouragement au maintien da l'oeuvre et à sa généralisation.
En 1900 pour les femmes pas plus de 11 heures effectif coupé coupé par un ou plusieurs repos dont la durée totale ne pourra être inférieure à 1 heure.
En 1901 les téléphoniqtes n'ont qu'un dimanche tous les 15 jours, cette liberté bimensuelle est subordonnée à la présence du personnel au complet. Dans les moments ou les congés sont fréquents, les libertés sont supprimées.
1904 la journée de travail est fixée à 10 heure ... les émoluments d'une téléphoniste est de 1,000 francs au début, avec en sus, à Paris, 250 francs par an de frais de séjour et une légère indemnité de repas. Tous les deux ans environ, on les augmente de 200 francs, et elles arrivent ainsi au maximum, qui est de 1,800 francs.
En 1905 on comptera 23 000 abonnés pour 40 000 à Paris. Au cours des 10 années précedentes le nombre d'opératrices n'a augmenté que de 2500 alors que le nombre de communications est passé de 45 à 220 millions.
Une téléphoniste Une surveillante
1905 Première école pour les demoiselles du téléphone .
Elle se situe dans les locaux du Central Passy, à Paris. Une partie des cours est théorique notamment sur l’électricité et sur les divers systèmes de téléphones et l’autre partie est pratique sur les commutateurs. Elles apprennent le règlement et l’attitude sur 15 jours.
Celles qui ne correspondent pas, sont envoyées vers les services de la Poste.
...
1909 8000 postiers se mettent en grève, la grève est déclenchée au central télégraphique de Paris pour des questions d'avancement, elle durera 10 jours , les téléphonistes y participent, les mauvaises conditions de travail en sont la raison.
1926 La Ligue des dames employées est créée au Central Gutenberg sous l’initiative des téléphonistes, afin d’obtenir de meilleures conditions de travail et davantage d’égalité entre les hommes et les femmes, notamment sur les salaires.
La Ligue est ouverte à toutes les femmes des PTT et comprend 15 000 adhérentes. La cotisation annuelle est de 10 francs. La Ligue a son journal : 1939-1945 Pendant la Seconde Guerre mondiale les femmes sont majoritaires au sein du personnel puisque les hommes sont à la guerre. Par la convention d’armistice, les Allemands ont le contrôle sur les télécommunications. Les téléphonistes sont censées travailler pour eux. Tandis que progressivement, la Résistance se met en place dans le secteur. Les demoiselles du téléphone dans les campagnes préviennent ou favorisent les liaisons des maquis.
1944 Aaméliorations des conditions : Le nouveau bureau est un meuble type F.M avec multiplage, permettant de faire face au nombre d’abonnés. Il est étudié sur mesure pour les opératrices afin d’offrir une meilleure ergonomie, avec des chaises tournantes dans les grands bureaux.
D’autres aménagements sont envisagés notamment contre le bruit. Les demoiselles du téléphone sont déchargées de la rédaction du ticket et de surveiller la durée de la communication. Aussi, si la demande est insatisfaite, elle est transférée sur une position d’annotatrice.
Cependant en 1946, la majorité des services des PTT effectuent plus de 48h de travail par semaine. Au téléphone, cela se situe entre 42h et 48h par semaine. Alors que la loi Croizat promulgue un retour aux 40 heures par semaine.
...

Côté abonné, les revendications n'était pas tendre, abordons maintenant, s' il vous plaît, un chapitre assez délicat : celui des sentiments de l'abonné pour la demoiselle du téléphone.

Dans e Petit Journal illustré du 17 Avril 1904 on y lisait
"J' ai entendu déclarer, par un abonné grincheux, que ces petites fonctionnaires avaient été suscitées par la Providence pour mettre à l'épreuve notre patience. Il est certain que rien n'est plus exaspérant que de se morfondre devant un appareil sans pouvoir obtenir la communication demandée.
Mais les demoiselles du téléphone ne sont pas toujours responsables du retard qui nous irrite. A certaine heures et dans certains quartiers, la besogne les écrase ; les demandes de communications arrivent de tous côtés à la fois et se succèdent, ininterrompues ; et puis, il faut bien le dire, la responsabilité des lenteurs incombe, en réalité, le plus souvent à l'administration dont les installations ne sont pas toujours en rapport avec les exigences modernes. Beaucoup d' abonnés, d'ailleurs, savent cela, et les demoiselles du téléphone se plaisent , en général, à reconnaître l'urbanité du plus grand nombre. Si des mots durs, des injures même, leur sont adressées quelquefois, elles les doivent uniquement aux clients de passage, aux anonymes , voire même aux désoeuvrés et aux mauvais plaisants qui téléphonent dans les cafés ou dans les endroits publics.
En bonne conscience, elles auraient grand tort de s'en chagriner. Les gens bien élevés, au demeurant, si pressés qu'ils soient, ne peuvent oublier que les demoiselles du téléphone sont des femmes, de vaillantes jeunes filles, de familles honorables, qui travaillent pour gagner péniblement leur vie ; et, conséquemment, - même quand elles tardent à leur donner la communication - ils se garderaient bien de leur manquer de respect."

Dans le Parisien du 13 février 1897 on y lisait
... quelques esprits plus ou moins misanthropes ont paru manifester l'espoir que l'administration licencie prochainement les femmes qui sont chargées du service télégraphique et téléphonique, tant a Paris que dans les départements. II n'en est rien.
Ces dames et ces demoiselles, en dépit de certaines réclamation émanant de mécontents comme il s'en rencontre partout, satisfont absolument à la pensée administradve qui leur a confié le soin de ces correspondances rapides. Elles ont appris leur métier à leurs frais. Elles n'ont été titularisées qu'après un assez long surnumérariat. Enfin, que le clairon de la guerre sonne, elles deviennent soldats.
D'après une statistique ofticielle assez récente, c'est une petite armée en jupons pour le personnel féminin des Postes et des Télégraphes.
Il y a 670 femmes employées dans les Télégraphes de Paris et 267 dans le département de la Seine, soit 937 pour tout le département.
Les Téléphones en occupent 670 dans Paris Ces deux services en rétribuent 2,906 dans les départements.

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Et il n'y a pas qu'en France que les conditions de travail provoque des revendications, dans le Parisien du 15 mars 1897 on y lisait
On signate de Stockholm la grève à peu près générale des demoiselles du téléphone.
Deux cents sur deux cent trenle des employées de la Société privée ont déposé le récepteur.
Leurs collègues du téléphone de l'Etat, au nombre de quarante, ont adressé au directeur général une pétition par laquelle elles demandent un traitement minimum de 60 couronnes par mois; sinon, elles abandonneront le travail.

...
Le 16 août 1897 on y raconte aussi des troubles ocationnés par les demoiselles, comme ces Indiscrétions fâcheuse :
Deux jeunes femmes, employées à l'administration des Téléphones, se sont, parait-il, rendues coupables d'indiscrétions au cours de leurs fonctions.Au bout du fil, les deux employées auraient surpis le secret d'une intrigue galante existant entre un abonné au téléphone et une femme mariée.Elles en profitèrent dans la suite pour troubler à tout instant le repos de ce maiheureux abonné qui, appréciant peu le charme de ces plaisanteries de manvais gôut, déposa une plainte contre les jeunes filles.M. Delmach, le sous-secrétaire d'Etat aux Postes et Télégraphes, a déplacé les deux employées par mesure disciplinaire.

En 1903 Les féstivités et événements de la vie font parfois que les demoiselles du téléphoné sont sur les dents et veulent porter plainte au ministère pour excès de travail. En voulez-vous la raison ?
Eh bien tout simplement parce que à cette date, le chanteur populaire Paulus est à la Pépinière et qu'on y joue tous les soirs les Doubles Vierges, l'amusante fantaisie de MM. Bataille et Saint-Maurice, et que la journée ne se passe qu'à donner le 317-73 pour retenir ses places par téléphone.


Nombreuses sont les petites histoires d'indiscrétion comme celle ci :

Les demoiselles du téléphone sont tenues à être d'une discrétion absolue, mais, ceci n'empêche pas les petites vengeances lorsque ces demoiselles sont victimes des rebuffades de certains usagers.
Ainsi une jeune artiste du Théâtre des Folies Amoureuses; Mademoiselle Trois Etoiles, abonnée au téléphone ne ménage pas les épithètes malsonnantes et les dures remontrances à l'employée qui fait son service; elle a même cherché à attirer sur cette faible tête les foudres vengeresses de l'administration supérieure.
La jeune téléphoniste, assez irritée, considérait la jolie abonnée comme son ennemie.
Or, il arriva qu'un jour Melle Trois Etoiles demanda une communication avec la maison X..., une des premières de la place de Paris; une fois la communication établie, la conversation suivante s'engage : Voix d'homme : Ma chère amie, j'arrive de Rouen, l'affaire réussira, je pense être de retour demain matin.
Voix de femme : Très bien, mon ami, je t'attends.
Cette conversation ne laissait aucun doute sur l'intimité du chef de la maison X.... avec sa jeune correspondante.
Deux jours après, Melle Trois Etoiles appelle au téléphone et demande la communication avec Madame X...., en ajoutant qu'il était absolument inutile de lui dire avec qui elle allait être mise en correspondance téléphonique.
La Vindicative téléphoniste ne répondit pas et annonça ainsi la communication : la téléphoniste : Je vous mets en communication avec Melle Trois Etoiles, rue de l'Europe. Madame X.. croyant avoir mal compris : Vous dites Melle Trois Etoiles mais je ne connais pas cette personne, vous devez vous tromper. Non Madame, c'est bien de chez elle qu'on demande à vous parler. Et bien mettez nous en communication, je vais voir ce qu'elle me veut. Immédiatement une voix d'homme : Ma chère amie, j'arrive à Rouen et j'espère cette fois conclure définitivement. Madame X... stupéfaite d'entendre la voix de son mari, sait désormais à quoi s'en tenir sur les voyages à Rouen.
La paix du ménage était troublée, la téléphoniste s'était cruellement vengée

Sommaire

Dans son autobiographie, La Demoiselle du Téléphone, Madeleine Campana décrit le Central Gutenberg à la fin des années 1920 :
« Une salle immense comme la nef d'une cathédrale… Celle qui pénètre dans ce lieu saint ne voit que des dos sagement alignés, en arrière plantée sur un bureau surélevé, la surveillante trône. Les dos n'ont pas le droit de présenter leur figure sans autorisation… J’écoute, j’écoute, il faut parler plus fort que sa voisine pour se faire entendre. »
Les téléphonistes sont harnachées d'un casque, prise reliant au standard, micro style entonnoir, contrepoids. Chaque téléphoniste gère une centaine d'abonnés, donc autant de prises (jacks). Les cadences sont souvent importantes.
Les téléphones ne disposent pas d'un cadran mais seulement d'un bouton ou d'une magnéto à manivelle pour appeler l'opératrice.
L'abonné est alors mis en relation avec une opératrice à laquelle il donne le numéro demandé ainsi que le central dont il dépend (par exemple, « le 22 à Asnières »). Deux cas de figure peuvent alors se présenter :

- soit le correspondant est sur le même central et l'opératrice connecte directement la ligne ;
- soit le correspondant dépend d'un autre central et l'opératrice branche alors la ligne sur un autre central où une autre « demoiselle du téléphone » prend le relais.
J’écoute. 37, rue du Cherche Midi, VIe ardt. Bureau central téléphonique "Littré", 1913


D'après la circulaire du 31 janvier 1924, les employées devaient avoir : « un système respiratoire en parfait état, système circulatoire normal, appareil digestif normal, bonne denture, nez, pharynx et larynx en parfait état, voix claire, bien timbrée, non nasillarde, aucune infirmité physique, apparente ou cachée, absence de difformité ou de cicatrice disgracieuse à la face, bonne constitution ».
À Paris, les demoiselles du téléphone étaient logées dans un internat au 41 rue de Lille.

Les quinze-cents jeunes filles qui, chaque soir, sortaient de la grande Poste de la rue du Louvre, et qui provoquaient des encombrements de voitures toutes occupées par de dignes messieurs, ne sont plus qu'un souvenir... Le téléphone est entré dans les mœurs. Mais au début du vingtième siècle, qu'on pût mettre en cause la vertu des dames de la Poste était impensable, il fallait faire quelque-chose !
C'est ainsi que la Société Coopérative d’Habitations à Bon Marché "La Maison des Dames des Postes, Télégraphe et Téléphones", est fondée en 1905 afin de procurer un logement décent aux employées célibataires des postes. Avec l'aide de Gaston Menier (le chocolat), la société achète en 1906 un terrain rue de Lille où elle fait construire par l'architecte Emile Bliault un immeuble de six étages comprenant cent-dix chambres destinées aux demoiselles du téléphone.


Dans cette maison, la décoration des parties communes (ici le rez-de-chaussée) était soignée, typiquement dans le style Art nouveau.
Aujourd'hui, le lieu est un restaurant, et quel restaurant ! Les Climats est une ode au bien-manger et au bien boire. Il faut entendre le mot "Climat" dans l'acception viticole bourguignonne, c'est à dire une parcelle de vigne soigneusement délimitée...

Lu dans LA DEPECHE de Toulouse , Publié le 11/04/2010

« Ode, bonjour ! ». Plus de trente ans après avoir sorti sa dernière fiche du tableau du central, cette ancienne employée du téléphone répond toujours aussi vite. Agent des PTT, (Poste, télégraphe, téléphone), Ode travaillait au central avant l'arrivée de l'automatique, généralisé en France en 1978. Apparu à la veille du XXe siècle, le métier de téléphoniste a disparu du jour au lendemain. Elles ont raccroché.
Presque exclusivement féminin (certains hommes faisaient la nuit), ce métier a employé jusqu'à 30 000 personnes à travers le pays, du cœur de Paris au Palais Gallien à Bordeaux, en passant par les étages de la rue de la Poste à Toulouse (aujourd'hui rue Kennedy) et jusqu'aux salles arrières du bureau postal des chefs-lieux de canton. On ne les voyait pas, on reconnaissait parfois leur voix quand elles annonçaient « Villeneuve 32 » (le numéro indiquait leur position, en cas de réclamation), mais elles étaient au cœur de la vie locale. « Elles savaient ce qui se passait en ville ! », raconte Rémi, dont la mère était surveillante dans un central du Tarn. La discrétion était le principal critère de recrutement. Les premières téléphonistes, avant guerre, devaient aussi être célibataires et filles de familles honorablement connues.
« Ce qui est sûr, c'est qu'en ville, on n'avait pas le temps de tricoter », témoigne Ode, en poste à Bordeaux, « Dès qu'on arrivait, on se branchait sur sa position, le casque sur les oreilles et le micro pendu au cou, lesté par un poids sur l'estomac. Face à nous, les petites lumières qui prévenaient que quelqu'un appelait, on branchait la fiche, il demandait son numéro, on testait la ligne, voir si elle était libre, puis on établissait la communication. Quand les gens avaient fini de parler, on reprenait la ligne, il fallait demander terminé ?, attendre 2 secondes, demander « personne ?, et là on coupait.
Les années 60 et 70 ont vu le trafic augmenter. « C'était la foire d'empoigne, parfois une heure d'attente pour avoir une ligne sur Paris, on annonçait le délai à l'abonné, on pouvait le rappeler quand on obtenait le correspondant. »
Le téléphone était un luxe, et ses employées ont inventé ce que l'électronique offre aujourd'hui : des renseignements (le 12), un service d'abonnés absents (« M.Lacaille est absent jusqu'au 15 août, on le préviendra de votre appel à son retour »), le réveil (« Bonjour monsieur, il est 4 heures ! -merci, je prends le train pour Paris »), le PCV (paiement contre vérification, c'est le correspondant qui payait)…Encore plus étonnant, l'avis d'appel : si vous n'aviez pas le téléphone, vous receviez un avis indiquant que vous deviez rappeler Mlle Traverso de n'importe quelle cabine ou bureau de poste.
Avant de se transformer en PetT, puis de voir naître France Télécom, la poste avait même inventé l'illimité : pour quelques centimes, on parlait des heures dans la même commune. Au risque de se faire repérer par la dame du téléphone… « Tiens, c'est encore le 478 à Fumel pour le 7 à Vire ! »
En arrivant au travail,les téléphonistes se branchaient sur la «position» qui leur était attribuée .
Elles étaient équipées d'un micro autour du cou, lesté par un poids sur l'estomac, et d'un casque. Elles prenaient et passaient les communications au moyen de doubles fiches.
La surveillante, c'était la terreur pour les employées du central, « le caporal matraque », affirme Ode, une Lot-et-Garonnaise promenée de Strasbourg à Bordeaux pour les besoins de la carrière. En cas de rébellion, la surveillante sortait un « PV » en guise de carton rouge.
Et pour aller aux toilettes, il fallait lever le doigt, et attendre son tour…
Aux Etats-Unis, dans les années 30, les surveillantes se déplaçaient en patins à roulettes, comme on l'a vu dans « L'échange », film de Clint Eastwood, avec Angelina Jolie.
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Il faudrait permettre aux Abonnés de visiter leurs Centraux Téléphoniques.


Nous extrayons d'un long article (en 1913) très documenté sur les télégraphes et téléphones le passage et l'idée suivante.
Télégraphes et Téléphones .Ce qu'il faudrait montrer au public

On crie toujours contre le téléphone — un peu moins depuis quelque temps — mais enfin on crie, et ce n'est pas sans raison.
Si nous consultons le "Bulletin de l'Association des Abonnés au Téléphone", qui n'est pas un adversaire irréductible de l'Administration, puisque lui et elle collaborent à l'amélioration du service, il faut au moins cent millions pour mettre en état les téléphonés français.
L'insuffisance de l'interurbain cause à l'Etat, d'autre part, une perte journalière de cinq mille francs, soit 20 millions, qui devraient, depuis dix ans, être entrés dans la caisse de l'Administration, et qui sont restés dans la poche des contribuables exaspérés.
Ce sont là des faits. Tout de même, il serait injuste de ne pas reconnaître que les plus constants efforts sont tentés par le personnel, du haut en bas, pour améliorer peu à peu ce très difficultueux service.
Quand je vois un abonné se mettre en fureur contre la demoiselle du téléphone ou contre le monsieur dito, car il y a, suivant les heures, des unes et des autres, je reviens à cette idée qui m'est venue le jour où, pour la première fois, je visitais un bureau téléphonique :
« Voilà ce qu'on devrait montrer au public ! » — Vous n'y pensez pas ? — Mais ce serait très simple. Qu'on institue un petit service de surveillance, et que certains dimanches, après midi, par exemple, on autorise les abonnés munis de leur carte à entrer dans les salles de leur bureau central. Nous en avons à Paris une dizaine de ces .bureaux centraux, qui ne sont pas centraux du tout, mais enfin c'est ainsi qu'on les dénomme parce qu'ils centralisent les communications dans tel ou tel quartier.
Un quart d'heure passé là-dedans suffirait au bourgeois abonné pour lui faire perdre quelque peu de sa mauvaise humeur, si prompte à s'exaspérer, quand on le fait attendre.
Il y verrait au travail le petit service du dimanche, ça lui donnerait une idée du grand. Il admirerait le fouillis apparent mais très ordonné des fiches ou jacks, des lampes qui s'allument, rouges comme des cabochons, quand une communication est demandée. Il se ferait une raison et deviendrait moins acariâtre, sûrement, en regardant les opératrices :asquées manipuler sans cesse leur tableau, avec le microphone de poitrine par devant, le masque en tête, et, derrière elles, la surveillante, attentive aux erreurs et aux difficultés qui peuvent surgir.
De ce casque, les demoiselles téléphonistes se plaignent; il leur comprime la tête; du microphone de poitrine elles disent qu'il les rend bossues; que son poids constricte les poumons et engendre, à l'occasion, la tuberculose. Tel abonné naïf, qui croit que sa "téléphoniste" n'ajuste à s'occuper que de lui et de ses quatre voisins, apprendrait, par une visite de ce genre, qu'il en va tout autrement.
Il
s'amenderait, il s'humaniserait, il deviendrait raisonnable. N'est-ce donc pas là un beau résultat ? On devrait faire un essai. Nous pensons que ce serait un succès. Deux fois par mois, par exemple, deux dimanches, après midi, les abonnés au téléphone pourraient être admis à visiter le bureau central de leur circonscription. Il y en a tant qui ne se doutent pas de ce que c'est.

L'idée ne vaut-elle pas qu'on l'examine?

Certes, l'idée vaut qu'on l'examine, nous la soumettons aux réflexions de l'Administration et nous promettons d'en poursuivre la demande.

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La réputation des « demoiselles du téléphone » en France
Ces demoiselles sont aussi des cibles parfaites pour les clients mécontents du service. On leur reproche leur mauvaise humeur ainsi que la lenteur d'établissement des communications.
Dans le contexte du début du XXe siècle, les abonnés sont surtout des gens fortunés qui ne supportent pas que le « petit personnel » ait autant d'influence sur leurs affaires. Pourtant, des concours d'efficacité sont organisés pour améliorer la qualité du service : on met en compétition des opératrices pour assurer le maximum de connexions à l'heure. Les records sont de l'ordre de 400 établissements de connexion à l'heure, qui correspond à une communication toutes les dix secondes.

En avril 1904, l’actrice Sylviac (photo ci contre) se plaint, auprès de la surveillante d'un central téléphonique de Paris qu’elle a dû attendre 55 minutes pour obtenir une réponse, tandis que la communication n’aboutit pas. Elle lui déclare que les demoiselles « s’expriment comme des vachères».
L’administration porte plainte pour « outrage à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions» et « imputation calomnieuse» et interrompt son abonnement pour 17 jours. Deux procès vont suivre.
Dans le premier, en correctionnelle, Sylviac est acquittée.
Dans le second, qui va jusqu’au Conseil d’État, elle ne réussit pas à obtenir ni le remboursement de son abonnement pendant la période concernée, ni l’abrogation de l’article 52 du règlement qui autorisait la coupure des communications ; cependant, l’administration du téléphone cesse de l’utiliser.
L’affaire fait l’objet de centaines d’articles, dans les quotidiens ou hebdomadaires nationaux et en province, ainsi que dans des revues juridiques, y compris au plan international. Sylviac, qui était défendue par l’Association des abonnés au téléphone, est présentée comme une héroïne voire comme une nouvelle Jeanne d'Arc.

Voici un récit détaillé paru dans le Petit Parisien du 1er juin 1904

Le Cas de M. Sylviac
La plaidoirie de M Schmoll achevée et le tribunal ayant remis à vingt-quatre heures son jugement sur le cas de M. Belloche, on a passé au cas de Mlle Sylviac. Il est le même, comme on sait, c'est-à-dire que Mlle Sylviac, lasse comme M. Belloche d'attendre une communication qui ne venait
pas, aurait, elle aussi, traduit son impatience en des termes où l'administration des téléphones a vu une injure à l'adresse de pon personnel.
En quels termes exactement ?
En des termis nullement injurieux, assure Mlle Svlviac, qui, d'une voix chaude et nette, habituée à mettre le mot en relief et à souligner l'effet, raconte ce qui s'est passé. Le 30 mars, dit-elle, j'avais à déjeuner mon amie Rosa Bruck. Ayant à. faire une communication urgente à une de mes camarades, je demandai le téléphone. « Pas libre » me répondit-on. Cinq, dix minutes se passent. Toujours même réponse « Pas libre ». Cela dura ainsi cinquante ou cinquante-cinq minutes. A la fin, j'y renonçai et je dus envoyer par une voiture la communication que j'avais à faire. En même temps, j'avais sonné le bureau des réclamations. Cette fois, au bout de quelques instants on me répondit.
C'était Mme Conversé, la surveillante, qui me dit « Une autre fois, quand vous aurez des observations à faire, adressez-vous à moi. ». Je répondis « Je ferai ce que je voudrai ». J'étais tort énervée, comme on pense. Plus d'une fois, il m'était arrivé d'être interpellée par ces demoiselles du téléphone, en des termes fort peu choisis, ceux-ci, par exemple «Vous braillez comme un pipelet. » Ou encore « Eh va donc ça y est ». J'avais même commencé à tenir un petit journal des aménités de ces demoiselles. Mais j'ai dû y renoncer, il y en avait trop.
Donc ma conversation avec la surveillants continuant, je lui dis que son poste était bien mal tenu. « Pas du tout, me répondit-elle, mes jeunes filles sont très polies, très bien élevées »
Très polies, des jeunes filles qui vous disent que vous braillez comme un pipelet ! Je répliquai donc à Mme Conversé « Polies, vos jeunes filles !
Elles s'expriment comme des vachères » Et ce fut tout. Je n'ai rien dit de plus. A ma rentrée de la répétition générale du Vau-deville, on m'informa qu'un inspecteur de l'administration me demandait. Je ne connaissais pas encore l'administration.
Mais depuis j'ai appris a la connaître. Je me précipitai à l'appareil pour causer avec l'inspecteur. Une voix grave me fît alors un sermon en deux points, me reprochant d'avoir traité ces demoiselles de vachères. J'eus beau protester, la voix grave poursuivit, en m'annonçant que l'administration me suspendait. « Soit ! répondis-je, je passerai demain au .ministère» . La menace de la voix grave n'était pas vaine.
La communication me fut en effet coupée. Alors je fis dresser constat par huissier. A quoi l'administration répondit en portant plainte contre moi.
Et voilà.
- C'est bien tout ce que vous avez dit à Mme Conversé, interroge le président.
- Oui, tout.
- Vous ne lui avez pas dit ces paroles « Ah vous la surveillante. Je ne sais pas qui vous êtes. Mais vos filles sont des vachères. Où donc
les recrutez- vous ? C'est dans une autre maison qu'elles devraient être ? »
- Jamais je n'ai dit cela. Je n'ai pas dit vos filles, mais vos jeunes filles. Je ne les ai pas traitées de vachères. J'ai dit « Elles s'expriment
comme des vachères. »
- Vous n'avez pas non plus ajouté « Je regrette de ne pas être à côté de la téléphoniste qui m'a refusé la communication, j'aurais du
plaisir à la gifler ? »
- Je n'ai pas dit un mot de cela.
Mais Mme Conversé et trois téléphonistes placées sous ses ordres affirment le contraire.
- Mon amie Rosa Bruck et ma couturière qui étaient chez moi au moment de l'incident, attesteront que je dis la vérité .
Et c'est bien, en effet, ce que sont venus dire ces divers témoins. Mme Conversé d'abord qui rapporte en détail la tirade attribuée à Mlle Sylviac
« Ah c'est vous la surveillante ? Vos filles sont des vachères » Et le reste.
Puis, Mlle Saile, la jeune téléphoniste, à qui Mlle Sylviac reproche de l'avoir fait poser cinquante-cinq minutes et qui, à côté de Mme Conversé, écoutait la protestation de Mlle Sylviac.
Puis deux autres téléphonistes, Mlles Mathiot et Maurice, qui n'ont pas entendu directement ce que disait Mlle Sylviac, car elles n'étaient pas à l'appareil, mais qui se rappellent qu'à un certain moment, Mme Conversé dut dire à Mlle Sylviac « Madame modérez vos expressions » et à qui
Mlle Saile rapporta de suite ce qu'avait dit Mlle Sylviac.
Enfin le commis principal Bricardet, qui n'est pas certain du mot filles, mais qui est bien sûr du mot vachères .
En revanche, ni Mlle Rosa Bruck, ni la couturière, Mme Mallet, n'ont entendu Mlle Sylviac dire autre chose que ceci « Vos jeunes filles s'expriment comme des vachères »
M. le substitut Lejeune refit alors le réquisitoire qu'il avait déjà prononcé contre M.Belloche et M Chenu reprit, en faveur de Mlle Sylviac, la thèse indiquée par M Schmoll.
Et le tribunal renvoya le prononcé de son jugement à aujourd'hui midi


LES TRIBUNAUX, LE PROCÈS DU TÉLÉPHONE

- Octobre 1904 Les employés du téléphone, qui avaient gagné leur procès en première instance, lors des poursuites dirigées contre Mlle Sylviac et M. Belloche, viennent de le perdre devant la cour. Sur appel de M. Belloche, la cour a, en effet, décidé que les demoiselles du téléphone ne pouvaient être considérées comme chargées d'un ministère de service public.
Attendu qu'on ne saurait considérer comme chargées d'un ministère de service public toutes les personnes qui sont, à un titre quelconque, employées à un travail déterminé par une administration publique et qu'un grand nombre d'entre elles ne sont que de véritables commis ou de simples ouvriers.
Attendu que les employées au service des téléphones ne sont investies d'aucune portion de l'autorité publique, que notamment la dame Meynelles. dont le travail consiste spécialement à donner la communication téléphonique aux abonnés qui en font la demande, n'est. si son emploi est d'un intérêt public, ni un agent dépositaire de l'autorité publique, ni un citoyen chargé d'un ministère de service public.
Par ces motifs la cour a conclu que l'article 224 du code pénal visant les outrages à des fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions n'était pas applicable, et elle a acquitté M. Belloche.


- Puis en février 1905 toujours dans le journal du Petit Parisien :
On se rappelle que l'administration des postes et télégraphes s'était pourvue en cassation contre l'arrêt da la cour de Paris refusant de reconnaltre aux demoiselles du téléphone le caractère de citoyens chargés d'un service public et acquittant un abonné, M. Belloche, du chef d'outrages envers l'une d'elles.
Sur les conclusions de M Malepeyre, rapporteur, et de M. Cottisnies, avocat général, et après la plaidoirie de M. Henri Talamon, président de la commission judiciaire de l'association, la cour de cassation a déclaré irrecevable le pourvoi de l'administration.
Les demoiselles du téléphone ne sont donc pas investies d'une portion de l'autorité publique et ne sont donc pas fonctionnaires publics .

Une autre histoire qui se finit bien : A Kiel en Allemagne, Vendredi 9 février 1906

Châtiment.
N'injuriez jamais les demoiselles du téléphone ; vous ne soupçonnez pas jusqu'où pourrait vous entraîner un tel manquement aux élémentaires usages de la galanterie, Oyez plutôt :
Un jeune et riche propriétaire d'hôtel, à Kiel, tournait l'autre jour la manivelle de son téléphone en dansant d'impatience ; au bout de 10 minutes, rien, la demoiselle ne répondait pas; au bout de 20 minutes, rien encore, la demoiselle restait sourde, pire qu'un pot, à son carillonage effréné; enfin, après 45 minutes, alors que, fou de rage, et le poignet ankylosé, il allait sauter à pieds joints sur son appareil, il entendit une douce voix, tranquille et suave, le prier de ne pas s'énerver et de lui dire ce qu'il voulait.
- Ce que je veux ? S...?!
Le mot qu'il proféra est tellement gros qu'il n'entrerait pas dans les colonnes de ce journal.
Aussi, dès le lendemain, se voyait-il assigné à comparaître devant la justice de son pays, et, huit jours après, il s'entendait condamné à une amende de quelques 100 mark.
Le jeune propriétaire d'hôtel est riche, 100 marks à passer aux profits et pertes, ne l'auraient pas empêché de recommencer; mais ce n'est pas tout: au tribunal, il avait rencontré la demoiselle à la voix douce, tranquille et suave; hélas ! elle était encore plus suave que sa voix.
Ce fut le coup de foudre; le malheureux sentait sa colère se fondre comme neige au soleil!
Abrégeons, ils viennent de se marier.

En ces débuts 1900 la situation était assez grave :
En 1904 dans le Bulletin mensuel de l' "association des abonnés au téléphone", son président le Marsquis de Montebello, s'exprimait ainsi :

Lettre ouverte à M. L, Descaves

Monsieur,
Dans un remarquable article paru le dimanche 11 de ce mois dans le Journal, vous prenez, avec autant de vigueur que de talent, la défense des " Téléphonistes".
Emporté par votre sujet, vous paraissez ignorer le but de notre Association et vous limitez les résultats obtenus par elle à un redoublement de sévérité envers les employées des Bureaux centraux de Paris. Il est vrai, Monsieur, que souvent l'on vise à la tête et que ce sont les Membres inférieurs que l'on atteint !
L'Association n'a jamais songé à rendre les demoiselles responsables du triste et honteux état de choses que nous subissons, en matière téléphonique; elle ne s'est pas bornée non plus à chercher de ce côté le remède à y apporter.
Nous l'avons, dès le début, posé en principe et, à nouveau, nous saisissons cette occasion de le proclamer.
Le mal est double : 1° Insuffisance et médiocrité du matériel, 2° incapacité, tant commerciale que technique, des chefs.
Nous avons poursuivi, depuis plusieurs mois, des enquêtes sérieuses et — ceci nous différencie de l'Administration — sincères. Nous savons, ce que personne ne veut savoir au Sous-Secrélariat, l'étendue, la nature et la gravité de la plaie, et les moyens de la guérir. En un mot, nous avons fait ce que l'Administration aurait dû faire, nous ayons étudié la question des téléphones à l'étranger, là où elle est bien près d'être solutionnée à la satisfaction de tous.
Quant aux téléphonistes, c'est autre chose. Elles sont conduites comme un bataillon de discipline, par des Messieurs qui poussent « la sévérité jusqu'à la persécution !
Hélas, rien n'est plus vrai, et rien n'est plus monstrueux dans sa bêtise incommensurable !
Nous nous sommes plaints de l'insuffisance du personnel ? Immédiatement, demande et vote de crédits, installation de nouvelles téléphonistes ! Voilà qui est parfait !
Mais ces nouvelles téléphonistes n'ont pas été utilisées dans le bien du service, pour suppléer ou seconder leurs camarades surmenées!
Elles ont été installées de façon à ce que toutes les places, aux multiples, soient occupées, même celles ou l'absence de toute ligne rendait la manoeuvre impossible !
Cela équivaut, pour remédier à l'encombrement des bureaux de poste, à garnir d'employés lous les guichets et à agrémenter ceux-ci de la pancarte : Fermé.
Oui, la discipline est dure, d'une sévérité exagérée, mais, en outre, elle est idiote et puérile.
Il n'est pas jusqu'à cette obligation, pour les demoiselles, de dire à présent j'écoule au lieu du traditionnel allô.
Phonétiquement parlant, le second terme était plus doux que le premier, mais il n'était pas administratif, et aujourd'hui, après plusieurs milliers de j'écoute, ces demoiselles ont la gorge et les cordes vocales dans un triste état.

Peu importe ! C'est une réforme — ou pour mieux dire un abus — de plus.
Jamais, Monsieur, plaidoyer plus exact quant
au fond et plus émouvant pour la forme, que le votre n'a été prononcé en faveur de nos modestes téléphonistes, collaboratrices dévouées peut-être, mais impuissantes à remédier à la pénurie et à la médiocrité du matériel, bonnes tout au plus à courber la tête sous le poids des reproches que nous adressons aux grands chefs, et que ces derniers leur déversent à Ilots, sous formes d'imbéciles répressions.

Vous voyez, Monsieur, que nous sommes entièrement du même avis ; permettez-nous d'ajouter que des articles tels que le vôtre sont pour nous et pour la cause que nous défendons, extrêmement précieux.

Le Président du Conseil d'Administration, M. DE MONTEBELLO

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Dans une de ses Chroniques au Figaro, Marcel Proust décrit sa fascination pour le travail des « Demoiselles du téléphone », ces « vierges vigilantes par qui les visages des absents surgissent près de nous », qu'il reprend presque littéralement dans Le côté de Guermantes p. 432 à propos de la conversation téléphonique du Narrateur et de sa grand-mère.

Un matin, Saint-Loup m’avoua qu’il avait écrit à ma grand’mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l’idée, puisqu’un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l’appareil et il me conseilla d’être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n’était pas encore à cette époque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui. Et pourtant l’habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n’ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j’eus, ce fut que c’était bien long, bien incommode, et presque l’intention d’adresser une plainte : comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l’admirable féérie à laquelle quelques instants suffisent pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais présent, l’être à qui nous voulions parler et qui, restant à sa table, dans la ville qu’il habite (pour ma grand’mère c’était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à ces centaines de lieues (lui et toute l’ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l’a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne, sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaître dans une clarté surnaturelle sa grand’mère ou sa fiancée en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l’endroit même où elle se trouve réellement. Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler - quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien - les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu’il soit permis de les apercevoir ; les Danaïdes de l’invisible qui sans cessent vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J’écoute » ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du téléphone !

Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger - un bruit abstrait - celui de la distance supprimée - et la voix de l’être cher s’adresse à nous.

C’est lui, c’est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de fois je n’ai pu l’écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu’il y a de décevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n’aurions qu’à étendre la main pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche - dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui allait m’étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule, et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.

Extrait de Le côté de Guermantes (À la recherche du temps perdu de Marcel Proust)

Lettre autographe signée «Marcel Proust».
— S.l., date de réception du 2 avril 1907.
— 9 pp. 1/2 in-8 avec environ 3 lignes raturées, liseré de deuil ; date de réception au composteur en 3 endroits, avec millésime...
Mise aux enchères à Drout en 2019, Adjudication : 4 500 €

Description
incomplet ; apostille autographe du destinataire, «répondu».
Molière et les «demoiselles du téléphone»

Exercice de style virtuose sur le thème du téléphone citant Molière.
Louis d'Albufera voulant marquer avec vigueur son mécontentement vis-à-vis de l'opérateur public du téléphone, se mit en tête de publier une lettre dans le Figaro dirigé par Gaston Calmette, qui consacrait justement une rubrique régulière à cette question. Il eut recours aux talents de Marcel Proust pour lui proposer un modèle de lettre, et celui-ci s'exécuta en n'hésitant pas à faire référence à son propre article sur le sujet, «Journées de lecture» paru dans le Figaro du 20 mars 1907.

«Excuse mon retard, mon cher Louis.
L'autre soir en te quittant, je suis resté quelques heures comme tu m'avais laissé, c'est-à-dire pas trop mal, mais vers le matin a commencé une crise vraiment terrible qui a duré plus de vingt-quatre heures et m'a laissé anéanti.
Voici le brouillon qui me semble convenable. Si on te posait des colles et te demandait d'où vient l'expression "le triste avantage", rappelle-toi que c'est dans le sonnet d'Oronte du Misanthrope:
"L'espoir, il est vrai, nous soulage,
Et [nous] berce, un temps, notre ennui:
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui"

... J'avais mille choses à te dire mais suis encore brisé de ma crise. Bien tendrement à toi... Je n'ai pas osé mettre "l'article de mon ami Marcel Proust" mais cela aurait peut-être été le plus franc.
En tout cas je crois que, comme cela, cela va bien. Tu feras d'ailleurs toutes les modifications que tu jugeras utiles.

"Cher Monsieur [Gaston Calmette], vous avez bien voulu insérer une première fois sous votre rubrique: "Le scandale téléphonique", mes doléances contre une administration qui en prend vraiment trop à son aise avec les malheureux contribuables. Il ne s'agit pas cette fois des demoiselles du téléphone, de celles que l'autre jour, M. Marcel Proust appelait les "Déesses sans visage" et les "Filles de la nuit" [allusion aux Furies, extraite de l'article de Proust]. Son article a eu beaucoup de succès ici, et on s'est arraché ce jour-là le Figaro plus encore que de coutume. Nous ne disons plus "je vais vous téléphoner", mais "je vais demander aux Vierges laborieuses [expression peut-être empruntée à Jules Michelet dans L'Insecte] de me donner votre numéro" et plus souvent hélas les "Jalouses Furies" ne veulent rien savoir.
Mais aujourd'hui, c'est de l'administration centrale que j'ai à me plaindre. J'ai le triste avantage d'être titulaire de deux numéros d'appel... Vers la fin de 1906, j'allai rue de Grenelle m'enquérir de ce qu'il y avait à faire pour obtenir le transfert de ces deux postes téléphoniques dans deux autres locaux où j'allais emménager. Là on m'expliqua que l'administration laissait le choix, comme entre deux maux fort graves, entre le transfert proprement dit et le réabonnement... Je me suis décidé pour le transfert indiqué comme le moindre mal... Pour le second poste téléphonique... le transfert n'est pas effectué à l'heure qu'il est plus de trois mois après ! Trois mois de démarches incessantes de ma part, trois mois d'incessantes allées et venues et de travaux d'ouvriers téléphoniques à mon ancien comme à mon nouveau domicile. Mais si tout cela est insupportable, c'est si courant que je ne vous aurais pas écrit pour si peu. Voici où la beauté commence. J'ai reçu le 18 mars l'avis de versement au 1er avril pour mes deux contrats, sous peine de me voir "priver d'office de communications" (châtiment tout platonique d'ailleurs, puisque ces communications, je ne les ai pas et que le 2e transfert pour lequel je dois payer n'est pas effectué. Conclusion: l'État, non content de m'avoir pris mon argent sans avoir fait mon service, pendant un trimestre entier, prétend continuer par la suite à se faire payer un service qu'il ne fait pas. Et on ose parler de racheter les chemins de fer qui eux remboursent tout versement non dû.
J'aurais voulu vous dire tout cela par le téléphone pour faire entendre ces vérités à l'instrument de mon supplice. Mais les "Servantes irritées" du mystère ne m'ayant pas donné "le vénérable inventeur de l'imprimerie" comme M. Marcel Proust appelle Gutenberg [autres citations de l'article de Proust, Gutenberg étant le nom d'un central téléphonique de Paris], j'ai eu recours à cette lettre que je vous demande de publier pour l'édification de ses lecteurs, et à laquelle vous me permettrez de joindre, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
Marquis d'Albufera»

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Article paru dans Le Figaro du 20 mars 1907

Vous avez sans doute, lu les Mémoires de la comtesse de Boigne. Il y a «tant de malades», en ce moment, que les livres trouvent des lecteurs même des lectrices. Sans doute, quand on ne peut sortir et faire des visites, on aimerait, mieux en recevoir que de lire. Mais, «par ces temps d'épidémies», même les visites que l'on reçoit ne sont pas sans danger. C'est la dame qui de la porte où elle s'arrête un moment-rien qu'un moment,- et où elle encadre sa menace, vous crie «Vous n'avez pas peur des oreillons et de la scarlatine? Je vous préviens que ma fille et mes petits enfants les ont. Puis-je entrer?»; et entre sans attendre de réponse.

C'est une autre, moins franche, qui tire, sa montre: «II faut que je rentre vite: mes trois filles ont la rougeole; je vais de l'une à l'autre; mon Anglaise est au lit depuis hier avec une forte fièvre, et j'ai bien peur que ce soit mon tour d'être prise, car je me suis sentie mal à l'aise en me levant. Mais j'ai tenu à faire un grand effort pour venir vous voir...» Alors on aime mieux ne pas trop recevoir, et, comme on ne peut pas téléphoner toujours, on lit. On ne lit qu'à la dernière extrémité. On téléphone d'abord beaucoup.

Et, comme nous sommes des enfants qui jouons avec les forces sacrées sans frissonner devant leur mystère, nous trouvons seulement du téléphone que «c'est commode», ou plutôt, comme nous sommes des enfants gâtés, nous trouvons que «ce n'est pas commode», nous remplissons Le Figaro de nos plaintes, ne trouvant pas encore assez rapide en ses changements l'admirable féerie où quelques minutes parfois se passent en effet avant qu'apparaisse près de nous, invisible mais présente, l'amie à qui nous avions le désir de parler, et qui, tout en restant à sa table, dans la ville lointaine qu'elle habite, sous un ciel différent du notre par un temps qui n'est pas celui qu'il fait ici, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et qu'elle va nous dire, se trouve tout à coup transportée à cent lieues (elle, et toute l'ambiance où elle reste plongée), contre notre oreille, au moment où notre caprice l'a ordonné.
Et nous sommes comme le personnage du conte de fées à qui un magicien, sur le souhait qu'il en exprime, fait apparaître dans une clarté magique sa fiancée en train de feuilleter un livre, de verser des larmes ou de cueillir des fleurs, tout près de lui, et pourtant à l'endroit où elle se trouve alors, très loin.

Nous n'avons, pour que ce miracle se renouvelle pour nous, qu'à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler- quelquefois un peu longtemps, je veux bien- les Vierges vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître leur visage et qui sont nos Anges gardiens dans ces ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes, les Toutes-Puissantes par qui les visages des absents surgissent près de nous, sans qu'il nous soit permis de les apercevoir; nous n'avons qu'à appeler ces Danaïdes de l'Invisible qui sans cesse vident, remplissent, et se transmettent les urnes obscures des sons, les jalouses Furies qui, tandis que nous murmurons une confidence à une amie, nous crient ironiquement: «J'écoute!» au moment où nous espérions que personne ne nous entendait, les Servantes irritées du Mystère, les Divinités implacables, les Demoiselles du téléphone! Et aussitôt que leur appel a retenti dans la nuit pleine d'apparitions, sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger- un bruit, abstrait, -celui de la distance supprimée, et la voix de notre amie s'adresse à nous.

Si, à ce moment-là, entre par sa fenêtre et vient l'importuner pendant qu'elle nous parle, la chanson d'un passant, la trompe d'un cycliste ou la fanfare lointaine d'un régiment en marche, tout cela retentit aussi distinctement pour nous (comme pour nous montrer que c'est bien elle qui est près de nous, elle, avec tout ce qui l'entoure à ce moment-là, ce qui frappe son oreille et distrait son attention),-détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, mais d'autant plus nécessaires à nous révéler toute l'évidence du miracle, traits sobres et charmants de couleur locale, descriptifs de la rue et de la route provinciales sur lesquelles donne sa maison, et tels qu'en choisit un poète quand il veut, en faisant vivre un personnage, évoquer autour de lui son milieu. C'est elle, c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin!

Que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux et à quelle distance nous pouvons être des choses aimées au moment où il semble que nous n'aurions qu'à étendre la main pour les retenir. Présence réelle- que cette voix si proche dans la séparation effective. Mais anticipation aussi d'une séparation éternelle. Bien souvent, l'écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé que cette voix clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte pas, et j'ai connu l'anxiété qui m'étreindrait un jour, quand une voix reviendrait ainsi, seule et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir, murmurer à mon oreille des paroles que j'aurais voulu pouvoir embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.

Je disais qu'avant de nous décider à lire, nous cherchons à causer encore, à téléphoner, nous demandons numéro sur numéro. Mais parfois les Filles de la Nuit, les Messagères de la Parole, les Déesses sans visage, les capricieuses Gardiennes ne veulent ou ne peuvent nous ouvrir les portes de l'Invisible, le Mystère sollicité reste sourd, le vénérable inventeur de l'imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur, - Gutenberg et Wagram!- qu'elles invoquent inlassablement, laissent leurs supplications sans réponse alors, comme on ne peut pas faire de visites, comme on ne veut pas en recevoir, comme les demoiselles du téléphone ne nous donnent pas la communication, on se résigne à se taire, on lit.

Dans quelques semaines seulement on pourra lire le nouveau volume de vers de Madame de Noailles, les Eblouissements (je ne sais si ce titre sera maintenu), encore supérieur à ces livres de génie: le Cœur innombrable et Ombre des jours, vraiment égal, il me semble, aux Feuilles d'automne ou aux Fleurs du mal.

En attendant, on pourrait lire cette exquise et pure Margaret Ogilvy de Barrie, traduite à merveille par R. d'Humières et qui n'est que la vie d'une paysanne racontée par un poète, son fils. Mais non; du moment qu'on s'est résigné à lire, on choisit de préférence des livres comme les Mémoires de Mme de Boigne, des livres qui donnent l'illusion que l'on continue à faire des visites, à faire des visites aux gens à qui on n'avait pas pu en faire parce qu'on n'était pas encore né sous Louis XVI, et qui, du reste, ne vous changeront pas beaucoup de ceux que vous connaissez, parce qu'ils portent presque tous les mêmes noms qu'eux, leurs descendants et vos amis, lesquels, par une touchante courtoisie envers votre infirme mémoire, ont gardé les mêmes prénoms et s'appellent encore: Odon, Ghislain, Nivelon, Victurnien, Josselin, Léonor, Artus, Tucdual, Adhéaume ou Raynulphe. Beaux noms de baptême d'ailleurs, et dont on aurait tort de sourire; ils viennent d'un passé si profond, que dans leur éclat insolite ils semblent étinceler mystérieusement comme ces noms de prophètes et de saints qui s'inscrivent en abrégé dans les vitraux de nos cathédrales. Jehan, lui-même, quoique plus ressemblant à un prénom d'aujourd'hui, n'apparaît-il pas inévitablement comme tracé en caractères gothiques sur un livre d'Heures par un pinceau trempé de pourpre, d'outre-mer ou d'azur? Devant ces noms, le vulgaire redirait peut-être la chanson de Montmartre:

Bragance, on le connaît ct'oiseau-là;
Faut-il que son orgueil soie profonde
Pour s'être f…u un nom comme ça!
Peut donc pas s'appeler comme tout le monde!

Mais le poète, s'il est sincère, ne partage pas cette gaieté et, les yeux fixés sur le passé que ces noms lui découvrent, répondra avec Verlaine:

Je vois, j'entends beaucoup de choses
Dans son nom Carlovingien.

Passé très vaste, peut-être. J'aimerais à penser que ces noms qui ne sont venus jusqu'à nous qu'en de si rares exemplaires, grâce à l'attachement aux traditions qu'ont certaines familles, furent autrefois des noms très répandus, noms de vilains aussi bien que de nobles, et qu'ainsi, à travers les tableaux naïvement coloriés de lanterne magique que nous présentent ces noms, ce n'est pas seulement le puissant seigneur à la barbe bleue ou sœur Anne en sa tour que nous apercevons, mais aussi le paysan penché sur l'herbe qui verdoie et les hommes d'armes chevauchant sur les routes qui poudroient du treizième siècle.

Sans doute bien souvent cette impression moyenâgeuse donnée par leurs noms ne résiste pas à la fréquentation de ceux qui les portent et qui n'en ont ni gardé ni compris la poésie mais peut-on raisonnablement demander aux hommes de se montrer dignes de leur nom quand les choses les plus belles ont tant de peine à ne pas être inégales au leur, quand il n'est pas un pays, pas une cité, pas un fleuve dont la vue puisse assouvir le désir de rêve que son nom avait fait naître en nous? La sagesse serait de remplacer toutes les relations mondaines et beaucoup de voyages par la lecture de l'Almanach de Gotha et de l'Indicateur des chemins de fer...
Les mémoires de la fin du dix-huitième siècle et du commencement du dix-neuvième, comme ceux de la comtesse de Boigne, ont ceci d'émouvant qu'ils donnent à l'époque contemporaine, à nos jours vécus sans beauté, une perspective assez noble et assez mélancolique en faisant d'eux comme le premier plan de l'Histoire. Ils nous permettent de passer aisément des personnes que nous avons rencontrées dans la vie- ou que nos parents ont connues-aux parents de ces personnes-là, qui eux-mêmes, auteurs ou personnages de ces mémoires, ont pu assister à la Révolution et voir passer Marie-Antoinette. De sorte que les gens que nous avons pu apercevoir ou connaître- les gens que nous avons vus avec les yeux de la chair- sont comme ces personnages en cire et grandeur nature qui, au premier plan des panoramas, foulant aux pieds de l'herbe vraie et levant en l'air une canne achetée chez le marchand, semblent encore appartenir à la foule qui les regarde, et nous conduisent peu à peu à la toile peinte du fond, à qui ils donnent, grâce à des transitions habilement ménagées, l'apparence du relief, de la réalité et de la vie. C'est ainsi que cette Mme de Boigne née d'Osmond, élevée, nous dit-elle, sur les genoux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, j'ai vu bien souvent au bal, quand j'étais adolescent, sa nièce, la vieille duchesse de Maillé née d'Osmond, plus qu'octogénaire mais superbe encore sous ses cheveux gris qui relevés sur le front faisaient penser à la perruque à trois marteaux d'un président à mortier.

Et je me souviens que mes parents ont bien souvent dîné avec le neveu de Mme de Boigne, M. d'Osmond, pour qui elle a écrit ces mémoires et dont j'ai trouvé la photographie dans leurs papiers avec beaucoup de lettres qu'il leur avait adressées. De sorte que mes premiers souvenirs de bal tenant d'un fil aux récits un peu plus vagues pour moi, mais encore bien réels, de mes parents, rejoignent par un lien déjà presque immatériels les souvenirs que Mme de Boigne avait gardés et nous conte des premières fêtes auxquelles elle assista: tout cela tissant une trame de frivolités, poétique pourtant, parce qu'elle finit en étoffe de songe, pont léger, jeté du présent jusqu'à un passé déjà lointain et qui, unit, pour rendre plus vivante l'histoire, et presque historique la vie, la vie à l'histoire.

Hélas! me voici arrivé à la troisième colonne de ce journal et je n'ai même pas encore commencé mon article. Il devait s'appeler «le Snobisme et la Postérité», je ne vais pas pouvoir lui laisser ce titre, puisque j'ai rempli toute la place qui m'avait été réservée sans vous dire encore un seul mot ni du Snobisme ni de la Postérité, deux personnes que vous pensiez sans doute ne devoir jamais être appelées à se rencontrer, pour le plus grand bonheur de la seconde, et au sujet desquelles je comptais vous soumettre quelques réflexions, inspirées par la lecture des Mémoires de Mme de Boigne. Ce sera pour la prochaine fois. Et si alors quelqu'un des fantômes qui s'interposent sans cesse entre ma pensée et son objet, comme il arrive dans les rêves, vient encore solliciter mon attention et la détourner de ce que j'ai à vous dire, je l'écarterai comme Ulysse écartait de l'épée les ombres pressées autour de lui pour implorer une forme ou un tombeau.

Aujourd'hui je n'ai pas su résister à l'appel de ces visions que je voyais flotter, à mi-profondeur, dans la transparence de ma pensée. Et j'ai tenté sans succès ce que réussit si souvent le maître verrier quand il transportait et fixait ses songes, à la distance même où ils lui étaient apparus, entre deux eaux troublées de reflets sombres et roses, dans une matière translucide où parfois un rayon changeant, venu du cœur, pouvait leur faire croire qu'ils continuaient à se jouer au sein d'une pensée vivante. Telles les Néréides que le sculpteur antique avait ravies à la mer mais qui pouvaient s'y croire plongées encore, quand elles nageaient entre les vagues de marbre du bas-relief qui la figurait. J'ai eu tort. Je ne recommencerai pas. Je vous parlerai la prochaine fois du snobisme et de la postérité, sans détours. Et si quelque idée de traverse, si quelque indiscrète fantaisie, voulant, se mêler de ce qui ne la regarde point, menace encore de nous interrompre, je la supplierai aussitôt de nous laisser tranquilles «Nous causons, ne nous coupez pas, mademoiselle!»

Par Marcel Proust.

Sommaire

GUTENBERG était le plus gros site de Paris et de France et employait des centaines d'opératrices.


1906 En plus des chefs, le ministre vient superviser ces demoiselles :
vu dans le Petit Parisien du 9 septembre.

VISITE D'INSPECTION RUE GUTENBERG
Pendant une heure au moins, les demoiselles du téléphone ont été, hier, dans leurs petits souliers, M. Louis Barthou, ministre des Travaux publics, des Postes et Télégraphes, est venu les surprendre en plein service.
Ce n'était point là une de ces visites annoncées longtemps à l'avance, dont les moindres détails sont réglés par le protocole, où les « réponses » à faire aux questions posées sont soigneusement étudiées. Non. C'était l' alerte.
A dix heures et demie, le ministre, accompagné de son directeur de cabinet, M. Léon Barthou, arrivait en automobile rue JeanJacques-Rousseau. Une minute plus tard, il surgissait à l'improviste dans le bureau du chef de section, M. Charvin ce dernier, actuellement en congé, est remplacé par M. Mandrillon, sous-chef de section au bureau principal des téléphones.
- Pas un mot, je vous prie je désire visiter incognito les services du Gutenberg. Soyez mon cicerone.
Et tout aussitôt M. Barthou demandait à être conduit au service urbain. Le premier groupe d'abonnés (les 100-00, comme on le désigne) occupe le deuxième étage l'étage supérieur est réservé au groupe des 200-00.
Tout en cheminant, le ministre s'est complu à poser maintes questions aux employés des multiples, les interrogeant sur les heures de service, sur les difficultés matérielles de l'exploitation, sur les conditions d'hygiène, etc.
Comme bien on pense, la nouvelle de la visite de M. Barthou s'était rapidement propagée dans l'hôtel des Téléphonies et on devine l'anxiété du personnel. Pourquoi ce déplacement ministériel ? Que désirait savoir le grand chef ? Les réponses faites aux questions posées ont-elles satisfait M. Barthou ? Quelles observations a-t-il recueillies au cours de cette promenade qui s'est prolongée une heure durant pour prendre fin dans la galerie du premier étage réservée au service interurbain.
En somme, M. Barthou n'a point paru mécontrent de sa visite et ces demoiselles, elles, en sont enchantées parce qu'elles espèrent en tirer quelque profit.

1907 GUTENBERG L'effondrement de l'Hotel central des Téléphones est il à redouter ?
c'est ce qu'on povait lire le 10 juillet 1907 dans le Petit Parisien

Les employées des téléphones sont dans les transes depuis qu'on leur a dit que le bàtiment où elles travaillent allait s'écrouler.
Elles nous confien tleurs alarmes. Rassurezvous, mesdemoiselles
- Allô Allô Le Petit Parisien ?
- Parfaitement, à qui avons nous l'honneur de parler ?
- Aux demoiselles du téléphone. Justement alarmées, nous voulons prier le Petit Parisien de bien vouloir s'intéresser à notre sort.
- Il y a encore quelque chose de détraque dans votre administration ?
- Oui, hélas Ce n'est plus aujourd'hui notre situation, notre bien-être qui sont en jeu. C'est plus grave notre existence est manacée.
- C'est sérieux ?
- Parfaitement. Si vous désirez qu'une épouvantable catastrophe soit évitée, si vous ne voulez pas avoir à relater un jour, dans vos colonnes, une capilotade de téléphonistes si vous voulez ne jamais subir d'interruption forcée dans vos communications, vous qui êtes reliés à Gutenberg venez nous trouver, nous vous ferons connaître l'affreux malheur qui plane sur nos têtes .
Les craintes de ces Demoiselles
Un instant après, exact au rendez-vous, nous étions au milieu d'un groupe de téléphoniste qui discutaient avec chaleur sur le grave événement tant redouté.
- Vous nous trouvez, monsieur, nous dirent ces demoiselles, en pleine effervescence, car nous sommes fort inquiétée. Que l'administration nous contraigne à travailler avec des appareils défectueux, qu'elle nous laisse sans défense devant les plaintes injustifiées des abonnés et leurs invectives continuelles, qu'elle nous soumette à un labeur énervant et anémiant, tout cela, passe encore... Mais qu'elle nous expose à trouver un jour une mort horrible sous un amas de fer et de pierres, vous conviendrez avec nous qu'elle outrepasse ses droits !
- Certainement, mais je ne vois pas.
- Attendez. Si nous en croyons les bruits qui circulent, l'hôtel central des téléphones, le Gutenberg, comme on l'appelle, court à un effondrement certain. Il y a trois ans environ, on suréleva d'un étage la construction dans laquelle nous travaillons. Pour donner satisfaction aux récriminations continuelles des abonnés, on parla d'augmenter le personnel et de le loger en ce quatrième étage que l'on venait d'aménager. Dans ce nouveau local, dont le poids venait déjà s'ajouter à celui qu'avaient à soutenir les fondations, on installa tout un matériel, un nouveau meuble, si lourd, si lourd, qu'on reconnut bien vite qu'il y aurait danger à faire travailler le personnel à ce quatrième étage, menacé de fléchir d'un moment à l'autre.
Cela est si vrai, monsieur, que l'ingénieur auquel on avait confié cet aménagement fut, dit on, déplacé par mesure disciplinaire.
Quant au meuble en question, poursuit notre interlocutrice, s'il faut en croire les on-dit, ce serait un appareil inutilisable que les diverses administrations téléphoniques européennes refusèrent tour à tour.
Ce qui est certain, c'est que, ces temps derniers, on a dû redouter le fléchissement dont je vous ai parlé, car voilà qu'on s'est mis à consolider les planchers des divers étages. Pendant trois mois on a travaillé, au troisième, en établissant là de véritables charpentes de fer, dont le poids total atteint des milliers et des milliers de kilogrammes. Maintenant on vient d'entreprendre les mêmes travaux au second. Ce sera sans doute, dans trois mois, le tour de l'interurbain . Et l'on dit ici tout haut que les fondations de l'hôtel n'ont point été établies pour supporter une surcharge pareille. Vous devez concevoir notre inquiétude.
On dit encore, reprend une autre demoiselle, que plusieurs architectes se sont refusés à assumer la responsabilité de ce travail commandé par l'administration et que cette dernière a eu bien du mal à en trouver un, songez donc, si jamais tout cela s'effondrait, alors que de sept heures du matin à sept heures du soir 1,200 téléphonistes sont enfermées dans l'hôtel. Encore un mot, reprend une de nos interlocutrices, et ceci n'est point une simple hypothèse, mais une triste réalité ! En admettant que ces craintes soient exagérées, il n'en est pas moins vrai que les réparations contraignent nombre d'entre nous à travailler dans des conditions d'hygiène absolument déplorables tout le long de la salle on a dressé des échafaudages d'une malpropreté repoussante, on a tendu des bàches, de sorte que nous voilà pour trois mois privées d'air et de lumière.
Viennent les grandes chaleurs, ce sera intenable. On nous objectera peut-être que nécessité fait loi Mais pourquoi ne point effectuer ces travaux pendant la nuit alors que le personnel masculin est des plus restreinte.
Ce que dit l'Administration
Oui, voilà ce que l'on dit, autour de l'hôtel de la rue du Louvre et nous n'exagérons rien en affirmant que c'est là le sujet des conversations courantes entre ces dames et demoiselles, dont l'anxiété n'est nullement simulée elles ont réellement peur que « Gutenberg » ne s'effondre.
Sans perdre une minute, nous sommes allé soumettre ces craintes aux personnalités compétentes de l'administration des téléphones.
Nous aurions voulu obtenir des renseignements techniques de M. Binet, l'architecte qui dirige ces importants travaux, mais un vovage imprévu et d'une dnrée presque illimitée, l'a mis dans l'impossibilité de nous donner son avis autorisé. A défaut de l'architecte, nous avons été reçu par divers fonctionnaires dont les déclarations, nettement optimistes, sont, croyons-nous, de nature à dissiper les alarmes des dames téléphonistes. Tour à tour, le chef de cabinet de M. Simyan MM. Bouchar, ingénieur en chef; Debacque, chef de bureau du matériel, et Charvin, chef des services de Gutenberg, nous ont fait des déclarations qui concordent pour dissiper les alarmes du personnel. Les réparations que nous sommes en train d'exécuter s'imposaient, nous ont dit nos divers interlocuteurs, et nous les faisons précisément pour assurer la sécurité de nos employées.
L'hôtel des téléphones fut édifié en 1893. C'est vous dire qu'il est de construction assez récente. Mais, à cette époque, on ne pouvait prévoir qu'un jour viendrait où le renouvellement de notre matériel s'imposerait. La résistance des planchers avait donc été calculée peur supporter le poids des appareils alors en usage. Or, voici le moment venu où pour donner satisfaction aux réclamations du public, nous devons remplacer ce matériel désuet par un autre plus satisfaisant, des appareils à batterie centrale, qui présentent l'inconvénient d'être de beaucoup plus lourds que les anciens. Nos planchers actuels ne les supporteraient pas force nous a donc été de leur donner la solidité nécessaire en les renforçant par l'adjonction de charpentes en fer. C'est là tout le secret des réparations qu'on effectue actuellement.
Tout est pour le mieux.
S'il est vrai que l'hôtel ait été surélevé d'un étage, il n'est pas exact que nous ayons installé dans le nouveau local un meuble lourd, encombrant et inutilisable. On y a seulement mis en place les câbles qui aboutiront aux futurs appareils et qui sont déjà d'un poids considérable, il faut en convenir.
Quant aux bruits qui sont parvenus jusqu'à vous, concernant la disgrâce d'un ingénieur et le refus de divers architectes d'assumer la responsabilité de nos travaux, ce sont des racontars sans aucun fondement.L'imagination de nos jeunes filles est très active, ces demoiselles ont une tendance à présenter comme des réalités de simples propos tenus très légèrement par quelques unes d'entre elles.

Rendez-nous le service, monsieur, de leur dire combien leurs craintes et leurs alarmes sont chimériques et puériles.
Les fondations de l'hotel Gutenberg la question a été attentivement étudiée par l'architecte et le service compétent, sont de force à supporter toutes les surcharges que nous leur imposons maintenant, et qu'on leur imposera peut-être plus tard, lorsque les progrès de la science rendront encore nécessaire l'installation d'appareils plus perfectionnés, et probablement encore plus lourds .Et certes, il passera bien des générations de téléphonistes, de fonctionnaires, d'architectes, de Sous-Secrétaires d'Etat et de journalistes, avant que les œuvres maltresses de l'hôtel de la rue du Louvre aient tendance à s'ébranler.Quant à la gêne que les travaux actuels occasionnent à notre personnel, on aurait, certes, mauvaise grâce à la nier. Mais dite bien que nous ne demandons à nos employées qu'un peu de patience, que ce n'est là qu'un mal temporaire, qui leur vaudra, par la suite, un surcroît de bien-être et de confort.
Et maintenant, allez-vous encore trembler, mesdemoiselles ?

1908, à l'époque de l'incendie, le central Gutemberg comptait 18 000 abonnés et employait plus de 200 "dames téléphonistes" par brigade, chargées d'établir les communications lorsqu'une lampe s'éclairait sur le tableau situé en face d'elles.
Tous les abonnés des 1er, 2e, 3e, 4e, 8e et 10e arrondissements de Paris dépendaient de Gutenberg.
Ces "ombrageuses prêtresses de l'invisible", comme les appelait Marcel Proust, étaient réparties en deux équipes (brigade) travaillant l'une de sept heures à midi, l'autre de midi à sept heures. Leur travail n'était guère gratifiant. "Je deviens un robot, un appareil ménager, précisément, placé devant un autre robot", témoigne l'une d'elles, Madeleine Campana, dans son autobiographie La Demoiselle du téléphone (voir plus bas).

De grandes verrières permettaient d'éclairer les quatre étages où oeuvraient les opératrices, avec leur casque vissé sur la tête. Au rez-de-chaussée se trouvaient les vestiaires, la cantine, et à l'entresol, une salle de repos.
Madeleine Campana, qui travailla au Gutenberg dans les années 1920, décrit ainsi les lieux :
"Une salle immense comme la nef d'une cathédrale dont les autels seraient ces buffets de bois" (les "multiples"). "Celle qui pénètre dans ce lieu saint de la technique ne voit que des dos sagement alignés.
En arrière, plantée sur un bureau surélevé, la surveillante trône. Il y en a une pour dix dos.
Les dos n'ont pas le droit de présenter leur figure sans autorisation... J’écoute, j’écoute, il faut parler plus fort que sa voisine pour se faire entendre."

Photos souvenir du personnel de la Brigade B
du nouveau centre de Gutemberg dans les années 1930

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Gutenberg Cliquez sur un étage pour voir en détail





Sommaire


On était, dès cette époque
, accoutumé à construire dans les grandes villes des centraux téléphoniques urbains pouvant recevoir chacun jusqu'à 10000 abonnés.
Pour desservir un tel central, il fallait un minimum d'une centaine de positions de dames employées, et encore davantage s'il y avait à prévoir dans une très grande ville des intercommunications entre plusieurs centraux, la réalisation de ces intercommunications diminuant évidemment le rendement de chaque opératrice.

Vu dans le Petit Prisien du 25 avril 1908 : CHEZ LES TÉLÉPHONISTES
POUR CES DEMOISELLES DU BUREAU GUTEMBERG
Les jeunes personnes qui s'efforcent d'assurer nos communications téléphoniques auront à leur disposition un vestiaire, un buffet et un salon de repos. Les courageuses téléphonistes car il faut de la vaillance à ces jeunes filles qui, du matin au soir, sont harcelées par des allô allô vont bénéficier, à dater d'aujourd'hui, de la sollicitude que leur a toujours témoignée M. Simyan, sous-secrétaire d'Etat des Postes, Télégraphes et Téléphones. En attendant que ce personnel soit numériquement augmenté et que les installations qu'on établira sous peu modifient le matériel insuffisant actuellement en usage, M. Simyaii a pensé qu'un peu de bien-être serait favorablement accueilli par les modestes fonctionnaires féminins placés sous ses ordres. C'est comme prélude aux grandes transformations projetées que M. Simyan inaugurait, hier matin, de nouvelles salles destinées à rendre plus agréable, aux téléphonistes, le séjour de leur bureau de l'hôtel du, Louvre, appelé communément le bureau Gutenberg.
Le sous-secrétaire d'Etat faisait lui-même les honneurs des nouveaux bâtiments à ses invités, qu'il a conduits d'abord à la salle des vestiaires. Ce local est admirablement aménagé pour sa destination. Chaque téléphoniste y possède une armoire personnelle, avec étagères spéciales pour placer chapeaux aux plumes volumineuses, vêtements de rechange et même, la coquetterie ne perdant jamais ses droits, la boite à poudre de riz, pour celles qui usent de la houppe. Cette inspection faite, nous nous rendons au buffet, qui va être régi en coopérative et qui permettra aux jeunes filles de s'alirnenter à bon marché pour le petit déjeuner ou une collation. On y servira des œufs, du jambon, du café, du laitage, des sandwichs comme boissons de la bière et du sirop. Ce n'est pas, évidemment, le réfectoire pour grands repas, mais la petite salle confortable, propre et gaie, où ces demoiselles pourront trouver à se sustenter économiquement sans avoir à retourner leur domicile. Le clou des transformations matérielles apportées au confort des téléphonistes, c'est le salon de repos. Cette salle est ornée, sur un de ses côtés, d'une grande glace occupant tout un mur, tandis que les autres pamis sont revêtues d'un parement de bois de chéne; à mi-hauteur, au-dessus de cet encadrement et formant frise sur la cimaise, des eaux-fortes de Rénouard jettent une note artistique, que complètent, dans les voussures, des médaillons de Moreau-Vauthier. Quant à l'ameublement, il est ultra-moderne, étant composé de rocking-chairs, de fauteuils à bascule du plus pur genre anglais et de tables et chaises d'une tonalité claire qui font ressembler ce home à quelque beau salon de paquebot.
M. Simyan a vivement félicité M. Binet, l'architecte, ainsi que ses collaborateurs. Le sous-secrétaire d'Etat a bien voulu nous apprendre que l'office de Gutenberg ne serait pas le seul a bénéficier de ces améliorations. Chaque bureau sera pourvu de salles semblables, dans la mesure permise par les locaux disponible. Pour le bureau central de la rue des Sablons, à Passy, il y a un grand projet sous roche une terrasse, présentement inoccupée, serait utilisée à la construction d'un jardin d'été, à peu près semblable à celui que l'on voit, place de la Concorde, à l'Automobile-Club. On devait bien ces modestes félicités aux vaillantes téléphonistes qui, par compensation, ne feront plus attendre la communication aux abonnés, surtout lorsqu'on aura inauguré les nouveaux « multiples » et augmenté le nombre des jeunes filles chargées de les actionner.

Dans les années 1880-1930, la tendance a été d'augmenter la commodité des manœuvres de l'opératrice, de façon à augmenter son rendement.
Les clés d'appel et d'écoute dont elle se sert ont été rendues plus ou moins automatiques, de telle sorte que le temps pris pour servir chaque appel soit réduit au minimum. Les cordons de l'opératrice d'une position urbaine sont devenus très compliqués, et toute une série d'électro-aimants, avec des câblages enchevêtrés, viennent jouer en temps utile sur chaque cordon pour permettre à la téléphoniste de ne pas s'immobiliser sur un appel qu'elle a commencé à servir. D'autres électros, montés également sur chaque cordon, comptent les conversations de chaque abonné, en discernant si la conversation a été efficace ou non. Chaque cordon est enfin muni d'électros et de lampes de signalisation spéciales pour que l'opératrice soit avertie du raccrochage de l'appareil chez chaque abonné en conversation.

Dans une grande ville comme Paris, nous sommes arrivés à faire assurer par des téléphonistes l'écoulement de 160 demandes de communication à l'heure. C'est un chiffre tout à fait remarquable, surtout si l'on songe qu'à Paris, il y a une quarantaine de séries téléphoniques différentes, et que presque toujours une demande de communication émanée d'une série est à destination d'une autre.

Les remplacements entre demoiselles téléphonistes
Il arrive de temps en temps que les demoiselles téléphonistes fassent entre elles des combinaisons pour se remplacer aux heures où le service est le moins intense, de façon à s'octroyer ainsi des repos supplémentaires, et jusqu'à présent, ces remplacements étaient tolérés.
Mais il paraît que les inspecteurs ne veulent plus permettre aucun changement, aucune combinaison. Nous désirons savoir s'il est vrai que ceux-ci peuvent s'opposer à ces arrangements et qu'il n'y a pas là un abus d'autorité.
La grande majorité des employées habite ioin du bureau, et pour assurer les retours, deux heures trois quarts de présence, font deux heures de route aller et retour. Lorsqu'elles quittent leur service à 10 heures du soir, elles ne rentrent chez elles qu'à 11 heures ou 11 heures 1/4, et lorsqu'elles doivent commencer à 7 heures du matin, elles se lèvent à 5 heures ou 5 heures 1/2.
Celles qui habitent près du bureau faisaient des retours du soir et les autres leur rendaient des dimanches, matinées ou après-midi.
De même il existait quelques employées pauvres qui assuraient avec leurs heures de liberté le service de collègues qui pouvaient les rétribuer.
Or, dans tous les services des Postes, dans tous les Ministères, cela est toléré pour les employés masculins, partout les chefs ferment les yeux et le service ne s'en ressent pas.
Pourquoi ne pas accorder la même tolérance au personnel féminin des téléphones ? Les traitements ne sont pas plus élevés et l'augmentation du prix de la vie a dépassé de beaucoup les illusoires augmentations d'appointements.
Or, les téléphonistes sont des fonctionnaires, l'Administration leur interdit tout commerce au dehors, ne peuvent-elles pas, par un petit travail supplémentaire, s'accorder un peu de bien-être et un peu d'adoucissement ?


1925 LA GREVE, Ca gronde dans les services des PTT
Lu dans le Petit Parisien du 22 septembre 1925 NI TÉLÉPHONE, NI TÉLÉGRAPHE HIER PENDANT DEUX HEURES

C'ÉTAIT UNE MANIFESTATION DIVERTISSEMENT DU PERSONNE DES P. T. T.

Le mouvement qui englobait à Paris tout le personnel du Central télégraphique, la majeure partie des dames téléphonistes et les employées des chèques postaux, s'est étendu à quelques villes de province.
Le personnel du central télégraphique, la majeure partie des demoiselles du téléphone et les employés des chèques postaux de la rue du Louvre ont chômé, hier, entre 11 et 13 heures.
Cette interruption, courte mais brutale
, a jeté la perturbation dans le commerce parisien, à une période de la journée où les affaires, notamment à la Bourse, sont particulièrement actives, et dans la soirée, la présidence du Conseil communiquait la note suivante :
Le conseil des ministres délibérera demain (mardi) sur la question du traitement des fonctionnaires et en particulier sur la situation créée par la manifestation des dames employées de certains services des P. T. T. Les services qui avaient été interrompus à Paris et dans quelques villes de province ont repris normalement à une heure de l'après-midi.
Les fonctionnaires des P. T. T. ont été immédiatement prévenus par le secrétariat général que toute nouvelle interruption de service entrainerait automatiquement la suspension des garanties disciplinaires et l'application de sanctions tmmédiates aux défaillants.
Le bulletin qui arrêta le travail
Ce mouvement que les postiers appellent un « avertissement » est le premier résultat de ce problème de la péréquation des traitements, dont nous énoncions, hier matin, les données. Voici d'ailleurs le bulletin qui circula dans la matinée, parmi le personnel et qui exposait les motifs de la cessation de travail en même temps qu'il la déclenchait :
CAMARADES DAMES EMPLOYEES DES P. T. T.
La commission des traitements, en dépit de l'effort acharné de nos délégués, vient de consacrer, au préjudice des dames employées des P. T. T., la plus révoltante des iniquités . Elle a accordé le maximum de 12.000 francs à l'institutrice. Elle ne consent que 9.200 francs à la dame employée des P. T. T. Avant la guerre, la dame employée des P. T. T, qui est entrée dans l'administration par la voie du concours, qui travaille trois cents jours par an, qui effectue les mêmes opérations que le commis des P. T. T, gagnait, à juste titre, 300 francs de plus que l'institutrice qui ne travaille que deux cents jours par an.
Demain, en province, la dame employée des P. T. T gagnera 2.800 francs de moins que l'institutrice.
A Paris, en tenant compte de toutes les indemnités, cette différence sera portée à 5.000 francs.
La surveillante des P. T. T, qui, en 1914, gagnait 700 francs de plus que l'institutrice, touchera maintenant 1.800 francs de moins.
C'est un scandale.
Une protestatisn énergique s'impose contre ces outrageants dénis de justice. Vous la formulerez, tout comme vos camarades commis, qui se déclarent entièrement solidaires de vous et qui pratiqueront, au même moment, la même forme de protestation, en cessant momentanément le travail, aujourd'hui lundi, de 11 heures à 13 heures.
Il faut que les pouvoirs publics, par ce premier avertissement volontairement imité, apprennent que le personnel des P. T. T, hommes et dames, ne peut pas et ne veut pas se laisser, une fois de plus, injustement sacrifier.
Dames employées, que votre manifestation soit à la fois calme et puissante, et l'iniquité monstrueuse dont vous êtes menacées sera conjurée.
Plus de dépêches, plus de communications.
Le mouvement commença vers 10 heures au central téléphonique de Ségur il s'étendit ensuite à la plupart des autres centraux, télégraphiques compris. Pendant près de trois heures donc, la population parisienne fut totalement privée de communications rapides, tant dans Paris même qu'avec la province et l'étranger les communications officielles, elles-mêmes, étaient arrêtées.
Au central de la rue Jean-JacquesRousseau, tout le personnel féminin avait quitté son poste et envahi escaliers et couloirs. Nous nous sommes arrangées, nous dit une gréviste, pour qu'on ne puisse pas nous remplacer au pied levé.
Dans les services du central télégraphique de la rue de Grenelle, on pressentait, de grand matin, l'incident qui, brutalement, se déclenchait à 10 h. 30. Tout le monde en bas cria quelqu'un. Le mot d'ordre ainsi lancé trouva aussitôt son écho à tous les étages.
Dix minutes plus tard, les appareils de transmission étaient désertés vides et silencieuses, les vastes salles tout à l'heure si vivantes.
Dans la grande cour, un meeting s'improvisait autour du petit perron de gauche, transformé en tribune, où, jusqu'à 13 heures, se succédèrent les orateurs. Pendant ce temps, les chefs de service faisaient fermer toutes les issues, y compris le grand portail de la rue de Grenelle. Et n'étaient dès lors admis que les seuls employés venant assurer la relève, relève illusoir, car nul ne songeait à travailler.
Il convient d'ailleurs de reconnaître que si la consigne de suspendre le travail fut exécutée avec une discipline implacable, elle le fut aussi dans un ordre parfait.
Presque tous les centraux téléphoniques étaient également touchés par le mouvement pourtant, le service put être assuré à Fleurus, Passy et Laborde. La station d'écoute de T. S. F de villejuif a participé à cette sorte de grève, ainsi que le central radio télégraphique de Paris.
Mais vers 13 heures, obéissant au mot d'ordre du bulletin, les télégraphistes retournaient à leurs appareils, les téléphonistes remettaient leurs casques et le travail reprenaït partout avec une louable activité.
Le point de vue de la Fédération postale
Au siège de la Fédération postale, MM. Vallet et Tournadre, en l'absence de M. Digat, secrétaire fédéral, nous ont déclaré, le petit mouvement de ce matin a eu pour cause initiale le mécontentement des dames employées des P. T. T. La grève de ce matin se renouveliera-t-elle ? Nous ne le pensons pas, à moins qu'on s'obstine à ne point faire droit aux justes revendications des intéressées. D'ailleurs, les commis ne sont pas moins mécontents, car ils sont nettement défavorisés par rapport aux employés des contributions indirectes, avec lesquels ils allaient de parité.
Quant aux ouvriers des lignes, leur mécontentement est plus grave encore et pourrait avoir des conséquences plus lâcheuses qu'une simple grève de deux heures. Ils avaient, en 1914, des traitements de base allant de 1.825 francs à 2.737 fr. 50. On leur, propose aujourdhui 4.855 francs, comme début et 5858 francs comme maximum, pour un métier difficile, périlleux, comportant notamment le travail sur les voies ferrées et le séjour dans les égouts. L'administration avait indiqué les chiffres suivants pour le début. 8.500, pour le maximum. La commission a rejeté cette proposition.
Les ouvriers l'acceptaient-ils ? Oui, comme un minimum. Et ils ne cachent pas que si on persiste à leur refuser cette satisfaction, ce ne sera pas une grève de deux heures, mais la grève tout court.
Croyez-vous que vraiment on en arrivera là. Nous espérons que non, car M. Chaumet nous a fait des promesses formelles et nous comptons bien que les ouvriers des lignes finiront par obtenir ce minimum dont nous venons de parler.
Grève des P. T. T, danger économique
Ce nouvement a-t-il surpris la direction des P. T. T ? .
Nous ne le pensons pas, car elle était peu ou prou prévenue que, à défaut d'une note rassurant le personnel sur la question des traitements, un mouvement spontané, en dehors de toute directive des organisations centrales; était à craindre pour hier. Aussi, dès qu'il eut connaissance du mouvement, M. Deletête, secrétaire général de l'administration, invitait la Fédération postale, qui comprend tous les syndicats des employés et ouvriers des P. T. T, à venir conférer avec lui. Une délégation, composée de cinq membres de la Fédération, se présenta, à 16 h 30, au secrétariat général, où elle fut reçue par M. Deletête.
L'entretien se prolongea jusqu'à 17 h 45, et vers 19 heures, deux délégués revinrent encore rue de Grenelle où ils s'entretinrent, cette fois, avec le directeur du cabinet du ministre.
Au cours de ces conversations, les représentants de l'administration exposèrent aux délégués le danger que présentait une grève de cet ordre pour la vie économique du pays. La délégation de la Fédération postale leur donna alors l'assurance qu'en aucune manière elle ne seconderait des manifestations de nature à amener le retour de parelis incidents.
M. Deletéte se rendit ensuite à la présidence du Conseil, où il mit M.ainlevé au courant de la situation.
M. Chaumet rentre à Paris
Les conclusions que les employés ont déduites des travaux de la commission de revision des traitements, nous dit-on au ministère, sont pour ie moins prématurées. Cette commission n'a pas encore déposé son rapport. Et c'est au gouvernemont ensuite de décider.
En ce qui concerne la manifestation, en dehors de la cessation du travail, aucun incident ne s'est produil. Tout le monde, maintenant, a regagné son poste, l'on ajoute qu'on a le ferme espoir que ce premier « avertissement » restera aussi le seul .
M. Chaumet, prévenu à Hendaye de ce mouvement inopiné, a décidé de rentrer immédiatement à Paris. il a convoqué, pour ce matin même, à son cabinet, les chefs des services intéressés, en vue des décitions à prendre.
Le ministre recevra, vraisemblablement, ensuite, la délégation de la Fédération postale.
La répercussion en Bourse
En Bourse, la grève avertissement des employés du télégraphe et des téléphones a suscité des commentaires défavorables. Les intérêts en cause étant considérables, la moindre perturbation dans le marché des affaires y apporte un trouble profond. Aujourd'hui, nous à dit une personalité qualifée pour parler de la Bourse, la grève des postiers et des téléphonistes, en privant les agents de change de recevoir les dépêches des clients leur transmettant leurs ordres, n'aura pas eu de très grandes répercussions. Les affaires sont, en effet, en ce moment, assez calmes. Mais la situation aurait été tout autre et aurait présenté un caractère de gravité si le mouvement s'était produit à un autre moment, en juillet par exemple.
En ce qui concerne le marché des changes, la perturbation a été assez marquée. Privée des renseignements provenant d'autres places internationales, la Bourse de Paris, en ce qui touche le cours de la livre et du dollar, a été assez agitée et il en est résulté un moment une hausse de 25 centimes. Cette tension n'a été que de courte durée, il est vrai, et les cours ont fléchi en fin de séance.
Mais cette privation de nouvelles aurait pu être plus préjudiciable.
Tel est le point de vue officiel.
Officieusement, les boursiers se disent gravement lésés dans leurs interêts. Un mouvement semblable, disent ils, ne peut se produire sans apporter, dans le monde des affaires, une perturbation dont on ne saurait encore mesurer l'importance. Il importe qu'il ne se renouvelle plus.
,
Une fois que la Téléphoniste a pris votre Appel, les cas suivants peuvent se produire :

1° L'abonné demandé répond ;
2° L'abonné demandé n'est pas libre ;
3° L'abonné demandé ne répond pas ;
4° L'abonné demandé n'est pas sonné ;
5° La communication est coupée accidentellement ;
6° On vous donne un faux numéro ;
7° On vous donne votre correspondant, mais il est en cours de conversation avec un autre abonné ;
8° Vous êtes mis en communication avec deux abonnés inconnus.
Table de Renseignements pour les abonnés transférés qui ont changé de numéro; abonnés nouveaux qui ne figurent pas encore à l'annuaire ; abonnés absents.
L'abonné demandé ne répond pas
Il n'y a pas de signal de non réponse
pour les abonnés de Paris.
Si au bout d'un laps de temps que vous devez apprécier suivant les habitudes de votre correspondant,
Bébé répond au téléphone
,vous n'avez pas obtenu sa réponse, après a^oir entendu le retour d'appel, comme il est dit dans le cas où l'abonné répond, raccrochez sans insister davantage.
Le retour d'appel vous indique 1° que la communication est bien établie,
2° que Dotre correspondant est bien sonné.

Si vous n'entendez pas sonner votre correspondant
Si vous n'entendez pas le retour d'appel, dont on vient de parler, rappelez la téléphoniste en manoeuvrant lentement le crochet j usqu'à ce qu'elle se présente et dites-lui simplement :
On ne sonne pas mon numéro.

On ne sonne pas mon numéro
Peu après, vous devez entendre le retour d'appel.
Pour illustrer le travail de demoiselle du téléphone sur un multiple à Bordeaux, j'aime relire dans "Les demoiselles du téléphone" de M. Campana le passage ou elle intégre les PTT en 1919 :

... J'entrai donc dans la grande armée des téléphonistes au service d'une grande cause, le Progrès, vêtue d'une blouse en guise d'uniforme, flanquée d'une surveillante en guise de sous-officier.
Celle ci, fort aimable avec une débutante bien introduite, m'installe quelques instants avant le début du service à une place vide, devant une sorte de meuble indéfinissable composé essentiellement de trous. Les standards de l'époque étaient assez semblables, en beaucoup plus important, à ceux qui sont installés aujourd'hui dans les hotels ou les entrprises. L'opératrice s'asseyait à une table, le key-board -- l'invention de M. Graham Bell, agé de cinquante ans à peine, se ressentait encore de ses origines anglo-saxones -- ou étaient plantés douze fichess disposées par paires et reliées chacune à un fil. En angle avec le key-board se dressait à la verticle, devant la préposée, un immense panneau qui comprenait d'abord, dans le bas, une centaine de petites lampes correspondants chacune à un trou, le jack, et un numéro, c'est à dire à un abonné.
Sur ces rangées, me dit l'ancienne, vous avez "vos" cent abonnés.
Suis je leur servante ou leur maîtresse ? Si je les "ai", eux aussi, il m'"ont".
Au dessus des lampes des ces abonnés-départ, des rangées et des rangées de trous, ou de jacks, comme un gigantesque jeu de solitaire. Il y en a 6000, 8000 peut être, autant que d'abonnés dans le central, et chacun correspond à un numéro.
La surveillante a mis le casque -- les écouteurs reliés à une lamelle de métal qui passe par dessus la coiffure (soit le chignon qui date d'avant guerre et symbolise déjà la vieille fille, soit les cheveux courts, pour celles qui "se sont fait couper les ch'veux"). Elle a disposé devant sa bouche une sorte de cornet :
-- Voyez la lampe qui s'allume ? Entre nous, je sais qu'il s'agit de M.Piquemal, un marchand de vins du centre de la ville.
-- Je le connais, il habite en bas de chez moi !
-- Le prends une fiche sur le key-board, je l'enfonce dans le jack correspondant à sa lampe et je suis en communication avec lui.
-- Mais ça clignote.
--Il s'impatiente, nous allons le calmer.
Elle a joint le geste à la parole, mais n'à enfoncé la fiche qu'à la fin de ses explications.
L'abonné n'a pas l'air content :
-- Je ne peux pas vous passez la surveillante, lui dit-ell, c'est moi.
Le marchand de vins prends aussitôt un ton plus concilliant.
-- Le 42.21 ? Tout de suite, ne quittez pas.
Elle tire la fiche appariée à la première, cherche sur le grand panneau le 42.21. C'est loin et c'est haut. Moi, j'aurais dû me lever. La surveillante trouve le numéro, enfonce la deuxième fiche dans le jack ; "la communication est établei", conclut-elle. Et moi, je deviens la demoiselle du téléphone du marchand de vins qui m'avait fait faire ma première expérience téléphonique, à l'autre bout de la ligne.
-- Trois standardiste seulement peuvent utiliser le même panneau, poursuit mon interlocutrice. Elles ne desservent donc que trois cents abonnés-départ. Pour trois cents autres, il faut trois autres ipératrices et un panneau identique, et ainsi de suite. Ces panneaux sont multipliés autant que nécessaire, c'est pourquoi on les appelles des multiples.
Nous sommes trois au coude à coude. Aux heures de pointe, nous devons sans cesse nous lever, nous rasseoir, passer le bras l'une par dessus la tête de l'autre et, quand le numéro à trouver est trop éloigné, demander à la voisine: "Tiens, donne moi le 66.59."
Le nombre des abonnés est en constante augmentation, on rajoute des lignes, par conséquent des rangées de trous. Le central de Bordeaux arrive à saturation, il est question de le faire passer à l'automatique.
...
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Un peu de poésie


Nous recevons de province les commandements de la demoiselle du téléphone dont nos parisiennes pourront profiter :





Ces demoiselles du téléphone, A Sorel. L'illustré National
A ton bureau tu te rendras
Tous les jours régulièrement.


En retard tu n'arriveras
Sous peine de signalement.


Le casque tu t'ajusteras,
Et cela très rapidement.


Aux abonnés tu répondras,
Et toujours très correctement.


Quand l'un d'eux s'impatientera
Garde-toi de faire de même.


S'il s'emporte, tu recevras
L'avalanche placidement.


Tes oreilles tu fermeras

S'il te parle trop galamment.


En tout cas, toi, tu ne pourras
Lui repondre amicalement.


De conversation tu n'auras
Que pour service simplement.


A tes collègues tu ne pourras
Adresser un mot seulement.


Tous les postes surveilleras
Avec grand soin également.


Le matériel respecteras

En manoeuvrant adroitement.


Conversation ne couperas
Que terminée complètement.


Pour cela besoin ne sera
D'écouter trop curieusement.


En ligne tu te porteras

A.p'rès trois minutes seulement.


La surveillante préviendras
Pour répondre à tous réclamants


Quinze jours de vacances prendras
Peut-être ou bien probablement,


En tous cas cela dépendra

Des absences, évidemment.

Malade point ne seras
Ou tant pis pour l'avancement.


De ces conseils t'inspireras
Pour faire ton devoir couramment.

Du zèle enfin tu montreras

Pour être au choix prochainement.

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G.Serpette compositeur, en 1896 écrit une Opérette en l'honneur de ses demoiselles.

 

A partir de 1909 l'administration des PTT est secouée par les mouvements sociaux qui éclatent .
L'histoire sociale des PTT est non seulement remarquable par le nombre et l'activité dee ses assoiations internes de prévoyance et d'aide, mais aussi par la détermination de ses mouvements de contestation qui ont été souvent des "premières" dans la fonction publique.
Rendant l'état responsable du service publique et à ce titre du secteur assurant la transmissions des informations de la vie économique et sociale du pays, il interdit les organisations syndicales au sein des administrations et donc des PTT.
En effet au droit syndical est attaché le droit de grève et alors, ni les gouvernements ni d'alleurs l'opinion publique ne sont favorables à une éventuelle grève de fonctionnaires.
Pourtant une première grève des Postes éclate à Paris le 18 mai 1899 pour demander une augmentation de salaire. Elles est durement réprimée par le sous-secrétaire d'Etat aux Postes et Télégrapnes, Léon Mougeot. Plus tard, dans un contexte de préparation de grève générale, des facteurs parisiens se mettent en grève du 11 au 19 avril 1906, Louis Barthou, ministre des Travaux Publics, des Postes et des Télégraphes sanctionne les leaders du mouvement.
Dans une sitution agitée, en mars 1907, le gouvernement de Georges Clémenceau propose une loi autorisant le droit d'association pour les fonctionnaires, mais sans y adjoindre le droit syndical.
Jusqu'alors les prmières grèves parisiennes ne semblent avoir eu aucune répercussion dans le reste du pays.
Mai à partir de 1909, les mouvements sociaux vont s'étendre à tout le territoire national.
En mars 1909 le sous-secrétaire d'Etat aux Postes et Télégrapnes, Jules Simyan, décrète un nouveau système d'avancement qui restreint fortement les possibilités de promotion; or pour certaines catégories de personnel, leurs seuls espoirs d'améliorer leur situation restent l'avancement.
Cette mesure va déclencher la première grève généralisé des PTT qui touche les télégraphistes, les agents des bureaux de poste, les ambulants, les dames employées du télégraphe et du téléphone et les ouvriers des lignes. Cette grève va s'étendre aux grandes villes du pays touchant l'exploitation des communications téléphoniques, interrompant le service entre Paris et la province, par endroit la gendarmerie a été mobilisée pour garder les voies férrées afin de prevenir le sabotage éventuel des lignes. A Paris, les postiers qui avaient été arrêtés à la suite des premiers incidents à l'origine du mouvement sont libérés et acclamés à leur sortie de prison. On vote la continuation de la grève. Le personnel fémini se mobilise.
La situation restera très tendue au niveau national durant les mois d'avril et mai.

(Wagram)

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Une petite révolution en octobre 1912 :
Une directive de l’administration des PTT – administration publique qui perdurera pendant plus d’un siècle – impose alors l’utilisation du numéro de l’abonné, et les «demoiselles du téléphone» doivent désormais accueillir l’abonné par la formule: «Numéro s’il vous plaît ?»
Soit l’appelant connaît le numéro de l’abonné qu’il veut contacter et il est branché immédiatement, soit il l’ignore. En ce cas, si la standardiste connaît le numéro de tous les abonnés de son secteur, cas fréquent à l’époque, elle ouvre la communication ou si elle ne le connaît pas, elle transfère alors l’appel sur la table des renseigne-ments téléphoniques; ou sur celle de la surveillante en cas de protestation.
Les abonnés desservis par une opératrice bénéficiaient de services spéciaux comme le service des abonnés absents, les télégrammes téléphonés, le service de l’heure, le dépôt de messages téléphonés, la demande de communication avec préavis d’appel (c’est alors le destinataire qui paie le prix de la communication).

Vu dans le "Bulletin mensuel / Association des abonnés au téléphone" de 1913

Sensiblerie :
Les demoiselles du téléphone de Marseille excitent la pitié. Qu'on en juge par cet extrait, d'un journal de la région :
« Elles déposent leur casque, les demoiselles du téléphone, ce casque, qui n'a cessé de résonner à leurs oreilles et de leur apporter scrupuleusement appels, ordres, injures et menaces ... « Mais elles conservent le bourdonnementdes conversations, le roulement des sonneries, le déclanchement des fiches, et surtout la torpeur produite par le bandeau d'acier qui vient de serrer leur front et qui, peu à peu, a coupé leurs cheveux.
«Elles rentrent sans joie au foyer, où les attendent les soins à donner aux enfants et à leur maison, à moins qu'elles n'y trouvent, ce qui est pis, que froide solitude ou abandon glacial.
«Et encore en province, elles ont une amie ou des gens qui leur témoignent quelque bienveillance. Mais, à Paris... Ah! que Paris est dur aux pauvres gens !
« Les demoiselles des téléphones sortent de leur bureau. Sous la pluie, chacune part de son côté, vite, sans parler et saute dans l'autobus, à moins qu'elle ne s'engouffre dans le métro. Les mariées sont les plus heureuses. Elles ont peut-être plus de soucis véritables, mais elles ont quelquefois la bonne affection d'un brave homme et souvent un consolant amour d'enfant.
« Les autres mangent au restaurant, si leur traitement le leur permet, ou préparent de vagues nourritures dans leur chambre meublée.
« Rentrent-elles, ne rentrent-elles pas dans ce nid banal et hostile. Personne ne s'en inquiète. Sont-elles gaies, pleurent-elles ? Personne n'en a cure. Sont-elles en bonne santé, sont-elles malades ? Personne ne s'en soucie.
«Elles resteront peut être une journée entière sans parler à qui que ce soit dans cette fournaise où se démènent trois millions d'êtres humains. »
Il ne faudrait pourtant pas exagérer. On a écrit des pages, des volumes même sur cette question de la femme qui travaille.
La téléphoniste n'est pas plus à plaindre que l'ouvrière qui trime toute là journée chez elle sans lever le nez, qui est obligée de courir les rues pour porter son travail, attendre pendant des heures, essuyer des rebuffades ou des refus, tout cela pour un salaire dérisoire; ou l'ouvrière qui s'éreinte la santé et les yeux dans un atelier mal éclairé et sans air avec les veilles en hiver et les chômages en été ; toutes celles pour qui le salaire du jour est à peine suffisant et qui ne savent pas de quoi sera fait le lendemain, le lendemain sans travail.
Les téléphonistes sont des employées de l'Administration qui touchent un salaire régulier, ont régulièrement leur repos, leur jour de congé ou leurs vacances. Si elles se tiennent bien, elles montent en grade presque automatiquement et elles peuvent attendre les pieds au chaud leur retraite inévitable et soyez en sûr elles n'ont pas plus de travail que d'autres.
Si le service de la téléphoniste paraît si dur à ceux qui la voient travailler c'est parce qu'ils n'y sont pas habitués, il y a d'excellentes téléphonistes qui connaissent leur travail et qui ne se plaignent pas, il y a aussi des mégères qui ne savent que réclamer et qui mécontentent leurs abonnés.
C'est ici comme partout.

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Plus loin dans la même revue on y lit :
Quiproquos
Il est entendu que les demoiselles du téléphone donnent parfois des tours de faveur à leur aimable client et qu'il en résulte des indiscrétions.
Il peut résulter aussi des quiproquos qui, pour être inattendus, sont quelquefois empreints d'un léger parfum de moquerie.
Tout dernièrement, un gros marchand de bestiaux ayant fait diriger un troupeau de veaux sur l'abattoir municipal, voulut téléphoner à cet établissement. Distraite ou occupée à arranger ses «chichis», la demoiselle du téléphone se trompa et lui donna la communication avec l'Hôtel de Ville, où le Conseil municipal tient séance.
On juge de la stupeur du président, lorsqu'il s'entendit demander par une voix inconnue :
— Est-ce que tous les veaux sont arrivés ?...


En 1913 un autre cas :
Les indiscrétions téléphoniques suscitent une nouvelle plainte . On se rappelle la plainte déposée à l'administration des P. T. T. par M. David Bloch, courtier à la Bourse de commerce. Elle était relative aux indiscrétions commises, à son préjudice, par certaines employées des téléphones qui, en outre, pour avantager des concurrents, lui refusaient où lui retardaient les communications demandées. Elle fut suivie de poursuites disciplinaires. L'enquête administrative ayant établi qu'un concurrent de M. David-Bloch donnait des cadeaux et de l'argent à certaines « demoiselles du téléphone », le courtier a déposé, hier, une plainte en corruption de fonctionnaires entre les mains de M. Roty, doyen des juges d'instruction. M. le juge Drioux, chargé de l'instruire, va entendre le plaignant.


Le mois suivant toujours dans la même revue :
Il serait dommage que nous ne comptions pas parmi nos amis du Téléphone la gracieuse figure de Mlle X..., des P.T.T.
Mlle X..., des P.T.T., vit sagement avec sa mère et sa petite soeur et nous l'avons surprise au moment où elle allait se rendre à son bureau.
C'est donc chemin faisant que nous lui avons demandé ses impressions. MlleX..., des P. T.T., fait depuis peu de temps partie du personnel de l'Administration ; cependant sa petite jugeotte de parisienne avertie lui a permis, en voyant bien des choses, de les juger d'un mot précis et sans réplique.
« Voyez, Monsieur, nous dit-elle, on se représente les demoiselles du Téléphone sous deux aspects bien différents. Les uns croient que nous sommes une bande de petites gamines occupées à bavarder toute la journée et qui ne prêtent à leurs abonnés qu'une oreille inattentive ; d'autres nous représentent sous les traits de pauvres filles hâves, aux vêtements limés, minées par la maladie.
Ce sont deux extrêmes qui n'existent pas. Il y a chez nous, comme dans tous les milieux, des jeunes filles rieuses et des mères de famille dont l'existence n'est pas drôle, et ce n'est ni mieux ni pire, mais nous avons avant tout le respect de nous-mêmes et de notre situation. Nous sommes des petites fonctionnaires, n'est-il pas vrai.
« Et puis, je crois que nous aimons notre métier. Ainsi mes abonnés sont tous mes amis. Je connais leurs voix et leurs habitudes, je devine les numéros qu'ils vont me demander. Ce n'est pas difficile une fois qu'on est au courant, c'est à peu près chaque jour les mêmes appels. Il y en a qui nous disent des petits mots gentils de temps en temps et qu'on tâche de ne pas trop écouter; il y en â qui ont la voix sèche et impérative, on les adoucit en faisant sa voix plus aimable ou en leur rendant un petit service.
« La jalousie! Oh ! c'est partout la même chose. Dès qu'il y a deux femmes dans un bureau elles se jalousent. Mais ce qui nous envahit ce sont les provinciales et les filles de la campagne. On se demande qui les a amenées et ce qu'elles viennent faire. Elles ne sont pas au courant de la vie de Paris et elles ont un accent impossible. Les abonnés ne les comprennent pas et s'énervent; elles font répéter les numéros, ce qui est agaçant pour tout le monde et cause Une perte de temps. Il y a bien une école des téléphonistes, mais je ne sais ce qu'elles y apprennent car elles arrivent au multiple aussi empotées qu'avant et elles sont longues à se dégrossir. Pourquoi ces provinciales ? N'y a t-il pas assez déjeunes filles à Paris ou faut-il croire qu'il y a des recommandations influentes ? Faut-il ajouter que lorsqu'elles sont sur une ligne d'appel il n'y a plus moyen de les en faire sortir ?
« Ahl ces lignes d'appel entre 9 heures et 11 heures du matin, il n'y a pas moyen de s'y entendre. Vous avez déjà entendu la voix de votre téléphoniste qui s'époumonne dans le vacarme à faire entendre le numéro que vous avez demandé sans pouvoir rien obtenir, alors qu'en trois secondes la communication devrait être établie.
« C'est cela que vous devriez obtenir dans votre Bulletin. Les lignes d'appel devraient être multipliées et desservies par des employées d'élite et être plus nombreuses. Dans un bureau de 10.000 abonnés, il n'y a que 18 lignes pour correspondre avec chacun des bureaux correspondants. Voulez-vous un exemple ? Demandez à votre téléphoniste qu'elle vous mette sur les lignes d'appel de la Villette, des Archives ou de la Roquette, demandez-lui qu'elle laisse sa clé ouverte pour demander votre conversation. Vous serez édifié. Surtout, qu'elle ne se fasse pas prendre, sans cela, gare à la surveillante.
« Les surveillantes et la table d'écoute, ça, c'est le revers du métier. Qu'on nous surveille, très bien ; mais qu'on le fasse en se cachant, et surtout que ces dames délèguent leur rôle à nos voisines, cela est exaspérant ! C'est introduire là délation et la jalousie. La plupart des surveillantes sont nommées à l'ancienneté et, par suite, sont celles qui se sont fait remarquer par leur zèle intempestif et sont aigries par le métier; aussi elles conservent leur caractère mesquin et égoïste. Elles sautent sur la moindre peccadille pour en faire une énormité et laissent passer les fautes de celles qui savent bien se faire venir d'elles.
« Le choix des surveillantes devrait être, le résultat d'un concours pour permettre aux jeunes, aux intelligentes qui ont- peut-être mauvaise tête mais bon coeur et qui connaissent leur métier, de gagner rapidement leurs galons.
« Il faudrait que nos abonnés sachent que les téléphonistes remplissent leur devoir avec plus de zèle et de dévouement qu'ils ne le croient généralement, et s'ils voulaient s'Unir tous à l'oeuvre que vous avez créée et développée, ce ne serait pas long d'obtenir un service téléphonique parfait. »

Quelques mois plus tard, suite de ses commentaires de Un Abonné du Nord à Mademoiselle X..., Amie du Téléphone
Mademoiselle,
Vous voulez bien ou du moins vous avez bien voulu vous plaindre de l'encombrement des services téléphoniques à Paris par une multitude de provinciales dont les abonnés, dites vous, ne comprennent qu'à peine, et après répétions, le langage effarouchant. Laissez-moi vous dire que vous n'êtes point seule à vous plaindre de ces ennuis que le protectionnisme procure en envoyant à Paris des provinciales qui n'ont pas votre très gracieux babil. Vous nous obligeriez beaucoup, si vous pouviez faire comprendre à ces Messieurs les amis du Téléphone que rien n'est plus bizarre que l'encombrement de bureaux de nos départements du Nord et du Pas-de-Calais par les très gracieuses demoiselles du Midi.
On nous fait répéter parce que nous ne disons pas quatré-vingtttt, soixanté-quatorzzze, etc. Faites faire une enquête, vous saurez combien sont nombreuses, dans le Nord surtout, les demoiselles du Midi. Que chacun soit fonctionnaire chez soi, cela vaudrait mieux. Et pendant que le Midi nous inonde, les pauvres petites de chez nous se meurent à l'usine ou à l'atelier parce qu'elles ont été refusées à l'examen technique ou médical d'une façon peut-être injuste ; mais, que diable, il n'y a pas place pour tout , le monde. Vous m'avouerez toutefois qu'il est pénible de voir pleurer de pauvres jeunes filles, injustement refusées à un examen, quand ces jeunes filles sont de chez vous et que ces injustices sont faites à l'avantage de charmantes personnes certainement, mais dont le langage ne nous convient pas du tout.
Veuillez, s'il vous plaît, Mademoiselle, croire à mon entier dévouement, non seulement au perfectionnement du service, mais aussi au respect à faire rendre par tous à vous, nos collaboratrices. Pour ma part, je téléphone depuis huit heures du matin jusqu'à huit du soir et n'ai jamais voulu me plaindre d'une de vous, et je m'en suis toujours très bien trouvé.


Lu Aussi
POURQUOI EST-CE TOUJOURS DE LA FAUTE DES DEMOISELLES ?
En France, quand vous demandez à un chef de bureau combien les téléphonistes ont d'abonnés, il vous répond : « Monsieur, chaque opératrice dessert 90 abonnés.» Si vous entriez dans un bureau organisé comme il devrait l'être, le chef de bureau vous répondrait: « Ma foi, Monsieur, je n'en sais rien du tout. » C'est le second qui a raison.
Dans nos bureaux, on rattache environ une centaine d'abonnés à une position d'opératrice et l'on répartit les grands causeurs, ceux qui ont tout le temps le nez dans leur cornet, avec les dilettantes, ceux qui téléphonent une fois par mois : ceci de façon à ce que chaque opératrice ait à peu près la même quantité de communications à établir. Mais supposez, ce qui se produit tous les jours, qu'il arrive un nouvel abonné ; comment jugera-t-on à sa bobine, je veux dire au cornet de son appareil, qu'il se servira 2 fois ou 3oo fois par jour de son appareil ? A quelle table va-t-on le mettre? Pour le savoir, on l'essaie et on ne le classe définitivement qu'au bout d'un certain temps. Mais supposez encore qu'une dizaine d'abonnés d'une même position se trouvent tout d'un coup devenir d'insupportables bavards, cela se voit. Voilà une pauvre jeune fille qui ne sait plus où donner de la tête, jusqu'à ce qu'on l'ait débarrassée de quelques-uns de ces importuns. Dérangements, changements, modifications, mauvais services.
Maintenant, supposons qu'à l'entrée du bureau se trouve une petite jeune fille intelligente et débrouillarde qui reçoive toutes les communications des abonnés de ce bureau et qui les envoie à tour de rôle à ses collègues pour que celles-ci y répondent. Que se passe-t-il ? C'est que quand une opératrice sera occupée, sa plus proche voisine recevra l'appel et ainsi de suite. Résultat : chaque opératrice fournira exactemen tla même somme de travail, personne n'attendra puisqu'il y aura toujours une opératrice libre au bout du fil et les communications se répartiront automatiquement sur tout le personnel. Automatiquement, voilà bien le mot, car la petite jeune fille existe, c'est même une machine et tous les gens qui s'y connaissent appellent cela un sélecteur. Grâce à cet appareil, toutes les demandes qui arrivent au bureau sont sélectées et envoyées automatiquement à tour de rôle sur la prochaine opératrice libre.
Mais alors pourquoi ne pas installer ce petit appareil si pratique dans tous les bureaux ? Ahl voilà..... .
Figurez-vous que cet appareil a un inconvénient. En effet, si les demandes sont réparties sur toutes les opératrices, lorsqu'un abonné se plaint, comment voulez-vous qu'on sache à qui incombe la faute ? Avec le système actuel c'est parfait. Tel abonné se plaint-il ? Vite on cherche à quel groupe il appartient, l'heure de la plainte indique immédiatement l'opératrice de service, et voilà une petite demoiselle qui ne va pas y couper : réprimande, pointage et quinze jours à la table d'écoute. Et l'on répond à l'abonné : « Monsieur, après la minutieuse enquête à laquelle nous nous sommes livrés, nous avons sévi, etc. »
Mais quand vous avez à faire à un commerçant qui vous a livré une marchandise défectueuse, s'il vous disait : « Je vais faire une enquête », et s'il vous écrivait ensuite : Monsieur, j'ai trouvé, c'est un ouvrier qui s'est trompé, mais soyez sans crainte, je l'ai réprimandé, il ne recommencera plus », vous lui répondriez : « Je m'en fiche pas mal de ce que font vos ouvriers, c'est vous qui dirigez votre maison et c'est vous qui êtes responsable, et c'est à vous que j'ai à faire. Reprenez votre camelote ou indemnisez-moi. »
Mais l'Administration n'est pas un commerçant, ne l'oublions pas. Elle ne peut pas endosser de responsabilités. Quand un client grogne, le patron-Administration; qui devrait gagner des millions, va dénicher une pauvre petite employée qui gagne ses pauvres 1.5oo francs à la sueur de son larynx et tombe dessus à bras raccourcis : « ce pelé, ce galeux d'où nous vient tout le mal !»
Il faut bien cependant que l'Administration endosse les responsabilités de temps en temps. Pourquoi n'installe-t-on pas des sélecteurs ? Moi, je vois très bien un meeting de demoiselles du téléphone où celles-ci, casquées du récepteur, brandiraient leurs fiches et leurs tabourets en criant sur l'air des lampions : « Sélecteur! Sélecteur ! Sélecteur !»

En février 1914, de nouvelles manifestations se déclencheront à Paris.

Puis la guerre éclatta.
Vu dans le Petit Parisien du 14 mars 1918 : LA BELLE ATTITUDEDES DEMOISELLES DU TÉLÉPHONE

L'opinion est unanime les demoiselles du téléphone dont on médisait tant, parfois, aux temps de la paix ont eu une belle et courageuse attitude durant les raids.
Esclaves du devoir, fidèles à leur poste, elles ont continué leur service, tandis que, sur de frêles toitures ou de simples verrières même, tournaient et grondaient les moteurs semeurs de mort et de deuils. Et elles ont d'autant plus de mérite encore à cela que, en cas d'alerte, comme « aux lendemain de gothas » elles ont fort à faire. Outre les communications d'ordre officiel, de défense nationale, celles qui ont rapport aux mesures d'avertissement, de police ou de sauvegarde, elles ont à faire face au flot de demandes émanant de parents inquiets, impatients de se rassurer les uns les autres, quand elles n'ont pas à répondre elles-mêmes aux demandes de renseignements des clients, avides de nouvelles précises. De plus, si le nombre des appels augmente. celui des téléphonistes est restreint, au contraire, dans le même temps car, au moment des alertes si celles-ci se produisent, comme c'est le cas général, après 9 heures du soir il n'y a plus en service que huit à dix employées par bureau au Central de Gutenberg, on en compte vingt huit. Et pourtant, chacun s'est plu à reconnaître que nos courageuses demoiselles, pour qui le casque professionnel devient ainsi une façon de casque de guerre, lui aussi, sous le danger, n'ont montré ni trouble ni affolement. Ces et demoiselles sont d'ailleurs, pour beaucoup de braves mères de famille. Se représente-t-on la force de caractère qu'il leur faut pour rester ainsi fermement à leur devoir, dans l'inquiétude méme où elles sont sur le sort des leurs, des petits êtres chéris qui sont loin d'elles ? .
On a réclamé,pour ces vaillantes, une récompense officielle. Ce n'est que justice. En Angleterre, sur l'intervention de la reine Mary elle-même, une sorte de médaille militaire a été décernée aux plus méritantes, comme à des soldats du front.
Pour les cent cinquante téléphonistes qui assurent les échanges téléphoniques de la grande ville, sous le feu de l'ennemi, nous demandons une citation, un bout de ruban, au moins une gratification, quelque chose enfin pour célébrer leur mérite et couronner leur dévouement.

Sommaire

Les tables de réclamations du réseau téléphonique de Paris et le service central des réclamations (1922-1935)

Au début des années 1920, des « tables de réclamations » sont installées dans les bureaux centraux du réseau téléphonique de Paris.
Ces meubles téléphoniques, qui se distinguent des « multiples » sur lesquels travaillent les téléphonistes employées à la commutation, sont les supports de travail des services dédiés à la réception des « réclamations » et des « plaintes » des abonnés.
Progressivement, un petit corps d’opératrices se détache de celui des opératrices classiques pour venir travailler sur les « tables ».
Un ratio proposé dans un article de 1922 pose qu’une table de réclamations doit disposer de quatre positions d’opératrices par « multiple » de 10 000 abonnés.
Cette même année, le réseau téléphonique de Paris compte environ 120 000 lignes.
En partant du principe que ce ratio fut réalisé en pratique, on peut estimer qu’une cinquantaine de postes étaient alors consacrés à cette tâche.

Genèse d’un « service des réclamations » : une économie de la parole

La création d’un tel service est d’abord liée à une volonté des ingénieurs du réseau d’améliorer la « rapidité du téléphone », c’est-à-dire, dans un système reposant presque entièrement sur la commutation manuelle, d’augmenter le rendement des opératrices de commutation.
La réclamation relève, dans l’espace des pratiques de commutation, de ces « paroles inutiles » (Rougier, 1927) qui, échangées au cours des manœuvres, ralentissent considérablement la production.
Les ingénieurs considèrent qu’elle nuit à la productivité des demoiselles du téléphone de façon directe, lorsque l’une d’elles s’engage dans une conversation avec un réclamant, et indirecte, lorsque leur surveillante, occupée à traiter une réclamation, ne peut plus les surveiller.
En 1920, il convient donc d’éloigner la réclamation des travailleuses.

En la matière, le service des tables répond, dans une période d’« anarchie téléphonique » marquée par le mécontentement permanent des abonnés, « à de réels besoins » : sa mise en fonctionnement permet de « débarrasser » les téléphonistes et les surveillantes, particulièrement sollicitées par les réclamants, « de ces travaux qui souvent les empêchaient de se consacrer à leur tâche normale ». Ainsi, à partir de 1922, les consignes sont claires : « dans aucun cas la téléphoniste du multiple ne doit engager une conversation avec un abonné réclamant » ; elle doit simplement « passer l’abonné » au « service des réclamations ». De la même manière, « si un réclamant demande la surveillante, l’opératrice passe d’office et sans mot dire la table des réclamations ».
L’espace de traitement ouvert par les tables est initialement pensé à l’aune du même type gestionnaire que l’espace de commutation (Bidet, 2005).
Il n’en est d’ailleurs pas isolé : il joue pour lui le rôle de déversoir. Soucieux d’« économiser » l’opératrice des tables autant que l’opératrice de commutation qu’elle débarrasse, on y proscrit :
«tout échange de paroles qui n’est pas strictement nécessaire à l’exécution du service , qui ralentit non seulement la communication en cours, mais encore les suivantes, et qui expose par suite l’opératrice à de nouvelles plaintes et finalement accroît sa fatigue et par répercussion celle de toutes ses collègues » (« Le service des réclamations et le rôle des surveillantes », Revue des Téléphones, Télégraphes et TSF n°70, 1929, p. 360).
Ce silence n’est pas uniquement économique. Il a aussi pour fonction de laisser planer le doute sur le statut du chargé de traitement afin de le construire comme « autorité ». C’est la raison pour laquelle, lorsque le réclamant « demande la surveillante », l’opératrice passe « d’office et sans mot dire » le service des tables. C’est également pour cette raison que « la table des réclamations ne doit pas s’annoncer à l’abonné » mais répondre « seulement par les mots “j’écoute” »
La procédure se résume donc à un travail d’enregistrement où les rares échanges doivent rester productifs : « [l’opératrice des tables] demande à l’abonné son numéro d’appel et l’invite à présenter sa réclamation. Elle note sur son registre (avec l’heure de la communication, le numéro du groupe de départ et le numéro d’appel de l’abonné) tous les faits qui sont portés à sa connaissance ». Cette économie des échanges discursifs est aussi contrainte par une interdiction de dévoiler les secrets de fonctionnement du service.
Madeleine Campana, opératrice de 1921 à 1934, illustre ce point en racontant, dans ses mémoires, qu’un jour de dératisation où le central de Gutenberg avait dû être partiellement évacué, elle s’était retrouvée dans « l’impossibilité de dire à [ses] chers abonnés qu’en plein xxe siècle, le temple du progrès [avait] subi une moyenâgeuse invasion de rongeurs » (Campana et Jaubert, 1976, p. 134).
Ces consignes eurent pour effet principal de priver les opératrices de ressources argumentatives dans leur relation à un réclamant qui persistera à les tenir, à des degrés divers, pour responsables des dysfonctionnements du téléphone.

Le confinement d’une part des échanges avec la clientèle contribue à dessiner les contours d’un nouvel objet pour le gestionnaire.
Mais à ce stade, si l’opératrice des tables est utile, la réclamation ne l’est pas encore. Sa gestion s’impose comme celle d’une externalité négative, d’un résidu d’ouvrage indésirable revenant sans cesse sur le métier. Le seul travail utile est celui de son évacuation. Cette « négativité » se poursuit jusque sur le plan comptable, où le service des tables, intrinsèquement déficitaire, apparaît d’abord comme un mal nécessaire : il s’agit de contenir une part indésirable des échanges avec des abonnés du début du siècle élevés « dans l’horreur du téléphone » (Londres, 1930, p. 53), en espérant que les coûts générés par le fonctionnement des « tables » soit compensé par une hausse de la productivité des opératrices des « multiples ». Néanmoins, un premier usage gestionnaire de la réclamation va progressivement apparaître au cours de cette période. Pour des raisons techniques et morales, liées à la disqualification dont sont frappés les contacts avec les abonnés, celui-ci va d’abord moins se jouer sur une scène externe, celle des rapports avec le réclamant, que sur une scène interne, celle de l’organisation, à travers les pratiques d’« enquête ».

Le tribunal du service : la réclamation comme faute

Comme le remarque un ingénieur du début du siècle, les tables de réclamations permettent « de pouvoir rechercher immédiatement, si elles existent, les responsabilités engagées, les fautes et les erreurs commises » susceptibles d’être signalées par les réclamations.
Il ne s’agit pas de prendre la réclamation pour argent comptant mais, au cours d’une procédure de confrontation des éléments dénoncés par la réclamation aux éléments produits par l’organisation (cahier d’incident, avis de la surveillante, etc.), d’éprouver l’hypothèse d’une « faute de service ». La description de l’activité emprunte alors au lexique juridique : le service des réclamations « ouvre une enquête », « instruit les réclamations », rédige « des procès-verbaux » sur la base de « pièces probantes »
enjeu de cette enquête est à la fois marchand et professionnel ; elle fait autorité sur le marché et dans l’organisation : il s’agit d’effectuer « la relève des dérangements »19, de « statuer en pleine connaissance de cause sur une demande de remboursement ou de dégrèvement », de « fournir au public les explications qu’il y a lieu de lui donner » mais aussi « de préciser la part des responsabilités encourues, d’apprécier la valeur professionnelle des agents fautifs, d’appliquer des peines disciplinaires justement proportionnées à la gravité des fautes commises et le cas échéant de prescrire au service les mesures dont l’enquête a montré l’utilité »20. Réparer, dédommager, expliquer, punir, prescrire : les différentes tâches élémentaires de traitement sont ainsi posées dès les années 1920. Elles désignent autant de relations sociales, entre professionnels ou entre professionnels et clients, susceptibles d’être produites dans le cadre du traitement des réclamations.
Néanmoins, à cette époque, les questions de réparation, d’explication, de prescription et de dédommagement, quoique présentes, sont assez largement laissées au second plan au profit du thème de la punition. Derrière la réclamation, les organisateurs des années 1920 voient moins la panne ou le préjudice que la faute. Ils développent d’ailleurs une étiologie de la réclamation centrée sur les erreurs humaines.
Une brochure de 1928 destinée aux receveurs des postes décline ainsi les différents motifs de réclamation :
« Ces réclamations concernent le plus souvent un retard à répondre aux appels, une fausse manœuvre ou une erreur (coupure intempestive d’une communication, faux numéro, etc.), une attitude impatiente ou incorrecte de l’opératrice »
(« Réponses aux réclamations. Notice à l’usage des receveurs », Secrétariat général des Postes, Télégraphes et Téléphones, Ministère du commerce et de l’industrie, 1928.).
Les fautes peuvent être le fait de l’abonné ou de l’opératrice, mais aucun motif ne met en cause les instruments, en dépit des errements techniques du téléphone de l’entre-deux-guerres.
Cette conception détermine en grande partie l’activation différentielle des tâches dans les pratiques de traitement. Le dédommagement par exemple, rarissime parce que rendu très difficile par un ensemble de dispositions légales, est conditionné par la preuve d’une « faute de service ».
Les formes que prennent les explications faites au client et les prescriptions formulées à l’endroit des collectifs de travail sont aussi dépendantes de la présence ou de l’absence d’une faute qui fonde la légitimité de la réclamation.

Cette conception semble impliquer, aux yeux des organisateurs, un usage essentiellement disciplinaire des réclamations. En cas de présomption de faute, les opératrices des tables saisissent le contrôleur du bureau central qui, sur la base du dossier, est habilité à sanctionner l’une de ses subordonnées. Ce mode de traitement est d’ailleurs largement cohérent avec les principes de mise au travail promus dans la documentation des années 1920, visibles en creux dans l’énoncé des qualités attendues d’une opératrice, de « la crainte du chef » à « l’orgueil du travail ».
La punition, qui alimente la « crainte » et qui pique « l’orgueil », est une méthode de plus pour resserrer le contrôle sur le geste de commutation, horizon de toutes les pratiques d’organisation d’alors.
La fécondation de la réclamation par les pratiques d’enquête va prendre de l’importance tout au long des années 1920, mais c’est au milieu des années 1930 que ces principes gestionnaires vont connaître une application spectaculaire. Le 12 décembre 1934, Georges Mandel, alors fraîchement nommé ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones (PTT), crée le Service Central des Réclamations (SCR), rue de Grenelle, afin de pallier les incapacités des services de réclamations décentralisés qu’il juge inefficaces parce que « juges et parties ».
Le SCR est indépendant des unités de production mais rattaché au ministère. Il a pour but de centraliser le traitement des réclamations écrites, mais aussi de produire des enquêtes et des sanctions et d’en publiciser les résultats. Le SCR constitue, selon les propos du directeur de cabinet du ministre, Georges Wormser, « une chose tout à fait nouvelle ». Elle est dirigée par un inspecteur général des postes, un certain M. Girodet, que G. Wormser présente comme un « homme extrêmement énergique, connaissant tout à fond » et qui avait « pour mission de régler tout dans les quarante-huit heures, au maximum dans les trois jours ». G. Wormser décrit ainsi le fonctionnement du service :
« [Girodet] recevait disons 120 ou 125 lettres par jour, il les triait et en sortait peut-être 15 ou 20 qu’il m’apportait et que j’étudiais moi-même. Sur ces 15 ou 20, j’en portais peut-être 2 ou 3 à la connaissance de Mandel. Tout ceci a fonctionné fort utilement » (Wormser, 1975, p. 90).
En effet. Au cours de sa première semaine de fonctionnement, entre le 14 et le 21 décembre 1934, le SCR reçoit 701 réclamations dont 235 incombent au service téléphonique. La Revue des Téléphones, Télégraphes et TSF commente :
« Tel a été le nombre de plaintes dont ce service a été saisi qu’il a fallu immédiatement augmenter l’effectif des agents qui y avaient été tout d’abord affectés » (« L’activité du service des réclamations aux PTT », Revue des Téléphones, Télégraphes et TSF n°132, 1935, p. 76).
Entre le 1er et le 15 janvier 1935, rapporte L’Express du Midi, « 1240 plaintes ont été reçues », dont 346 pour le service téléphonique.
Ainsi, toutes les semaines, un rapport d’activité du SCR est transmis à la presse. On y fait mention du nombre de réclamations reçues, des services concernés mais aussi des sanctions auxquelles les enquêtes ont donné lieu. Cette mise en scène de la punition professionnelle, composante déjà présente dans les courriers de réponse aux réclamations des receveurs26, connaît ainsi une publicité nationale :
« Un grand nombre de ces réclamations étant justifiées, M. Mandel a dû prendre 105 sanctions allant jusqu’à l’exclusion temporaire » (L’Express du Midi, édition de Toulouse, dimanche 20 janvier 1935).
« Est-il besoin d’ajouter que non seulement il a été fait droit aux plaintes, malheureusement trop nombreuses encore, qui ont paru justifiées, mais que des sanctions ont été prises chaque fois qu’il y a eu lieu » (« L’activité du service des réclamations aux PTT », op. cit., p. 76.).
À mesure que le SCR se fait connaître, les réclamations affluent. La première quinzaine d’avril 1935 par exemple, 1699 réclamations sont traitées et donnent lieu à 202 sanctions, allant de la recommandation à l’exclusion définitive. Le service est néanmoins dissous après le départ du ministre.
Le SCR de Mandel constitue une expérience limite au service d’intérêts politiques. Mais il développe sous une forme très aboutie une logique gestionnaire qui était déjà en gestation au service des « tables » du réseau de Paris et permet de l’observer comme sous l’effet d’un miroir grossissant. La réclamation y est entendue comme une plainte, au sens juridique, à laquelle il convient de « faire droit » et qui est susceptible d’entraîner une punition. Elle dénonce une faute professionnelle potentielle dont il convient de juger le fondement en ayant préalablement recueilli des informations au cours d’une enquête. Sous ce régime, la forme adéquate de circulation de la réclamation est le « procès-verbal ». Une fois sa réclamation formulée, le réclamant est largement mis à l’écart de la procédure qui reste de manière exclusive aux mains des professionnels constitués en « juges » dirigeant leur action vers leurs subordonnés constitués en « fautifs » dans le cadre de la procédure disciplinaire.

Les réclamations dans le « rattrapage téléphonique » (1974-1985)

Les documents couvrant les années 1940, 1950 et 1960 témoignent d’une certaine atonie en matière d’encadrement du travail de traitement des réclamations. D’une façon générale, les trente années qui suivent la Seconde Guerre mondiale ne sont en rien « glorieuses » pour les services du téléphone. Elles constituent une période de stagnation. L’automatisation de la commutation, en marche depuis les années 1920, est lente et prend du retard. Le nombre d’abonnés se stabilise à un faible niveau. Les instructions relatives aux réclamations dans les PTT restent inchangées dans leurs différentes moutures en termes d’attribution des tâches, quant aux rôles du receveur des postes en province, de la téléphoniste, de la surveillante, etc.
Ces trente ans sont aussi marqués par une stagnation technique. Un rapport d’un ingénieur en chef nous apprend que si « des équipements sans fiches ni jacks ont été conçus en 1967, leur exploitation présente une certaine complexité, leurs pupitres [étant] pourvus d’une soixantaine de touches ». En conséquence, jusqu’à la moitié des années 1970 au moins, la « réponse aux réclamations » est toujours « assurée, dans les anciens centres, par des meubles “manuels” avec fiches et jacks »
A
u cours de la période, l’effort de traitement des réclamations s’est néanmoins dispersé à mesure que se dispersait l’organisation du service téléphonique lui-même, distinguant plus fermement ses activités « urbaines », « interurbaines » et « internationales ». À partir des années 1970, le développement avancé de la commutation automatique permet de repenser l’organisation de la production à nouveaux frais, en délaissant ces catégories héritées de l’ancien mode de commutation. C’est seulement à cette époque, alors que l’autonomie des directions des services postaux et des services des télécommunications s’affirme, que se déploie un important processus de modernisation et d’extension du réseau, le « rattrapage téléphonique », qui entraîne de profondes mutations du travail et de l’organisation. Pour satisfaire aux impératifs productivistes du « delta LP », le service est réorganisé selon une distinction entre les métiers « techniques », chargés de développer le réseau et d’en assurer la maintenance, réunis en « centres principaux d’exploitation », et les métiers « commerciaux » chargés, au sein « d’agences commerciales », de gérer le suivi des relations contractuelles avec des abonnés toujours plus nombreux. Cette partition laisse les réclamations orphelines et, au cours de l’année 1976, alors que leur nombre s’accroît sous l’effet de l’augmentation du nombre de lignes, elles refont parler d’elles.

Sommaire

Pendant la première guerre mondiale, lorsque les Américains rejoingent les forces alliés pour combattre l'empire Allemand, est crée un groupe d'opératrices téléphoniques américaines les Hello Girls .

Hello Girls Texte wikipedia, proposé par Annick Amar, journaliste pour le 18ème du mois

Un groupe de Hello Girls à Chaumont (France), durant la Première Guerre mondiale.

Les Hello Girls sont les opératrices téléphoniques américaines de la Première Guerre mondiale, officiellement connues comme la Signal Corps Female Telephone Operators Unit, fondée en 1917. Souvent anciennes standardistes ou employées d'entreprise de télécommunication, elles ont principalement été choisies pour leur bilinguisme français-anglais afin de faciliter les communications militaires sur le front en Europe. Bien que soumises aux mêmes obligations militaires que les soldats hommes engagés dans l'armée américaine, elles n'obtiennent le statut de vétéran qu'à la fin des années 1970.

Origine du terme

Le terme d'Hello Girl est antérieur à la Première Guerre mondiale. Il désigne tout d'abord les femmes opératrices téléphoniques aux États-Unis.
La première mention qui en est faite figure dans le récit de Mark Twain A Connecticut Yankee in King Arthur's court écrit en 1889.

Contexte et création
À partir de son arrivée en France en 1917, l'American Expeditionary Force (AEF) fait face à des problèmes de communication importants en matière d'installations et de barrière linguistique. Le réseau téléphonique français est en effet dévasté, ce qui amène l'armée américaine à établir son propre réseau de communication. Elle embauche pour cela des opératrices téléphoniques françaises, qui s'avèrent cependant limitées dans leur compréhension des instructions en anglais et moins efficaces que les opératrices téléphoniques américaines, ce qui oblige à se tourner vers des opératrices américaines.
Le général John J. Pershing lance donc un appel, publié dans les journaux américains et intitulé Emergency Appeal, invitant toutes les femmes standardistes à s'engager dans l'armée. Il est persuadé que les femmes ont davantage de patience et de persévérance pour les tâches pénibles et précises, et que les hommes ont plus de difficulté à manier le matériel dédié aux opérations téléphoniques.
Pershing choisit Chaumont en raison de l’existence d’une immense caserne pouvant accueillir l’ensemble de l’Etat-Major du grand quartier général, la caserne Damrémont . Mélange de cultures et de religions, choc de la langue, la présence américaine à Chaumont est un réel bouleversement pour la population locale. L'attraction américaine n’engendre aucune espèce d’hostilité ou de xénophobie. Au contraire, les Chaumontais sont bien conscients de l’aide apportée par les troupes américaines pour vaincre l’ennemi allemand.

Recrutement
Dans la presse, les premières recrues féminines de l’U.S. Army sont comparées à Jeanne d’Arc : elles n’ont pas peur d’aller se battre et veulent sauver la France. Les affiches de propagande les peignent sous les traits de la Statue de la Liberté, un combiné téléphonique à la place de la Déclaration d’Indépendance.
Après un mois d’entraînement, le premier contingent de téléphonistes quitte le port d’Hoboken dans le New Jersey le 2 mars 1918.
Sept mille doughboys les accompagnent à bord du Celtic, un paquebot britannique converti en transport de troupes.
Le navire fait escale à Halifax, au Canada, avant de mettre le cap à l’ouest vers Southampton puis Le Havre.

Remise de décorations militaires le 8 juillet 1919, à des opératrices de la Signal Corps Female Telephone Operators Unit de l'US Army, dites les " Hello Girls ".

Plus de 7 600 femmes se portent candidates jusqu'au printemps 1918 auprès de la United States Army Signal Corps et environ 500 sont retenues.
Parmi elles, 223 femmes sont envoyées en Europe entre mars et octobre 1918, les autres faisant office de réserve.
Parmi les critères de sélection, les opératrices candidates doivent être bilingues anglais-français, avoir une bonne condition physique, et pour la plupart, avoir au moins 25 ans même si certaines femmes engagées sont plus jeunes. Elles doivent passer des tests psychologiques, destinés à vérifier qu'elles sont capables de supporter la pression tout en réalisant leur travail rapidement, et font chacune l'objet d'une enquête de la part des services secrets américains. Elles sont également soumises à un examen de français difficile qui détermine si elles sont retenues ou éliminées.
Parmi leurs obligations, figurent les mêmes que celles appliquées aux hommes : elles doivent notamment prêter serment et respecter le protocole militaire, et peuvent être traduites en cour martiale.

Profil des recrues
La plupart des Hello Girls sont des femmes blanches, plutôt éduquées pour cette époque et d'origine urbaine, majoritairement originaires des États-Unis.
Parmi 330 opératrices dont le lieu de naissance est connu, la majorité (57 % soit 214 femmes) sont nées aux États-Unis. Parmi les autres, 60 sont nées en France, 24 au Canada, 9 en Belgique, 3 en Suisse, 2 en Italie, 2 en Suède et figurent également une femme née au Danemark, une née en Allemagne, une née en Roumanie, une en Russie, une en Écosse et une en Turquie10. Six femmes afro-américaines figurent aussi parmi ces recrues. Parmi 373 Hello Girls dont l'origine géographique est connue, une majorité vient des États-Unis (360), mais sont également dénombrées treize standardistes originaires du Canada. Certaines sont issues de la même famille, comme c'est le cas d'au moins trente femmes ayant une sœur s'étant engagée en même temps, ou sont d'anciennes collègues de travail.
La plupart des Hello Girls, soit 324 de 377 opératrices, se démarquent soit par leur capacité à parler le français, soit par leur maîtrise du standard téléphonique, soit par leur maîtrise des deux en même temps. Cependant, seules 85 d'entre elles sont à la fois des standardistes expérimentées et bilingues. Certaines Hello Girls sont ou ont été standardistes de métier, mais parmi les 160 opératrices professionnelles, moins de quatre-vingt parlent le français. Devant le manque de standardistes parlant assez bien français pour la tâche, l'AEF recrute au moins 169 femmes parlant couramment français et les soumet à une formation d'opératrices.
Parmi les professions occupées par ces recrues, on retrouve principalement les métiers de standardiste téléphonique (116 femmes sur 303 femmes dont la profession est identifiée), de professeur (53 femmes) dont un certain nombre de professeures de français, de personnel clérical (34 femmes), ce qui correspond aux professions les plus occupées par des femmes à cette époque.

Motivations
La première motivation de ces femmes est d'ordre patriotique, mais se retrouvent aussi le souhait de voyager et l'envie d'aventure.

Formation
Les Hello Girls sont formées à New York, Chicago, San Francisco, Philadelphie et Atlantic City. Les recrues parlant suffisamment bien le français mais n'ayant pas de connaissance en standard téléphonique suivent une formation dédiée.

Services

La Chef opératrice Grace Banker recevant la Distinguished Service Medal.

Après leur formation, les premières opératrices arrivent en Europe en 1918 et sont dirigées par la chef opératrice Grace Banker (en).
Les membres de cette unité réalisent les connexions des appels des American Expeditionary Force à Paris, Chaumont et soixante-quinze autres endroits français comme britanniques. Certaines sont stationnées très près des zones de conflit, à moins de quinze miles du front vers la fin de la guerre, et travaillent équipées de masques à gaz.
Contrairement aux autres postes occupés dans l'AEF par femmes, qui occupent davantage des rôles de support et sont éloignées du front, les Hello Girls jouent un rôle actif dans les opérations militaires. Le travail des opératrices consiste à faciliter les communications entre les unités et de servir d'interprètes lors des échanges avec les unités françaises. Deux types de standards téléphoniques sont utilisés. Le premier est destiné aux appels logistiques entre Alliés, sur de courtes ou de longues distances, et le second aux messages entre les unités de commandement situées dans les ports de Bordeaux et du Havre et les unités combattantes situées dans les tranchées. Les opératrices américaines doivent également utiliser des codes militaires.
Les « Hello Girls » s’installent en France : à Paris, au quartier général des forces américaines à Chaumont ou sur la ligne de front. « Certaines opératrices étaient si proches des combats qu’elles pouvaient entendre le tonnerre des canons dans leurs écouteurs », écrit l’historienne américaine Elizabeth Cobbs dans The Hello Girls: America’s First Women Soldiers (Harvard University Press, 2017). Avec l’arrivée de « personnel expérimenté », le volume d’appels traités quotidiennement passe de 13 000 en janvier 1918 à 36 000 en juillet.

Au plus fort des combats, les Hello Girls connectent près de 150 000 appels par jour.
De la bataille de Château-Thierry, en juillet 1918, on se souvient des hommes de la Troisième Division d’Infanterie américaine, de leur résistance sur la Marne et de leur victoire face aux troupes allemandes à 80 kilomètres de Paris. Mais on oublie les opératrices qui relayèrent leurs messages. Au cours de l’affrontement, une de ces téléphonistes reçut l’appel au secours d’un groupe de soldats américains pris au piège par l’artillerie allemande. Elle connecta l’appel à une batterie de canons français qui répliqua moins de deux minutes après.
Le téléphone est le premier instrument de communication sur le champ de bataille : le télégraphe ne transmet pas la voix et les premiers émetteurs radio sont trop encombrants. Le téléphone de campagne, qui n’a pas besoin de batterie, peut être branché n’importe où. Entre son quartier général à Chaumont et quelque 8 000 récepteurs sur la ligne de front, l’armée américaine en France installera plus de 36 500 kilomètres de fil téléphonique.
Pour connecter les appels, l’armée a besoin de standardistes sur le terrain. Mais le général Pershing, responsable du corps expéditionnaire américain en Europe, refuse d’employer des Français : très peu parlent anglais et connecter un appel leur prend presque une minute. Contre douze secondes pour une téléphoniste américaine expérimentée. Les opérateurs français et les soldats américains monolingues sont « désespérément inadaptés », écrit Pershing dans un télégramme envoyé à Washington. Le 8 novembre 1917, il exige qu’une unité d’opératrices francophones soit recrutée aux Etats-Unis, entraînée et envoyée en France.
Les téléphonistes prouvèrent leur efficacité lors de la bataille de Cantigny du 28 au 31 mai 1918, qui marque la première offensive américaine en Europe. Puis lors de la bataille de Château-Thierry, la bataille de Saint-Mihiel et l’offensive Meuse-Argonne en octobre 1918. Se relayant au standard toutes les douze heures, les opératrices américaines suivent en aveugle l’avancée des combats. Les villes, les villages et les lieux-dits sont codés : on appelle Montana, Buster, Bonehead, Wabash ou Wilson. Seule la fréquence des appels, puis les lignes qui sonnent dans le vide, renseigne sur la direction de la bataille.

Fin du conflit et reconnaissance
En septembre 1918, Pershing réclame 130 opératrices supplémentaires, puis 40 toutes les six semaines pendant l’année 1919.
Mais la nouvelle de la reddition arrive par téléphone : l’Autriche capitule le 28 octobre, l’Allemagne le 11 novembre.
Les combats cessent, mais les « Hello Girls » restent en Europe. Elles participent au rapatriement des soldats américains, à l’occupation de l’Allemagne et à la conférence de paix à Versailles.
À la fin du conflit, les Hello Girls sont rapatriées et leur unité est dissoute. Les dernières opératrices quitteront la France en janvier 1920

Malgré le fait qu'elles portent l'uniforme, qu'elles soient soumises au règlement de l'armée et qu'elles aient prêté serment à celle-ci, les Hello Girls ne disposent pas du statut réservé aux militaires (" military discharge ") après l'armistice, à cause de leur sexe. Elles sont en effet considérées pour cette raison comme de simples volontaires et du personnel militaire. Elles ne bénéficient ainsi pas des avantages accordés aux vétérans masculins comme l'assurance médicale, le droit de porter leur uniforme ou le droit à des funérailles militaires. Pour elles, cette situation est injuste. La bataille pour leur reconnaissance est menée par Merle Egan Anderson, ancienne Hello Girl, durant soixante ans. Aidée par un avocat à titre gracieux, elle est également soutenue dans son combat par certains membres du Congrès, comme Hubert Humphrey ou Margaret Chase Smith, Barry Goldwater, ainsi que des associations comme la Women's Overseas Service League (en), la National Organization for Women et les vétérans de la Première Guerre mondiale.
Le statut de vétéran n'est accordé aux dernières Hello Girls survivantes qu'en 1977 par le président Jimmy Carter, par le G.I Bill Improvement Act et par le Congrès en 1978, après plusieurs dizaines d'années de lobbying de la part de Merle Egan-Anderson. 19 des 223 Hello Girls sont alors toujours vivantes.
Un uniforme de Hello Girl, appartenant à Louise Ruffe est exposé à l'U.S. Army Signal Museum.
Inez Crittenden, l'une des dirigeantes des Hello Girls, est enterrée au cimetière américain de Suresnes.

A voir, un formidable reportage (en anglais) "Women at War: The Hello Girls - de Elizabeth Cobbs"

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Les opératries en Pologne au tournant du 20e siècle.

Le rôle des femmes dans le processus de transformation sociale est plus qu'important. Pourtant, on oublie souvent le courage et la fougue des dames qui ont décidé de faire carrière au début du XXe siècle.

C'est en 1918 que les femmes en Pologne ont reçu leurs droits civils qui, entre autres, leur permettent de chercher un emploi.
La manière dont ces droits étaient exercés devait cependant être adaptée à la tradition de l’époque - les opératrices de téléphonie d’Ericsson étaient en effet des pionnières dans ce domaine.
Pendant l'entre-deux-guerres, les centraux téléphoniques de Varsovie exploités par Ericsson employaient plusieurs centaines de femmes.
La nouvelle profession d'opératrice de téléphone confère aux femmes prestige, avancement social et indépendance financière.
Les talentueuses «jeunes filles de la tour», comme on les appelait alors, devinrent une partie importante de Varsovie de l'entre-deux-guerres.

La situation des femmes n’a pas été rose - si elles n’ont pas de succession, n’étaient pas mariées à un mari riche ou n’avaient pas de dot, elles ne pouvaient pas espérer beaucoup de carrière.
Le rôle nouvellement établi d'un opérateur téléphonique leur a donné du prestige, de la promotion sociale et de l'indépendance financière.

La fille de l'un des téléphonistes se souvient :
«Quand j'avais environ quatre ans - je crois que c'était en 1931 - ma mère m'a emmenée une fois à son travail dans la rue Zielna.
Nous habitions tout près, rue Twarda, et il m'est arrivé que maman avait un jour de congé et nous sommes allés nous promener dans le Saski Garden. Elle voulait probablement me montrer son lieu de travail. Ce devait être le quatrième ou le cinquième étage. Je n'ai fait qu'un petit pas à l'intérieur car je me sentais timide. C'était la salle, les rangées de ces dames. Et le silence ! Elles avaient toutes des écouteurs sur la tête et sur ce podium derrière eux, il y avait cette dame qui les surveillait. "

Les candidats à l'emploi ont fait l'objet d'une sélection très stricte.
L'entreprise recherchait des filles qui avaient une belle voix, qui connaissaient le russe, le français ou l'allemand. Des dames de bonne famille ont également été choisies car cela garantissait les bonnes manières. Beaucoup d'exploitants étaient des filles de la gentry foncière polonaise que des rebondissements soudains de l'histoire venaient de priver de richesse.
Personne n'a atterri dans la «tour suédoise» par accident. Outre une supervision de fond, les gérants ont également agi en tant que chaperons afin de garder la réputation des opérateurs absolument intacte et il y avait beaucoup de jeunes hommes qui voulaient flirter avec «les dames de la tour suédoise».

Les futurs opérateurs téléphoniques ont dû présenter des documents confirmant leur réputation sans tache. Il était préférable qu'ils soient recommandés par une personne de leur famille qui avait déjà travaillé chez Ericsson et qui pouvait se porter garant du nouvel employé.
Ces critères d'avant la Première Guerre mondiale n'ont pas changé dans l'entre-deux-guerres.

Vers 1906, la société Cedergren employait au total 171 opérateurs téléphoniques.
Les dames travaillaient sept heures par jour en équipes de trois heures de travail, trois heures de repos et encore quatre heures ou travail.

Le travail pour Ericsson a introduit une révolution dans l'ordre social et la tradition de Varsovie.
Pour la première fois, non seulement les capacités spéciales des femmes ont été remarquées, mais elles ont également obtenu une sécurité sociale et des normes de travail qui n'étaient pas connues ici auparavant.
Les femmes employées dans les pâtisseries, comme caissières, dans les chancelleries d'entreprises ou de bureaux envient les opérateurs téléphoniques. Travailler pour la compagnie de téléphone était synonyme de prestige.

Le hall du central était situé dans les deux derniers étages du bâtiment de la rue Zielna. C'était le royaume de la technologie Ericsson.
Les opérateurs se sont assis derrière d'énormes tableaux.
L'aménagement de la salle était similaire à celui des bourses Cedergren à Moscou ou dans la lointaine ville de Mexico. Cependant, l'architecture de la salle de Varsovie était la plus moderne.
« L'étage supérieur est l'art de la technologie à son meilleur. La salle est immense, cohérente, sans voûte ni arcades et 12 mètres de hauteur. Fabriqué entièrement en fer. La voix se perd dans l'espace malgré le discours constant que les connexions nécessitent, il y a un silence presque complet. Près des standards sont assis les opérateurs «silencieux» ».
Chaque fois que le récepteur est sollicité par l'un des abonnés, une lumière s'éteint à travers les minuscules trous de la table du standard.
Les opérateurs silencieux transfèrent l'appel reçu au moyen de l'équipement aux opérateurs «parlants» assis en face d'eux, et c'est alors seulement que nous entendons tout ce qui fait partie des règles contraignantes, et parfois ce qui n'y est pas.
L'ensemble du processus compliqué de connexion n'a pris que cinq secondes.
Il fallait être intelligent, rapide à assimiler et avoir des nerfs d'acier. Parfois, l'efficacité du travail atteignait jusqu'à 500 connexions par heure.

La merveille technologique, c'est-à-dire le centre de la rue Zielna a été fréquemment visité par les journalistes de Varsovie.
L'un d'eux a comparé le travail des opérateurs téléphoniques à jouer du piano avec un clavier silencieux.
«L'opérateur regarde devant la table pleine de minuscules verres laiteux comme s'il s'agissait d'une partition musicale. Chaque verre correspond à un seul téléphone. "

Les opérateurs passaient leurs heures de travail dans le hall «A» ou le hall «B» de la bourse.
L'endroit principal pour passer leur temps libre était le salon du club situé au deuxième étage du central téléphonique au 37 rue Zielna.
Il se composait d'une cuisine, d'un buffet, d'une salle à manger et d'une chambre d'amis pour «se reposer ou recevoir des gens de l'extérieur, ou même pour s'amuser ».

Les Suédois ont pris soin de leur personnel féminin.
L'employeur savait très bien que le meilleur remède pour un mal de dos est une courte sieste pendant le quart de travail fatigant. Pour cette raison, les opérateurs avaient à leur disposition une salle de repos avec une chaise longue et un buffet car «ce travail effectué était dans la précipitation et le stress». La salle s'appelait la chambre du club des opérateurs téléphoniques.
Le club était utilisé pour célébrer officiellement différentes fonctions, telles que les fêtes de nom des opérateurs. Il y avait un piano dans le coin et les dames étaient les bienvenues pour faire une sieste dans les fauteuils confortables. Il y avait même une chambre avec deux lits située à côté de la chambre du directeur. «Les opérateurs de téléphonie qui terminaient leur quart de nuit et ne pouvaient rentrer chez eux (beaucoup vivaient en banlieue), pouvaient profiter du repos bien mérité», se souvient Jadwiga Waydel-Dmochowska.
La fille de l'un des téléphonistes venait parfois chercher sa mère au travail. Une fois, elle était accompagnée de sa tante. Janina était une pianiste talentueuse dès son plus jeune âge, alors elle était assise près du piano dans la chambre d'amis.

Dans les années 1930, À l'époque de l'automatisation, le fonctionnement du téléphone est devenue rentable et accélérait le processus de connexion des utilisateurs, les opérateurs qui avaient été licenciés n'étaient pas du tout abandonnés par l'entreprise.
En 1936, tous les centraux téléphoniques en Pologne étaient entièrement automatisés.

Selon les années de travail passées pour la société de téléphone polonaise-suédoise , les femmes recevaient jusqu'à cinq mille zloty polonais de départ. Le représentant des travailleurs au conseil d’administration a pu négocier une très bonne indemnité de licenciement qui était versée aux femmes qui avaient travaillé pendant au moins un an.
L'argent a été payé sur une base ponctuelle ou par versements tout au long d'une année.
Les opérateurs téléphoniques de tout le pays ont profité de ce privilège dans les années 1930.

Je vais construire une maison avec mon indemnité de départ !
«Ma tante, qui était téléphoniste, avait l'habitude de dire que la moitié de la villa de Saska Kepa avait été construite avec l'argent que les mécaniciens gagnaient avec les Suédois, car ils étaient vraiment bien payés», se souvient la fille de l'un des opérateurs.
Après l'automatisation en 1936, les opérateurs ont tous reçu des avis et de lourdes indemnités de départ. J'ai accompagné ma mère lorsqu'elle a récupéré les transferts d'argent de la poste. Maman a investi cet argent dans une entreprise de construction.
Puis la guerre a éclaté et tout a été perdu ».

Une association d'opérateurs téléphoniques a été créée en 1928 dans la société polono-suédoise.
C'est sur la base de cet accord que les opérateurs téléphoniques avaient droit à une indemnité de départ élevée en cas de mise à pied.
Ne connaissant pas le contenu de ces accords avec les opérateurs PAST, l'écrivain Kornel Makuszynski a déploré le sort des «dames Ericsson». Il a écrit: «Les pauvres, les pauvres dames. (...) Dommage, mais c'est la vie. Inutile de pleurer, pauvres choses. (…) Nous sommes tous obligés de faire face à ce destin lorsque la machine nous prend simplement par le cou et nous jette dans les escaliers en tant qu'humains inutiles, le dernier des Mohicans. Aujourd'hui, le téléphone automatique a banni les dames qui travaillent dur. Demain, un téléphone sans câble détruira le téléphone automatique, puis Lucifer inventera une machine que nous porterons dans la poche d’une veste. (...). "

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1950-1960 Femmes téléphonistes et employées des chèques postaux aux PTT :
une stratégie syndicale de mise en visibilité des atteintes à la santé au travail.

On constate que la question de la santé psychique des travailleurs est une préoccupation ancienne, déjà traitée au milieu des années 1950 par le professeur Henri Desoille par exemple. Surtout, le secteur des Postes et Télécommunications se trouve dès cette époque au cœur des préoccupations, à travers les travaux de l’équipe du psychiatre Louis Le Guillant.
Dans cet article de Bruno Manhouche
sur les femmes employées aux PTT dans la Nouvelle revue du travail , il retrace ainsi la genèse des recherches conduites par l’équipe de Le Guillant sur la « névrose des téléphonistes », recherches réalisées en étroite collaboration avec des militants de la CGT.

Les résultats de cette étude furent largement diffusés auprès des salarié-e-s et en 1960, lors d’un important mouvement de grève du secteur, la question des conditions de travail et de la « fatigue nerveuse » fut mise au premier plan des revendications et relayée par Madeleine Colin, elle-même téléphoniste et responsable du secteur féminin de la CGT depuis 1955, par Georges Frischmann, secrétaire général de la Fédération des PTT, et par Benoît Franchon, secrétaire général de la CGT.
L’écho de ces thématiques touchait aussi d’autres organisations ou courants militants.
Ainsi, en décembre 1955, Le Libertaire (à consulter en ligne ici), journal animé par Georges Fontenis, soutint la démarche entreprise par Le Guillant, sous la plume de "Jeannine", elle-même téléphoniste, qui rendait compte de ses conditions de travail et concluait :

« C’est à nous, téléphonistes, qu’il appartient d’avertir le public, de protester auprès de l’Administration, d’aider le Dr Le Guillant et son assistant qui travaillent en collaboration avec la C.G.T., en répondant à leur appel (volontaires pour subir des questionnaires-types) et en renforçant notre syndicat C.G.T. Donc, pour des conditions de travail meilleures, pour une vie plus saine et plus normale, en avant ! »

L’étude des conditions de travail des téléphonistes est une étape majeure dans la prise en compte des risques psychiques et des atteintes sur la santé mentale des travailleurs, dans le secteur des PTT et plus largement.
Mais, la lutte pour de meilleures condition du travail est aussi illustrées par de nombreuses autres biographies, notamment parmi les employées. Paulette Dayan, future secrétaire de la Fédération CGT des PTT et téléphoniste dans les années 1950, se disait particulièrement révoltée par un travail « moche » et par la discipline stricte des standards.

Un combat entamé dès les débuts du XXe siècle, lorsque Mademoiselle J. Thomas, animait l’Association Générale des agents des PTT avant d’être révoquée lors des grèves postales de 1909, avec de nombreuses autres salariées.

En 1959, les sections syndicales CFTC, CGT et FO établissent en commun un rapport sur les conséquences sur la santé des mauvaises conditionsde travail des opératrices au central téléphonique de Paris Poissonnière.
En effet, les opératrices « y sont très mal assises en raison du mauvais conditionnement des reyboards : meubles trop bas, manque de profondeur.
D’autre part, un certain nombre de réglettes sont placées trop haut dans les panneaux.
L’éclairage du multiple est très insuffisant.
Toutes ces conditions aggravent la pénibilité du travail et sont cause de nombreux malaises pour la majorité des opératrices.
Par ailleurs, nous avons fait une enquête parmi une partie des opératrices, environ 150 sur 1 000.
Toutes se plaignent d’être fatiguées pendant leur période de travail dans cette salle.
De l’enquête il ressort : plus de fatigue, surtout de fatigue nerveuse, courbatures, mal dans le dos, aux reins, dans la colonne vertébrale, crampes dans les jambes et mauvaises circulation, maux de tête, vue très fatiguée »
.La CFTC estime que les sujets exposés à un travail dangereux, les mères de jeunes enfants, les agents mutés pour dérogation santé, les agents déficients, les agents réintégrés après un congé de longue durée devraient être visités plus souvent par le médecin du travail. Elle souligne également l’importance « que prennent des petits dérèglements physiologiques ou patho-logiques, presque toujours négligés au début ou méconnus et qui renouvelés affaiblissent les agents, en font des sujets diminués et presque toujours des malades »

Un témoignage d'une ancienne opératrice d'Henriette Valet : grand nom oublié de la littérature prolétarienne française.


Soutenue par Henry Poulaille et compagne d'Henri Lefebvre, elle a publié un roman important, Madame 60 bis, fort et poignant, sur les conditions des parturientes dans les maternités des années 1930.
En attendant sa réédition, voici un texte évoquant sa condition de "demoiselle du téléphone".

La demoiselle du téléphone — Allo Mademoiselle ! Allo Mademoiselle, même si elle a douze enfants ! — pour les gens, c'est une demoiselle aguichante, ou bien un dragon terrifiant ou bien une vieille fille triste et vertueuse.
Sa voix la classe dans un des trois types consacrés. La téléphoniste a sa place dans la vie des gens, comme l'apéritif, le métro, le chef de gare ou le ping-pong. On appuie sur un bouton. Mécanisme. Une voix répond; c'est un autre mécanisme, avec une forme différente, une forme humaine.
Pour devenir téléphoniste, il a fallu pendant plusieurs années s'ahurir à l'école laïque et obligatoire. Pendant qu'on entassait dans sa cervelle des choses mortes et menteuses, les vieux parents — presque toujours des prolétaires ou des petits paysans — disaient réjouis : « Enfin ma fille, elle aura une bonne place, une sûre. Ça tombe tous les mois, et puis, y a la retraite ».
Ah la bonne place ! Bien sûr, les prolétaires, les paysans sentent sur toute leur vie peser la menace du chômage et de la maladie. Angoisse qu'ils traînent comme un poids mort, qui en fait des êtres souvent inquiets, étriqués, suppliants, souvent aussi cupides et mesquins. Comme on les comprend, les pauvres vieux de désirer pour leurs enfants, une place « sûre ». Ils croient naïvement qu'on sera enfin libres, joyeuses. Ça tombe tous les mois et la retraite ! Quelle vie insouciante, large. Quand on est gosses, ils nous en parlent souvent de cette belle vie qu'ils nous préparent.
Alors, on travaille et on obtient un diplôme « Au nom du peuple français ». On est sauvées, on va pouvoir vivre.
On croit cela : vivre. Mais, alors, vivre ce serait faire toujours les mêmes gestes, dire toujours les mêmes paroles.? Vivre, ce serait être un phonographe, une poulie, des courroies? Car c'est tout ce qu'on est au téléphone! Oui, dites-moi, est-ce que c'est ça vivre, rester des heures et des heures, assises en rang, le crâne cerclé de fer ? Autour du cou, le plastron pendu comme un licol de bêtes de somme. Sous cet attelage qui nous lie, pièces détachées du meuble, on meurt d'ennui, on s'épuise en gestes rapides, réguliers. La tête est vide, on ne pense à rien. Le bruit de nos voix phonographiques ronronne, sourd, égal, persistant. Il nous enveloppe comme de la buée. Nous sentons le bruit, nous respirons le bruit; le bruit devient palpable, matière lourde immobile.
La salle en est saturée. Nous gesticulons là-dedans avec la régularité des automates. Notre horizon : Un tableau de bois sombre, sur lequel des lampes minuscules clignotent, rougeoyantes. Ces petites lampes justifient notre existence, à nous téléphonistes. On vit pour éteindre ces points lumineux. On a des bras, des jambes robustes, un cerveau, des yeux qui voient, des oreilles qui entendent. C'est pour éteindre les lampes, tout cela. Il y a bien des machines pour faire le travail des téléphonistes. On pourrait presque toutes nous remplacer. Mais ça coûte cher, des machines. Et puis, que deviendrions-nous ?
Pendant nos heures de service, nous ne savons pas s'il vente, s'il pleut, s'il fait soleil. Les fenêtres sont cachées par les hauts meubles de bois brun. Nous sommes murées pendant les plus belles heures de la journée. Rien ne pénètre du dehors.
Et pourtant, les voix du monde entier nous traversent. Mais Ion ne réalise même plus que les paroles sortent des bouches humaines. On ne pense pas que nous arrivent les échos de l'océan, de la montagne, des pays sous la neige et en même temps des vastes étendues ensoleillées. On n'a pas le temps de rêver ; trop l'habitude aussi de les entendre ces voix lointaines! Il arrive, cependant qu'une vieille rombière excitée nous vrille dans les oreilles sa voix piaulante. "Enfin, mademoiselle, qu'est-ce que vous faites là-dedans ? Vous prenez le thé sans doute." C'est une seconde d'éclaircie. On voit la vieille gesticuler devant le téléphone, rouge, les yeux larmoyants ou exorbités de fureur. Image fugitive, film. D'autres fois, c'est un homme que l'on imagine énorme à cause de sa voix tonitruante. « Bon dieu de putains ; qu'est-ce que vous foutez donc dans votre boîte ! » Autre image. Les seules qui nous relient vraiment à l'extérieur. A ce moment aussi, on se sent moins automate. C'est bon d'être injurié. Ça donne l'agréable sensation d'être en vie. On n'engueule pas un distributeur automatique, ni une balance, ni une pédale de bicyclette.
On exige de nous, une seule vertu : la docilité. Nous sommes dociles, ou nous en avons l'air, c'est la même chose. Si en plus de la docilité nous sommes ponctuelles, on nous récompense. Nous attrapons des galons, c'est quelque chose, les galons. Ça donne un but dans l'existence. Un but, tout le monde en désire un.
Quelle revanche quand on peut commander aux anciennes copines, quel prestige! Ça vaut bien la peine d'obéir pendant trente ans et plus, passivement, avec le sourire. Les bras des surveillantes sont mis au repos comme des courroies usées. Elles travaillent avec leurs yeux et leurs oreilles. Ces organes acquièrent une acuité extraordinaire à force de fonctionner. Les chefs ont cent yeux, cent oreilles. Cette surveillance nous écrase.
Notre tâche est dure. Nous sommes machines parmi les machines, plus encore que ceux des usines peut-être — puisque c'est notre tête, c'est notre cerveau qui devient un lieu de croisement. Nos oreilles sont de simples relais. En sortant, quelle compensation trouvons-nous, qui puisse nous faire aimer notre tâche ? Qu'a-t-on prévu pour effacer le sacrifice de tant d'heures, pour nous délivrer, pour nous rendre à la vie ? Rien.
Dès la sortie, beaucoup retrouvent les minuscules besognes, le ménage, la lessive, la cuisine, et les enfants qui réclament, les courses dans les magasins, les ravaudages. Les autres plus libres souhaiteraient lire des œuvres qui se rapprochent de leur vie, et pourtant souverainement belles. Elles voudraient des départs, des voyages. Presque toutes sont en proie à l'impossible. Combien parmi nous restent seules !
Pendant ce temps, les vieux dans les villages se frottent les mains. Oui, la retraite on l'aura. Quand nous serons hors d'usage. Alors, nous aurons le temps de vivre. Avoir le temps de vivre; mais nous serons près de la mort.

Henriette Valet

1939-1944 L'engagement des femmes des PTT dans la Résistance au cours de la Seconde Guerre mondiale n'a pas été occulté mais leur rôle ne fut pas suffisamment souligné et connu.
De nombreux postiers, hommes et femmes décideront de rentrer en Résistance et créeront des groupes de résistants. On estime aujourd’hui qu’un postier sur dix entra en résistance, ce qui sera largement supérieur au reste de la population. On les appellera les résistants en blouse grise. Certains entreront dans des groupes de résistants classiques, d’autres mettront leurs connaissances professionnelles au service de réseaux spécifiques.
C’est ainsi que des réseaux seront créés, par exemple Action PTT qui prendra plus tard le nom de Résistance PTT puis en 1943 le nom d’Etat-major PTT. Ce réseau créé par son responsable Ernest Pruvost et Maurice Horvais avait pour mission de mettre en place des cellules de renseignement et de transmission sur l’ensemble du territoire. D’autres réseaux seront créés comme Libération PTT. Leurs missions seront bien sûr des missions d'interception de courrier ou les communications téléphoniques et télégraphiques, mais aussi le transport de messages dans le maquis. Ces interceptions permettront notamment de détruire des courriers de dénonciation. La personne dénoncée sera prévenue, cachée puis la lettre reprendra son chemin afin de ne pas dénoncer le réseau. Les postiers, présents sur l’ensemble du territoire, permettront d’effectuer une cartographie précise des troupes allemandes.
Les postiers participeront également à des missions de sabotage des centraux téléphoniques, assureront la liaison radio avec Londres, les postiers ambulants permettront, avec l’aide des cheminots, le transport d’armes, de tracts, d’explosifs ou bien de transférer des évadés ou des juifs. Des lignes téléphoniques furent mises à la disposition des mouvements de résistance. Des attaques de bureaux de poste seront organisées afin de pouvoir fournir à la résistance de l’argent et des tickets de ravitaillement. Les postiers se serviront, tout comme les policiers, de leur laisser passer pour intervenir dans des zones interdites afin de récupérer des informations.
Les Demoiselles des Postes, Télégraphes et Téléphones ont agi, de la fin 1939 à 1945, dans le cadre de leurs fonctions - souvent à l'encontre des règles déontologiques - en transmettant à la Résistance des informations capitales. Elles ont été l'oreille, la parole, la main ; passeuses, sauveuses, passerelles, aides inlassables de l'armée des Ombres, opposantes idéales à l'Occupation. Elles ont été ces grains de sable qui ont grippé les rouages nazis sur notre territoire. Charles Sancet dans son livre "Les femmes des PTT et la Seconde Guerre mondiale " nous livre ici de précieuses indications sur le féminisme dans notre société, ses luttes et son rôle aux heures du combat et de la solidarité, il ajoute avec cette histoire au féminin une pierre héroïque à la construction de notre mémoire. Cette résistance fut plurielle dans les actes comme dans les idées.

Les femmes des PTT et la Seconde Guerre mondiale
de Sancet, Charles(Auteur)
rend hommage à l'engagement de 224 postières de toutes nos régions de France (voir liste), téléphonistes et télégraphistes durant la Seconde Guerre mondiale. Nombreuses furent arrêtées, emprisonnées, torturées et certaines déportées dans les camps de concentration et d'exterminations nazis.
L’interdit de Vichy sur l’emploi et l’embauche des femmes mariées dans l’administration et les services publics, promulgué en octobre 1940, ne peut tenir face aux nécessités économiques : la loi est suspendue en septembre 1942, après la première mise en place du travail obligatoire (STO), en février.


1970 Les métiers du téléphone ont bien évolué.


Un des exemples frappants est celui de téléphoniste, présenté dans l'émission Vie et métier.
Les renseignements en Suisse.
On ne pouvait se passer de cette profession, très féminisée.

Les téléphonistes sont encore indispensables dans les standards des PTT pour répondre à toutes les questions des usagers (les renseignements et l'internalional).
Mais elles sont aussi nombreuses à travailler dans les entreprises privées et les administrations.

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Témoignages : ouvrages qui exposent bien ce métier, les conditions de travail, la recherche de la rentabilité ...

La Demoiselle du téléphone
de Madeleine Campana , autobiographie
Des Demoiselles du téléphone aux opérateurs des centres d’appel.
Ouvrage collectif écrit par Colette Schwartz, Yveline Jacquet, Pierre Lhomme

- Une "femme machine" au travail : la "demoiselle du téléphone" de Virginie Julliard
- La mesure du travail téléphonique : Le cas des opératrices (1910-1938) de Alexandra Bide

Qui mieux que la radio, lieu des voix fantômes, peut se faire l’écho des demoiselles, ces " ombrageuses prêtresses de l’invisible " autrefois si familières et aujourd’hui disparues ?
Témoignages audio :
50 minutes de souvenirs des demoiselles Réalisation : Hélène Laurent Montage et mixage : Pierre Devalet.

AVEC d’ex-demoiselles et anciens damoiseaux français, belges et suisses :
- Marie-Claire Dellobel, alias THUMERIES 7
- Nicolas Delville, alias LIEGE 7
- Pierre-Louis Dougniaux, alias NANTES 415
- Yvette Gerday-Dumont, alias COMBLAIN-AU-PONT
- Michelle Guillaume, alias MULHOUSE 162
- Hélène Laffait, alias LYON 16
- Yvonne Poli, alias LILLE 123
- Marlies Stark, alias BERNE 117 et MUNICH 10
- Madeleine Campana alias GUTEMBERG 108 racontée par Jacques Jaubert dit CAMPS 1

Un article de presse "Les demoiselles du téléphone du central Marcadet",
paru dans le n°290 de Février 2021, du journal Parisien
"Le 18é du mois" de Annick Amar.
en Pdf ici


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Une "femme machine" au travail : la "demoiselle du téléphone" de Virginie Julliard, Doctorante en Information Communication à l'Institut Français de Presse, Vacataire à l'Université de Compiègne

Au XIXe siècle, l'être humain ne considère plus la machine avec la même confiance qu'au siècle précédent. Certes, les nouveaux objets techniques mus par l'électricité suscitent l'émerveillement du grand public qui se presse aux expositions universelles et dans les salons, mais l'introduction massive des machines dans le processus de production génère des tensions dans les rangs des ouvriers. Au milieu du siècle, le marxisme dénonce les effets néfastes des machines sur la valeur du travail, la déqualification des métiers, la pression sur les salaires. Cet affrontement de l'homme et de la machine trouve de nombreuses expressions littéraires et iconographiques. Dans L'Eve future, Villiers de L'Isle-Adam exprime la fascination et la crainte que lui inspirent les avancées de la science. Zola développe dans son œuvre l'idée "que le fer se nourrit de la chair", de la sueur et du sang des hommes. Selon Jacques Noiray, "cette violence maléfique de la machine revêt, suivant le sexe sur lequel elle s 'exerce, des caractères différents". Pour l'homme, cette violence se traduit par l'aliénation du travail.
Les rapports que la machine entretient avec la femme sont marqués par la violence du détournement de la femme de sa finalité reproductive. On admet d'une manière générale que femme et machine s'opposent selon la dichotomie nature/artifice. Aussi le travail féminin sur machine, à l'extérieur de la sphère domestique, équivaut à la négation par l'ouvrière de sa destination naturelle. Ce refus, causé par la nécessité, porte atteinte à la moralité de l'individu féminin.

Marqué par une conversation téléphonique qu'il eut avec sa mère en 1896, Marcel Proust évoque à plusieurs reprises le lien désincarné que tisse le téléphone entre les interlocuteurs, et entre les interlocuteurs et les employées. Il contribue en cela à la construction d'un imaginaire fécond autour du téléphone et de ses demoiselles, témoignant de l'instrumentalisation des téléphonistes et de Pérotisation de l'objet de communication. Sa description de l'enchevêtrement des représentations de la femme et du téléphone esquisse une image féminine, anarchique, du réseau de communication.

Aliénation de l'employée du téléphone
Le récit autobiographique de Madeleine Campana, jeune demoiselle du téléphone au début du XXe siècle, nous livre un capital de savoir sur la symbolique sociale et technique du téléphone.
"Je deviens un robot, un appareil ménager, précisément, placé devant un autre robot ". Dans La Demoiselle du téléphone, Madeleine Campana retrace sa carrière au sein de l'administration des PTT où elle est affectée au service du téléphone entre 1921 à 1934.
Elle y évoque les gestes quotidiens de la demoiselle au temps de la commutation manuelle. Responsable de cent abonnés représentés sur son "multiple" par de petites lampes, la téléphoniste est chargée d'établir les communications qu'ils reçoivent ou souhaitent passer.
"Nous répondons à toute allure aux injonctions lumineuses du tableau, nous passons le bras l'une par dessus la tête de l'autre, nous nous levons, nous nous rasseyons, brandissant des fiches".
Le nombre d'abonnés et la fréquence des appels sont en constante augmentation. En 1903, les dames des postes adressent au Parlement un mémoire dans lequel elles indiquent qu'en moyenne, chaque employée traite 6 communications par minute.
Elles
témoignent également de l'aspect déshumanisant de leur emploi dans les 24 commandements de la téléphoniste, contestant l'obéissance irraisonnée aux ordres et évoquant le surmenage d'un tel service.
Les corps des demoiselles, répondant aux injonctions de la machine, plies à des cadences épuisantes, sont également contraints par des "harnachements". Elles portent des casques lourds et parlent dans des microphones placés devant leur bouche, prothèses de leur ouïe et de leur voix. "Mes gestes mal assurés de débutante sont gênés par le harnachement dont je n 'ai pas l'habitude [...] Le casque, la prise qui me relie au standard par une mâchoire, l'espèce d'instrument que j'ai devant la bouche pour lancer mes "J'écoute " : il tient à la fois de l'entonnoir, de l'embouchoir pour instruments à vent et du cornet acoustique. [...] Cet attirail est pesant : dans mon dos, un contre-poids maintenu par des sangles m'aide à remonter et redescendre le cornet suivant mes manœuvres ".
Pour être sédentaire, cet emploi n'en exige pas moins une dépense considérable et une subordination de l'employée à la machine qu'elle actionne. L'expression même de "demoiselle du téléphone" suggère presque sa dépossession au profit de l'être d'acier auquel elle confère tous ses soins.

L'administration ajoute aux contraintes de productivité, une contrainte morale.
Pour répondre aux attaques des opposants au travail féminin, qui estiment que la machine pervertit les organes reproductifs de la femme, les industriels et l'administration la présentent comme un outil de domestication des corps. Pour convaincre de l'utilité des travailleuses, ils appuient leurs discours sur les qualités naturelles de la femme
qui trouvent un emploi tout particulier dans les tâches d'exécution.
L'étude du discours de l'administration, et des représentations des demoiselles révèle "l'idéologie domestiqué" qui les structure.
Le travail féminin fait une place particulière au corps de la femme. Sa présentation sobre (les employées des PTT sont vêtues de noir) doit traduire docilité, décence et retenue. "Les gestes du travail féminin mêlent exigences techniques et code de discipliné". Marcel Proust, cité avec ferveur par Madeleine Camapana qui estime qu'il est le seul à dessiner un imaginaire positif de sa profession, développe à plusieurs reprises le thème de la confidence téléphonique. Dans la scène du "téléphonage" à Doncières, qui s'inscrit au cœur du premier tome du Côté de Guermantes publié en 1920, l'écrivain fait implicitement référence à la symbolique des moires, des fileuses.
Le tissage et la couture sont envisagés comme des vecteurs de la domestication du corps féminin. Symboles de la féminité, ils font partie intégrante de l'éducation des jeunes filles, et sont considérés comme un "temps de l'auto-formation affective et sexuelle". La machine à coudre, proclamée "machine de la mère", est placée aussi bien à la maison qu'à l'usine.
Femme et machine ne sont pas incompatibles dans certains secteurs traditionnellement reconnus comme féminins.
Le service du téléphone, travaillé chez Proust par la métaphore du tissage, semble faire partie de ces métiers féminins qui initient la femme à sa destinée. Le célibat et la preuve d'une existence honorable, à apporter lors de l'inscription au concours d'entrée, d'une part, la stricte réglementation du mariage et le jeune âge des employées, d'autre part, renforcent cette idée de formation féminine.
Dans les journaux de
l'administration, peu d'employés contestent le service "féminin" du téléphone. Considéré comme un emploi statique, il semble mieux convenir aux femmes et libère les hommes pour des emplois plus adaptés à leurs capacités : postes à responsabilité, emplois indépendants et nécessitant une dépense physique.
En réalité, la division sexuelle du travail fait partie des mesures de rationalisation du travail, et doit donc se comprendre comme le déni d'une qualification du travail féminin et une stratégie de réduction du coût de la main d'oeuvre.

Érotisation de la machine
Selon Jacques Noiray, la machine apparaît fréquemment comme un objet erotique dans la littérature du XIXe siècle.
D'une part, les romanciers l'humanisent, lui prêtent un corps, des attributs physiques, et d'autre part, elle se caractérise par des mouvements de va et vient "Érotisé, l'objet technique sera le plus souvent sexualisé, c'est-à-dire, dans l'imagination de l 'auteur et de ses personnages mâles, féminisé". Certaines machines sont clairement sexuées, c'est le cas du train "équivalent symbolique du sexe masculin, d'autres se "sexualisent" en fonction des usages qu'on leur attribue.

Objet de transmission de la parole, le téléphone ne "possède" pas de corps, mais il en hypertrophie la voix et l'ouïe. Il ne se caractérise pas par un mouvement productif de va et vient, mais permet la circulation des communications sur le réseau téléphonique. Dans ses textes, Proust humanise le téléphone, comparant le combiné à une marionnette qui prend la voix de celle qui l'actionne, et jacasse comme le font les femmes oisives. Métaphores de la communication qui s'instaure grâce à elles, les demoiselles demeurent invisibles aux interlocuteurs, ce sont de pures voix désincarnées qui prêtent leurs corps à la technique, comme les oracles incarnent la parole divine, pour créer le lien.

Madeleine Campana cite, dans son autobiographie, un article de, l'Intransigeant para en 1929 à l'occasion du Salon de l'automobile.
Le journaliste y compare les demoiselles, embauchées en extra à cette occasion, à des abeilles. "En face du meuble, elles semblent, menues ouvrières de la ruche, composer un gâteau de miel. Chaque alvéole reçoit leurs soins empressés. Abeilles ? Elles en ont la taille".
Le service du téléphone est un emploi féminin qui arraisonne le corps à la machine dans la fixité et la répétition intuitive, gestes utiles du travail féminin qui érotisent la travailleuse. Ici, le reporter donne pour équivalents une technique et un processus vital et naturel. Femme et machine se ressemblent dans leur exécution répétitive des choses, loin de toute transcendance.

Les représentations qui sont faites du téléphone au début du XXe siècle donnent pour équivalentes déficience technique et frivolité féminine. Si les demoiselles du téléphone échouent à transmettre la communication, c'est qu'elles y mettent de la mauvaise volonté. "Les capricieuses Gardiennes n'avaient pas voulu ouvrir les portes merveilleuses ou sans doute elles ne le purent pas.

Contrairement au télégraphe, le téléphone nationalisé en 1889 ne bénéficie pas d'un financement permettant son développement.
Ce
sont les communes qui doivent supporter le coût de la construction et du rachat des réseaux. Dans un premier temps, elles privilégient la création de centraux communaux et délaissent les liaisons interurbaines. En l'absence de décision centralisée, le réseau téléphonique du début du siècle est "anarchique". Le nombre des communications va croissant sans qu'il y ait d'investissement proportionnel.
La création de l'Association des abonnés au téléphone pour l'amélioration du service téléphonique, en 1905, illustre le mécontentement des usagers. Elle publie en 1909 une brochure intitulée "Une honte nationale, l'anarchie téléphonique", qui dénonce le Matériel insuffisant et démodé", les "erreurs" et le "recrutement des téléphonistes". Les "ne coupez pas, mademoiselle ! " traduisent l'assimilation, dans l'esprit des abonnés, de la téléphoniste et de la technique. Ils occultent les dysfonctionnements du réseau qu'ils attribuent au manque de sérieux des jeunes filles.
Pour beaucoup, la curiosité féminine va à rencontre du respect du secret des communications. En principe, celui-ci est absolu et respecté.
Si la téléphoniste écoutait une conversation, elle serait immédiatement sanctionnée.
Les demoiselles du téléphone sont également tenues au secret du fonctionnement de leur service. Elles ne peuvent révéler aux abonnés impatientés les raisons techniques qui leur ont interdit de répondre au standard. "Le mot d 'ordre était de cacher la véritable situation en laissant de ce fait retomber toute la responsabilité du mauvais fonctionnement sur les opératrices".
À plusieurs reprises, Madeleine Campana évoque le devoir de discrétion inhérent à son travail, et les reproches des abonnés auprès de qui elle ne peut se justifier. Lorsqu'une dératisation,
nécessitant l'évacuation des employées, paralyse le central, il lui est "impossible de dire à [ses] chers abonnés qu'en plein XXe siècle, le temple du progrès a subi une moyenâgeuse invasion de rongeurs".
Une des revendications des demoiselles du téléphone fut, très tôt, d'avoir le droit d'expliquer aux abonnés les raisons des lenteurs qui les exaspèrent.

"La société française des années 1880 assigne [au téléphone] deux fonctions traditionnelles : porter des ordres d'hommes et des bavardages de femmes. La lenteur de la transmission, due au mauvais entretien des lignes et à leur encombrement limite les usages professionnels.
Un imaginaire fécond, focalisé sur les usages récréatifs, se construit autour du téléphone. Véhicule des conversations privées, cet instrument de confidence et de secret inspire la littérature populaire, la publicité, le cinéma.

Depuis la Contre Réforme, l'église catholique encourage la confession des péchés liés à la chair et enjoint ses fidèles à traquer le mal en eux.
Au tournant des XIXe et XXe siècles, l'examen de conscience est valorisé, tandis que l'individualisme se développe.
Le téléphone est le prolongement du confessionnal et des causeuses. Il favorise la confidence, le dialogue. Il constitue également pour les femmes confinées dans leur intérieur, un moyen d'évasion, la possibilité d'avoir accès au monde extérieur. Il favorise enfin le développement du capital social de la famille qui passe par l'entretien des liens familiaux et amicaux.

Le téléphone est aussi et surtout, pour le public, un instrument de séduction, les gravures libertines qu'il inspire en témoignent et renforcent cette perception.
Dans Le côté de Guermantes, Proust identifie l'interlocuteur privilégié à la "fiancée", ou encore à "l'être cher", aux "les personnes aimées".
Le téléphone est l'instrument des amoureux, parfois des femmes adultères. Ici, ce n'est plus la bouche qui livre des confidences à l'oreille attentive, mais les lèvres qui se pressent sur le combiné comme pour envoyer un baiser à l'être aimé. Tout un champ lexical de la proximité amoureuse se déploie dans le texte de Proust : "L'amie à qui nous avions le désir déparier se trouve contre notre oreille". C'est le "rapprochement le plus doux" que de pouvoir causer avec elle, et l'auteur souhaiterait "embrasser" les "paroles" murmurées par des "lèvres à jamais en poussière".

Une illustration du chapitre "communication et littérature" dans le Dictionnaire critique de la communication représente une jeune femme en vêtement d'intérieur, étendue endormie sur un lit et tenant dans sa main le combiné d'un téléphone.
La légende de l'illustration, "le cher objet", présente le téléphone comme un fétiche. Doté du don d'ubiquité, l'amant peut s'introduire dans l'intimité du foyer. Invalidée par la maladie ou la morale, la riche bourgeoise ou l'aristocrate n'est plus limitée par son enveloppe charnelle confinée dans le domaine privé. Grâce à sa "prothèse", elle reçoit virtuellement. Le fétiche, symbole d'une énergie divine captée et utilisable, condense "l'objet du désir inavouable", le rend "maniable. Le téléphone favorise, voire encourage, dans l'imaginaire populaire, l'infidélité. Enfin, l'invisibilité de l'interlocuteur, la voix sans le regard, laisse libre cours à l'imagination,
véritable ressort de l'érotisme.

L'enchevêtrement des imaginaires de la femme et du téléphone, dont Proust se fait le témoin, caractérise les débuts du téléphone. L'auteur semble faire de l'origine du téléphone, un temps féminm primitif.
Une image féminine du réseau de communication ?

Les réseaux, tels qu'ils sont présentés par les disciples de Saint-Simon, permettent, grâce à la bonne distribution des richesses dans le corps social, l'avènement d'une société industrielle et égalitaire. Travaillée par les métaphores du tissage et de la circulation, la symbolique du réseau en fait un moyen d'organisation du social. Conséquence de la comparaison du réseau aux nerfs et aux veines, celui-ci est envisagé en terme de capacité, de contenant et de connexions. C'est la circulation qui entretient les phénomènes de vie dans l'organisme. Dès lors, le développement des réseaux, et tout particulièrement des réseaux de communication, doit assurer, dans l'utopie technologique, la circulation des richesses et des informations, garantie d'une révolution politique.

Si le mot réseau n'est pas prononcé dans les textes de Proust, l'auteur n'en utilise pas moins deux de ses premières métaphores. Aux images de la circulation des flux et du tissage, qui déterminent bénéflquement le réseau de communication dans la physiologie sociale de Saint-Simon et de ses disciples, Proust oppose l'eau sans cesse écoulée du tonneau des Danaïdes : la coupure arbitraire et l'indiscrétion des demoiselles, soit le bavardage, la panne et la surveillance. L'utilisation de figures féminines mythologiques pour évoquer les métaphores traditionnelles du réseau sexualisent le réseau téléphonique tout entier et non plus le seul objet 'téléphone". Le temps "originel" du téléphone est marqué par l'imaginaire d'un réseau féminin, naturel et presque monstrueux.

Le téléphone, comme toute technique porteuse de promesses, est déceptif. Le lien fragile qu'il tisse semble toujours menacé par la panne, la surveillance et l'anarchie.

L'homme tend vers l'harmonie de la vie cosmique, c'est pourquoi la rupture est assimilée à une question de vie ou de mort. En tant que technique potentiellement performante, le téléphone est merveilleux, c'est-à-dire non humain. L'humain et la non réalisation de l'idéal resurgissent avec la panne et le silence de la machine de communication. Si "l'émerveillement et l 'étonnement [ne] sont [que] les formes sublimées de l'effrof", tout désenchantement fait renaître l'inquiétude. La définition du réseau qui le donne comme "ensemble de fils entrelacés, lignes et nœuds", renvoie explicitement à la technique du tissage, symbole de continuité qui s'oppose à la déchirure. Équivoque, la symbolique du tissage convoquée par Proust ne fait pas abstraction de la coupure et des ciseaux. En faisant référence aux Moires, l'auteur nous évoque les contingences du destin. "Les Filles de la Nuit27, les Moires qui fixent le destin, nous rappellent que nous restons soumis à la mort qui adviendra inexorablement et inscrivent au monde le primat féminin, le temps premier de la révélation et de la fertilité. Elles jouent également les intermédiaires entre les humains et le royaume des ombres, comme le suggère l'allusion de Proust au mythe d'Orphée.

Autre valeur du réseau inversée par Marcel Proust, la libre circulation des informations sur le réseau téléphonique apparaît difficilement observable avant 1934. La commutation manuelle réduit l'efficacité de l'exclusion du tiers. Ce désir d'échanger des informations en dehors de tout contrôle étatique est manifesté dans les débats qui précèdent la nationalisation du téléphone. Les partisans d'une libre exploitation formulaient clairement leurs craintes de voir l'État s'immiscer dans les conversations privées. Marcel Proust oppose donc l'indiscrétion des demoiselles à la promesse d'un réseau véhiculant librement des informations. Il les compare aux "ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement 'J'écoute".
Le réseau téléphonique de l'époque ne peut assurer l'"immédiation" nécessaire à l'avènement de la société égalitaire, et il échoue à signifier "l'association universelle". La réduction de la distance qui sépare les deux interlocuteurs mis en présence par le réseau téléphonique ne réduit nullement les distances sociales ainsi que l'espérait Michel Chevalier. Les trois Furies représentent la perpétuelle surveillance, mais personnifient également la culpabilité. Le téléphone pouvant être un vecteur de séduction, l'intervention des demoiselles dans les confidences échangées par les interlocuteurs évoque le possible surgissement d'un sentiment de culpabilité.

Le bon fonctionnement du réseau implique que la décision n'émane ni d'un centre despotique, ni anarchiquement en ses extrémités. Or, l'auteur reproche au réseau téléphonique de mal organiser les flux de paroles véhiculés par les câbles du téléphone. La figure mythologique du tonneau des Danaïdes évoque à juste titre cet écoulement incontrôlé et désordonné des sons dans les appareils téléphoniques. Pour avoir égorgé leurs époux durant leur nuit de noce, les Danaïdes furent condamnées par les juges des morts à demeurer aux Enfers où elles rempliront à jamais un tonneau criblé de trous. En refusant d'accomplir un acte naturel dans des conditions légitimes, l'homme (ou la femme) se condamne à une absurdité sans fin (répéter continuellement les mêmes actes stériles). L'écoulement ininterrompu des sons et le contenu des paroles échangées témoignent de la vacuité des préoccupations féminines. L'usage féminin du téléphone est expressif, les confidences échangées sont nécessairement futiles. Il s'oppose à l'usage masculin, instrumental, qui vise l'échange d'informations ou le commandement. En invoquant ce mythe, Proust semble condamner le travail féminin tout comme l'oisiveté de la femme des classes élevées. Plutôt que de se soumettre à la "loi naturelle" qui les destine au mariage et à la reproduction, les employées du téléphone consacrent leur jeunesse à une activité stérile : transmettre des conversations futiles, voire condamnables. Plutôt que de trouver à s'occuper dans leurs foyers, les riches oisives se livrent au "téléphonage" et incarnent le parasitisme dont souffrent les classes laborieuses.

Les demoiselles du téléphone évoquent à l'auteur les prophetesses de l'Antiquité. Comme elles, les téléphonistes prêtent leur corps afin que s'établisse une communication verticale entre dieux et hommes. La forme creuse de la femme en fait un canal privilégié. Des profondeurs de la terre, le souffle divin traverse son corps : "le support corporel du lien oraculaire est fantasmé : il ne donne aucune prise à la vue mais seulement à l'oreille". De même, le téléphone transmet la voix en l'absence du regard. Les interlocuteurs, presque aveuglés, "tâtonnent dans [des] ténèbres vertigineuses." Soumis aux caprices de sombres divinités, le téléphone ne peut répondre aux promesses d'une technique porteuse d'égalité. Les "messagères de la parole" évoquent probablement Ms, l'arc en ciel reliant le ciel et la terre, divinité mineure du Panthéon grec et messagère des dieux qui s'efface progressivement au profit d'Hermès. Si les deux divinités partagent de nombreuses caractéristiques telles que l'intelligence et la rapidité, Hermès parcourt la terre, pratique des échanges et ne se limite pas à la transmission des messages de Zeus. D'Isis à Hermès, la communication évolue. Madeleine Campana convoque elle aussi la figure de l'oracle, comparant les demoiselles du téléphone à des "prêtresses [...] émettant dans leurs cornets d'interminables confessions" dans "une salle aussi grande que la nef d'une cathédrale6**.

Selon Catherine Bertho, les notables de la troisième République, responsables du téléphone, veillent à ce qu'il n'y ait aucune dépense inutile. La parole étant un luxe, elle n'est accessible qu'à quelques privilégiés. À défaut d'une technique performante, financée par l'État et accessible à tous (comme apparaît le télégraphe à l'époque), le téléphone nécessite un investissement financier personnel. Au sein même des abonnés, s'instaure une hiérarchie : les numéros prioritaires sont représentés par des lampes de couleur rouge.

Le constat d'une référence répétée de l'auteur à des divinités féminines pour évoquer les demoiselles du téléphone nous a suggéré plusieurs questionnements. Si le téléphone fonctionne à l'électricité, il se charge des promesses de celle-ci. Pourtant, le téléphone des années 1880 à 1914 est déceptif. À ce stade primitif et féminin, oral, dirait Pierre Musso3, doit succéder un stade technique, masculin qui ordonnera le réseau et limitera les défaillances du système.

Toutes les mythologies commencent par la défaite des mères ou du matriarcat. À l'origine, il y a deux mères dans la cosmogonie grecque : Terre et Nuit, issues de l'Abîme primordial. La seconde engendre sa descendance par scissiparité, loin du principe masculin, tandis que Terre engendre Rhéa, mère des Olympiens. Une dissymétrie relève de ces deux modes de procréation. La procréation par scissiparité date des premiers commencements et évoque l'idée menaçante d'une féminité close sur elle-même. Les figures mythologiques convoquées par Proust s'inscrivent toutes en opposition à la fonction "naturelle" de la femme, et évoquent des sociétés féminines refermées sur elles-mêmes. Les Moires sont issues de Nuit, les Furies naissent du sang d'Ouranos versé sur Terre par l'émasculation perpétrée par Chronos. Ces personnages mythologiques sont placés dans des contrées retirées, les Enfers, loin des hommes qui ignorent leur aspect physique. Ceux-ci les imaginent hybrides, moitié femme moitié animal, autres sphinges symbolisant les puissances naturelles monstrueuses que la logique masculine d'Œdipe ou la science prométhéenne terrassent. Oralité qui écarte la vue, verticalité du lien, métaphore des Enfers, le réseau téléphonique s'apparente plus aisément à la figure inquiétante de la pieuvre qu'à la représentation d'un réseau artificiel vecteur de lumières et de fraternité. La figure de la femme hybridée à l'animal témoigne de la perversion de la rencontre femme/machine. Si la pieuvre symbolise généralement des réseaux financiers et industriels occultes, le réseau téléphonique semble permettre une conspiration des femmes entre elles, une séduction généralisée, s'insinuant jusqu'au cur du foyer et susceptible d'ébranler l'autorité de l'époux et du père. Proust dessine, en définitive, un imaginaire équivoque du téléphone des origines. En convoquant à la fois les images bénéfiques de l'électricité, la symbolique ambivalente du tissu et des symboles terrifiants de la puissance maléfique de la nature féminine, il s'éloigne de l'utopie technologique et de la dénonciation formelle du potentiel immoral de l'objet technique. L'usage expressif du téléphone l'inspire, plus encore que le "paradigme de l'échange êgalitaire" .

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La mesure du travail téléphonique : Le cas des opératrices (1910-1938) de Alexandra Bide

PLAN :
1. La mise en conversation
2. Une « économie de l’opératrice »
3. Regard gestionnaire et valeur du travail
4. Côté français : de l’économie du travail à sa suppression
5. Outre-Atlantique : la valorisation des « services » de l’opératrice
6. Outre-Atlantique : un fossé franchi par un détour marchand

- L’inventaire systématique des Annales des Postes Télégraphes et Téléphones entre 1910 et 1938 — 59 articles et 40 auteurs — livre une chronique des manières de mesurer les conversations téléphoniques, et par là les éléments d’une socio-genèse des normes de gestion de l’opérateur historique français de télécommunications.

- Les Annales des PTT, sous-titrées Recueil de documents français et étrangers concernant les Services Techniques et l’Exploitation des Postes, Télégraphes et Téléphones, prennent la suite des Annales télégraphiques composées de trois séries (1855-1856, 1858-1865, 1874-1899). Leur parution à partir de septembre 1910 participe d’une nouvelle effervescence autour de la question du téléphone. Depuis le rapport Millerand de 1900, le jugement porté sur le service téléphonique français, sans cesse plus sévère, nourrit un intense débat public sur la « crise du téléphone » : en 1905, une Association des abonnés au téléphone est créée ; en 1909, une « Direction de l’exploitation téléphonique » est inaugurée et un premier recensement des lignes téléphoniques du pays entrepris ; enfin, les propositions de réforme se multiplient à partir de 1910.

- Dans ce contexte, la première livraison des Annales des PTT rappelle les « organes techniques » dont disposent déjà « depuis fort longtemps les Administrations qui dépendent du Ministère des Travaux publics (Annales des Mines, Annales des Ponts et Chaussées) » : « seule l’Administration des Postes et des Télégraphes ne publiait jusqu’ici qu’un périodique administratif ». La nouvelle revue entend permettre au personnel de « se tenir au courant des améliorations apportées, tant en France qu’à l’étranger, aux branches des services qui l’intéressent » et diffuser « l’essentiel des méthodes et des connaissances générales enseignées à l’École Supérieure des Postes et Télégraphes ».

- Étudier les écrits des ingénieurs des télécommunications en privilégiant les années 1910-1938 peut sembler une gageure : cette période initie en France une longue « errance » en matière téléphonique ; des années 1930 à l’aube du « rattrapage » des années 1970, l’équipement et le service téléphonique français restent pour l’essentiel inchangés : dans un pays largement rural, à l’économie peu tertiarisée, le téléphone, davantage pensé sur le mode du coût que de la valeur économique induite3, peine à s’inscrire sur l’agenda politique.

- Les années 1910-1938, situées entre la fin du règne du télégraphe et les prémices des technologies numériques, n’en constituent pas moins une période fondatrice pour la réflexion des ingénieurs. Avant que le développement après-guerre d’une théorie de l’information n’accompagne l’essor d’un nouveau système technique à base électronique, les techniques de transmission et de commutation — ces deux grandes familles techniques du téléphone4 — conservent en effet une base technique homogène, de nature électro-mécanique : on utilise les courants électriques comme supports de transmission et les propriétés électromagnétiques des relais pour établir les connexions dans les centraux (le mouvement des pièces mécaniques est commandé par des électroaimants). Du côté des transmissions, les ingénieurs cherchent à compenser l’affaiblissement du courant avec la distance et à augmenter les capacités de transmission ; du côté de la commutation, les limites tiennent au temps opératoire des opératrices et au volume des organes mécaniques.

- Les périodisations de l’histoire des télécommunications attentives à ces dimensions techno-économiques distinguent ainsi la période 1878-1939 de celle qui la suit. P. Griset oppose « la révolution des communications électriques » à celle, après-guerre, de l’électronique des semi-conducteurs, et P.-A. Carré une phase d’expansion des réseaux à une phase d’accélération de l’innovation technique et de croissance des services. En ce sens, nous soutenons que l’entre-deux-guerres n’est pas seulement une période charnière entre deux systèmes techno-économiques, mais un moment fondateur pour la pensée des ingénieurs français du téléphone. Avant même l’émergence de la notion d’information, qu’elle prépare à sa façon, elle voit en effet apparaître pour la première fois l’idée d’un réseau téléphonique national.

- Ce qui fait aujourd’hui la valeur économique du téléphone (la performativité, l’information, etc.) n’a pas encore connu sa première formalisation. Que compter ? Comment mesurer ? Que faire payer ? Comment ? À défaut d’identifier une valeur, nous allons voir les ingénieurs gérer essentiellement des « pertes ». Mais leur morale économique — soucieuse d’une « moindre perte » — connaît déjà de premiers déplacements. D’une minimisation des pertes, situant le prix de revient au principe de la valeur économique, l’enquête des ingénieurs commence dès l’entre-deux-guerres à glisser vers l’aval de l’organisation productive, associant davantage l’effet utile à l’utilité subjective d’un service, voire à l’optimisation d’un gain.

- Nous en livrons ici un aperçu, en nous focalisant sur le mode dominant de mesure des conversations téléphoniques : la mesure du travail des opératrices, qui se déploie entre la mesure du travail de la ligne, qu’elle suppose, et celle de la charge des circuits, sur laquelle ouvre, à la fin de la période, l’essor des liaisons interurbaines. Entre travail inutile — somme de pertes que l’on cherche à réduire — et service à l’abonné — source de valeur et de revenu que l’on souhaite accroître —, les ingénieurs s’attellent bien durant l’entre-deux-guerres à optimiser le travail des opératrices, dans des centraux encore essentiellement manuels.

- L’exploitation manuelle connaît, en effet, une longue carrière avant que l’automatisation ne se déploie au début des années 1930. Entre 1925 et 1932, le taux de lignes principales raccordées à un central automatique croît de 4 à 25 % et atteint 48 % en 1932 à Paris. Sur 70 réseaux de plus de 1 000 abonnés, dix centraux automatiques sont installés en province entre 1925 et 1928, outre les 21 en cours d’installation à Paris. Mais plus de la moitié des 25 000 réseaux du territoire français comptent en 1925 moins de cinq abonnés, la fonction d’opératrice restant souvent une activité annexe de la poste ou du café. Les grandes villes, en revanche, comprennent dès la fin du siècle plusieurs bureaux téléphoniques — sept à Paris dès 1881. Mais le bilan de l’automatisation reste modeste à la fin de notre période : en 1938, 55 % des lignes principales sont encore desservies par des centraux manuels. L’automatisation est de plus strictement urbaine ou locale : si une première liaison automatique interurbaine est ouverte entre Nice, Cannes et Monaco en 1938, l’ensemble des circuits interurbains restent exploités manuellement jusqu’aux années 1950.
Figure 1. Bureau téléphonique de Gutenberg, Paris, 1920

1. La mise en conversation

En passant des lignes aux opératrices, de la transmission à la commutation, les ingénieurs quittent le « courant de conversation » pour suivre la « mise en conversation », cet ensemble de gestes nécessaire à la connexion de deux lignes d’abonnés le temps d’une conversation :
« La téléphoniste pour son service doit effectuer plusieurs opérations : recueillir la demande, la diriger sur le bureau compétent, établir une communication ; contrôler et surveiller les communications en cours ; en temps utile couper les communications achevées ».
Quand les deux abonnés relèvent du même bureau central, et qu’il est équipé en tableaux « multiples », une opératrice suffit à établir la communication 8. La mise en conversation se déroule comme suit :

« Un abonné actionne sa magnéto. Au central, le volet de son annonciateur d’appel tombe. Une opératrice le relève. Elle enfonce la fiche avant (fiche de réponse) d’un dicorde libre dans le jack de l’appelant, elle abaisse une clé d’écoute associée au dicorde utilisé : son poste se trouve alors en relation avec le poste du demandeur. Elle se signale au demandeur. Il lui indique le numéro désiré, elle le note. L’opératrice introduit la fiche arrière du même dicorde dans le jack de l’interlocuteur demandé. Elle envoie sur sa ligne une émission de courant d’appel, par la manœuvre d’une clé d’appel. À la réponse du demandé, les deux correspondants sont mis en présence, et l’opératrice ramène ses clés d’écoute et d’appel au repos. À la chute du volet de l’annonciateur de fin, elle s’assure que la communication est terminée et dégage les deux fiches du dicorde »

Dans les réseaux comprenant plusieurs centraux, chaque opératrice dispose en plus d’une série de jacks correspondant aux lignes reliant entre eux les centraux. Par leur intermédiaire, elle appelle l’opératrice d’un autre bureau, qui lui indique un circuit disponible vers son central, sonne le demandé et le branche sur le circuit avant que l’opératrice de départ ne connecte le demandeur au même circuit et ne les mette en relation : « parlez ».

Quand les deux abonnés n’appartiennent pas au même réseau, l’établissement d’une communication est plus complexe. Il exige a minima l’intervention d’une opératrice de départ, d’une opératrice d’arrivée, ou d’opératrices dites « tandem » dans les grands réseaux, et d’annotatrices lorsque l’établissement des communications suppose une durée d’attente : les circuits interurbains étant peu nombreux, les demandes de communication sont alors inscrites avant d’être traitées ; l’annotatrice qui reçoit les appels indique la durée d’attente et rédige dans l’ordre des priorités un ticket comportant les informations nécessaires à l’acheminement et à la taxation, qu’elle fait parvenir au moment voulu par un système de boulisterie aux opératrices chargées d’établir les communications interurbaines.

L’importance et la complexité des manipulations de « mise en conversation » constituent la limite des centraux manuels. D’une part, le nombre d’appels écoulés est nécessairement limité par le temps de manipulation, soit au minimum 10 secondes pour un appel local, 20 secondes pour un appel urbain et 2 mn 30 pour l’opératrice de départ d’une communication interurbaine. D’autre part, le nombre d’abonnés d’un central est limité en amont par la taille et l’encombrement des tables d’opératrices — au-delà d’un seuil, le prix de revient s’accroît plus rapidement que la capacité du central. Par son ensemble complexe de contraintes, l’exploitation manuelle des centraux offre aux ingénieurs un cadre propice à une recherche d’optimisation, comprise comme une « économie de forces »10.

Figure 2. De l'arrivée de l'appel au « retour au repos » de l'opératrice

La présentation du travail des opératrices ne le découpe pas seulement en séquences : elle met en scène la disponibilité constitutive d’un organe mécanique revenant régulièrement « au repos ». Face à l’arrivée de l’appel, la posture de l’opératrice peut évoquer les « ravis de la crèche » ; à l’issue de l’appel, elle est réputée « revenir au repos », dans une posture dont le statisme et la tension signent une imperturbable disponibilité.

2. Une « économie de l’opératrice »

Les articles des Annales consacrés aux centraux manuels permettent d’identifier, après l’« économie de la ligne », un second type gestionnaire qui invite à une économie, non du « courant de conversation », mais du geste de « mise en conversation ». En se saisissant de l’opératrice, l’enquête des ingénieurs suppose le problème de la ligne résolu. L’unité pertinente, mise ici en mesure, est l’opération manuelle de connexion, ou commutation, reliant momentanément entre elles deux lignes. Des tables de contrôle et des voyants lumineux permettent aux surveillantes de suivre pas à pas et de chronométrer les « manipulations ». Le travail des opératrices est saisi comme une dépense de force. La mesure la plus aboutie en ce sens est présentée par la traduction en 1928 d’un rapport réalisé en 1911 par un constructeur français de standards semi-automatiques installé aux États-Unis : E.-E. Clément. Évaluer chaque mouvement de l’opératrice en « unité de travail » lui permet de calculer par sommation une dépense totale en travail :

« En plus de la comparaison des efforts mentaux et musculaires, il est possible de représenter en kilogrammètres le travail nécessaire pour élever les fiches, cordons, poids, pour surmonter les frottements des cordons de fiches, etc. Pour un millier de connexions et déconnexions complètes, l’opératrice dépense environ 3,90 kilogrammètres ».

La mesure rejoint la définition du travail mécanique — produit d’une force par une distance — selon laquelle tout travail est réductible au déplacement d’un poids. Les schèmes mécanistes reviennent alors vers le travail humain dont ils sont issus.

L’activité productive est identifiée sur un mode négatif : il s’agit d’économiser le travail des opératrices, essentiellement saisi par les ingénieurs du téléphone comme un coût à réduire. La notion de « perte » désigne un travail dépensé inutilement — un travail inutile. Rechercher le « meilleur usage des forces individuelles », c’est éliminer « gestes et paroles inutiles ».

Du travail de la ligne à celui de l’opératrice, une même exigence de rendement mécanique se déploie donc. Dans les Annales, la notion de rendement apparaît même plus naturelle encore quand il s’agit du rendement des opératrices, et l’identification du « travail inutile », plus immédiate. L’énergie humaine serait-elle plus accessible que celle du courant ? À tout le moins, épargner la fatigue des opératrices, leur éviter de gaspiller inutilement leur énergie, demande aux ingénieurs moins d’investissements de forme. L’équivalent est d’emblée là : toute manœuvre inutile, toute minute perdue, est immédiatement traduite en un coût, évalué monétairement, puisqu’elle suppose davantage d’opératrices pour un même nombre d’appels. À l’enseigne de « l’inutile », la fatigue des opératrices est commensurable au prix de revient. L’« économie de l’opératrice » s’ancre dans un sens aigu de l’inutile, que la mesure monétaire ne fait qu’aiguiser : la « mise en conversation » porte la menace d’un « gaspillage superflu des forces humaines ». Avec l’opératrice, l’abonné est d’ailleurs l’une des principales sources de gaspillage incriminées : on déplore couramment ses « paroles inutiles », ses « conversations interminables », son défaut général d’« éducation téléphonique ». Les Annales font ainsi, en 1923, le compte rendu d’un article suisse résumant des études systématiques du travail des opératrices14. Si « le temps perdu par les abonnés » fait partie des éléments évalués, le compte rendu se conclut surtout en ces termes : « un des facteurs les plus considérables [des pertes de temps inhérentes aux différentes phases d’une communication] a été reconnu être l’abonné par sa réponse tardive à l’appel ou au rappel. La perte moyenne se monte par abonné à 40’’ et par heure 8’10’’ ». Et de souligner « l’utilité qu’il y aurait à rendre les abonnés attentifs à leur manière de procéder, toute inconsciente, certes, mais si lourde de conséquences et à faire appel à leur collaboration bienveillante ». Ils doivent « se tenir prêts à causer ».

Ici, le critère de l’utile renvoie avant tout à la facilitation du service et in fine à la minimisation des frais de main-d’œuvre. Le gain n’est jamais qu’une moindre perte dans un cadre mécaniste : une moindre dépense de travail. Ainsi, écrit l’ingénieur chargé de la « direction de l’exploitation téléphonique » durant les années 1920 : « tout écourtement du temps indispensable à l’établissement et même à la rupture des communications est un gain ». Le « travail inutile » est au principe des « perfectionnements » que les ingénieurs veulent obtenir de l’exploitation du manuel. Mesure, calcul et formalisation trouvent leur plus puissant ressort dans l’identification de la dépense humaine de forces à une inépuisable source de pertes. De l’« économie de la ligne » à celle de l’opératrice court une même norme économique, identifiant l’optimalité, l’« exploitation parfaite », à une moindre perte, soit un « plein rendement des opératrices ».

Dans ce cadre, le prix de revient — défini par le coût en travail humain direct — détermine le « juste prix » du service. Si les appels apparaissent comme une suite discrète de dépenses de travail, chaque appel étant établi, surveillé, interrompu et taxé selon ses caractéristiques propres par une opératrice, ce travail humain fait pour nos ingénieurs tout le prix du téléphone : la « mise en conversation » est le service justifiant le paiement d’une taxe, cette « rémunération du service instantané rendu par la mise en communication ». L’objet privilégié de mesure est ainsi la charge des opératrices, évaluée par le nombre de communications données à l’heure. Sur cette base est calculé un « prix de revient par conversation » pour les communications interurbaines (rapport des dépenses de personnel au nombre de conversations) et un « prix de revient par poste d’abonné » pour les communications locales (rapport des dépenses de personnel au nombre d’abonnés). Les premières sont tarifées selon le régime des « conversations taxées », les secondes sur une base forfaitaire.

Le tarif de la « conversation taxée » remplace en effet dans l’entre-deux-guerres un tarif initialement forfaitaire : rémunérateur de l’usage moyen et compris comme le prix de l’accès au service, ce dernier ouvrait droit, dans le cadre de réseaux locaux, à un nombre illimité de conversations. Or on entend désormais rémunérer le travail de « mise en conversation » en taxant les appels eux-mêmes à l’unité, comme l’ont toujours été les communications interurbaines. Dès 1910, le Comité technique des Postes et Télégraphes s’intéresse au projet de substitution en Allemagne du tarif dit « à conversation taxée » au régime forfaitaire, créant une taxe de conversation et une taxe d’abonnement. En 1916, le « Projet d’extension et d’amélioration du réseau téléphonique français » envisage « la substitution du régime de la conversation taxée au régime forfaitaire maintenu jusqu’à présent à Paris et dans les villes de plus de 80 000 habitants ». La taxe unitaire remplace effectivement l’abonnement forfaitaire à partir de 1924 en France.

La rationalité d’une taxation unitaire ne fait aucun doute pour les ingénieurs : un tarif rationnel doit couvrir le prix de revient, identifié au travail humain direct de mise en conversation18. Le coût du comptage est toutefois longtemps un frein puissant. De même, dans les débats entourant l’introduction du compteur dans le réseau d’adduction d’eau de Paris, K. Chatzis nous apprend que le renchérissement du prix de l’eau, dans lequel s’incorporent les coûts d’achat et d’entretien de l’appareil comme les frais de traitement du relevé, a contrarié la suppression de l’abonnement forfaitaire (dit à « robinet libre »). De manière significative, les deux modes de taxation sont évalués par la « nuisance » relative qu’ils apportent au service, en termes de ralentissement et de frais de main-d’œuvre. Le régime forfaitaire se voyait reprocher les « abus » d’appels et de paroles inutiles, qui ralentissaient l’écoulement des appels en occupant les lignes et en engorgeant les bureaux. Dans le réseau de Tunis, E. Barbarat a ainsi instauré une « taxe d’appel » pour les conversations n’aboutissant pas lorsque le service n’était pas en cause, afin de « supprimer les abus d’inscription et les abandons de communication ». On estime alors que « le système des conversations taxées est le seul remède contre les ‘appels sans suite’ qui représentent 25 % du nombre total des appels dans les réseaux forfaitaires, puisque seul il arrête le trafic inutile et laisse les lignes disponibles pour les appels utiles ». Enfin, les ingénieurs attendent bien du régime de la conversation taxée une baisse du nombre moyen de conversations par jour et par abonné, estimée entre le quart et les deux tiers — c’est-à-dire un service plus facile et moins coûteux (qui bénéficie particulièrement au manuel), mais aussi une diminution du travail d’entretien et des frais d’établissement, puisque « le nombre des lignes de jonction nécessaires pour un nombre donné d’abonnés sera réduit dans la même proportion que le nombre d’appels ».

A contrario, les ingénieurs du téléphone n’envisagent pas de faire payer ce qui n’induit pas de coût en travail humain direct. Nulle prise en compte ainsi de la durée : au-delà de la « mise en conversation », les conversations elles-mêmes ne semblent pouvoir prétendre à aucune valeur économique. La durée ne pénètre le compte que lorsqu’elle engage un coût en travail : « il n’est tenu compte de la durée que lorsqu’il y a abus manifeste ». Quand la gêne apportée au service est patente, l’opératrice est chargée de rompre la communication. En supprimant sa surveillance, l’automatique conduira, en revanche, à taxer la durée. Le compteur sera dit « limiteur de durée ». On songera même à déléguer cette attention gestionnaire aux abonnés en les incitant financièrement à « abréger la durée de leurs conversations ». Ainsi, quoique la durée des communications soit identifiée comme une source de coûts, on ne songe pas à y apporter une réponse marchande en facturant cette durée. Ce primat d’une conception mécaniste sur une conception marchande du coût est attesté plus généralement par la traduction systématique des phénomènes d’encombrement en file d’attente et en « mécontentement de la clientèle » — non en un possible manque à gagner. L’exigence d’une moindre perte et l’expérience d’une exploitation manuelle au coût marginal croissant placent durablement l’usage sous le sceau de l’excès. De plus, la facturation à la distance des communications interurbaines fait elle-même de la durée un coût « inutile ».

La notion de « manque à gagner » et l’optimisation en propre d’un gain semblent néanmoins émerger de la mesure du travail humain, au sein de l’« économie de l’opératrice ». L’abonné pourrait-il être alors, pour nos ingénieurs, autre chose qu’un facteur de pertes ? Si leur morale économique ne les incite à faire produire que ce qui coûte, ce souci les amène aussi à spécifier — malgré eux — un produit. Suivons donc les ingénieurs ne saisissant plus seulement en creux la valeur du travail.

3. Regard gestionnaire et valeur du travail

Le regard des ingénieurs sur le travail est bien sûr « équipé ». Les Annales font explicitement référence aux doctrines d’organisation du travail une douzaine de fois entre 1917 et 1922, avec la publication de mémoires, d’articles et de comptes rendus. D’une manière générale, les années d’avant-guerre sont largement dominées par la publication et le compte rendu d’articles étrangers, en particulier américains. En décalage manifeste avec la situation téléphonique française, ils dispensent des préceptes d’économie pratique pour « atteindre et maintenir un parfait rendement » dans une exploitation manuelle de masse. À partir de 1917, cette analytique des coûts fait l’objet d’exposés systématiques. Suite aux missions d’ingénieurs français aux États-Unis de 1917 et 1921 — selon une pratique courante dans l’industrie —, les Annales diffusent les procédés américains de comptage et de mesure propres à une « organisation rationnelle » du travail des opératrices. La doctrine de Taylor y est présente à travers la traduction en 1922 de l’ABC de Gilbreth, puis la publication en 1923 de conférences faites à l’École supérieure des Postes et Télégraphes par Ch. De Fréminville, ingénieur centralien qui tient un rôle important dans la diffusion et la mise en œuvre de la pensée de Taylor en France. Mais les autres notations sont rares. Les schèmes mécanistes sont profondément ancrés, en amont des doctrines d’organisation du travail : nos ingénieurs sont bien des physiciens. Mais ils ne se lancent nullement dans l’étude expérimentale du travail des opératrices. Aucune discussion scientifique ou épistémologique ne les occupe, nulle systématisation d’une mesure mécanique du travail humain.

Pour trouver une étude systématique du travail des opératrices, il faut se tourner vers les comptes rendus d’expériences ou de périodiques étrangers. En 1920, la revue mentionne l’étude expérimentale américaine d’une série d’opérations mentales élémentaires d’opératrices, à des fins de sélection de la main-d’œuvre. En 1923, elle relève la mise en place d’un examen psychotechnique sur six mois destiné aux nouvelles opératrices par l’Institut psychotechnique de Charlottenbourg.

Deux autres expériences nous intéressent plus directement : elles font l’objet, la même année, de véritables articles, et témoignent de la visée proprement gestionnaire des ingénieurs intéressés aux expériences d’organisation scientifique du travail. La question de la valeur du travail occupe, en effet, prioritairement ces deux articles, à prétention moins scientifique qu’économique .

Dans le premier, M. Collet se penche sur les études menées à Karlsruhe par l’« Institut central de recherches pour l’organisation rationnelle du travail dans les différents corps de métiers ». Il en extrait deux ratios :

le « coefficient d’augmentation de valeur des produits par unité de travail et par an » : rapport de la valeur de vente des produits fabriqués (V), diminuée de celle des matières premières utilisées (R), au nombre d’ouvriers nécessaire à la fabrication des produits (A). W = (V-R) / A

le « quotient économique » : rapport de la « valeur de vente » du total des articles fabriqués à la valeur des matières premières utilisées et « la somme nécessaire pour la dépense en énergie (mécanique et humaine) correspondant à la fabrication de ces articles ». Q = V / (E+R)

Nous observons ici une mesure du « produit » — la « valeur de vente » — distincte d’une dépense en travail : celle-ci n’épuise pas la géographie des « articles fabriqués ». De plus, le « travail utile » glisse hors d’une comptabilité des coûts : l’unité de travail vient augmenter la « valeur des produits ». Tout se passe comme si le « produit », une fois émancipé du travail comme somme de dépenses, reconfigurait en retour la notion de « travail utile » : la valeur du travail est affranchie des strictes coordonnées d’une économie de pertes.

Dans l’exploitation interurbaine, on observe le même glissement : quand la mesure des « appels » se sépare de celle du travail des opératrices, quand le ratio d’efficacité des appels prévaut sur celui de l’opératrice, la valeur de son travail se trouve redéfinie hors d’une comptabilité des coûts. Les dépenses de main-d’œuvre — littéralement — ne comptent plus face à la charge des circuits. La « valeur de vente » — au cœur des ratios présentés plus haut — concurrence la valeur travail.

L’ingénieur N. Barral présente quant à lui en 1923 la table d’observation du service du central téléphonique semi-automatique de Zurich. Ici encore, l’ambition est plus gestionnaire que scientifique. L’observation du travail des opératrices relève explicitement du contrôle de la main-d’œuvre :

« M. Schild [ingénieur en chef du central] a imaginé et fait construire un meuble auxiliaire qui lui permet de mettre en observation à volonté l’une quelconque des opératrices et d’obtenir sur elle des pointages absolument sûrs et impartiaux ».

La table de contrôle permet d’établir les mesures d’un « bon travail » et « renseigne sur la valeur du personnel manipulant » par une série d’indices : nombre d’appels servis, temps d’occupation, coefficient d’occupation, fautes d’audition ou de manipulation, délais de la manipulation, fautes de service. Leur interprétation, poursuit l’auteur, « donne une idée exacte de la valeur réelle de l’opératrice ». Ici aussi s’observe un intérêt renouvelé pour la question de la valeur du travail : la volonté de déterminer la valeur réelle du travail des opératrices ne procède plus d’une analytique des coûts, mais de la prime analyse d’un produit. En accompagnant la référence à la « qualité du service fourni à la clientèle », elle marque une redéfinition des contours du « travail utile » des opératrices. Certes, ce déplacement n’est qu’amorcé. La notion de qualité de service renvoie encore autant au rendement qu’à la qualité du travail : pour « connaître exactement la qualité de service », il faut « s’attacher à connaître le rendement des opératrices et la qualité de leur manipulation ». Mais, en passant de la qualité de la transmission à celle du service téléphonique, les ingénieurs glissent bien dans les années 1920 vers l’aval de l’organisation productive. Dès le début de la décennie, la double définition d’une qualité de service et d’une qualité de la transmission préside ainsi à la réflexion sur la réorganisation du réseau de Paris et de sa banlieue.

Si la mise en compte d’un inépuisable « gaspillage de forces » développe par elle-même le sens de l’« utile », c’est bien seulement avec l’automatisation des centraux que la notion de gain va véritablement s’imposer. Tel un « verdict du réel », l’apprentissage de l’exploitation automatique va affranchir les ingénieurs de la norme taylorienne de valeur : la disparition de tout coût variable les émancipe de facto de la valeur-travail, le travail humain disparaît comme objet d’optimisation. L’on ne peut ainsi confondre l’apparition de la notion de gain avec la prégnance de la référence américaine. La première représentation d’une demande apparaît en France, avec l’automatisation des centraux, dans un domaine que les compagnies américaines se refusent à aborder avant les années 1920, alors que les ingénieurs français s’en saisissent immédiatement, déployant une pensée technologique là où la doctrine de l’organisation scientifique du travail envisage seulement un usage optimal du corps humain. Si les ingénieurs français conçoivent plus volontiers la suppression du travail humain que son optimisation, n’est-ce pas avant tout pour eux la façon la plus sûre de rendre le travail humain intégralement calculable ? Il nous faut suivre la dynamique de leur activité d’organisation. C’est ainsi en approfondissant l’« économie de l’opératrice » qu’ils vont paradoxalement s’en défaire.

4. Côté français : de l’économie du travail à sa suppression

Entre l’économie du travail et sa suppression, ils tracent un chemin continu, en prenant appui sur la référence au prix de revient, là où les Anglo-saxons décrivent, quant à eux, un fossé, qu’ils franchiront à leur tour par un détour marchand.

De l’économie du travail à son élimination, des perfectionnements du « manuel » à « l’automatique », les ingénieurs français affirment une continuité : « l’exploitation des centraux manuels existants sera d’autant plus parfaite qu’elle se rapprochera le plus possible de l’automatisme » et le système manuel « d’autant plus près de la meilleure exploitation qu’il se rapprochera davantage du système ‘automatique’ ». L’enquête est toute tracée : « examiner les conditions à remplir pour rendre le service manuel aussi automatique que possible ». L’installation d’un « distributeur de trafic » au bureau parisien « Fleurus » en 1922 est ainsi considérée « comme un acheminement vers l’automatisme intégral ». En deçà même de toute mécanisation, il s’agit de ramener l’activité des opératrices à l’automatisme du réflexe : « la mise en communication doit être un acte réflexe ». E. Barbarat décline les règles destinées à éviter tout « travail mental » aux opératrices, c’est-à-dire tout motif de conversation, de conflit ou d’hésitation : la téléphoniste « ne doit pas causer avec les abonnés », ne doit faire aucun comptage, « ne doit prendre aucune note, n’avoir à transmettre aucun ordre la forçant d’une part à faire un travail mental et d’autre part à attendre la réponse d’une collègue, ce qui cause de grands retards ».

Les premiers dispositifs mécaniques ne visent qu’à instaurer cette « unité des manœuvres » ; ils prolongent l’optimisation des bureaux manuels, soucieuse de diminuer le nombre de manœuvres par mise en communication. Dans le système à batterie centrale, généralisé à partir de 1907, des signaux de supervision informent directement l’opératrice de la fin d’une conversation sans qu’elle ait besoin d’entrer en ligne. De même, on supprime tout risque de conversation avec l’abonné en remplaçant l’avis verbal de « non réponse » ou « pas libre » par une « série de ronflements rythmés caractéristiques », obtenus en enfonçant la seconde extrémité de la fiche dans un jack spécial. Il s’agit de faire comprendre à l’abonné l’inutilité d’en appeler à l’opératrice en cas de « non réponse » :

« Il est facile de faire entendre à l’abonné demandeur le bruit de l’appel chez l’abonné demandé. L’abonné demandeur se rend compte que la conversation lui a été donnée et que le bureau central ne peut pas faire plus ; il comprend très bien que toute nouvelle intervention de la téléphoniste est inutile ».

L’injonction au geste réflexe configure initialement le système de taxation : le pointage des communications étant proscrit, puisqu’il « exige un travail mental pour se rappeler si on a pointé ou non la communication » et « réfléchir à son geste selon la nature des abonnements », on préfère alors « rejeter complètement l’abonnement à conversations taxées unitairement ». L’abonnement forfaitaire complet, donnant droit à un nombre illimité de communications, dispense de tout pointage et ne renchérit pas le prix de revient. Il est la base du système de taxation de la plupart des pays jusqu’au milieu des années 1920. E. Barbarat est toutefois connu pour avoir préconisé un système original, l’abonnement forfaitaire gradué (suivant la consommation), qui satisfait cette même condition tout en tenant « compte du désir très naturel des abonnés de voir le prix varier avec le service rendu ». K. Chatzis montre que le même raisonnement préside à l’abandon progressif entre 1880 et 1930 de l’abonnement « à robinet libre » pour le compteur dans le réseau d’adduction d’eau de Paris : prévenir le gaspillage en faisant payer un montant proportionnel à la quantité consommée, mais sans renchérir le prix de revient. Le compte est, en effet, ici aussi source de litiges : un arrêté dispose en 1880 que chaque partie a le droit de provoquer à tout moment une vérification du compteur d’eau, « et par conséquent ne [peut] s’en prendre qu’à elle si elle a laissé se prolonger une erreur à son détriment » ; la Ville se dote, en 1881, d’un service spécial chargé de son application. Cette nécessité se retrouve chez nos ingénieurs ; il faut prévenir les contestations, dont on ne doute pas qu’elles seraient très nombreuses avec un tarif à l’unité : « Les abonnés n’admettraient d’ailleurs pas, et avec raison, un compteur automatique pour le paiement des conversations à l’unité, si ce compteur n’était pas sous leur contrôle ». Seul un tarif à l’échelon rendrait acceptable la mise en place d’un compteur sur lequel l’abonné n’a aucun contrôle direct, car il le configurerait « comme un instrument de statistiques et non comme un registre de comptabilité ». Les réclamations seraient de fait limitées au seul voisinage des paliers.

Concernant enfin les communications entre opératrices, on observe la même injonction à supprimer les « paroles inutiles », « cause de retard dans le service et de fatigue pour le personnel » : c’est sur ce point, écrit E. Barbarat, « que nous nous séparons totalement de la méthode d’exploitation américaine, parce qu’elle force la téléphoniste à transmettre des ordres et à attendre ses collègues, ce que nous considérons comme contraire à l’automatisme qu’on doit chercher à réaliser ». Quand la mise en communication exige l’intervention de plusieurs opératrices, il convient donc que l’abonné transmette lui-même son numéro et son ordre.

La mécanisation se trame ainsi dès la simplification du geste et la suppression des indications verbales : « la téléphoniste, dans tous les cas, doit répéter le même geste », résume E. Barbarat. De la simplification à la mécanisation du travail, le lien est explicitement formulé par J. Wilbois : « la machine ne peut faire que des besognes de manœuvre ; elle ne se substitue qu’aux hommes qui faisaient avant elle des métiers de bêtes de somme ». Mais les deux motifs avancés par E. Barbarat, la rapidité du service et la fatigue des opératrices, n’ont pas le même statut. Autant « le point de vue de la rapidité » est envisagé prioritairement et promet une réduction des frais de main-d’œuvre, autant la visée d’une réduction de la fatigue paraît plus rhétorique, dans la veine philanthropique des hymnes à l’automation.

À la veille de l’automatisation du réseau de Paris, E. Reynaud-Bonin argue bien de la difficulté propre au service parisien : « Il exige notamment beaucoup plus de mémoire, beaucoup plus de rapidité visuelle et manuelle ; il est par suite très fatigant. Il apparaît donc logique, puisque cela est possible, de remplacer la dame téléphoniste par la machine ». La vue humaniste embrasse jusqu’à l’abonné : « En regardant les choses du côté de l’abonné, les frictions regrettables qui se produisent avec le personnel seront supprimées. Plus d’énervement chez la clientèle, qui aura affaire à un mécanisme aveugle ». De la philanthropie au cynisme patronal, l’ambiguïté est pourtant constante ; avec le remplacement des opératrices par l’automatique dans les communications à faible distance, « le rendement serait meilleur puisque la question de personnel ne se poserait pas ».

Cette ambiguïté traverse les écrits de l’ingénieur H. Milon, directeur de l’exploitation téléphonique durant les années 1920 et principal auteur des recherches sur la construction et l’exploitation des centraux automatiques dans l’entre-deux-guerres. Après avoir défini « la diminution des dépenses et l’accroissement des recettes » comme « deux buts fondamentaux de toute exploitation rationnelle », il entreprend un curieux chassé-croisé normatif. Sous l’« apparence strictement commerciale » des buts énoncés, H. Milon affirme l’enjeu humaniste d’une amélioration des conditions de travail, tout en l’estimant réductible en pratique au souci de diminuer les dépenses :

« Cela ne veut pas dire évidemment qu’une administration, et particulièrement une administration d’État, ne doive avoir d’autre mobile d’action que ces deux buts, d’apparence strictement commerciale. Si par exemple une partie de son personnel travaille dans des conditions défectueuses, il est de son devoir, indépendamment de toute autre considération, d’améliorer ces conditions. Mais, si l’on examine les conditions de cette amélioration, on voit qu’en plaçant le personnel dans de meilleures conditions de travail, on améliore son rendement et on se prépare ainsi la possibilité d’un accroissement de recettes et d’une diminution de dépenses. En réalité, cette dernière considération, envisagée avec toute la largeur de vue nécessaire, doit suffire à justifier sinon la totalité, du moins la très grande majorité des mesures que le souci d’une exploitation bien conduite peut amener à prendre ».

La prééminence du calcul des dépenses sur celui des recettes est ici d’autant plus remarquable que l’auteur s’attache à les symétriser dans ses écrits. Mais il prête surtout à ses vues sur l’automation une vocation universelle : elles viendraient à quiconque considèrerait le « problème de la mise en communication rapide, directe et sûre de deux abonnés quelconques d’un grand réseau, que ce soit à titre de simple participant, de simple opéré, d’opérateur ou d’organisateur ». Ainsi s’ouvre le premier article consacré à l’« automatique » :

« Si l’intermédiaire humain, sujet par sa nature même aux défaillances et d’une capacité de travail limitée, pouvait être remplacé par un mécanisme sûr, infatigable, éminemment contrôlable et éminemment discret, quel progrès ne serait pas réalisé ? ».

Ce faisant, les ingénieurs vont s’émanciper de leur prime référence au travail. Dans un même mouvement, l’activité téléphonique va s’équiper en dispositifs automatiques, l’« économie de l’opératrice » s’épuiser, et la norme économique se défaire de la « valeur travail », encore si prégnante outre-Atlantique.

5. Outre-Atlantique : la valorisation des « services » de l’opératrice

Le contraste est frappant avec les écrits d’ingénieurs américains traduits dans les Annales : jusqu’au début des années 1920, ils font montre d’une grande réserve à l’égard de l’automatique. Si les ingénieurs français organisent la continuité d’une enquête autour du « point de vue de la rapidité », les ingénieurs américains opposent en revanche le service parfait au service automatique — véritable antithèse. L’argumentaire le plus virulent est offert par un constructeur de systèmes semi-automatiques, E.-E. Clément. Destiné à perfectionner l’exploitation manuelle, le « semi-automatique » automatise la sélection et l’appel du demandé, dont l’opératrice tape le numéro sur un clavier : « plus de fiches, plus de jacks généraux ou particuliers, le meuble téléphonique est réduit aux proportions d’une simple table d’aspect très dégagé ». Le procédé supprime surtout les opératrices d’arrivée et de transit, rendant ainsi le service par lignes auxiliaires aussi rapide que celui des appels locaux. L’ingénieur français C. Cornet souligne le paradoxe d’une solution qui conserve l’usage d’une opératrice au bureau de départ tout en automatisant « la plus complexe » de ses manœuvres : la recherche du demandé. Le mécanisme sélecteur est d’ailleurs pratiquement identique à celui des bureaux automatiques. Afin de comparer les avantages du semi-automatique et de l’automatique, l’administration française met néanmoins en service en 1913 à Nice le premier central automatique français, puis, en 1915 à Angers et 1919 à Marseille, deux centraux semi-automatiques. Entre 1910 et 1913, les Annales consacrent l’essentiel de leurs livraisons à la diffusion des points de vue étrangers sur l’exploitation automatique. Il s’agit de comparer « au point de vue économique » les trois systèmes d’exploitation. Le point de vue économique des « dépenses », en particulier celles « de manipulation », exige alors le calcul minutieux des frais associés à chaque système dans des conditions précises d’exploitation.

Le semi-automatique ou l’automatique permettent-ils des économies ? Alors que le débat fait rage aux États-Unis, E.-E. Clément défend l’« automanuel Clément » : la comparaison le conduit, via une véritable mesure mécanique du travail, à estimer l’économie relativement au manuel à « un gain net horaire de 3,90 kilogrammètres », soit « une réduction de 77 % sur le nombre des agents » et in fine « une réduction sur le taux actuel de la main-d’œuvre de 86 % environ ». La norme sous-jacente nous est familière : « l’opératrice automanuelle travaille à 100 % de rendement pendant tout le temps ; ses fonctions étant simples et invariables, elle a la possibilité de devenir très habile » et n’a besoin que d’un seul jour d’apprentissage. Mais l’argumentation transcende le calcul économique : « la question est presque autant sociale que mécanique ». Dans le système manuel, l’abonné achète « le service de la Société », c’est-à-dire une « aptitude spéciale », produit de l’entraînement et de la discipline, garante d’une « aide responsable » sinon « intime » :

« Il faut prendre en considération les relations de l’abonné et de l’intermédiaire, qui sont souvent très étroites dans chaque moment de la vie sociale et d’affaires. Pris dans l’ensemble, les abonnés doivent, et c’est un fait acquis, regarder la Société téléphonique non comme un mécanisme, mais comme un aide responsable qu’ils peuvent avec sécurité charger d’une partie de leurs affaires. Cette liaison devient plus intime lorsque les relations sociales sont restreintes et plus complexe lorsque ces dernières s’étendent ».

L’exploitation téléphonique n’a pas vocation à « louer des appareils » : « il paraîtrait aussi convenable pour une compagnie messagère de louer simplement des bicyclettes aux adhérents pour distribuer leurs messages, que de louer un appareil aux abonnés du téléphone pour le même objet ». Elle doit « rendre des services ». Dès lors, une réduction des dépenses d’exploitation évaluée à « un maximum de 37,5 % » ne peut justifier de « priver l’abonné des relations directes avec une intelligence humaine et justifier un retard et une incertitude dans le service » en substituant à l’agent téléphoniste « un abonné peu apte et indiscipliné ».

La valeur du service téléphonique est ici une valeur en travail. Les critiques de l’automatique mettent invariablement en scène les « services rendus », associés au « courant de sympathie » et de « confiance mutuelle » qui lie opératrices et abonnés. L’article anglais argue que le public américain ne considère nullement « les opératrices du téléphone comme de véritables instruments, des automates d’un degré supérieur chargés de donner et d’établir des communications » : « Le fil téléphonique n’est pas là-bas un moyen abstrait de conversation entre l’abonné et l’employée, qui ne se voient pas et ne cherchent pas à se connaître ». A contrario, l’automatique entraînerait la sujétion des abonnés, à qui l’on abandonnerait le travail. Le prestigieux dirigeant d’AT&T, Théodore Vail, le condamne en ces termes : « le système automatique ne diminue pas le travail de l’abonné, mais au contraire l’oblige à faire le travail de l’opératrice » . S’il faut « une intelligence quelque part sur la ligne », l’automatisme ne peut en tenir lieu. L’ingénieur en chef d’AT&T J.-J. Carty récuse même la notion de « système automatique ». Celui-ci ne peut fonctionner, en effet, sans « l’intelligence humaine » des opératrices des renseignements et des communications à grande distance, ni des mécaniciens qui « aident au fonctionnement du mécanisme automatique » : « ces hommes, dont la présence est indispensable au fonctionnement du système sont en réalité des ‘opérateurs mécaniciens’ ». Seul le « semi-automatique », qui ne supprime que la téléphoniste « B » (arrivée), est en cours d’expérimentation à New York en 1910 : « si l’on analyse le travail d’une téléphoniste B, on trouve que théoriquement il peut être fait entièrement au moyen d’un mécanisme, et que l’intelligence humaine n’entre pas en ligne de compte dans son travail ». Mais l’on ne saurait faire subir le même sort à « celle qui reçoit l’appel des abonnés ». Un ingénieur anglais peut ainsi faire ce constat :

« Les grandes compagnies Bell des États-Unis — compagnies dont les ingénieurs ont enseigné au monde la meilleure construction des meubles commutateurs manuels — ont refusé de s’occuper des systèmes automatiques et les ont sévèrement critiqués. Tous les progrès réalisés dans l’emploi des systèmes automatiques ont été l’œuvre d’entreprises indépendantes. »

Quoique 250 000 postes soient desservis en 1911 aux États-Unis par des bureaux automatiques, les compagnies Bell « n’admettent pas que le public puisse arriver à manœuvrer avec succès le téléphone automatique ». Le poste d’abonné du système manuel, souligne J.-J. Carty, « est en réalité beaucoup plus automatique que celui employé dans l’automatique lui-même ».

Et les ingénieurs de débattre du nombre de chiffres que le public, déjà « sonné » comme un personnel de maison, pourrait tolérer de numéroter : face aux nombreuses erreurs observées au-delà de quatre chiffres, il vaut mieux « ne pas imposer aux abonnés l’appel de six chiffres ». Lors de leurs visites aux États-Unis, les ingénieurs anglais sont très inquiets de tester la « sympathie » et les « sentiments du public » envers les dispositifs automatiques. Les abonnés acceptent-ils de faire les manœuvres nécessaires ? Ne se sentent-ils pas « abandonnés à eux-mêmes » ? Serait-il possible que « l’abonné américain aime à se tirer d’affaire par ses propres efforts » ? Une fois la cause de l’automatique entendue, l’éloge du manuel est encore de rigueur : « la surveillance des appels par les téléphonistes a toujours rendu aux abonnés de grands services que l’automatique ne saurait rendre » ; « dans beaucoup de cas d’urgence, la présence de l’élément humain a sauvé la situation ». À vrai dire, le doute ne se dissipe jamais complètement dans les écrits anglo-saxons d’avant-guerre : « s’il y a un intérêt certain à rendre la téléphonie aussi automatique que possible, est-ce à dire qu’il faille supprimer tout élément humain ? ».

Les ingénieurs américains et britanniques se refusent à l’idée d’une continuité de l’enquête menant de l’économie du travail à sa suppression68. Pour eux, il y a « deux manières de supprimer le travail inutile », irréductibles l’une à l’autre : « 1. L’éliminer complètement ; 2. Employer des appareils automatiques qui économisent le travail ». En définissant la téléphonie par les « services » des opératrices et leur travail de mise en conversation, les ingénieurs anglo-saxons interdisent ici « toute analogie ». Entre le rendement de l’opératrice du bureau manuel et celui des appareils de commutation, nulle commune mesure. Ainsi s’énonce l’« analogie impossible » : on n’obtient « aucun avantage en enlevant le soin d’établir les connexions à un personnel d’opératrices, toutes à peu près également expérimentées, pour le confier aux abonnés » .

Or les Annales, dès 1887, cadrent bien différemment la téléphonie : « la rapidité d’information étant le but et la raison d’être de la téléphonie, toute l’organisation doit tendre à l’assurer et à l’accroître ». La tendance au « toujours plus vite », à « augmenter constamment la rapidité des intercommunications téléphoniques », admise par les ingénieurs anglo-saxons à leur corps défendant, est envisagée de façon volontariste par les ingénieurs français, jusqu’à faire disparaître le travail même de mise en conversation — redéfini comme intégralement inutile. Mais le « service téléphonique » français est bien sûr très loin de connaître l’ampleur et le caractère commercial du service américain (la densité téléphonique américaine s’élève dès 1910 à 7,6 postes pour 100 habitants, contre 0,5 en France). Dans le contexte français, les ingénieurs, en poursuivant l’« économie de l’opératrice », ont donc aussi toutes les facilités pour s’en défaire ; le sens de l’utile se dissocie du travail de l’opératrice, plus volontiers optimisé comme un « travail inutile » que comme un « travail positif utile ». Quant à l’abonné, on juge la rapidité du service propre à l’enrôler :

« L’abonné peut être amené à modifier profondément ses habitudes s’il doit en résulter une accélération dans le service, et dans tous les cas, ce n’est pas la crainte de le voir mal accepter ces changements qui empêchera l’avènement de l’automatique ».

Enfin, les articles français se plaisent à souligner que les dispositifs automatiques « n’entraînent aucune sujétion inacceptable pour les abonnés » ou seulement une « sujétion insignifiante » . De l’utilité pour l’abonné, l’ingénieur reste ainsi juge.

6. Outre-Atlantique : un fossé franchi par un détour marchand

L’« automatique » étant assimilé à l’origine à de petits réseaux, qui amortissent mal leurs coûts de main-d’œuvre, on comprend que l’ingénieur en chef d’AT&T écarte ces « champignonnières » du paysage américain :

« Nous ne devons pas choisir un commutateur à cause de son apparente séduction. Nous sommes en train de dessiner un grand parc planté de bosquets, de hautes futaies et d’arbrisseaux. Nous ne faisons pas un simple potager. Nous plantons des avenues bordées de chênes, nous ne cultivons pas des champignonnières. C’est avec cette idée que nous avons étudié en Amérique la question des différents types de commutateurs, et lorsqu’on la considère ainsi, on est étonné de voir combien il y a de dispositions du commutateur dit automatique qui ne peuvent s’appliquer aux conditions de la pratique ».

Et d’ajouter : « C’est une grave erreur de considérer notre problème comme étant purement mécanique. Il est beaucoup plus étendu et plus haut. Il se rattache aux questions les plus importantes de l’économie politique ».

La position d’AT&T à l’égard de l’automatique n’évolue qu’avec la Première Guerre mondiale76. Le directeur de la Compagnie téléphonique de Copenhague, soucieux de mettre le téléphone à la portée du plus grand nombre, juge de même le système automatique inapte à la concurrence : « un système purement automatique ne permettra pas la taxe principale basse que réclame l’évolution moderne de la téléphonie ». Non content de ruiner les qualités d’un authentique « service », l’automatique souffrirait d’un faible rendement. « Le service manuel rapporte des dividendes aux capitalistes, tandis que le service automatique, à égalité de tarif, ne donne pas de dividendes », conclut un observateur devant les mauvais résultats des sociétés indépendantes en concurrence avec AT&T7. Or, pour les compagnies américaines et danoises, l’analyse des coûts n’épuise précisément plus la question du produit ; le débat concerne autant ce que l’on vend que ce qui coûte.

Récurrente dans les articles américains, la nécessité de « vendre » le service téléphonique y accompagne une réflexion sur les tarifs. La valeur économique se trouve ainsi dissociée du prix de revient, là où les exploitants français associent au contraire tout tarif « rationnel » au « travail donné au service » par la mise en conversation. Pour D. C. Jackson, si le « coût d’exécution du service doit faire l’objet d’études très précises », l’étude du prix de revient ne détermine pas un montant de dépenses à couvrir ; elle fournit plutôt une « base rationnelle » à une tarification différentielle, faisant « supporter le prix de revient d’une plus grande célérité et d’une plus grande exactitude aux abonnés qui exigent ces qualités ». Le prix de revient ne définit donc pas ici la valeur objective du service téléphonique ; il évalue sa valeur subjective pour différentes catégories d’abonnés. Cette première mise à distance du prix de revient en précède une seconde.

M. Alonzo engage, en effet, les exploitants à « tenir compte à la fois de la valeur que présente le service pour le consommateur, aussi bien que du prix de revient de la fourniture du service ». Le prix de revient du « service spécial rendu » ne peut être l’indicateur de sa valeur subjective pour l’abonné. En toute rigueur, il ne peut même être calculé. Il faudrait en effet que l’abonné utilise « toujours la même longueur de ligne, la même fraction de l’outillage du bureau central, et cela chaque jour à la même heure » ; or « chaque abonné appelle toutes sortes de correspondants à des heures variables, il utilise des lignes de longueurs variables, il tient des conversations de durées variables, il accapare des fractions variables de l’outillage du bureau central ». La « propriété téléphonique » forme ainsi « un tout organique et indivisible », et ce « service collectif » ne permet de distinguer qu’un « prix de revient total » et un « rendement net moyen » : « tant de facteurs font varier dépenses et recettes ». Cette vision de la vanité du calcul du prix de revient ouvre la voie aux stratégies du commerçant. La légitimité de la valeur marchande se défait de l’étude « objective » des coûts. M. Alonzo invite plutôt l’exploitant à étudier le produit, en renonçant à considérer chaque conversation comme l’« unité du service téléphonique » : chaque appel a « une valeur différente pour celui qui le provoque ». Toutefois, l’utilité subjective n’est pas l’arbitraire individuel :

« On peut considérer le bavardage téléphonique de deux petites pensionnaires comme ayant peu de valeur et d’importance, si on le compare à l’appel adressé au médecin en cas d’accident. D’autre part, l’appel dans un bureau central de faible périmètre, où les abonnés sont voisins, a moins de valeur que l’appel dans un bureau central à vaste périmètre où les abonnés sont éloignés les uns des autres ».

La conversation, en passant d’une unité de travail à une unité de consommation, quitte une mesure en travail ; l’effet utile n’est plus la réduction objective de coûts mais la création subjective d’utilité. La seule valeur générique résulte alors de l’interdépendance des abonnés et de l’extension du service : « toute mesure aboutissant à un perfectionnement et à une extension du nombre des abonnés ajoute à la valeur du réseau pour chaque abonné », affirme l’ingénieur américain. Un « tarif rationnel » doit avant tout « satisfaire le public et attirer des abonnements ». De même que le « travail donné au service » ne mesure plus la valeur économique du « service rendu », la morale économique n’étaie plus la minimisation de pertes, mais l’optimisation d’une demande.

L’intelligence humaine versus l’automatique : les cadrages américain et français du service téléphonique déploient avant-guerre des qualités téléphoniques et des valorisations économiques opposées. L’automatique fait-il surgir des qualités utiles, et, de surcroît, susceptibles de se prêter au calcul ? Les ingénieurs anglo-saxons initialement en doutent. C’est le souci d’accroître l’utilité du « service rendu » qui les y conduit, dans le cadre de la course effrénée au raccordement qui oppose entre 1893 et 1921 le Bell system aux compagnies indépendantes.

Pour les ingénieurs français du téléphone, la cause est d’emblée entendue : l’efficacité industrielle ne se réduit pas à l’optimisation des forces humaines. La meilleure manière de réduire le coût salarial n’est pas d’intensifier l’activité humaine, mais d’« éliminer l’élément humain de toute opération qui peut être laissée à un mécanisme » . Le souci gestionnaire ne se départit pas chez eux d’une réflexion technologique qui conduit à prêter moins d’intérêt à l’organisation scientifique du travail des opératrices qu’à sa suppression : l’exploitation téléphonique parfaite et « rationnelle » serait naturellement automatique.

Prenant la suppression du travail humain direct pour critère de l’« automatique », ils évaluent la mécanisation à son aune. Le sens de l’« utile » quitte alors les rivages de l’« économie de l’opératrice » dès qu’est envisagé « l’automatique intégral » : si « rien n’empêche, tout en maintenant l’opératrice, de multiplier les dispositifs automatiques dans le bureau », « la suppression des opératrices est désirable à toutes sortes de points de vue » . Quand la suppression des opératrices devient intrinsèquement « désirable », l’utile ne peut plus être identifié à une moindre perte. Ainsi, l’enquête des ingénieurs a pu s’émanciper de sa prime référence à la valeur travail en poursuivant le chemin de la minimisation des coûts de main-d’œuvre à leur suppression. La redéfinition du sens de l’utile a procédé ainsi de la rationalisation du travail des opératrices.

Au terme de notre période, l’exploitation interurbaine voit un nouvel objet de mesure et d’optimisation déclasser, après le rendement des opératrices, celui même des circuits interurbains : le « trafic », associé à la nouvelle notion de « réseau téléphonique national ». En ouvrant une nouvelle carrière à l’automatique, ce mouvement va approfondir le passage d’un regard centré sur une analyse des dépenses et le calcul d’un prix de revient, sous-tendu par une conception de la valeur-travail, à un regard plus soucieux du produit et des recettes, identifiant la valeur à l’utilité perçue par la clientèle. Mais cette « économie du trafic » ne se déploiera qu’à la faveur du rattrapage téléphonique des années 1970.

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