Une demoiselle du téléphone
appelée téléphoniste ou opératrice
à l'extérieur de la France, était une personne, presque
toujours féminine, qui actionnait un standard téléphonique
pour établir les communications entre usagers dans les premières
décennies de la téléphonie.
À cette époque, la communication était établie
au moyen de cordons équipés de connecteurs de type jack,
comme expliqué dans la rubrique Les
premiers centraux à Paris.
Tout commence en juin 1878 en Amérique,
la Boston Telephone Dispatch company commença à engager
des garçons comme opérateurs téléphoniques.
Ceux-ci avaient été très efficaces comme opérateurs
télégraphiques, mais leur attitude (manque de patience)
et leur comportement (farces...) étant inacceptables pour des contacts
téléphoniques instantanés, les entreprises commencèrent
donc à employer des femmes pour les remplacer. Ainsi le 1er septembre
1878, la Boston Telephone Dispatch engagea Emma Nutt. C'était
la première femme opératrice.
Les petites villes avaient traditionnellement leur standard téléphonique
installé dans la maison de l'opérateur pour qu'il ou elle
puisse répondre aux appels 24 heures sur 24.
En France l'expression «
demoiselle du téléphone », caractéristique
de la téléphonie française, remonte à une
période où le réseau téléphonique commuté
n'était pas automatisé.
Presque exclusivement féminin (certains hommes faisaient la nuit),
ce métier a employé jusqu'à 30 000 personnes à
travers le pays, du cur de Paris au Palais Gallien à Bordeaux,
en passant par les étages de la rue de la Poste à Toulouse
(aujourd'hui rue Kennedy) et jusqu'aux salles arrières du bureau
postal des chefs-lieux de canton. Témoignage
On ne les voyait pas, on reconnaissait parfois leur voix quand elles annonçaient
« Villeneuve 32 » (le numéro indiquait leur position,
en cas de réclamation), mais elles étaient au cur
de la vie locale. « Elles savaient ce qui se passait en ville !
», raconte Rémi, dont la mère était surveillante
dans un central du Tarn. La discrétion était le principal
critère de recrutement. Les premières téléphonistes,
avant guerre, devaient aussi être célibataires et filles
de familles honorablement connues.
« Ce qui est sûr, c'est qu'en ville, on n'avait pas le temps
de tricoter », témoigne Ode, en poste à Bordeaux,
Dès qu'on arrivait, on se branchait sur sa position, le casque
sur les oreilles et le micro pendu au cou, lesté par un poids sur
l'estomac. Face à nous, les petites lumières qui prévenaient
que quelqu'un appelait, on branchait la fiche, il demandait son numéro,
on testait la ligne, voir si elle était libre, puis on établissait
la communication. Quand les gens avaient fini de parler, on reprenait
la ligne, il fallait demander terminé ?, attendre 2 secondes, demander
« personne ?, et là on coupait. Les années 60 et 70
ont vu le trafic augmenter. « C'était la foire d'empoigne,
parfois une heure d'attente pour avoir une ligne sur Paris, on annonçait
le délai à l'abonné, on pouvait le rappeler quand
on obtenait le correspondant. »
La surveillante, c'était la terreur pour les employées du
central, « le caporal matraque », affirme Ode, une Lot-et-Garonnaise
promenée de Strasbourg à Bordeaux pour les besoins de la
carrière. En cas de rébellion, la surveillante sortait un
« PV » en guise de carton rouge. Et pour aller aux toilettes,
il fallait lever le doigt, et attendre son tour.
Le système des centraux manuels utilisant des téléphonistes
dans les grandes villes occulte le fait que « la grande majorité
des centraux se trouvaient dans les campagnes et étaient de dimensions
extrêmement réduites, généralement une table
avec un jeu de fiches disposées au-dessus.
Le rôle de la téléphoniste était rempli par
le postier ou sa femme, voire même par le petit quand les parents
étaient occupés ailleurs »
En attendant l'installation de l'automatique sur l'ensemble
du territoire français, qui n'est complétée qu'en
1978, des centraux téléphoniques hébergent un personnel
nombreux et qualifié. Les plus célèbres figures de
ce microcosme sont les « demoiselles du téléphone
», ainsi appelées parce que cette catégorie de personnel
était recrutée exclusivement parmi des jeunes filles célibataires,
dont l'éducation et la morale étaient jugées irréprochables.
Durant les premières décennies de la téléphonie,
elles perdaient généralement leur emploi lorsqu'elles se
mariaient
Leur fonction est de prendre les demandes d'appel
des abonnés au téléphone, puis de les mettre en relation
(filaire).
Leur poste de travail est constitué d'un tableau à prises
jack et de cordons appelés dicordes, servant à connecter
les abonnés entre eux.
Au début les centres possédaient peu d'abonnés, elles
travaillaient debout devant des "meubles" ou sont racordés
les abonnés à désservir.
Avec les années et l'augmentation des abonnés et des centres
urbains comme Paris, le "multiple" comme il étatit
appelé rassemblait plusieurs milliers d'abonnés au même
endroit, la tâche de la demoiselle du téléphone n'était
pas si simple qu'on pouvait le croire. Elles travaillaient assis mais
devait souvent se lever pour atteindre certaines position de fiches.
Le bureau téléphonique ou opére l'opératrice
est la salle où sont centralisés tous les fils d'une même
zone ou ville et où les employés font communiquer entre
eux tous les abonnés. Voici une bon exposé de la situation
en 1903. Vu dans le petit Parisien du 29 décembre 1903
Il nous a donc paru bon d'exposer à nos
lecteurs ce que sont ces muliptes, ce qui pous permettra d'en
expliquer l'usage et de démontrer quels puissants services
ils seront appelés rendre prochainement au public parisien
Un multiplie est un immense meuble de 50 il 60 mètres de
long devant lequel se trouvent placées côte à
cote une centaine de demoiselles, ces fameuses demoiselles du téléphone,
dont tqut le monde parle et que personne ne voit jamais, du moins
dans l'exercice de leurs fonctions.
A ce meuble aboutissent les lignes des abonnés. Un multiple
peut en recevoir dix mille.
Sur le meuble et devant chaque téléphoniste sont placés
les organes qui servent à recevoir les appels des abonnés,
ceux qui servent à les sonner et enfin ceux qui servent à
les relier entre eux.
Chaque ligne d'abonné, constituée par deux fils, aboutit
à un annonciateur. Celui-ci apparalt quand on appuie sur
le bouton ou quand on tourne la manivelle d'un appareil magnétique.
Aussitôt la téléphoniste prend devant elle un
cordon terminé par une fiche, enfonce cette fiche dans un
trou appelé jack qui est celui de l'abonné appelant,
et elle abaisse son levier dit "clé d'écoute"
correspondant.
C'est alors qu'elle prononce le réglementaire j'écoute.
L'abonné énonce alors le numéro du fil au bout
duquel se trouve la personne avec laquelle il veut correspondre
la demoiselle répète ce numéro afin qu'il n'y
ait pas d'erreur d'audition, et elle procède à la
mise en communication des deux lignes, demandante et demandée,
au moyen du cordon dent elle s'est servie une première fois.
L'explication de ces différentes manuvres était
nécessaire pour que, sans rentrer dans des considérations
par trop techniques, le lecteur puisse facilement comprendre le
fonctionnement du multiple. Supposons, pour que la chose paraisse plus claire, qu'il
n'y ait à Paris que cinquante abonnés. Ces cinquante
lignes pourraient être desservie par une seute demoiselle.
Elles aboutiraient toutes un tableau sur lequel se trouveraient
autant d'annonciateurs et de jacks et un nombre beaucoup plus restreint
de cordons et dé clés d'écoute. La mise en
relation de deux abonnés serait alors des plus simples.
Après avoir enfoncé une flche dans le jack de la ligne
de l'abonné demandeur, la mise en communication de celui-ci
avec l'abonné demandé consisterait à enfoncer
la fiche placée de l'autre extrémité du même
cordon, dans le jack de la ligne demandée, sonner sur cette
ligne.
Aussitôt la communication établie, la demoiselle manuvrerait
en sens inverse sa clé d'écoute pour rompre la communication
avec son propre poste. Supposons maintenant qu'au lieu de cinquante abonnés,
il y en ait cinq cents à servir. Leurs lignes aboutiraient
non plus sur un seul tableau, mais à cinq, desservis par
autant de téléphonistes. La jonction entre deux abonnés
reliés au même tableau se ferait ainsi que nous l'avons
indiqué plus haut. Il en serait de même de deux abonnés
placés sur des tableaux voisins. Mais la communication entre les abonnés des tableaux
éloignés ne pourrait être établie
qu'au moyen de longs et très embarrassants cordons qui ne
tarderaient pas il s'enchevêtrer et rendraient toute manuvre
impossible. Pour parer à cette difficulté, des fils
d'intercommunicntion ont été placés à
demeure derrière les différents tableaux des multiples
et ils relient entre elles tes demoiselles du téléphone.
Un abonné du tableau n° 1 demande-t-il un numéro
placé mr le tablenu no 10, la téléphoniste
du 1 appelle sa collègue du 10, qui établit elle-même
la communication. En réalité. les lignes ne sont pas
multiplées dans tous les groupes, Elles le sont de trois
en trois groupes, ces tableaux étant suffisamment réduits
pour qu'une demoiselle puisse atteindre sans difficulté le
jack d'un abonné reljé au tableau de l'une de ses
voisines. Le multiple, c'est l'ensemble de ces groupes.
Nous avons déjà dit qu'un pareil meuble ne comprenait
pas moins de cent tableaux. On conçoit mieux maintenant à
quel prix élevé revient un de ces appareils extrêmement
compliqués, et dont l'installation doit être faite
avec le plus grand soin pour éviter tous les ennuis qui résulteraient
de réparations en cours de service.
La capacité d'un multiple est limitée a 10.000 lignes.
Le nombre des abonnés de Paris étant aujourd'hui de
35,000, le réseau doit nécessairement comporter plusieurs
multiples. En fait, il y en a huit, répartis dans sept bureaux,
l'un central et six périphériques, cela afin de diminuer
la longueur des lignes d'abonnés. Le nombre des appareils
parisiens est devenu notoirement insuffisant et l'administration
a dû avoir recours à des moyens de fortune que nous
avons indiqués dans de précédents articles. Les nouveaux multiples,
dont la construction va être entreprisse aussitôt que
le Sénat aura ratifié le vote récent de la
Chambre, ce qui ne saurait tarder, mettront certainement fin à
la crise des téléphones, ce que le public parisien
réclame instamment, Une Leçon de choses
Si le téléphone est employé par tous, il est
peu de personnes qui sachent se servir des appareils mis à
leur disposition et dont ils font un usage journalier. La chose
peut paraître invraisemblable elle n'est cependant que trop
réelle, et bien souvent les difficultés qui naissent
entre abonnés et demoiselles du téléphone n'ont
pas d'autre raison.
Dans l'intérêt des abonnés, nous avons cru devoir
faire une enquête ce sujet, et en voici le résultat.
Le service téléphonique s'effectue par la collaboration
des abonnés et des demoiselles du téléphone
il est donc nécessaire que les manuvres effectuées
de part et d'autre concordent exactement, sinon les abonnés
et les téléphonistes se cherchent, ne se répondent
pas, se sonnent mal à propos, les mises
en communication sont diffuses, etc.
Il faut donc, avant tout, ne pas faire de fausses manuvres
pour éviter d'avoir de ces colères qui vous donnent
envie de briser d'un coup de poing l'appareil dont on se sert et
qui n'est pour rien dans le mal.
Une erreur commune consiste à croire que lorsqu'on presse
fébrilement sur le ]bouton de contact ou lorsqu'on tourne
plus ou moins nerveusement la manivelle de l'appareil magnétique,
une formidable sonnerie électrique carillonne aux oreilles
de la téléphoniste qui doit établir la communication.
Or, les multiples ne possèdent pas une seule sonnerie, et
il n'y en a aucune à l'usage du téléphone dans
les grands bureaux téléphoniques.
Le nombre des communications établies étant à
Paris de 400 000 par jour ce serait un effroyable tintamarre au
milieu duquel on ne pourrait rien faire. Au premier appel, un petit
volet qui masque le numéro de l'abonné s'abaissa sans
bruit, et il ne se relève qu'au moment ou la demoiselle répondra.
Inutile, par consequent, de sonner plusieurs fois. Le volet ne fait
pas pour cela le moindre mouvement et l'on risque d'empêcher
la téléphoniste de répondre. Il est utile d'ajouter
que derrière chaque groupe de demoiselles sont placés
dans les bureaux centraux des contrôleurs dont la tache consiste
à surveiller la partie des multiples où sont inscrits
les numéros d'abonnés, afin de voir si leurs anpels
ne restent pas en souffrance.
Donc, en ne sonnant qu'une fois et en attendant patiemment que la
téléphoniste occupée à l'établissement
d'une autre communication puisse répondre, on gagnera du
temps.
Il est également indispensable, aussitôt la conversation
terminée, de raccrocher le récepteur et d'envoyer
le signal de fin en appuyant sur le bouton, sinon la téléphoniste
peut manquer d'une ligne, et alors elle est obligée de rechercher
sur son tableau celles qui sont libres en lançant un peu
au hazard le mot terminé , qui souvent vient interrompre
une commumcation.
Si tous ceux qui téléphonent se conformaient à
ces prescriptions, cependant très simples, il en résulterait
un gain de temps considérable, et les rapports des abonnés
avec les demoiselles du téléphone ne seraient pas
aussi désagréables qu'ils le sont parfois. Il est
si facile d'essayer !
Rappel de quelques conditions de travail
Après la nationalisation du téléphones
en 1889 avec 11 000 abonnés, est ouvert le premier concours
pour l'admission des téléphonistes le 1er février
1890. Un deuxième suivra le 7 aôut puis au autre
en 1891.
Le temps de travail ne doit pas dépasser 12 heures. En 1892
ce sera limité à 11 heures pour les femmes et le repos
hebdomadaire n'est pas appliqué aux femmes.
Les demoiselles du téléphone, ainsi que le montre
les gravures, sont debout au tout début puis assises en face
d'un immense tableau, et chacune d'elles a mission de servir une
centaine d'abonnés. la tension d'esprit qui résulte
de leurs fonctions et la rapidité avec laquelle elles sont
quelquefois obligées d'opérer déterminent chez
elles un état nerveux qui ne permettrait pas d'augmenter
leur temps de présence à l'appareil sans nuire à
leur santé déjà bien ébranlée
par ce dur service. Il faut noter d'ailleurs, que la sollicitude
de l'administration ne leur fait pas défaut .
Une doctoresse est à leur disposition. En cas de maladie
elles touchent la moitié de leurs appointements ; vers 1900
elles ont, par an un mois de vacances payé ; droit à
la demi-place en chemin de fer ; et M. Bérard leur accorde
assez facilement de petits congés réconfortants. 1894 Un groupe de personnes généreuses, préoccupées
de la situation de ces nombreuses femmes et jeunes filles qu'un
travail constant empêche de prendre les repas dans leurs lointains
logis, vient d'ouvrir au 66 de la rue Jean-JacquesRousseau, près
de l'Hôtel des Postes, un réstaurant de Dames.
Dans cet établissement, qu'on pourrait plus justement appeler
Pension de Famille, la clientèle est exclusivement féminine.
Elle se compose en majeure partie des demoiselles du téléphone
dont l'Hôtel, d'aménagement récent, est situé
en face. Chaque jour, au nombre de cent cinquante
environ, elles viennent là, dans uue salle qui leur est réservée,
prendre leurs repas, excellents ma foi, pour un prix minimum de
70 centimes. On ne compte que le strict indispensable pour subvenir
aux frais de l'établissement. Ouvert depuis quelques semaines
à peine, ce restaurant spécial, par les services qu'i1
rend à cette classe si intéressante de la population
ouvrière parisienne, mérite tous les encouragements
et surtout d'être plus connu. Sa prospérité
sera. pour les généreux fondateurs, un encouragement
au maintien da l'oeuvre et à sa généralisation.
En 1900 pour les femmes pas plus de 11 heures effectif coupé
coupé par un ou plusieurs repos dont la durée totale
ne pourra être inférieure à 1 heure.
En 1901 les téléphoniqtes n'ont qu'un dimanche
tous les 15 jours, cette liberté bimensuelle est subordonnée
à la présence du personnel au complet. Dans les moments
ou les congés sont fréquents, les libertés
sont supprimées. 1904 la journée de travail est fixée à
10 heure ... les émoluments d'une téléphoniste
est de 1,000 francs au début, avec en sus, à Paris,
250 francs par an de frais de séjour et une légère
indemnité de repas. Tous les deux ans environ, on les augmente
de 200 francs, et elles arrivent ainsi au maximum, qui est de 1,800
francs.
En 1905 on comptera 23 000 abonnés pour 40 000 à
Paris. Au cours des 10 années précedentes le nombre
d'opératrices n'a augmenté que de 2500 alors que le
nombre de communications est passé de 45 à 220 millions.
Une téléphoniste
Une surveillante
1905Première école pour les demoiselles
du téléphone .
Elle se situe dans les locaux du Central Passy, à Paris.
Une partie des cours est théorique notamment sur lélectricité
et sur les divers systèmes de téléphones et
lautre partie est pratique sur les commutateurs. Elles apprennent
le règlement et lattitude sur 15 jours.
Celles qui ne correspondent pas, sont envoyées vers les services
de la Poste.
... 1909 8000 postiers se mettent en grève,
la grève est déclenchée au central télégraphique
de Paris pour des questions d'avancement, elle durera 10 jours ,
les téléphonistes y participent, les mauvaises conditions
de travail en sont la raison. 1926 La Ligue des dames employées est créée
au Central Gutenberg sous linitiative des téléphonistes,
afin dobtenir de meilleures conditions de travail et davantage
dégalité entre les hommes et les femmes, notamment
sur les salaires.
La Ligue est ouverte à toutes les femmes des PTT et comprend
15 000 adhérentes. La cotisation annuelle est de 10 francs.
La Ligue a son journal : 1939-1945 Pendant la Seconde Guerre
mondiale les femmes sont majoritaires au sein du personnel puisque
les hommes sont à la guerre. Par la convention darmistice,
les Allemands ont le contrôle sur les télécommunications.
Les téléphonistes sont censées travailler pour
eux. Tandis que progressivement, la Résistance se met en
place dans le secteur. Les demoiselles du téléphone
dans les campagnes préviennent ou favorisent les liaisons
des maquis. 1944 Aaméliorations des conditions : Le nouveau bureau
est un meuble type F.M avec multiplage, permettant de faire face
au nombre dabonnés. Il est étudié sur
mesure pour les opératrices afin doffrir une meilleure
ergonomie, avec des chaises tournantes dans les grands bureaux.
Dautres aménagements sont envisagés notamment
contre le bruit. Les demoiselles du téléphone sont
déchargées de la rédaction du ticket et de
surveiller la durée de la communication. Aussi, si la demande
est insatisfaite, elle est transférée sur une position
dannotatrice.
Cependant en 1946, la majorité des services des PTT effectuent
plus de 48h de travail par semaine. Au téléphone,
cela se situe entre 42h et 48h par semaine. Alors que la loi Croizat
promulgue un retour aux 40 heures par semaine.
...
Côté abonné, les revendications
n'était pas tendre, abordons maintenant, s' il vous plaît,
un chapitre assez délicat : celui des sentiments de l'abonné
pour la demoiselle du téléphone.
Dans e Petit Journal illustré du 17 Avril 1904 on y lisait
"J' ai entendu déclarer, par un abonné grincheux, que
ces petites fonctionnaires avaient été suscitées
par la Providence pour mettre à l'épreuve notre patience.
Il est certain que rien n'est plus exaspérant que de se morfondre
devant un appareil sans pouvoir obtenir la communication demandée.
Mais les demoiselles du téléphone ne sont pas toujours responsables
du retard qui nous irrite. A certaine heures et dans certains quartiers,
la besogne les écrase ; les demandes de communications arrivent
de tous côtés à la fois et se succèdent, ininterrompues
; et puis, il faut bien le dire, la responsabilité des lenteurs
incombe, en réalité, le plus souvent à l'administration
dont les installations ne sont pas toujours en rapport avec les exigences
modernes. Beaucoup d' abonnés, d'ailleurs, savent cela, et les
demoiselles du téléphone se plaisent , en général,
à reconnaître l'urbanité du plus grand nombre. Si
des mots durs, des injures même, leur sont adressées quelquefois,
elles les doivent uniquement aux clients de passage, aux anonymes , voire
même aux désoeuvrés et aux mauvais plaisants qui téléphonent
dans les cafés ou dans les endroits publics.
En bonne conscience, elles auraient grand tort de s'en chagriner. Les
gens bien élevés, au demeurant, si pressés qu'ils
soient, ne peuvent oublier que les demoiselles du téléphone
sont des femmes, de vaillantes jeunes filles, de familles honorables,
qui travaillent pour gagner péniblement leur vie ; et, conséquemment,
- même quand elles tardent à leur donner la communication
- ils se garderaient bien de leur manquer de respect."
Dans le Parisien du 13 février 1897 on y lisait
... quelques esprits plus ou moins misanthropes ont paru manifester
l'espoir que l'administration licencie prochainement les femmes qui sont
chargées du service télégraphique et téléphonique,
tant a Paris que dans les départements. II n'en est rien.
Ces dames et ces demoiselles, en dépit de certaines réclamation
émanant de mécontents comme il s'en rencontre partout, satisfont
absolument à la pensée administradve qui leur a confié
le soin de ces correspondances rapides. Elles ont appris leur métier
à leurs frais. Elles n'ont été titularisées
qu'après un assez long surnumérariat. Enfin, que le clairon
de la guerre sonne, elles deviennent soldats.
D'après une statistique ofticielle assez récente, c'est
une petite armée en jupons pour le personnel féminin des
Postes et des Télégraphes.
Il y a 670 femmes employées dans les Télégraphes
de Paris et 267 dans le département de la Seine, soit 937 pour
tout le département.
Les Téléphones en occupent 670 dans Paris Ces deux services
en rétribuent 2,906 dans les départements.
...
Et il n'y a pas qu'en France que les conditions de travail provoque des
revendications, dans le Parisien du 15 mars 1897 on y lisait On signate de Stockholm la grève à
peu près générale des demoiselles du téléphone.
Deux cents sur deux cent trenle des employées de la Société
privée ont déposé le récepteur.
Leurs collègues du téléphone de l'Etat, au nombre
de quarante, ont adressé au directeur général une
pétition par laquelle elles demandent un traitement minimum de
60 couronnes par mois; sinon, elles abandonneront le travail.
...
Le 16 août 1897 on y raconte aussi des troubles
ocationnés par les demoiselles, comme ces Indiscrétions
fâcheuse : Deux jeunes femmes, employées à l'administration des
Téléphones, se sont, parait-il, rendues coupables d'indiscrétions
au cours de leurs fonctions.Au bout du fil, les deux employées
auraient surpis le secret d'une intrigue galante existant entre un abonné
au téléphone et une femme mariée.Elles en profitèrent
dans la suite pour troubler à tout instant le repos de ce maiheureux
abonné qui, appréciant peu le charme de ces plaisanteries
de manvais gôut, déposa une plainte contre les jeunes filles.M.
Delmach, le sous-secrétaire d'Etat aux Postes et Télégraphes,
a déplacé les deux employées par mesure disciplinaire.
En 1903 Les féstivités et événements
de la vie font parfois que les demoiselles du téléphoné
sont sur les dents et veulent porter plainte au ministère pour
excès de travail. En voulez-vous la raison ?
Eh bien tout simplement parce que à cette date, le chanteur populaire
Paulus est à la Pépinière et qu'on y joue tous les
soirs les Doubles Vierges, l'amusante fantaisie de MM. Bataille et Saint-Maurice,
et que la journée ne se passe qu'à donner le 317-73 pour
retenir ses places par téléphone.
Nombreuses sont les petites histoires d'indiscrétion comme celle
ci :
Les demoiselles du téléphone sont tenues
à être d'une discrétion absolue, mais, ceci n'empêche
pas les petites vengeances lorsque ces demoiselles sont victimes des
rebuffades de certains usagers.
Ainsi une jeune artiste du Théâtre des Folies Amoureuses;
Mademoiselle Trois Etoiles, abonnée au téléphone
ne ménage pas les épithètes malsonnantes et les
dures remontrances à l'employée qui fait son service;
elle a même cherché à attirer sur cette faible
tête les foudres vengeresses de l'administration supérieure.
La jeune téléphoniste, assez irritée, considérait
la jolie abonnée comme son ennemie.
Or, il arriva qu'un jour Melle Trois Etoiles demanda une communication
avec la maison X..., une des premières de la place de Paris;
une fois la communication établie, la conversation suivante
s'engage : Voix d'homme : Ma chère amie, j'arrive de Rouen,
l'affaire réussira, je pense être de retour demain matin.
Voix de femme : Très bien, mon ami, je t'attends.
Cette conversation ne laissait aucun doute sur l'intimité du
chef de la maison X.... avec sa jeune correspondante.
Deux jours après, Melle Trois Etoiles appelle au téléphone
et demande la communication avec Madame X...., en ajoutant qu'il était
absolument inutile de lui dire avec qui elle allait être mise
en correspondance téléphonique.
La Vindicative téléphoniste ne répondit pas et
annonça ainsi la communication : la téléphoniste
: Je vous mets en communication avec Melle Trois Etoiles, rue de l'Europe.
Madame X.. croyant avoir mal compris : Vous dites Melle Trois Etoiles
mais je ne connais pas cette personne, vous devez vous tromper. Non
Madame, c'est bien de chez elle qu'on demande à vous parler.
Et bien mettez nous en communication, je vais voir ce qu'elle me veut.
Immédiatement une voix d'homme : Ma chère amie, j'arrive
à Rouen et j'espère cette fois conclure définitivement.
Madame X... stupéfaite d'entendre la voix de son mari, sait
désormais à quoi s'en tenir sur les voyages à
Rouen.
La paix du ménage était troublée, la téléphoniste
s'était cruellement vengée
Dans son autobiographie, La Demoiselle du Téléphone,
Madeleine Campana décrit le Central Gutenberg à la fin des
années 1920 :
« Une salle immense comme la nef d'une cathédrale Celle
qui pénètre dans ce lieu saint ne voit que des dos sagement
alignés, en arrière plantée sur un bureau surélevé,
la surveillante trône. Les dos n'ont pas le droit de présenter
leur figure sans autorisation Jécoute, jécoute,
il faut parler plus fort que sa voisine pour se faire entendre. »
Les téléphonistes sont harnachées
d'un casque, prise reliant au standard, micro style entonnoir, contrepoids.
Chaque téléphoniste gère une centaine d'abonnés,
donc autant de prises (jacks). Les cadences sont souvent importantes.
Les téléphones ne disposent pas d'un
cadran mais seulement d'un bouton ou d'une magnéto à manivelle
pour appeler l'opératrice.
L'abonné est alors mis en relation avec une opératrice à
laquelle il donne le numéro demandé ainsi que le central
dont il dépend (par exemple, « le 22 à Asnières
»). Deux cas de figure peuvent alors se présenter :
- soit le correspondant est sur le même central et
l'opératrice connecte directement la ligne ;
- soit le correspondant dépend d'un autre central et l'opératrice
branche alors la ligne sur un autre central où une autre «
demoiselle du téléphone » prend le relais. Jécoute.
37, rue du Cherche Midi, VIe ardt. Bureau central téléphonique
"Littré", 1913
D'après la circulaire du 31 janvier 1924, les employées
devaient avoir : « un système respiratoire en parfait état,
système circulatoire normal, appareil digestif normal, bonne denture,
nez, pharynx et larynx en parfait état, voix claire, bien timbrée,
non nasillarde, aucune infirmité physique, apparente ou cachée,
absence de difformité ou de cicatrice disgracieuse à la
face, bonne constitution ». À Paris, les demoiselles du téléphone étaient
logées dans un internat au 41 rue de Lille.
Les quinze-cents jeunes filles qui, chaque soir,
sortaient de la grande Poste de la rue du Louvre, et qui provoquaient
des encombrements de voitures toutes occupées par de dignes
messieurs, ne sont plus qu'un souvenir... Le téléphone
est entré dans les murs. Mais au début du vingtième
siècle, qu'on pût mettre en cause la vertu des dames
de la Poste était impensable, il fallait faire quelque-chose
!
C'est ainsi que la Société Coopérative dHabitations
à Bon Marché "La Maison des Dames des Postes, Télégraphe
et Téléphones", est fondée en 1905 afin
de procurer un logement décent aux employées célibataires
des postes. Avec l'aide de Gaston Menier (le chocolat), la société
achète en 1906 un terrain rue de Lille où elle fait
construire par l'architecte Emile Bliault un immeuble de six étages
comprenant cent-dix chambres destinées aux demoiselles du téléphone.
Dans cette maison, la décoration des parties communes (ici
le rez-de-chaussée) était soignée, typiquement
dans le style Art nouveau.
Aujourd'hui, le lieu est un restaurant, et quel restaurant
! Les Climats est une ode au bien-manger et au bien boire. Il faut entendre
le mot "Climat" dans l'acception viticole bourguignonne, c'est
à dire une parcelle de vigne soigneusement délimitée...
Lu dans LA DEPECHE de Toulouse , Publié
le 11/04/2010
« Ode, bonjour ! ». Plus de trente
ans après avoir sorti sa dernière fiche du tableau du
central, cette ancienne employée du téléphone
répond toujours aussi vite. Agent des PTT, (Poste, télégraphe,
téléphone), Ode travaillait au central avant l'arrivée
de l'automatique, généralisé en France en 1978.
Apparu à la veille du XXe siècle, le métier de
téléphoniste a disparu du jour au lendemain. Elles ont
raccroché.
Presque exclusivement féminin (certains
hommes faisaient la nuit), ce métier a employé jusqu'à
30 000 personnes à travers le pays, du cur de Paris au
Palais Gallien à Bordeaux, en passant par les étages
de la rue de la Poste à Toulouse (aujourd'hui rue Kennedy)
et jusqu'aux salles arrières du bureau postal des chefs-lieux
de canton. On ne les voyait pas, on reconnaissait parfois leur voix
quand elles annonçaient « Villeneuve 32 » (le numéro
indiquait leur position, en cas de réclamation), mais elles
étaient au cur de la vie locale. « Elles savaient
ce qui se passait en ville ! », raconte Rémi, dont la
mère était surveillante dans un central du Tarn. La
discrétion était le principal critère de recrutement.
Les premières téléphonistes, avant guerre, devaient
aussi être célibataires et filles de familles honorablement
connues.
« Ce qui est sûr, c'est qu'en ville,
on n'avait pas le temps de tricoter », témoigne Ode,
en poste à Bordeaux, « Dès qu'on arrivait, on
se branchait sur sa position, le casque sur les oreilles et le micro
pendu au cou, lesté par un poids sur l'estomac. Face à
nous, les petites lumières qui prévenaient que quelqu'un
appelait, on branchait la fiche, il demandait son numéro, on
testait la ligne, voir si elle était libre, puis on établissait
la communication. Quand les gens avaient fini de parler, on reprenait
la ligne, il fallait demander terminé ?, attendre 2 secondes,
demander « personne ?, et là on coupait.
Les années 60 et 70 ont vu le trafic augmenter. « C'était
la foire d'empoigne, parfois une heure d'attente pour avoir une ligne
sur Paris, on annonçait le délai à l'abonné,
on pouvait le rappeler quand on obtenait le correspondant. »
Le téléphone était un luxe,
et ses employées ont inventé ce que l'électronique
offre aujourd'hui : des renseignements (le 12), un service d'abonnés
absents (« M.Lacaille est absent jusqu'au 15 août, on
le préviendra de votre appel à son retour »),
le réveil (« Bonjour monsieur, il est 4 heures ! -merci,
je prends le train pour Paris »), le PCV (paiement contre vérification,
c'est le correspondant qui payait) Encore plus étonnant,
l'avis d'appel : si vous n'aviez pas le téléphone, vous
receviez un avis indiquant que vous deviez rappeler Mlle Traverso
de n'importe quelle cabine ou bureau de poste.
Avant de se transformer en PetT, puis de voir
naître France Télécom, la poste avait même
inventé l'illimité : pour quelques centimes, on parlait
des heures dans la même commune. Au risque de se faire repérer
par la dame du téléphone « Tiens, c'est
encore le 478 à Fumel pour le 7 à Vire ! »
En arrivant au travail,les téléphonistes se branchaient
sur la «position» qui leur était attribuée
.
Elles étaient équipées d'un micro autour du cou,
lesté par un poids sur l'estomac, et d'un casque. Elles prenaient
et passaient les communications au moyen de doubles fiches.
La surveillante, c'était la terreur pour les employées
du central, « le caporal matraque », affirme Ode, une
Lot-et-Garonnaise promenée de Strasbourg à Bordeaux
pour les besoins de la carrière. En cas de rébellion,
la surveillante sortait un « PV » en guise de carton rouge.
Et pour aller aux toilettes, il fallait lever le doigt, et attendre
son tour
Aux Etats-Unis, dans les années 30, les surveillantes se déplaçaient
en patins à roulettes, comme on l'a vu dans « L'échange
», film de Clint Eastwood, avec Angelina Jolie.
Il faudrait permettre aux Abonnés de visiter
leurs Centraux Téléphoniques.
Nous extrayons d'un long article (en 1913) très
documenté sur les télégraphes et téléphones
le passage et l'idée suivante. Télégraphes et Téléphones
.Ce qu'il faudrait montrer au public
On crie toujours contre le téléphone
un peu moins depuis quelque temps mais enfin on crie,
et ce n'est pas sans raison.
Si nous consultons le "Bulletin de l'Association des Abonnés
au Téléphone", qui n'est pas un adversaire
irréductible de l'Administration, puisque lui et elle collaborent
à l'amélioration du service, il faut au moins cent
millions pour mettre en état les téléphonés
français.
L'insuffisance de l'interurbain cause à l'Etat, d'autre part,
une perte journalière de cinq mille francs, soit 20 millions,
qui devraient, depuis dix ans, être entrés dans la
caisse de l'Administration, et qui sont restés dans la poche
des contribuables exaspérés.
Ce sont là des faits. Tout de même, il serait injuste
de ne pas reconnaître que les plus constants efforts sont
tentés par le personnel, du haut en bas, pour améliorer
peu à peu ce très difficultueux service.
Quand je vois un abonné se mettre en fureur contre la demoiselle
du téléphone ou contre le monsieur dito, car il y
a, suivant les heures, des unes et des autres, je reviens à
cette idée qui m'est venue le jour où, pour la première
fois, je visitais un bureau téléphonique :
« Voilà ce qu'on devrait montrer au public ! »
Vous n'y pensez pas ? Mais ce serait très simple.
Qu'on institue un petit service de surveillance, et que certains
dimanches, après midi, par exemple, on autorise les abonnés
munis de leur carte à entrer dans les salles de leur bureau
central. Nous en avons à Paris une dizaine de ces .bureaux
centraux, qui ne sont pas centraux du tout, mais enfin c'est ainsi
qu'on les dénomme parce qu'ils centralisent les communications
dans tel ou tel quartier.
Un quart d'heure passé là-dedans suffirait au bourgeois
abonné pour lui faire perdre quelque peu de sa mauvaise humeur,
si prompte à s'exaspérer, quand on le fait attendre.
Il y verrait au travail le petit service du dimanche, ça
lui donnerait une idée du grand. Il admirerait le fouillis
apparent mais très ordonné des fiches ou jacks, des
lampes qui s'allument, rouges comme des cabochons, quand une communication
est demandée. Il se ferait une raison et deviendrait moins
acariâtre, sûrement, en regardant les opératrices
:asquées manipuler sans cesse leur tableau, avec le microphone
de poitrine par devant, le masque en tête, et, derrière
elles, la surveillante, attentive aux erreurs et aux difficultés
qui peuvent surgir.
De ce casque, les demoiselles téléphonistes se plaignent;
il leur comprime la tête; du microphone de poitrine elles
disent qu'il les rend bossues; que son poids constricte les poumons
et engendre, à l'occasion, la tuberculose. Tel abonné
naïf, qui croit que sa "téléphoniste"
n'ajuste à s'occuper que de lui et de ses quatre voisins,
apprendrait, par une visite de ce genre, qu'il en va tout autrement.
Il s'amenderait, il s'humaniserait, il deviendrait
raisonnable. N'est-ce donc pas là un beau résultat
? On devrait faire un essai. Nous pensons que ce serait un succès.
Deux fois par mois, par exemple, deux dimanches, après midi,
les abonnés au téléphone pourraient être
admis à visiter le bureau central de leur circonscription.
Il y en a tant qui ne se doutent pas de ce que c'est.
L'idée ne vaut-elle pas qu'on l'examine?
Certes, l'idée vaut qu'on l'examine, nous
la soumettons aux réflexions de l'Administration et nous
promettons d'en poursuivre la demande.
La réputation des « demoiselles du téléphone
» en France Ces demoiselles sont aussi des cibles parfaites
pour les clients mécontents du service. On leur reproche leur mauvaise
humeur ainsi que la lenteur d'établissement des communications.
Dans le contexte du début du XXe siècle, les abonnés
sont surtout des gens fortunés qui ne supportent pas que le «
petit personnel » ait autant d'influence sur leurs affaires. Pourtant,
des concours d'efficacité sont organisés pour améliorer
la qualité du service : on met en compétition des opératrices
pour assurer le maximum de connexions à l'heure. Les records sont
de l'ordre de 400 établissements de connexion à l'heure,
qui correspond à une communication toutes les dix secondes.
En avril 1904, lactrice
Sylviac (photo ci contre) se plaint, auprès de la surveillante
d'un central téléphonique de Paris quelle a dû
attendre 55 minutes pour obtenir une réponse, tandis que la
communication naboutit pas. Elle lui déclare que les
demoiselles « sexpriment comme des vachères».
Ladministration porte plainte pour « outrage à
un fonctionnaire dans lexercice de ses fonctions» et «
imputation calomnieuse» et interrompt son abonnement pour 17
jours. Deux procès vont suivre.
Dans le premier, en correctionnelle, Sylviac est acquittée.
Dans le second, qui va jusquau Conseil dÉtat, elle
ne réussit pas à obtenir ni le remboursement de son
abonnement pendant la période concernée, ni labrogation
de larticle 52 du règlement qui autorisait la coupure
des communications ; cependant, ladministration du téléphone
cesse de lutiliser.
Laffaire fait lobjet de centaines darticles, dans
les quotidiens ou hebdomadaires nationaux et en province, ainsi que
dans des revues juridiques, y compris au plan international. Sylviac,
qui était défendue par lAssociation des abonnés
au téléphone, est présentée comme une
héroïne voire comme une nouvelle Jeanne d'Arc.
Voici un récit détaillé paru dans
le Petit Parisien du 1er juin 1904
Le Cas de M. Sylviac
La plaidoirie de M Schmoll achevée et le tribunal ayant remis
à vingt-quatre heures son jugement sur le cas de M. Belloche,
on a passé au cas de Mlle Sylviac. Il est le même,
comme on sait, c'est-à-dire que Mlle Sylviac, lasse comme
M. Belloche d'attendre une communication qui ne venait
pas, aurait, elle aussi, traduit son impatience en des termes où
l'administration des téléphones a vu une injure à
l'adresse de pon personnel.
En quels termes exactement ?
En des termis nullement injurieux, assure Mlle Svlviac, qui, d'une
voix chaude et nette, habituée à mettre le mot en
relief et à souligner l'effet, raconte ce qui s'est passé.
Le 30 mars, dit-elle, j'avais à déjeuner mon amie
Rosa Bruck. Ayant à. faire une communication urgente à
une de mes camarades, je demandai le téléphone. «
Pas libre » me répondit-on. Cinq, dix minutes se passent.
Toujours même réponse « Pas libre ». Cela
dura ainsi cinquante ou cinquante-cinq minutes. A la fin, j'y renonçai
et je dus envoyer par une voiture la communication que j'avais à
faire. En même temps, j'avais sonné le bureau des réclamations.
Cette fois, au bout de quelques instants on me répondit.
C'était Mme Conversé, la surveillante, qui me dit
« Une autre fois, quand vous aurez des observations à
faire, adressez-vous à moi. ». Je répondis «
Je ferai ce que je voudrai ». J'étais tort énervée,
comme on pense. Plus d'une fois, il m'était arrivé
d'être interpellée par ces demoiselles du téléphone,
en des termes fort peu choisis, ceux-ci, par exemple «Vous
braillez comme un pipelet. » Ou encore « Eh va donc
ça y est ». J'avais même commencé à
tenir un petit journal des aménités de ces demoiselles.
Mais j'ai dû y renoncer, il y en avait trop.
Donc ma conversation avec la surveillants continuant, je lui dis
que son poste était bien mal tenu. « Pas du tout, me
répondit-elle, mes jeunes filles sont très polies,
très bien élevées »
Très polies, des jeunes filles qui vous disent que vous braillez
comme un pipelet ! Je répliquai donc à Mme Conversé
« Polies, vos jeunes filles !
Elles s'expriment comme des vachères » Et ce fut tout.
Je n'ai rien dit de plus. A ma rentrée de la répétition
générale du Vau-deville, on m'informa qu'un inspecteur
de l'administration me demandait. Je ne connaissais pas encore l'administration.
Mais depuis j'ai appris a la connaître. Je me précipitai
à l'appareil pour causer avec l'inspecteur. Une voix grave
me fît alors un sermon en deux points, me reprochant d'avoir
traité ces demoiselles de vachères. J'eus beau protester,
la voix grave poursuivit, en m'annonçant que l'administration
me suspendait. « Soit ! répondis-je, je passerai demain
au .ministère» . La menace de la voix grave n'était
pas vaine.
La communication me fut en effet coupée. Alors je fis dresser
constat par huissier. A quoi l'administration répondit en
portant plainte contre moi.
Et voilà.
- C'est bien tout ce que vous avez dit à Mme Conversé,
interroge le président.
- Oui, tout.
- Vous ne lui avez pas dit ces paroles « Ah vous la surveillante.
Je ne sais pas qui vous êtes. Mais vos filles sont des vachères.
Où donc
les recrutez- vous ? C'est dans une autre maison qu'elles devraient
être ? »
- Jamais je n'ai dit cela. Je n'ai pas dit vos filles, mais vos
jeunes filles. Je ne les ai pas traitées de vachères.
J'ai dit « Elles s'expriment
comme des vachères. »
- Vous n'avez pas non plus ajouté « Je regrette de
ne pas être à côté de la téléphoniste
qui m'a refusé la communication, j'aurais du
plaisir à la gifler ? »
- Je n'ai pas dit un mot de cela.
Mais Mme Conversé et trois téléphonistes placées
sous ses ordres affirment le contraire.
- Mon amie Rosa Bruck et ma couturière qui étaient
chez moi au moment de l'incident, attesteront que je dis la vérité
.
Et c'est bien, en effet, ce que sont venus dire ces divers témoins.
Mme Conversé d'abord qui rapporte en détail la tirade
attribuée à Mlle Sylviac
« Ah c'est vous la surveillante ? Vos filles sont des vachères
» Et le reste.
Puis, Mlle Saile, la jeune téléphoniste, à
qui Mlle Sylviac reproche de l'avoir fait poser cinquante-cinq minutes
et qui, à côté de Mme Conversé, écoutait
la protestation de Mlle Sylviac.
Puis deux autres téléphonistes, Mlles Mathiot et Maurice,
qui n'ont pas entendu directement ce que disait Mlle Sylviac, car
elles n'étaient pas à l'appareil, mais qui se rappellent
qu'à un certain moment, Mme Conversé dut dire à
Mlle Sylviac « Madame modérez vos expressions »
et à qui
Mlle Saile rapporta de suite ce qu'avait dit Mlle Sylviac.
Enfin le commis principal Bricardet, qui n'est pas certain du mot
filles, mais qui est bien sûr du mot vachères .
En revanche, ni Mlle Rosa Bruck, ni la couturière, Mme Mallet,
n'ont entendu Mlle Sylviac dire autre chose que ceci « Vos
jeunes filles s'expriment comme des vachères »
M. le substitut Lejeune refit alors le réquisitoire qu'il
avait déjà prononcé contre M.Belloche et M
Chenu reprit, en faveur de Mlle Sylviac, la thèse indiquée
par M Schmoll.
Et le tribunal renvoya le prononcé de son jugement à
aujourd'hui midi
LES TRIBUNAUX, LE PROCÈS DU TÉLÉPHONE
- Octobre 1904 Les employés du téléphone, qui
avaient gagné leur procès en première instance,
lors des poursuites dirigées contre Mlle Sylviac et M. Belloche,
viennent de le perdre devant la cour. Sur appel de M. Belloche, la
cour a, en effet, décidé que les demoiselles du téléphone
ne pouvaient être considérées comme chargées
d'un ministère de service public.
Attendu qu'on ne saurait considérer comme chargées d'un
ministère de service public toutes les personnes qui sont,
à un titre quelconque, employées à un travail
déterminé par une administration publique et qu'un grand
nombre d'entre elles ne sont que de véritables commis ou de
simples ouvriers.
Attendu que les employées au service des téléphones
ne sont investies d'aucune portion de l'autorité publique,
que notamment la dame Meynelles. dont le travail consiste spécialement
à donner la communication téléphonique aux abonnés
qui en font la demande, n'est. si son emploi est d'un intérêt
public, ni un agent dépositaire de l'autorité publique,
ni un citoyen chargé d'un ministère de service public.
Par ces motifs la cour a conclu que l'article 224 du code pénal
visant les outrages à des fonctionnaires dans l'exercice de
leurs fonctions n'était pas applicable, et elle a acquitté
M. Belloche.
- Puis en février 1905 toujours dans le journal du Petit Parisien
:
On se rappelle que l'administration des postes et télégraphes
s'était pourvue en cassation contre l'arrêt da la cour
de Paris refusant de reconnaltre aux demoiselles du téléphone
le caractère de citoyens chargés d'un service public
et acquittant un abonné, M. Belloche, du chef d'outrages envers
l'une d'elles.
Sur les conclusions de M Malepeyre, rapporteur, et de M. Cottisnies,
avocat général, et après la plaidoirie de M.
Henri Talamon, président de la commission judiciaire de l'association,
la cour de cassation a déclaré irrecevable le pourvoi
de l'administration.
Les demoiselles du téléphone ne sont donc pas investies
d'une portion de l'autorité publique et ne sont donc pas
fonctionnaires publics .
Une autre histoire qui se finit bien : A Kiel en Allemagne,
Vendredi 9 février 1906
Châtiment.
N'injuriez jamais les demoiselles du téléphone ; vous
ne soupçonnez pas jusqu'où pourrait vous entraîner
un tel manquement aux élémentaires usages de la galanterie,
Oyez plutôt :
Un jeune et riche propriétaire d'hôtel, à Kiel,
tournait l'autre jour la manivelle de son téléphone
en dansant d'impatience ; au bout de 10 minutes, rien, la demoiselle
ne répondait pas; au bout de 20 minutes, rien encore, la demoiselle
restait sourde, pire qu'un pot, à son carillonage effréné;
enfin, après 45 minutes, alors que, fou de rage, et le poignet
ankylosé, il allait sauter à pieds joints sur son appareil,
il entendit une douce voix, tranquille et suave, le prier de ne pas
s'énerver et de lui dire ce qu'il voulait.
- Ce que je veux ? S...?!
Le mot qu'il proféra est tellement gros qu'il n'entrerait pas
dans les colonnes de ce journal.
Aussi, dès le lendemain, se voyait-il assigné à
comparaître devant la justice de son pays, et, huit jours après,
il s'entendait condamné à une amende de quelques 100
mark.
Le jeune propriétaire d'hôtel est riche, 100 marks à
passer aux profits et pertes, ne l'auraient pas empêché
de recommencer; mais ce n'est pas tout: au tribunal, il avait rencontré
la demoiselle à la voix douce, tranquille et suave; hélas
! elle était encore plus suave que sa voix.
Ce fut le coup de foudre; le malheureux sentait sa colère se
fondre comme neige au soleil!
Abrégeons, ils viennent de se marier.
En ces débuts 1900 la situation était
assez grave :
En 1904 dans le Bulletin mensuel de l' "association des abonnés
au téléphone", son président le Marsquis de
Montebello, s'exprimait ainsi :
Lettre ouverte à M. L,
Descaves
Monsieur,
Dans un remarquable article paru le dimanche 11 de ce mois dans
le Journal, vous prenez, avec autant de vigueur que de talent, la
défense des " Téléphonistes".
Emporté par votre sujet, vous paraissez ignorer le but de
notre Association et vous limitez les résultats obtenus par
elle à un redoublement de sévérité envers
les employées des Bureaux centraux de Paris. Il est vrai,
Monsieur, que souvent l'on vise à la tête et que ce
sont les Membres inférieurs que l'on atteint !
L'Association n'a jamais songé à rendre les demoiselles
responsables du triste et honteux état de choses que nous
subissons, en matière téléphonique; elle ne
s'est pas bornée non plus à chercher de ce côté
le remède à y apporter.
Nous l'avons, dès le début, posé en principe
et, à nouveau, nous saisissons cette occasion de le proclamer.
Le mal est double : 1° Insuffisance et médiocrité
du matériel, 2° incapacité, tant commerciale que
technique, des chefs.
Nous avons poursuivi, depuis plusieurs mois, des enquêtes
sérieuses et ceci nous différencie de l'Administration
sincères. Nous savons, ce que personne ne veut savoir
au Sous-Secrélariat, l'étendue, la nature et la gravité
de la plaie, et les moyens de la guérir. En un mot, nous
avons fait ce que l'Administration aurait dû faire, nous ayons
étudié la question des téléphones à
l'étranger, là où elle est bien près
d'être solutionnée à la satisfaction de tous.
Quant aux téléphonistes, c'est autre chose. Elles
sont conduites comme un bataillon de discipline, par des Messieurs
qui poussent « la sévérité jusqu'à
la persécution ! Hélas, rien n'est plus vrai, et rien n'est plus monstrueux
dans sa bêtise incommensurable !
Nous nous sommes plaints de l'insuffisance du personnel ? Immédiatement,
demande et vote de crédits, installation de nouvelles téléphonistes
! Voilà qui est parfait ! Mais ces nouvelles téléphonistes n'ont pas été
utilisées dans le bien du service, pour suppléer ou
seconder leurs camarades surmenées!
Elles ont été installées de façon à
ce que toutes les places, aux multiples, soient occupées,
même celles ou l'absence de toute ligne rendait la manoeuvre
impossible ! Cela équivaut, pour remédier à l'encombrement
des bureaux de poste, à garnir d'employés lous les
guichets et à agrémenter ceux-ci de la pancarte :
Fermé. Oui, la discipline est dure, d'une sévérité
exagérée, mais, en outre, elle est idiote et puérile. Il n'est pas jusqu'à cette
obligation, pour les demoiselles, de dire à présent
j'écoule au lieu du traditionnel allô.
Phonétiquement parlant, le second terme
était plus doux que le premier, mais il n'était pas
administratif, et aujourd'hui, après plusieurs milliers de
j'écoute, ces demoiselles ont la gorge et les cordes
vocales dans un triste état.
Peu importe ! C'est une réforme
ou pour mieux dire un abus de plus. Jamais, Monsieur, plaidoyer plus exact quant au
fond et plus émouvant pour la forme, que le votre n'a été
prononcé en faveur de nos modestes téléphonistes,
collaboratrices dévouées peut-être, mais impuissantes
à remédier à la pénurie et à
la médiocrité du matériel, bonnes tout au plus
à courber la tête sous le poids des reproches que nous
adressons aux grands chefs, et que ces derniers leur déversent
à Ilots, sous formes d'imbéciles répressions.
Vous voyez, Monsieur, que nous sommes entièrement
du même avis ; permettez-nous d'ajouter que des articles tels
que le vôtre sont pour nous et pour la cause que nous défendons,
extrêmement précieux.
Le Président du Conseil d'Administration,
M. DE MONTEBELLO
Dans une de ses Chroniques au Figaro, Marcel Proust
décrit sa fascination pour le travail des « Demoiselles du
téléphone », ces « vierges vigilantes par qui
les visages des absents surgissent près de nous », qu'il
reprend presque littéralement dans Le côté de
Guermantes p. 432 à propos de la conversation téléphonique
du Narrateur et de sa grand-mère.
Un matin, Saint-Loup mavoua quil avait
écrit à ma grandmère pour lui donner de
mes nouvelles et lui suggérer lidée, puisquun
service téléphonique fonctionnait entre Doncières
et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait
me faire appeler à lappareil et il me conseilla dêtre
vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone
nétait pas encore à cette époque dun
usage aussi courant quaujourdhui. Et pourtant lhabitude
met si peu de temps à dépouiller de leur mystère
les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que,
nayant pas eu ma communication immédiatement, la seule
pensée que jeus, ce fut que cétait bien
long, bien incommode, et presque lintention dadresser
une plainte : comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez
rapide à mon gré, dans ses brusques changements, ladmirable
féérie à laquelle quelques instants suffisent
pour quapparaisse près de nous, invisible mais présent,
lêtre à qui nous voulions parler et qui, restant
à sa table, dans la ville quil habite (pour ma grandmère
cétait Paris), sous un ciel différent du nôtre,
par un temps qui nest pas forcément le même, au
milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons
et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté
à ces centaines de lieues (lui et toute lambiance où
il reste plongé) près de notre oreille, au moment où
notre caprice la ordonné. Et nous sommes comme le personnage
du conte à qui une magicienne, sur le souhait quil en
exprime, fait apparaître dans une clarté surnaturelle
sa grandmère ou sa fiancée en train de feuilleter
un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près
du spectateur et pourtant très loin, à lendroit
même où elle se trouve réellement. Nous navons,
pour que ce miracle saccomplisse, quà approcher
nos lèvres de la planchette magique et à appeler - quelquefois
un peu trop longtemps, je le veux bien - les Vierges Vigilantes dont
nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le
visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres
vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les
Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté,
sans quil soit permis de les apercevoir ; les Danaïdes
de linvisible qui sans cessent vident, remplissent, se transmettent
les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous
murmurions une confidence à une amie, avec lespoir que
personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « Jécoute
» ; les servantes toujours irritées du Mystère,
les ombrageuses prêtresses de lInvisible, les Demoiselles
du téléphone !
Et aussitôt que notre appel a retenti, dans
la nuit pleine dapparitions sur laquelle nos oreilles souvrent
seules, un bruit léger - un bruit abstrait - celui de la
distance supprimée - et la voix de lêtre cher
sadresse à nous.
Cest lui, cest sa voix qui nous parle,
qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de fois je nai
pu lécouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité
de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était
si près de mon oreille, je sentais mieux ce quil y
a de décevant dans lapparence du rapprochement le plus
doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes
aimées au moment où il semble que nous naurions
quà étendre la main pour les retenir. Présence
réelle que cette voix si proche - dans la séparation
effective ! Mais anticipation aussi dune séparation
éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans
voir celle qui me parlait de si loin, il ma semblé
que cette voix clamait des profondeurs doù lon
ne remonte pas, et jai connu lanxiété
qui allait métreindre un jour, quand une voix reviendrait
ainsi (seule, et ne tenant plus à un corps que je ne devais
jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que jaurais
voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais
en poussière.
Extrait de Le côté de Guermantes
(À la recherche du temps perdu de Marcel Proust)
Lettre autographe signée «Marcel
Proust».
S.l., date de réception du 2 avril 1907.
9 pp. 1/2 in-8 avec environ 3 lignes raturées,
liseré de deuil ; date de réception au composteur
en 3 endroits, avec millésime...
Mise aux enchères à Drout en 2019, Adjudication
: 4 500 €
Description
incomplet ; apostille autographe du destinataire, «répondu».
Molière et les «demoiselles du téléphone»
Exercice de style virtuose sur le thème
du téléphone citant Molière.
Louis d'Albufera voulant marquer avec vigueur son mécontentement
vis-à-vis de l'opérateur public du téléphone,
se mit en tête de publier une lettre dans le Figaro
dirigé par Gaston Calmette, qui consacrait justement
une rubrique régulière à cette question.
Il eut recours aux talents de Marcel Proust pour lui proposer
un modèle de lettre, et celui-ci s'exécuta en
n'hésitant pas à faire référence
à son propre article sur le sujet, «Journées
de lecture» paru dans le Figaro du 20 mars 1907.
«Excuse mon retard, mon cher Louis.
L'autre soir en te quittant, je suis resté quelques heures
comme tu m'avais laissé, c'est-à-dire pas trop mal,
mais vers le matin a commencé une crise vraiment terrible qui
a duré plus de vingt-quatre heures et m'a laissé anéanti.
Voici le brouillon qui me semble convenable. Si on te posait des colles
et te demandait d'où vient l'expression "le triste avantage",
rappelle-toi que c'est dans le sonnet d'Oronte du Misanthrope:
"L'espoir, il est vrai, nous soulage,
Et [nous] berce, un temps, notre ennui:
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui"
... J'avais mille choses à te dire mais suis
encore brisé de ma crise. Bien tendrement à toi...
Je n'ai pas osé mettre "l'article de mon ami Marcel
Proust" mais cela aurait peut-être été
le plus franc.
En tout cas je crois que, comme cela, cela va bien. Tu feras d'ailleurs
toutes les modifications que tu jugeras utiles.
"Cher Monsieur [Gaston Calmette], vous avez
bien voulu insérer une première fois sous votre rubrique:
"Le scandale téléphonique", mes doléances
contre une administration qui en prend vraiment trop à son
aise avec les malheureux contribuables. Il ne s'agit pas cette fois
des demoiselles du téléphone, de celles que l'autre
jour, M. Marcel Proust appelait les "Déesses sans visage"
et les "Filles de la nuit" [allusion aux Furies, extraite
de l'article de Proust]. Son article a eu beaucoup de succès
ici, et on s'est arraché ce jour-là le Figaro plus
encore que de coutume. Nous ne disons plus "je vais vous téléphoner",
mais "je vais demander aux Vierges laborieuses [expression
peut-être empruntée à Jules Michelet dans L'Insecte]
de me donner votre numéro" et plus souvent hélas
les "Jalouses Furies" ne veulent rien savoir.
Mais aujourd'hui, c'est de l'administration centrale que j'ai à
me plaindre. J'ai le triste avantage d'être titulaire de deux
numéros d'appel... Vers la fin de 1906, j'allai rue de Grenelle
m'enquérir de ce qu'il y avait à faire pour obtenir
le transfert de ces deux postes téléphoniques dans
deux autres locaux où j'allais emménager. Là
on m'expliqua que l'administration laissait le choix, comme entre
deux maux fort graves, entre le transfert proprement dit et le réabonnement...
Je me suis décidé pour le transfert indiqué
comme le moindre mal... Pour le second poste téléphonique...
le transfert n'est pas effectué à l'heure qu'il est
plus de trois mois après ! Trois mois de démarches
incessantes de ma part, trois mois d'incessantes allées et
venues et de travaux d'ouvriers téléphoniques à
mon ancien comme à mon nouveau domicile. Mais si tout cela
est insupportable, c'est si courant que je ne vous aurais pas écrit
pour si peu. Voici où la beauté commence. J'ai reçu
le 18 mars l'avis de versement au 1er avril pour mes deux contrats,
sous peine de me voir "priver d'office de communications"
(châtiment tout platonique d'ailleurs, puisque ces communications,
je ne les ai pas et que le 2e transfert pour lequel je dois payer
n'est pas effectué. Conclusion: l'État, non content
de m'avoir pris mon argent sans avoir fait mon service, pendant
un trimestre entier, prétend continuer par la suite à
se faire payer un service qu'il ne fait pas. Et on ose parler de
racheter les chemins de fer qui eux remboursent tout versement non
dû.
J'aurais voulu vous dire tout cela par le téléphone
pour faire entendre ces vérités à l'instrument
de mon supplice. Mais les "Servantes irritées"
du mystère ne m'ayant pas donné "le vénérable
inventeur de l'imprimerie" comme M. Marcel Proust appelle Gutenberg
[autres citations de l'article de Proust, Gutenberg étant
le nom d'un central téléphonique de Paris], j'ai eu
recours à cette lettre que je vous demande de publier pour
l'édification de ses lecteurs, et à laquelle vous
me permettrez de joindre, Monsieur le Directeur, l'assurance de
mes sentiments les meilleurs.
Marquis d'Albufera»
Vous avez sans doute, lu les Mémoires de
la comtesse de Boigne. Il y a «tant de malades», en
ce moment, que les livres trouvent des lecteurs même des lectrices.
Sans doute, quand on ne peut sortir et faire des visites, on aimerait,
mieux en recevoir que de lire. Mais, «par ces temps d'épidémies»,
même les visites que l'on reçoit ne sont pas sans danger.
C'est la dame qui de la porte où elle s'arrête un moment-rien
qu'un moment,- et où elle encadre sa menace, vous crie «Vous
n'avez pas peur des oreillons et de la scarlatine? Je vous préviens
que ma fille et mes petits enfants les ont. Puis-je entrer?»;
et entre sans attendre de réponse.
C'est une autre, moins franche, qui tire, sa montre:
«II faut que je rentre vite: mes trois filles ont la rougeole;
je vais de l'une à l'autre; mon Anglaise est au lit depuis
hier avec une forte fièvre, et j'ai bien peur que ce soit
mon tour d'être prise, car je me suis sentie mal à
l'aise en me levant. Mais j'ai tenu à faire un grand effort
pour venir vous voir...» Alors on aime mieux ne pas trop recevoir,
et, comme on ne peut pas téléphoner toujours, on lit.
On ne lit qu'à la dernière extrémité.
On téléphone d'abord beaucoup.
Et, comme nous sommes des enfants qui jouons avec
les forces sacrées sans frissonner devant leur mystère,
nous trouvons seulement du téléphone que «c'est
commode», ou plutôt, comme nous sommes des enfants gâtés,
nous trouvons que «ce n'est pas commode», nous remplissons
Le Figaro de nos plaintes, ne trouvant pas encore assez rapide en
ses changements l'admirable féerie où quelques minutes
parfois se passent en effet avant qu'apparaisse près de nous,
invisible mais présente, l'amie à qui nous avions
le désir de parler, et qui, tout en restant à sa table,
dans la ville lointaine qu'elle habite, sous un ciel différent
du notre par un temps qui n'est pas celui qu'il fait ici, au milieu
de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et
qu'elle va nous dire, se trouve tout à coup transportée
à cent lieues (elle, et toute l'ambiance où elle reste
plongée), contre notre oreille, au moment où notre
caprice l'a ordonné.
Et nous sommes comme le personnage du conte de fées à
qui un magicien, sur le souhait qu'il en exprime, fait apparaître
dans une clarté magique sa fiancée en train de feuilleter
un livre, de verser des larmes ou de cueillir des fleurs, tout près
de lui, et pourtant à l'endroit où elle se trouve
alors, très loin.
Nous n'avons, pour que ce miracle se renouvelle
pour nous, qu'à approcher nos lèvres de la planchette
magique et à appeler- quelquefois un peu longtemps, je veux
bien- les Vierges vigilantes dont nous entendons chaque jour la
voix sans jamais connaître leur visage et qui sont nos Anges
gardiens dans ces ténèbres vertigineuses dont elles
surveillent jalousement les portes, les Toutes-Puissantes par qui
les visages des absents surgissent près de nous, sans qu'il
nous soit permis de les apercevoir; nous n'avons qu'à appeler
ces Danaïdes de l'Invisible qui sans cesse vident, remplissent,
et se transmettent les urnes obscures des sons, les jalouses Furies
qui, tandis que nous murmurons une confidence à une amie,
nous crient ironiquement: «J'écoute!» au moment
où nous espérions que personne ne nous entendait,
les Servantes irritées du Mystère, les Divinités
implacables, les Demoiselles du téléphone! Et aussitôt
que leur appel a retenti dans la nuit pleine d'apparitions, sur
laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger- un
bruit, abstrait, -celui de la distance supprimée, et la voix
de notre amie s'adresse à nous.
Si, à ce moment-là, entre par sa fenêtre
et vient l'importuner pendant qu'elle nous parle, la chanson d'un
passant, la trompe d'un cycliste ou la fanfare lointaine d'un régiment
en marche, tout cela retentit aussi distinctement pour nous (comme
pour nous montrer que c'est bien elle qui est près de nous,
elle, avec tout ce qui l'entoure à ce moment-là, ce
qui frappe son oreille et distrait son attention),-détails
de vérité, étrangers au sujet, inutiles en
eux-mêmes, mais d'autant plus nécessaires à
nous révéler toute l'évidence du miracle, traits
sobres et charmants de couleur locale, descriptifs de la rue et
de la route provinciales sur lesquelles donne sa maison, et tels
qu'en choisit un poète quand il veut, en faisant vivre un
personnage, évoquer autour de lui son milieu. C'est elle,
c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle
est loin!
Que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse,
comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues
heures de voyage, celle dont la voix était si près
de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant
dans l'apparence du rapprochement le plus doux et à quelle
distance nous pouvons être des choses aimées au moment
où il semble que nous n'aurions qu'à étendre
la main pour les retenir. Présence réelle- que cette
voix si proche dans la séparation effective. Mais anticipation
aussi d'une séparation éternelle. Bien souvent, l'écoutant
de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé
que cette voix clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte
pas, et j'ai connu l'anxiété qui m'étreindrait
un jour, quand une voix reviendrait ainsi, seule et ne tenant plus
à un corps que je ne devais jamais revoir, murmurer à
mon oreille des paroles que j'aurais voulu pouvoir embrasser au
passage sur des lèvres à jamais en poussière.
Je disais qu'avant de nous décider à
lire, nous cherchons à causer encore, à téléphoner,
nous demandons numéro sur numéro. Mais parfois les
Filles de la Nuit, les Messagères de la Parole, les Déesses
sans visage, les capricieuses Gardiennes ne veulent ou ne peuvent
nous ouvrir les portes de l'Invisible, le Mystère sollicité
reste sourd, le vénérable inventeur de l'imprimerie
et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur,
- Gutenberg et Wagram!- qu'elles invoquent inlassablement, laissent
leurs supplications sans réponse alors, comme on ne peut
pas faire de visites, comme on ne veut pas en recevoir, comme les
demoiselles du téléphone ne nous donnent pas la communication,
on se résigne à se taire, on lit.
Dans quelques semaines seulement on pourra lire
le nouveau volume de vers de Madame de Noailles, les Eblouissements
(je ne sais si ce titre sera maintenu), encore supérieur
à ces livres de génie: le Cur innombrable et
Ombre des jours, vraiment égal, il me semble, aux Feuilles
d'automne ou aux Fleurs du mal.
En attendant, on pourrait lire cette exquise et
pure Margaret Ogilvy de Barrie, traduite à merveille par
R. d'Humières et qui n'est que la vie d'une paysanne racontée
par un poète, son fils. Mais non; du moment qu'on s'est résigné
à lire, on choisit de préférence des livres
comme les Mémoires de Mme de Boigne, des livres qui donnent
l'illusion que l'on continue à faire des visites, à
faire des visites aux gens à qui on n'avait pas pu en faire
parce qu'on n'était pas encore né sous Louis XVI,
et qui, du reste, ne vous changeront pas beaucoup de ceux que vous
connaissez, parce qu'ils portent presque tous les mêmes noms
qu'eux, leurs descendants et vos amis, lesquels, par une touchante
courtoisie envers votre infirme mémoire, ont gardé
les mêmes prénoms et s'appellent encore: Odon, Ghislain,
Nivelon, Victurnien, Josselin, Léonor, Artus, Tucdual, Adhéaume
ou Raynulphe. Beaux noms de baptême d'ailleurs, et dont on
aurait tort de sourire; ils viennent d'un passé si profond,
que dans leur éclat insolite ils semblent étinceler
mystérieusement comme ces noms de prophètes et de
saints qui s'inscrivent en abrégé dans les vitraux
de nos cathédrales. Jehan, lui-même, quoique plus ressemblant
à un prénom d'aujourd'hui, n'apparaît-il pas
inévitablement comme tracé en caractères gothiques
sur un livre d'Heures par un pinceau trempé de pourpre, d'outre-mer
ou d'azur? Devant ces noms, le vulgaire redirait peut-être
la chanson de Montmartre:
Bragance, on le connaît ct'oiseau-là;
Faut-il que son orgueil soie profonde
Pour s'être f u un nom comme ça!
Peut donc pas s'appeler comme tout le monde!
Mais le poète, s'il est sincère, ne
partage pas cette gaieté et, les yeux fixés sur le
passé que ces noms lui découvrent, répondra
avec Verlaine:
Je vois, j'entends beaucoup de choses
Dans son nom Carlovingien.
Passé très vaste, peut-être.
J'aimerais à penser que ces noms qui ne sont venus jusqu'à
nous qu'en de si rares exemplaires, grâce à l'attachement
aux traditions qu'ont certaines familles, furent autrefois des noms
très répandus, noms de vilains aussi bien que de nobles,
et qu'ainsi, à travers les tableaux naïvement coloriés
de lanterne magique que nous présentent ces noms, ce n'est
pas seulement le puissant seigneur à la barbe bleue ou sur
Anne en sa tour que nous apercevons, mais aussi le paysan penché
sur l'herbe qui verdoie et les hommes d'armes chevauchant sur les
routes qui poudroient du treizième siècle.
Sans doute bien souvent cette impression moyenâgeuse
donnée par leurs noms ne résiste pas à la fréquentation
de ceux qui les portent et qui n'en ont ni gardé ni compris
la poésie mais peut-on raisonnablement demander aux hommes
de se montrer dignes de leur nom quand les choses les plus belles
ont tant de peine à ne pas être inégales au
leur, quand il n'est pas un pays, pas une cité, pas un fleuve
dont la vue puisse assouvir le désir de rêve que son
nom avait fait naître en nous? La sagesse serait de remplacer
toutes les relations mondaines et beaucoup de voyages par la lecture
de l'Almanach de Gotha et de l'Indicateur des chemins de fer...
Les mémoires de la fin du dix-huitième siècle
et du commencement du dix-neuvième, comme ceux de la comtesse
de Boigne, ont ceci d'émouvant qu'ils donnent à l'époque
contemporaine, à nos jours vécus sans beauté,
une perspective assez noble et assez mélancolique en faisant
d'eux comme le premier plan de l'Histoire. Ils nous permettent de
passer aisément des personnes que nous avons rencontrées
dans la vie- ou que nos parents ont connues-aux parents de ces personnes-là,
qui eux-mêmes, auteurs ou personnages de ces mémoires,
ont pu assister à la Révolution et voir passer Marie-Antoinette.
De sorte que les gens que nous avons pu apercevoir ou connaître-
les gens que nous avons vus avec les yeux de la chair- sont comme
ces personnages en cire et grandeur nature qui, au premier plan
des panoramas, foulant aux pieds de l'herbe vraie et levant en l'air
une canne achetée chez le marchand, semblent encore appartenir
à la foule qui les regarde, et nous conduisent peu à
peu à la toile peinte du fond, à qui ils donnent,
grâce à des transitions habilement ménagées,
l'apparence du relief, de la réalité et de la vie.
C'est ainsi que cette Mme de Boigne née d'Osmond, élevée,
nous dit-elle, sur les genoux de Louis XVI et de Marie-Antoinette,
j'ai vu bien souvent au bal, quand j'étais adolescent, sa
nièce, la vieille duchesse de Maillé née d'Osmond,
plus qu'octogénaire mais superbe encore sous ses cheveux
gris qui relevés sur le front faisaient penser à la
perruque à trois marteaux d'un président à
mortier.
Et je me souviens que mes parents ont bien souvent
dîné avec le neveu de Mme de Boigne, M. d'Osmond, pour
qui elle a écrit ces mémoires et dont j'ai trouvé
la photographie dans leurs papiers avec beaucoup de lettres qu'il
leur avait adressées. De sorte que mes premiers souvenirs
de bal tenant d'un fil aux récits un peu plus vagues pour
moi, mais encore bien réels, de mes parents, rejoignent par
un lien déjà presque immatériels les souvenirs
que Mme de Boigne avait gardés et nous conte des premières
fêtes auxquelles elle assista: tout cela tissant une trame
de frivolités, poétique pourtant, parce qu'elle finit
en étoffe de songe, pont léger, jeté du présent
jusqu'à un passé déjà lointain et qui,
unit, pour rendre plus vivante l'histoire, et presque historique
la vie, la vie à l'histoire.
Hélas! me voici arrivé à la
troisième colonne de ce journal et je n'ai même pas
encore commencé mon article. Il devait s'appeler «le
Snobisme et la Postérité», je ne vais pas pouvoir
lui laisser ce titre, puisque j'ai rempli toute la place qui m'avait
été réservée sans vous dire encore un
seul mot ni du Snobisme ni de la Postérité, deux personnes
que vous pensiez sans doute ne devoir jamais être appelées
à se rencontrer, pour le plus grand bonheur de la seconde,
et au sujet desquelles je comptais vous soumettre quelques réflexions,
inspirées par la lecture des Mémoires de Mme de Boigne.
Ce sera pour la prochaine fois. Et si alors quelqu'un des fantômes
qui s'interposent sans cesse entre ma pensée et son objet,
comme il arrive dans les rêves, vient encore solliciter mon
attention et la détourner de ce que j'ai à vous dire,
je l'écarterai comme Ulysse écartait de l'épée
les ombres pressées autour de lui pour implorer une forme
ou un tombeau.
Aujourd'hui je n'ai pas su résister à
l'appel de ces visions que je voyais flotter, à mi-profondeur,
dans la transparence de ma pensée. Et j'ai tenté sans
succès ce que réussit si souvent le maître verrier
quand il transportait et fixait ses songes, à la distance
même où ils lui étaient apparus, entre deux
eaux troublées de reflets sombres et roses, dans une matière
translucide où parfois un rayon changeant, venu du cur,
pouvait leur faire croire qu'ils continuaient à se jouer
au sein d'une pensée vivante. Telles les Néréides
que le sculpteur antique avait ravies à la mer mais qui pouvaient
s'y croire plongées encore, quand elles nageaient entre les
vagues de marbre du bas-relief qui la figurait. J'ai eu tort. Je
ne recommencerai pas. Je vous parlerai la prochaine fois du snobisme
et de la postérité, sans détours. Et si quelque
idée de traverse, si quelque indiscrète fantaisie,
voulant, se mêler de ce qui ne la regarde point, menace encore
de nous interrompre, je la supplierai aussitôt de nous laisser
tranquilles «Nous causons, ne nous coupez pas, mademoiselle!»
GUTENBERG était le plus gros site de Paris
et de France et employait des centaines d'opératrices.
1906 En plus des chefs, le ministre vient superviser ces
demoiselles : vu dans le Petit Parisien du 9
septembre.
VISITE D'INSPECTION RUE GUTENBERG
Pendant une heure au moins, les demoiselles du téléphone
ont été, hier, dans leurs petits souliers, M. Louis
Barthou, ministre des Travaux publics, des Postes et Télégraphes,
est venu les surprendre en plein service.
Ce n'était point là une de ces visites annoncées
longtemps à l'avance, dont les moindres détails sont
réglés par le protocole, où les « réponses
» à faire aux questions posées sont soigneusement
étudiées. Non. C'était l' alerte.
A dix heures et demie, le ministre, accompagné de son directeur
de cabinet, M. Léon Barthou, arrivait en automobile rue JeanJacques-Rousseau.
Une minute plus tard, il surgissait à l'improviste dans le
bureau du chef de section, M. Charvin ce dernier, actuellement en
congé, est remplacé par M. Mandrillon, sous-chef de
section au bureau principal des téléphones.
- Pas un mot, je vous prie je désire visiter incognito les
services du Gutenberg. Soyez mon cicerone.
Et tout aussitôt M. Barthou demandait à être conduit
au service urbain. Le premier groupe d'abonnés (les 100-00,
comme on le désigne) occupe le deuxième étage
l'étage supérieur est réservé au groupe
des 200-00.
Tout en cheminant, le ministre s'est complu à poser maintes
questions aux employés des multiples, les interrogeant sur
les heures de service, sur les difficultés matérielles
de l'exploitation, sur les conditions d'hygiène, etc.
Comme bien on pense, la nouvelle de la visite de M. Barthou s'était
rapidement propagée dans l'hôtel des Téléphonies
et on devine l'anxiété du personnel. Pourquoi ce déplacement
ministériel ? Que désirait savoir le grand chef ? Les
réponses faites aux questions posées ont-elles satisfait
M. Barthou ? Quelles observations a-t-il recueillies au cours de cette
promenade qui s'est prolongée une heure durant pour prendre
fin dans la galerie du premier étage réservée
au service interurbain.
En somme, M. Barthou n'a point paru mécontrent de sa visite
et ces demoiselles, elles, en sont enchantées parce qu'elles
espèrent en tirer quelque profit.
1907 GUTENBERG L'effondrement de l'Hotel central des
Téléphones est il à redouter ? c'est ce qu'on povait lire le 10 juillet 1907
dans le Petit Parisien
Les employées des téléphones
sont dans les transes depuis qu'on leur a dit que le bàtiment
où elles travaillent allait s'écrouler.
Elles nous confien tleurs alarmes. Rassurezvous, mesdemoiselles
- Allô Allô Le Petit Parisien ?
- Parfaitement, à qui avons nous l'honneur de parler ?
- Aux demoiselles du téléphone. Justement alarmées,
nous voulons prier le Petit Parisien de bien vouloir s'intéresser
à notre sort.
- Il y a encore quelque chose de détraque dans votre administration
?
- Oui, hélas Ce n'est plus aujourd'hui notre situation, notre
bien-être qui sont en jeu. C'est plus grave notre existence
est manacée.
- C'est sérieux ?
- Parfaitement. Si vous désirez qu'une épouvantable
catastrophe soit évitée, si vous ne voulez pas avoir
à relater un jour, dans vos colonnes, une capilotade de téléphonistes
si vous voulez ne jamais subir d'interruption forcée dans vos
communications, vous qui êtes reliés à Gutenberg
venez nous trouver, nous vous ferons connaître l'affreux malheur
qui plane sur nos têtes . Les craintes de ces Demoiselles
Un instant après, exact au rendez-vous, nous étions
au milieu d'un groupe de téléphoniste qui discutaient
avec chaleur sur le grave événement tant redouté.
- Vous nous trouvez, monsieur, nous dirent ces demoiselles, en pleine
effervescence, car nous sommes fort inquiétée. Que l'administration
nous contraigne à travailler avec des appareils défectueux,
qu'elle nous laisse sans défense devant les plaintes injustifiées
des abonnés et leurs invectives continuelles, qu'elle nous
soumette à un labeur énervant et anémiant, tout
cela, passe encore... Mais qu'elle nous expose à trouver un
jour une mort horrible sous un amas de fer et de pierres, vous conviendrez
avec nous qu'elle outrepasse ses droits !
- Certainement, mais je ne vois pas.
- Attendez. Si nous en croyons les bruits qui circulent, l'hôtel
central des téléphones, le Gutenberg, comme on l'appelle,
court à un effondrement certain. Il y a trois ans environ,
on suréleva d'un étage la construction dans laquelle
nous travaillons. Pour donner satisfaction aux récriminations
continuelles des abonnés, on parla d'augmenter le personnel
et de le loger en ce quatrième étage que l'on venait
d'aménager. Dans ce nouveau local, dont le poids venait déjà
s'ajouter à celui qu'avaient à soutenir les fondations,
on installa tout un matériel, un nouveau meuble, si lourd,
si lourd, qu'on reconnut bien vite qu'il y aurait danger à
faire travailler le personnel à ce quatrième étage,
menacé de fléchir d'un moment à l'autre.
Cela est si vrai, monsieur, que l'ingénieur auquel on avait
confié cet aménagement fut, dit on, déplacé
par mesure disciplinaire.
Quant au meuble en question, poursuit notre interlocutrice, s'il faut
en croire les on-dit, ce serait un appareil inutilisable que les diverses
administrations téléphoniques européennes refusèrent
tour à tour.
Ce qui est certain, c'est que, ces temps derniers, on a dû redouter
le fléchissement dont je vous ai parlé, car voilà
qu'on s'est mis à consolider les planchers des divers étages.
Pendant trois mois on a travaillé, au troisième, en
établissant là de véritables charpentes de fer,
dont le poids total atteint des milliers et des milliers de kilogrammes.
Maintenant on vient d'entreprendre les mêmes travaux au second.
Ce sera sans doute, dans trois mois, le tour de l'interurbain . Et
l'on dit ici tout haut que les fondations de l'hôtel n'ont point
été établies pour supporter une surcharge pareille.
Vous devez concevoir notre inquiétude.
On dit encore, reprend une autre demoiselle, que plusieurs architectes
se sont refusés à assumer la responsabilité de
ce travail commandé par l'administration et que cette dernière
a eu bien du mal à en trouver un, songez donc, si jamais tout
cela s'effondrait, alors que de sept heures du matin à sept
heures du soir 1,200 téléphonistes sont enfermées
dans l'hôtel. Encore un mot, reprend une de nos interlocutrices,
et ceci n'est point une simple hypothèse, mais une triste réalité
! En admettant que ces craintes soient exagérées, il
n'en est pas moins vrai que les réparations contraignent nombre
d'entre nous à travailler dans des conditions d'hygiène
absolument déplorables tout le long de la salle on a dressé
des échafaudages d'une malpropreté repoussante, on a
tendu des bàches, de sorte que nous voilà pour trois
mois privées d'air et de lumière.
Viennent les grandes chaleurs, ce sera intenable. On nous objectera
peut-être que nécessité fait loi Mais pourquoi
ne point effectuer ces travaux pendant la nuit alors que le personnel
masculin est des plus restreinte. Ce que dit l'Administration
Oui, voilà ce que l'on dit, autour de l'hôtel de la rue
du Louvre et nous n'exagérons rien en affirmant que c'est là
le sujet des conversations courantes entre ces dames et demoiselles,
dont l'anxiété n'est nullement simulée elles
ont réellement peur que « Gutenberg » ne s'effondre.
Sans perdre une minute, nous sommes allé soumettre ces craintes
aux personnalités compétentes de l'administration des
téléphones.
Nous aurions voulu obtenir des renseignements techniques de M. Binet,
l'architecte qui dirige ces importants travaux, mais un vovage imprévu
et d'une dnrée presque illimitée, l'a mis dans l'impossibilité
de nous donner son avis autorisé. A défaut de l'architecte,
nous avons été reçu par divers fonctionnaires
dont les déclarations, nettement optimistes, sont, croyons-nous,
de nature à dissiper les alarmes des dames téléphonistes.
Tour à tour, le chef de cabinet de M. Simyan MM. Bouchar, ingénieur
en chef; Debacque, chef de bureau du matériel, et Charvin,
chef des services de Gutenberg, nous ont fait des déclarations
qui concordent pour dissiper les alarmes du personnel. Les réparations
que nous sommes en train d'exécuter s'imposaient, nous ont
dit nos divers interlocuteurs, et nous les faisons précisément
pour assurer la sécurité de nos employées.
L'hôtel des téléphones fut édifié
en 1893. C'est vous dire qu'il est de construction assez récente.
Mais, à cette époque, on ne pouvait prévoir qu'un
jour viendrait où le renouvellement de notre matériel
s'imposerait. La résistance des planchers avait donc été
calculée peur supporter le poids des appareils alors en usage.
Or, voici le moment venu où pour donner satisfaction aux réclamations
du public, nous devons remplacer ce matériel désuet
par un autre plus satisfaisant, des appareils à batterie centrale,
qui présentent l'inconvénient d'être de beaucoup
plus lourds que les anciens. Nos planchers actuels ne les supporteraient
pas force nous a donc été de leur donner la solidité
nécessaire en les renforçant par l'adjonction de charpentes
en fer. C'est là tout le secret des réparations qu'on
effectue actuellement. Tout est pour le mieux.
S'il est vrai que l'hôtel ait été surélevé
d'un étage, il n'est pas exact que nous ayons installé
dans le nouveau local un meuble lourd, encombrant et inutilisable.
On y a seulement mis en place les câbles qui aboutiront aux
futurs appareils et qui sont déjà d'un poids considérable,
il faut en convenir.
Quant aux bruits qui sont parvenus jusqu'à vous, concernant
la disgrâce d'un ingénieur et le refus de divers architectes
d'assumer la responsabilité de nos travaux, ce sont des racontars
sans aucun fondement.L'imagination de nos jeunes filles est très
active, ces demoiselles ont une tendance à présenter
comme des réalités de simples propos tenus très
légèrement par quelques unes d'entre elles.
Rendez-nous le service, monsieur, de leur dire combien leurs craintes
et leurs alarmes sont chimériques et puériles.
Les fondations de l'hotel Gutenberg la question a été
attentivement étudiée par l'architecte et le service
compétent, sont de force à supporter toutes les surcharges
que nous leur imposons maintenant, et qu'on leur imposera peut-être
plus tard, lorsque les progrès de la science rendront encore
nécessaire l'installation d'appareils plus perfectionnés,
et probablement encore plus lourds .Et certes, il passera bien des
générations de téléphonistes, de fonctionnaires,
d'architectes, de Sous-Secrétaires d'Etat et de journalistes,
avant que les uvres maltresses de l'hôtel de la rue du
Louvre aient tendance à s'ébranler.Quant à la
gêne que les travaux actuels occasionnent à notre personnel,
on aurait, certes, mauvaise grâce à la nier. Mais dite
bien que nous ne demandons à nos employées qu'un peu
de patience, que ce n'est là qu'un mal temporaire, qui leur
vaudra, par la suite, un surcroît de bien-être et de confort.
Et maintenant, allez-vous encore trembler, mesdemoiselles ?
1908, à l'époque de l'incendie,
le central Gutemberg comptait 18 000 abonnés
et employait plus de 200 "dames téléphonistes"
par brigade, chargées d'établir les communications
lorsqu'une lampe s'éclairait sur le tableau situé
en face d'elles.
Tous les abonnés des 1er, 2e, 3e, 4e, 8e et 10e arrondissements
de Paris dépendaient de Gutenberg.
Ces "ombrageuses prêtresses de l'invisible", comme
les appelait Marcel Proust, étaient réparties en deux
équipes (brigade) travaillant l'une de sept heures à
midi, l'autre de midi à sept heures. Leur travail n'était
guère gratifiant. "Je deviens un robot, un appareil
ménager, précisément, placé devant un
autre robot", témoigne l'une d'elles, Madeleine
Campana, dans son autobiographie La Demoiselle du
téléphone (voir plus bas).
De grandes verrières permettaient d'éclairer
les quatre étages où oeuvraient les opératrices,
avec leur casque vissé sur la tête. Au rez-de-chaussée
se trouvaient les vestiaires, la cantine, et à l'entresol,
une salle de repos.
Madeleine Campana, qui travailla au Gutenberg dans
les années 1920, décrit ainsi les lieux :
"Une salle immense comme la nef d'une cathédrale dont
les autels seraient ces buffets de bois" (les "multiples").
"Celle qui pénètre dans ce lieu saint de la technique
ne voit que des dos sagement alignés.
En arrière, plantée sur un bureau surélevé,
la surveillante trône. Il y en a une pour dix dos.
Les dos n'ont pas le droit de présenter leur figure sans autorisation...
Jécoute, jécoute, il faut parler
plus fort que sa voisine pour se faire entendre."
Photos souvenir du personnel
de la Brigade B
du nouveau centre de Gutemberg dans les années 1930
Cliquez sur les images pour les agrandir
Gutenberg
Cliquez sur un étage pour voir en détail
Sommaire
On était, dès cette époque, accoutumé à
construire dans les grandes villes des centraux téléphoniques
urbains pouvant recevoir chacun jusqu'à 10000 abonnés.
Pour desservir un tel central, il fallait un minimum d'une centaine de positions
de dames employées, et encore davantage s'il y avait à prévoir
dans une très grande ville des intercommunications entre plusieurs
centraux, la réalisation de ces intercommunications diminuant évidemment
le rendement de chaque opératrice.
Vu dans le Petit Prisien du 25 avril 1908 : CHEZ LES TÉLÉPHONISTES
POUR CES DEMOISELLES DU BUREAU
GUTEMBERG
Les jeunes personnes qui s'efforcent d'assurer nos communications
téléphoniques auront à leur disposition un vestiaire,
un buffet et un salon de repos. Les courageuses téléphonistes
car il faut de la vaillance à ces jeunes filles qui, du matin
au soir, sont harcelées par des allô allô vont
bénéficier, à dater d'aujourd'hui, de la sollicitude
que leur a toujours témoignée M. Simyan, sous-secrétaire
d'Etat des Postes, Télégraphes et Téléphones.
En attendant que ce personnel soit numériquement augmenté
et que les installations qu'on établira sous peu modifient
le matériel insuffisant actuellement en usage, M. Simyaii a
pensé qu'un peu de bien-être serait favorablement accueilli
par les modestes fonctionnaires féminins placés sous
ses ordres. C'est comme prélude aux grandes transformations
projetées que M. Simyan inaugurait, hier matin, de nouvelles
salles destinées à rendre plus agréable, aux
téléphonistes, le séjour de leur bureau de l'hôtel
du, Louvre, appelé communément le bureau Gutenberg.
Le sous-secrétaire d'Etat faisait lui-même les honneurs
des nouveaux bâtiments à ses invités, qu'il a
conduits d'abord à la salle des vestiaires. Ce local est admirablement
aménagé pour sa destination. Chaque téléphoniste
y possède une armoire personnelle, avec étagères
spéciales pour placer chapeaux aux plumes volumineuses, vêtements
de rechange et même, la coquetterie ne perdant jamais ses droits,
la boite à poudre de riz, pour celles qui usent de la houppe.
Cette inspection faite, nous nous rendons au buffet, qui va être
régi en coopérative et qui permettra aux jeunes filles
de s'alirnenter à bon marché pour le petit déjeuner
ou une collation. On y servira des ufs, du jambon, du café,
du laitage, des sandwichs comme boissons de la bière et du
sirop. Ce n'est pas, évidemment, le réfectoire pour
grands repas, mais la petite salle confortable, propre et gaie, où
ces demoiselles pourront trouver à se sustenter économiquement
sans avoir à retourner leur domicile. Le clou des transformations
matérielles apportées au confort des téléphonistes,
c'est le salon de repos. Cette salle est ornée, sur un de ses
côtés, d'une grande glace occupant tout un mur, tandis
que les autres pamis sont revêtues d'un parement de bois de
chéne; à mi-hauteur, au-dessus de cet encadrement et
formant frise sur la cimaise, des eaux-fortes de Rénouard jettent
une note artistique, que complètent, dans les voussures, des
médaillons de Moreau-Vauthier. Quant à l'ameublement,
il est ultra-moderne, étant composé de rocking-chairs,
de fauteuils à bascule du plus pur genre anglais et de tables
et chaises d'une tonalité claire qui font ressembler ce home
à quelque beau salon de paquebot.
M. Simyan a vivement félicité M. Binet, l'architecte,
ainsi que ses collaborateurs. Le sous-secrétaire d'Etat a bien
voulu nous apprendre que l'office de Gutenberg ne serait pas le seul
a bénéficier de ces améliorations. Chaque bureau
sera pourvu de salles semblables, dans la mesure permise par les locaux
disponible. Pour le bureau central de la rue des Sablons, à
Passy, il y a un grand projet sous roche une terrasse, présentement
inoccupée, serait utilisée à la construction
d'un jardin d'été, à peu près semblable
à celui que l'on voit, place de la Concorde, à l'Automobile-Club.
On devait bien ces modestes félicités aux vaillantes
téléphonistes qui, par compensation, ne feront plus
attendre la communication aux abonnés, surtout lorsqu'on aura
inauguré les nouveaux « multiples » et augmenté
le nombre des jeunes filles chargées de les actionner.
Dans les années 1880-1930, la tendance a
été d'augmenter la commodité des manuvres de
l'opératrice, de façon à augmenter son rendement.
Les clés d'appel et d'écoute dont elle se sert ont été
rendues plus ou moins automatiques, de telle sorte que le temps pris pour
servir chaque appel soit réduit au minimum. Les cordons de l'opératrice
d'une position urbaine sont devenus très compliqués, et
toute une série d'électro-aimants, avec des câblages
enchevêtrés, viennent jouer en temps utile sur chaque cordon
pour permettre à la téléphoniste de ne pas s'immobiliser
sur un appel qu'elle a commencé à servir. D'autres électros,
montés également sur chaque cordon, comptent les conversations
de chaque abonné, en discernant si la conversation a été
efficace ou non. Chaque cordon est enfin muni d'électros et de
lampes de signalisation spéciales pour que l'opératrice
soit avertie du raccrochage de l'appareil chez chaque abonné en
conversation.
Dans une grande ville comme Paris, nous sommes arrivés à
faire assurer par des téléphonistes l'écoulement
de 160 demandes de communication à l'heure. C'est un chiffre tout
à fait remarquable, surtout si l'on songe qu'à Paris, il
y a une quarantaine de séries téléphoniques différentes,
et que presque toujours une demande de communication émanée
d'une série est à destination d'une autre.
Les remplacements entre demoiselles téléphonistes
Il arrive de temps en temps que les demoiselles
téléphonistes fassent entre elles des combinaisons pour
se remplacer aux heures où le service est le moins intense, de
façon à s'octroyer ainsi des repos supplémentaires,
et jusqu'à présent, ces remplacements étaient tolérés.
Mais il paraît que les inspecteurs ne veulent plus permettre aucun
changement, aucune combinaison. Nous désirons savoir s'il est vrai
que ceux-ci peuvent s'opposer à ces arrangements et qu'il n'y a
pas là un abus d'autorité.
La grande majorité des employées habite
ioin du bureau, et pour assurer les retours, deux heures trois quarts
de présence, font deux heures de route aller et retour. Lorsqu'elles
quittent leur service à 10 heures du soir, elles ne rentrent chez
elles qu'à 11 heures ou 11 heures 1/4, et lorsqu'elles doivent
commencer à 7 heures du matin, elles se lèvent à
5 heures ou 5 heures 1/2.
Celles qui habitent près du bureau faisaient
des retours du soir et les autres leur rendaient des dimanches, matinées
ou après-midi.
De même il existait quelques employées pauvres qui assuraient
avec leurs heures de liberté le service de collègues qui
pouvaient les rétribuer.
Or, dans tous les services des Postes, dans tous les Ministères,
cela est toléré pour les employés masculins, partout
les chefs ferment les yeux et le service ne s'en ressent pas.
Pourquoi ne pas accorder la même tolérance au personnel féminin
des téléphones ? Les traitements ne sont pas plus élevés
et l'augmentation du prix de la vie a dépassé de beaucoup
les illusoires augmentations d'appointements.
Or, les téléphonistes sont des fonctionnaires, l'Administration
leur interdit tout commerce au dehors, ne peuvent-elles pas, par un petit
travail supplémentaire, s'accorder un peu de bien-être et
un peu d'adoucissement ?
1925 LA GREVE, Ca gronde dans les services des PTT
Lu dans le Petit Parisien du 22 septembre 1925 NI TÉLÉPHONE,
NI TÉLÉGRAPHE HIER PENDANT DEUX HEURES
C'ÉTAIT UNE MANIFESTATION DIVERTISSEMENT
DU PERSONNE DES P. T. T.
Le mouvement qui englobait à Paris tout le personnel du Central
télégraphique, la majeure partie des dames téléphonistes
et les employées des chèques postaux, s'est étendu
à quelques villes de province.
Le personnel du central télégraphique, la majeure partie
des demoiselles du téléphone et les employés
des chèques postaux de la rue du Louvre ont chômé,
hier, entre 11 et 13 heures.
Cette interruption, courte mais brutale, a jeté la perturbation
dans le commerce parisien, à une période de la journée
où les affaires, notamment à la Bourse, sont particulièrement
actives, et dans la soirée, la présidence du Conseil
communiquait la note suivante :
Le conseil des ministres délibérera demain (mardi) sur
la question du traitement des fonctionnaires et en particulier sur
la situation créée par la manifestation des dames employées
de certains services des P. T. T. Les services qui avaient été
interrompus à Paris et dans quelques villes de province ont
repris normalement à une heure de l'après-midi.
Les fonctionnaires des P. T. T. ont été immédiatement
prévenus par le secrétariat général que
toute nouvelle interruption de service entrainerait automatiquement
la suspension des garanties disciplinaires et l'application de sanctions
tmmédiates aux défaillants. Le bulletin qui arrêta le travail
Ce mouvement que les postiers appellent un « avertissement »
est le premier résultat de ce problème de la péréquation
des traitements, dont nous énoncions, hier matin, les données.
Voici d'ailleurs le bulletin qui circula dans la matinée, parmi
le personnel et qui exposait les motifs de la cessation de travail
en même temps qu'il la déclenchait : CAMARADES DAMES EMPLOYEES DES P. T. T.
La commission des traitements, en dépit de l'effort acharné
de nos délégués, vient de consacrer, au préjudice
des dames employées des P. T. T., la plus révoltante
des iniquités . Elle a accordé le maximum de 12.000
francs à l'institutrice. Elle ne consent que 9.200 francs à
la dame employée des P. T. T. Avant la guerre, la dame employée
des P. T. T, qui est entrée dans l'administration par la voie
du concours, qui travaille trois cents jours par an, qui effectue
les mêmes opérations que le commis des P. T. T, gagnait,
à juste titre, 300 francs de plus que l'institutrice qui ne
travaille que deux cents jours par an.
Demain, en province, la dame employée des P. T. T gagnera 2.800
francs de moins que l'institutrice.
A Paris, en tenant compte de toutes les indemnités, cette différence
sera portée à 5.000 francs.
La surveillante des P. T. T, qui, en 1914, gagnait 700 francs de plus
que l'institutrice, touchera maintenant 1.800 francs de moins.
C'est un scandale.
Une protestatisn énergique s'impose contre ces outrageants
dénis de justice. Vous la formulerez, tout comme vos camarades
commis, qui se déclarent entièrement solidaires de vous
et qui pratiqueront, au même moment, la même forme de
protestation, en cessant momentanément le travail, aujourd'hui
lundi, de 11 heures à 13 heures.
Il faut que les pouvoirs publics, par ce premier avertissement volontairement
imité, apprennent que le personnel des P. T. T, hommes et dames,
ne peut pas et ne veut pas se laisser, une fois de plus, injustement
sacrifier.
Dames employées, que votre manifestation soit à la fois
calme et puissante, et l'iniquité monstrueuse dont vous êtes
menacées sera conjurée.
Plus de dépêches, plus de communications.
Le mouvement commença vers 10 heures au central téléphonique
de Ségur il s'étendit ensuite à la plupart des
autres centraux, télégraphiques compris. Pendant près
de trois heures donc, la population parisienne fut totalement privée
de communications rapides, tant dans Paris même qu'avec la province
et l'étranger les communications officielles, elles-mêmes,
étaient arrêtées.
Au central de la rue Jean-JacquesRousseau, tout le personnel féminin
avait quitté son poste et envahi escaliers et couloirs. Nous
nous sommes arrangées, nous dit une gréviste, pour qu'on
ne puisse pas nous remplacer au pied levé.
Dans les services du central télégraphique de la rue
de Grenelle, on pressentait, de grand matin, l'incident qui, brutalement,
se déclenchait à 10 h. 30. Tout le monde en bas cria
quelqu'un. Le mot d'ordre ainsi lancé trouva aussitôt
son écho à tous les étages.
Dix minutes plus tard, les appareils de transmission étaient
désertés vides et silencieuses, les vastes salles tout
à l'heure si vivantes.
Dans la grande cour, un meeting s'improvisait autour du petit perron
de gauche, transformé en tribune, où, jusqu'à
13 heures, se succédèrent les orateurs. Pendant ce temps,
les chefs de service faisaient fermer toutes les issues, y compris
le grand portail de la rue de Grenelle. Et n'étaient dès
lors admis que les seuls employés venant assurer la relève,
relève illusoir, car nul ne songeait à travailler.
Il convient d'ailleurs de reconnaître que si la consigne de
suspendre le travail fut exécutée avec une discipline
implacable, elle le fut aussi dans un ordre parfait.
Presque tous les centraux téléphoniques étaient
également touchés par le mouvement pourtant, le service
put être assuré à Fleurus, Passy et Laborde. La
station d'écoute de T. S. F de villejuif a participé
à cette sorte de grève, ainsi que le central radio télégraphique
de Paris.
Mais vers 13 heures, obéissant au mot d'ordre du bulletin,
les télégraphistes retournaient à leurs appareils,
les téléphonistes remettaient leurs casques et le travail
reprenaït partout avec une louable activité. Le point de vue de la Fédération postale
Au siège de la Fédération postale, MM. Vallet
et Tournadre, en l'absence de M. Digat, secrétaire fédéral,
nous ont déclaré, le petit mouvement de ce matin a eu
pour cause initiale le mécontentement des dames employées
des P. T. T. La grève de ce matin se renouveliera-t-elle ?
Nous ne le pensons pas, à moins qu'on s'obstine à ne
point faire droit aux justes revendications des intéressées.
D'ailleurs, les commis ne sont pas moins mécontents, car ils
sont nettement défavorisés par rapport aux employés
des contributions indirectes, avec lesquels ils allaient de parité.
Quant aux ouvriers des lignes, leur mécontentement est plus
grave encore et pourrait avoir des conséquences plus lâcheuses
qu'une simple grève de deux heures. Ils avaient, en 1914, des
traitements de base allant de 1.825 francs à 2.737 fr. 50.
On leur, propose aujourdhui 4.855 francs, comme début et 5858
francs comme maximum, pour un métier difficile, périlleux,
comportant notamment le travail sur les voies ferrées et le
séjour dans les égouts. L'administration avait indiqué
les chiffres suivants pour le début. 8.500, pour le maximum.
La commission a rejeté cette proposition.
Les ouvriers l'acceptaient-ils ? Oui, comme un minimum. Et ils ne
cachent pas que si on persiste à leur refuser cette satisfaction,
ce ne sera pas une grève de deux heures, mais la grève
tout court.
Croyez-vous que vraiment on en arrivera là. Nous espérons
que non, car M. Chaumet nous a fait des promesses formelles et nous
comptons bien que les ouvriers des lignes finiront par obtenir ce
minimum dont nous venons de parler. Grève des P. T. T, danger économique
Ce nouvement a-t-il surpris la direction des P. T. T ? .
Nous ne le pensons pas, car elle était peu ou prou prévenue
que, à défaut d'une note rassurant le personnel sur
la question des traitements, un mouvement spontané, en dehors
de toute directive des organisations centrales; était à
craindre pour hier. Aussi, dès qu'il eut connaissance du mouvement,
M. Deletête, secrétaire général de l'administration,
invitait la Fédération postale, qui comprend tous les
syndicats des employés et ouvriers des P. T. T, à venir
conférer avec lui. Une délégation, composée
de cinq membres de la Fédération, se présenta,
à 16 h 30, au secrétariat général, où
elle fut reçue par M. Deletête.
L'entretien se prolongea jusqu'à 17 h 45, et vers 19 heures,
deux délégués revinrent encore rue de Grenelle
où ils s'entretinrent, cette fois, avec le directeur du cabinet
du ministre.
Au cours de ces conversations, les représentants de l'administration
exposèrent aux délégués le danger que
présentait une grève de cet ordre pour la vie économique
du pays. La délégation de la Fédération
postale leur donna alors l'assurance qu'en aucune manière elle
ne seconderait des manifestations de nature à amener le retour
de parelis incidents.
M. Deletéte se rendit ensuite à la présidence
du Conseil, où il mit M.ainlevé au courant de la situation.
M. Chaumet rentre à Paris
Les conclusions que les employés ont déduites des travaux
de la commission de revision des traitements, nous dit-on au ministère,
sont pour ie moins prématurées. Cette commission n'a
pas encore déposé son rapport. Et c'est au gouvernemont
ensuite de décider.
En ce qui concerne la manifestation, en dehors de la cessation du
travail, aucun incident ne s'est produil. Tout le monde, maintenant,
a regagné son poste, l'on ajoute qu'on a le ferme espoir que
ce premier « avertissement » restera aussi le seul .
M. Chaumet, prévenu à Hendaye de ce mouvement inopiné,
a décidé de rentrer immédiatement à Paris.
il a convoqué, pour ce matin même, à son cabinet,
les chefs des services intéressés, en vue des décitions
à prendre.
Le ministre recevra, vraisemblablement, ensuite, la délégation
de la Fédération postale. La répercussion en Bourse
En Bourse, la grève avertissement des employés du télégraphe
et des téléphones a suscité des commentaires
défavorables. Les intérêts en cause étant
considérables, la moindre perturbation dans le marché
des affaires y apporte un trouble profond. Aujourd'hui, nous à
dit une personalité qualifée pour parler de la Bourse,
la grève des postiers et des téléphonistes, en
privant les agents de change de recevoir les dépêches
des clients leur transmettant leurs ordres, n'aura pas eu de très
grandes répercussions. Les affaires sont, en effet, en ce moment,
assez calmes. Mais la situation aurait été tout autre
et aurait présenté un caractère de gravité
si le mouvement s'était produit à un autre moment, en
juillet par exemple.
En ce qui concerne le marché des changes, la perturbation a
été assez marquée. Privée des renseignements
provenant d'autres places internationales, la Bourse de Paris, en
ce qui touche le cours de la livre et du dollar, a été
assez agitée et il en est résulté un moment une
hausse de 25 centimes. Cette tension n'a été que de
courte durée, il est vrai, et les cours ont fléchi en
fin de séance.
Mais cette privation de nouvelles aurait pu être plus préjudiciable.
Tel est le point de vue officiel.
Officieusement, les boursiers se disent gravement lésés
dans leurs interêts. Un mouvement semblable, disent ils, ne
peut se produire sans apporter, dans le monde des affaires, une perturbation
dont on ne saurait encore mesurer l'importance. Il importe qu'il ne
se renouvelle plus.
,
Une
fois que la Téléphoniste a pris votre Appel,
les cas suivants peuvent se produire :
1° L'abonné demandé répond ;
2° L'abonné demandé n'est pas libre ;
3° L'abonné demandé ne répond pas
;
4° L'abonné demandé n'est pas sonné
;
5° La communication est coupée accidentellement
;
6° On vous donne un faux numéro ;
7° On vous donne votre correspondant, mais il est en cours
de conversation avec un autre abonné ;
8° Vous êtes mis en communication avec deux abonnés
inconnus.
Table
de Renseignements pour les abonnés transférés
qui ont changé de numéro; abonnés nouveaux
qui ne figurent pas encore à l'annuaire ; abonnés
absents.
L'abonné
demandé ne répond pas
Il n'y a pas de signal de non réponse
pour les abonnés de Paris.
Si
au bout d'un laps de temps que vous devez apprécier suivant
les habitudes de votre correspondant,
Bébé
répond au téléphone
,vous
n'avez pas obtenu sa réponse, après a^oir entendu
le retour d'appel, comme il est dit dans le cas où l'abonné
répond, raccrochez sans insister davantage.
Le retour d'appel vous indique 1° que la communication
est bien établie,
2° que Dotre correspondant est bien sonné.
Si vous
n'entendez pas sonner votre correspondant
Si
vous n'entendez pas le retour d'appel, dont on vient de parler,
rappelez la téléphoniste en manoeuvrant lentement
le crochet j usqu'à ce qu'elle se présente et
dites-lui simplement :
On ne sonne pas mon numéro.
On ne sonne pas mon numéro
Peu après, vous devez entendre le retour d'appel.
Pour illustrer le travail de demoiselle du téléphone
sur un multiple à Bordeaux, j'aime relire dans "Les
demoiselles du téléphone" de M. Campana
le passage ou elle intégre les PTT en 1919 :
... J'entrai donc dans la grande armée des téléphonistes
au service d'une grande cause, le Progrès, vêtue d'une
blouse en guise d'uniforme, flanquée d'une surveillante en
guise de sous-officier.
Celle ci, fort aimable avec une débutante bien introduite,
m'installe quelques instants avant le début du service à
une place vide, devant une sorte de meuble indéfinissable composé
essentiellement de trous. Les standards de l'époque étaient
assez semblables, en beaucoup plus important, à ceux qui sont
installés aujourd'hui dans les hotels ou les entrprises. L'opératrice
s'asseyait à une table, le key-board -- l'invention de M. Graham
Bell, agé de cinquante ans à peine, se ressentait encore
de ses origines anglo-saxones -- ou étaient plantés
douze fichess disposées par paires et reliées chacune
à un fil. En angle avec le key-board se dressait à la
verticle, devant la préposée, un immense panneau qui
comprenait d'abord, dans le bas, une centaine de petites lampes correspondants
chacune à un trou, le jack, et un numéro, c'est à
dire à un abonné.
Sur ces rangées, me dit l'ancienne, vous avez "vos"
cent abonnés.
Suis je leur servante ou leur maîtresse ? Si je les "ai",
eux aussi, il m'"ont".
Au dessus des lampes des ces abonnés-départ, des rangées
et des rangées de trous, ou de jacks, comme un gigantesque
jeu de solitaire. Il y en a 6000, 8000 peut être, autant que
d'abonnés dans le central, et chacun correspond à un
numéro.
La surveillante a mis le casque -- les écouteurs reliés
à une lamelle de métal qui passe par dessus la coiffure
(soit le chignon qui date d'avant guerre et symbolise déjà
la vieille fille, soit les cheveux courts, pour celles qui "se
sont fait couper les ch'veux"). Elle a disposé devant
sa bouche une sorte de cornet :
-- Voyez la lampe qui s'allume ? Entre nous, je sais qu'il s'agit
de M.Piquemal, un marchand de vins du centre de la ville.
-- Je le connais, il habite en bas de chez moi !
-- Le prends une fiche sur le key-board, je l'enfonce dans le jack
correspondant à sa lampe et je suis en communication avec lui.
-- Mais ça clignote.
--Il s'impatiente, nous allons le calmer.
Elle a joint le geste à la parole, mais n'à enfoncé
la fiche qu'à la fin de ses explications.
L'abonné n'a pas l'air content :
-- Je ne peux pas vous passez la surveillante, lui dit-ell, c'est
moi.
Le marchand de vins prends aussitôt un ton plus concilliant.
-- Le 42.21 ? Tout de suite, ne quittez pas.
Elle tire la fiche appariée à la première, cherche
sur le grand panneau le 42.21. C'est loin et c'est haut. Moi, j'aurais
dû me lever. La surveillante trouve le numéro, enfonce
la deuxième fiche dans le jack ; "la communication est
établei", conclut-elle. Et moi, je deviens la demoiselle
du téléphone du marchand de vins qui m'avait fait faire
ma première expérience téléphonique, à
l'autre bout de la ligne.
-- Trois standardiste seulement peuvent utiliser le même panneau,
poursuit mon interlocutrice. Elles ne desservent donc que trois cents
abonnés-départ. Pour trois cents autres, il faut trois
autres ipératrices et un panneau identique, et ainsi de suite.
Ces panneaux sont multipliés autant que nécessaire,
c'est pourquoi on les appelles des multiples.
Nous sommes trois au coude à coude. Aux heures de pointe, nous
devons sans cesse nous lever, nous rasseoir, passer le bras l'une
par dessus la tête de l'autre et, quand le numéro à
trouver est trop éloigné, demander à la voisine:
"Tiens, donne moi le 66.59."
Le nombre des abonnés est en constante augmentation, on rajoute
des lignes, par conséquent des rangées de trous. Le
central de Bordeaux arrive à saturation, il est question de
le faire passer à l'automatique.
... Sommaire
Un peu
de poésie
Nous recevons de province les commandements de la demoiselle du téléphone
dont nos parisiennes pourront profiter :
Ces demoiselles du téléphone, A Sorel. L'illustré
National
A ton bureau tu te rendras
Tous les jours régulièrement.
En retard tu n'arriveras
Sous peine de signalement.
Le casque tu t'ajusteras,
Et cela très rapidement.
Aux abonnés tu répondras,
Et toujours très correctement.
Quand l'un d'eux s'impatientera
Garde-toi de faire de même.
S'il s'emporte, tu recevras
L'avalanche placidement.
Tes oreilles tu fermeras
S'il te parle trop galamment.
En tout cas, toi, tu ne pourras
Lui repondre amicalement.
De conversation tu n'auras
Que pour service simplement.
A tes collègues tu ne pourras
Adresser un mot seulement.
Tous les postes surveilleras
Avec grand soin également.
Le matériel respecteras
En manoeuvrant adroitement.
Conversation ne couperas
Que terminée complètement.
Pour cela besoin ne sera
D'écouter trop curieusement.
En ligne tu te porteras
A.p'rès trois minutes seulement.
La surveillante préviendras
Pour répondre à tous réclamants
Quinze jours de vacances prendras
Peut-être ou bien probablement,
En tous cas cela dépendra
Des absences, évidemment.
Malade point ne seras
Ou tant pis pour l'avancement.
De ces conseils t'inspireras
Pour faire ton devoir couramment.
Du zèle enfin tu montreras
Pour être au choix prochainement.
G.Serpette compositeur, en 1896 écrit une Opérette
en l'honneur de ses demoiselles.
A partir de 1909 l'administration des PTT est secouée
par les mouvements sociaux qui éclatent .
L'histoire sociale des PTT est non seulement remarquable par le nombre
et l'activité dee ses assoiations internes de prévoyance
et d'aide, mais aussi par la détermination de ses mouvements de
contestation qui ont été souvent des "premières"
dans la fonction publique.
Rendant l'état responsable du service publique et à ce titre
du secteur assurant la transmissions des informations de la vie économique
et sociale du pays, il interdit les organisations syndicales au sein des
administrations et donc des PTT.
En effet au droit syndical est attaché le droit de grève
et alors, ni les gouvernements ni d'alleurs l'opinion publique ne sont
favorables à une éventuelle grève de fonctionnaires.
Pourtant une première grève des Postes éclate à
Paris le 18 mai 1899 pour demander une augmentation de salaire.
Elles est durement réprimée par le sous-secrétaire
d'Etat aux Postes et Télégrapnes, Léon Mougeot. Plus
tard, dans un contexte de préparation de grève générale,
des facteurs parisiens se mettent en grève du 11 au 19 avril
1906, Louis Barthou, ministre des Travaux Publics, des Postes et des
Télégraphes sanctionne les leaders du mouvement.
Dans une sitution agitée, en mars 1907, le gouvernement
de Georges Clémenceau propose une loi autorisant le droit d'association
pour les fonctionnaires, mais sans y adjoindre le droit syndical.
Jusqu'alors les prmières grèves parisiennes ne semblent
avoir eu aucune répercussion dans le reste du pays. Mai à partir de 1909, les mouvements sociaux vont s'étendre
à tout le territoire national.
En mars 1909 le sous-secrétaire d'Etat aux Postes et Télégrapnes,
Jules Simyan, décrète un nouveau système d'avancement
qui restreint fortement les possibilités de promotion; or pour
certaines catégories de personnel, leurs seuls espoirs d'améliorer
leur situation restent l'avancement.
Cette mesure va déclencher la première grève généralisé
des PTT qui touche les télégraphistes, les agents des bureaux
de poste, les ambulants, les dames employées du télégraphe
et du téléphone et les ouvriers des lignes. Cette grève
va s'étendre aux grandes villes du pays touchant l'exploitation
des communications téléphoniques, interrompant le service
entre Paris et la province, par endroit la gendarmerie a été
mobilisée pour garder les voies férrées afin de prevenir
le sabotage éventuel des lignes. A Paris, les postiers qui avaient
été arrêtés à la suite des premiers
incidents à l'origine du mouvement sont libérés et
acclamés à leur sortie de prison. On vote la continuation
de la grève. Le personnel fémini se mobilise.
La situation restera très tendue au niveau national durant les
mois d'avril et mai.
Une petite
révolution en octobre 1912 :
Une directive de ladministration des PTT administration publique
qui perdurera pendant plus dun siècle impose alors
lutilisation du numéro de labonné, et les «demoiselles
du téléphone» doivent désormais accueillir
labonné par la formule: «Numéro sil vous
plaît ?»
Soit lappelant connaît le numéro de labonné
quil veut contacter et il est branché immédiatement,
soit il lignore. En ce cas, si la standardiste connaît le
numéro de tous les abonnés de son secteur, cas fréquent
à lépoque, elle ouvre la communication ou si elle
ne le connaît pas, elle transfère alors lappel sur
la table des renseigne-ments téléphoniques; ou sur celle
de la surveillante en cas de protestation.
Les abonnés desservis par une opératrice bénéficiaient
de services spéciaux comme le service des abonnés absents,
les télégrammes téléphonés, le service
de lheure, le dépôt de messages téléphonés,
la demande de communication avec préavis dappel (cest
alors le destinataire qui paie le prix de la communication).
Vu dans le "Bulletin mensuel / Association
des abonnés au téléphone" de 1913
Sensiblerie :
Les demoiselles du téléphone de Marseille excitent
la pitié. Qu'on en juge par cet extrait, d'un journal de
la région : « Elles déposent leur casque, les demoiselles du
téléphone, ce casque, qui n'a cessé de résonner
à leurs oreilles et de leur apporter scrupuleusement appels,
ordres, injures et menaces ... « Mais elles conservent le
bourdonnementdes conversations, le roulement des sonneries, le déclanchement
des fiches, et surtout la torpeur produite par le bandeau d'acier
qui vient de serrer leur front et qui, peu à peu, a coupé
leurs cheveux.
«Elles rentrent sans joie au foyer, où les attendent
les soins à donner aux enfants et à leur maison, à
moins qu'elles n'y trouvent, ce qui est pis, que froide solitude
ou abandon glacial.
«Et encore en province, elles ont une amie ou des gens qui
leur témoignent quelque bienveillance. Mais, à Paris...
Ah! que Paris est dur aux pauvres gens !
« Les demoiselles des téléphones sortent de
leur bureau. Sous la pluie, chacune part de son côté,
vite, sans parler et saute dans l'autobus, à moins qu'elle
ne s'engouffre dans le métro. Les mariées sont les
plus heureuses. Elles ont peut-être plus de soucis véritables,
mais elles ont quelquefois la bonne affection d'un brave homme et
souvent un consolant amour d'enfant.
« Les autres mangent au restaurant, si leur traitement le
leur permet, ou préparent de vagues nourritures dans leur
chambre meublée.
« Rentrent-elles, ne rentrent-elles pas dans ce nid banal
et hostile. Personne ne s'en inquiète. Sont-elles gaies,
pleurent-elles ? Personne n'en a cure. Sont-elles en bonne santé,
sont-elles malades ? Personne ne s'en soucie.
«Elles resteront peut être une journée entière
sans parler à qui que ce soit dans cette fournaise où
se démènent trois millions d'êtres humains.
»
Il ne faudrait pourtant pas exagérer. On a écrit des
pages, des volumes même sur cette question de la femme qui
travaille.
La téléphoniste n'est pas plus à plaindre que
l'ouvrière qui trime toute là journée chez
elle sans lever le nez, qui est obligée de courir les rues
pour porter son travail, attendre pendant des heures, essuyer des
rebuffades ou des refus, tout cela pour un salaire dérisoire;
ou l'ouvrière qui s'éreinte la santé et les
yeux dans un atelier mal éclairé et sans air avec
les veilles en hiver et les chômages en été
; toutes celles pour qui le salaire du jour est à peine suffisant
et qui ne savent pas de quoi sera fait le lendemain, le lendemain
sans travail.
Les téléphonistes sont des employées de l'Administration
qui touchent un salaire régulier, ont régulièrement
leur repos, leur jour de congé ou leurs vacances. Si elles
se tiennent bien, elles montent en grade presque automatiquement
et elles peuvent attendre les pieds au chaud leur retraite inévitable
et soyez en sûr elles n'ont pas plus de travail que d'autres.
Si le service de la téléphoniste paraît si dur
à ceux qui la voient travailler c'est parce qu'ils n'y sont
pas habitués, il y a d'excellentes téléphonistes
qui connaissent leur travail et qui ne se plaignent pas, il y a
aussi des mégères qui ne savent que réclamer
et qui mécontentent leurs abonnés.
C'est ici comme partout.
Plus loin dans la même revue on y lit :
Quiproquos Il est entendu que les demoiselles du téléphone
donnent parfois des tours de faveur à leur aimable client et
qu'il en résulte des indiscrétions.
Il peut résulter aussi des quiproquos qui, pour être
inattendus, sont quelquefois empreints d'un léger parfum de
moquerie.
Tout dernièrement, un gros marchand de bestiaux ayant fait
diriger un troupeau de veaux sur l'abattoir municipal, voulut téléphoner
à cet établissement. Distraite ou occupée à
arranger ses «chichis», la demoiselle du téléphone
se trompa et lui donna la communication avec l'Hôtel de Ville,
où le Conseil municipal tient séance.
On juge de la stupeur du président, lorsqu'il s'entendit demander
par une voix inconnue :
Est-ce que tous les veaux sont arrivés ?...
En 1913 un autre cas : Les indiscrétions téléphoniques suscitent
une nouvelle plainte . On se rappelle la plainte déposée
à l'administration des P. T. T. par M. David Bloch, courtier
à la Bourse de commerce. Elle était relative aux indiscrétions
commises, à son préjudice, par certaines employées
des téléphones qui, en outre, pour avantager des concurrents,
lui refusaient où lui retardaient les communications demandées.
Elle fut suivie de poursuites disciplinaires. L'enquête administrative
ayant établi qu'un concurrent de M. David-Bloch donnait des
cadeaux et de l'argent à certaines « demoiselles du téléphone
», le courtier a déposé, hier, une plainte en
corruption de fonctionnaires entre les mains de M. Roty, doyen des
juges d'instruction. M. le juge Drioux, chargé de l'instruire,
va entendre le plaignant.
Le mois suivant toujours dans la même revue :
Il serait dommage que nous ne comptions pas parmi nos amis du Téléphone
la gracieuse figure de Mlle X..., des P.T.T.
Mlle X..., des P.T.T., vit sagement avec sa mère et sa petite
soeur et nous l'avons surprise au moment où elle allait se
rendre à son bureau.
C'est donc chemin faisant que nous lui avons demandé ses
impressions. MlleX..., des P. T.T., fait depuis peu de temps partie
du personnel de l'Administration ; cependant sa petite jugeotte
de parisienne avertie lui a permis, en voyant bien des choses, de
les juger d'un mot précis et sans réplique.
« Voyez, Monsieur, nous dit-elle, on se représente
les demoiselles du Téléphone sous deux aspects bien
différents. Les uns croient que nous sommes une bande de
petites gamines occupées à bavarder toute la journée
et qui ne prêtent à leurs abonnés qu'une oreille
inattentive ; d'autres nous représentent sous les traits
de pauvres filles hâves, aux vêtements limés,
minées par la maladie.
Ce sont deux extrêmes qui n'existent pas. Il y a chez nous,
comme dans tous les milieux, des jeunes filles rieuses et des mères
de famille dont l'existence n'est pas drôle, et ce n'est ni
mieux ni pire, mais nous avons avant tout le respect de nous-mêmes
et de notre situation. Nous sommes des petites fonctionnaires, n'est-il
pas vrai.
« Et puis, je crois que nous aimons notre métier. Ainsi
mes abonnés sont tous mes amis. Je connais leurs voix et
leurs habitudes, je devine les numéros qu'ils vont me demander.
Ce n'est pas difficile une fois qu'on est au courant, c'est à
peu près chaque jour les mêmes appels. Il y en a qui
nous disent des petits mots gentils de temps en temps et qu'on tâche
de ne pas trop écouter; il y en â qui ont la voix sèche
et impérative, on les adoucit en faisant sa voix plus aimable
ou en leur rendant un petit service.
« La jalousie! Oh ! c'est partout la même chose. Dès
qu'il y a deux femmes dans un bureau elles se jalousent. Mais ce
qui nous envahit ce sont les provinciales et les filles de la campagne.
On se demande qui les a amenées et ce qu'elles viennent faire.
Elles ne sont pas au courant de la vie de Paris et elles ont un
accent impossible. Les abonnés ne les comprennent pas et
s'énervent; elles font répéter les numéros,
ce qui est agaçant pour tout le monde et cause Une perte
de temps. Il y a bien une école des téléphonistes,
mais je ne sais ce qu'elles y apprennent car elles arrivent au multiple
aussi empotées qu'avant et elles sont longues à se
dégrossir. Pourquoi ces provinciales ? N'y a t-il pas assez
déjeunes filles à Paris ou faut-il croire qu'il y
a des recommandations influentes ? Faut-il ajouter que lorsqu'elles
sont sur une ligne d'appel il n'y a plus moyen de les en faire sortir
?
« Ahl ces lignes d'appel entre 9 heures et 11 heures du matin,
il n'y a pas moyen de s'y entendre. Vous avez déjà
entendu la voix de votre téléphoniste qui s'époumonne
dans le vacarme à faire entendre le numéro que vous
avez demandé sans pouvoir rien obtenir, alors qu'en trois
secondes la communication devrait être établie.
« C'est cela que vous devriez obtenir dans votre Bulletin.
Les lignes d'appel devraient être multipliées et desservies
par des employées d'élite et être plus nombreuses.
Dans un bureau de 10.000 abonnés, il n'y a que 18 lignes
pour correspondre avec chacun des bureaux correspondants. Voulez-vous
un exemple ? Demandez à votre téléphoniste
qu'elle vous mette sur les lignes d'appel de la Villette, des Archives
ou de la Roquette, demandez-lui qu'elle laisse sa clé ouverte
pour demander votre conversation. Vous serez édifié.
Surtout, qu'elle ne se fasse pas prendre, sans cela, gare à
la surveillante.
« Les surveillantes et la table d'écoute, ça,
c'est le revers du métier. Qu'on nous surveille, très
bien ; mais qu'on le fasse en se cachant, et surtout que ces dames
délèguent leur rôle à nos voisines, cela
est exaspérant ! C'est introduire là délation
et la jalousie. La plupart des surveillantes sont nommées
à l'ancienneté et, par suite, sont celles qui se sont
fait remarquer par leur zèle intempestif et sont aigries
par le métier; aussi elles conservent leur caractère
mesquin et égoïste. Elles sautent sur la moindre peccadille
pour en faire une énormité et laissent passer les
fautes de celles qui savent bien se faire venir d'elles.
« Le choix des surveillantes devrait être, le résultat
d'un concours pour permettre aux jeunes, aux intelligentes qui ont-
peut-être mauvaise tête mais bon coeur et qui connaissent
leur métier, de gagner rapidement leurs galons.
« Il faudrait que nos abonnés sachent que les téléphonistes
remplissent leur devoir avec plus de zèle et de dévouement
qu'ils ne le croient généralement, et s'ils voulaient
s'Unir tous à l'oeuvre que vous avez créée
et développée, ce ne serait pas long d'obtenir un
service téléphonique parfait. »
Quelques mois plus tard, suite de ses commentaires
de Un Abonné du Nord à Mademoiselle X..., Amie du
Téléphone
Mademoiselle,
Vous voulez bien ou du moins vous avez bien
voulu vous plaindre de l'encombrement des services téléphoniques
à Paris par une multitude de provinciales dont les abonnés,
dites vous, ne comprennent qu'à peine, et après répétions,
le langage effarouchant. Laissez-moi vous dire que vous n'êtes
point seule à vous plaindre de ces ennuis que le protectionnisme
procure en envoyant à Paris des provinciales qui n'ont pas
votre très gracieux babil. Vous nous obligeriez beaucoup,
si vous pouviez faire comprendre à ces Messieurs les amis
du Téléphone que rien n'est plus bizarre que l'encombrement
de bureaux de nos départements du Nord et du Pas-de-Calais
par les très gracieuses demoiselles du Midi.
On nous fait répéter parce que
nous ne disons pas quatré-vingtttt, soixanté-quatorzzze,
etc. Faites faire une enquête, vous saurez combien sont nombreuses,
dans le Nord surtout, les demoiselles du Midi. Que chacun soit fonctionnaire
chez soi, cela vaudrait mieux. Et pendant que le Midi nous inonde,
les pauvres petites de chez nous se meurent à l'usine ou
à l'atelier parce qu'elles ont été refusées
à l'examen technique ou médical d'une façon
peut-être injuste ; mais, que diable, il n'y a pas place pour
tout , le monde. Vous m'avouerez toutefois qu'il est pénible
de voir pleurer de pauvres jeunes filles, injustement refusées
à un examen, quand ces jeunes filles sont de chez vous et
que ces injustices sont faites à l'avantage de charmantes
personnes certainement, mais dont le langage ne nous convient pas
du tout.
Veuillez, s'il vous plaît, Mademoiselle,
croire à mon entier dévouement, non seulement au perfectionnement
du service, mais aussi au respect à faire rendre par tous
à vous, nos collaboratrices. Pour ma part, je téléphone
depuis huit heures du matin jusqu'à huit du soir et n'ai
jamais voulu me plaindre d'une de vous, et je m'en suis toujours
très bien trouvé.
Lu Aussi
POURQUOI EST-CE TOUJOURS DE LA FAUTE DES DEMOISELLES ? En France, quand vous demandez à
un chef de bureau combien les téléphonistes ont d'abonnés,
il vous répond : « Monsieur, chaque opératrice
dessert 90 abonnés.» Si vous entriez dans un bureau
organisé comme il devrait l'être, le chef de bureau
vous répondrait: « Ma foi, Monsieur, je n'en sais rien
du tout. » C'est le second qui a raison.
Dans nos bureaux, on rattache environ une
centaine d'abonnés à une position d'opératrice
et l'on répartit les grands causeurs, ceux qui ont tout le
temps le nez dans leur cornet, avec les dilettantes, ceux qui téléphonent
une fois par mois : ceci de façon à ce que chaque
opératrice ait à peu près la même quantité
de communications à établir. Mais supposez, ce qui
se produit tous les jours, qu'il arrive un nouvel abonné
; comment jugera-t-on à sa bobine, je veux dire au cornet
de son appareil, qu'il se servira 2 fois ou 3oo fois par jour de
son appareil ? A quelle table va-t-on le mettre? Pour le savoir,
on l'essaie et on ne le classe définitivement qu'au bout
d'un certain temps. Mais supposez encore qu'une dizaine d'abonnés
d'une même position se trouvent tout d'un coup devenir d'insupportables
bavards, cela se voit. Voilà une pauvre jeune fille qui ne
sait plus où donner de la tête, jusqu'à ce qu'on
l'ait débarrassée de quelques-uns de ces importuns.
Dérangements, changements, modifications, mauvais services.
Maintenant, supposons qu'à l'entrée
du bureau se trouve une petite jeune fille intelligente et débrouillarde
qui reçoive toutes les communications des abonnés
de ce bureau et qui les envoie à tour de rôle à
ses collègues pour que celles-ci y répondent. Que
se passe-t-il ? C'est que quand une opératrice sera occupée,
sa plus proche voisine recevra l'appel et ainsi de suite. Résultat
: chaque opératrice fournira exactemen tla même somme
de travail, personne n'attendra puisqu'il y aura toujours une opératrice
libre au bout du fil et les communications se répartiront
automatiquement sur tout le personnel. Automatiquement, voilà
bien le mot, car la petite jeune fille existe, c'est même
une machine et tous les gens qui s'y connaissent appellent cela
un sélecteur. Grâce à cet appareil, toutes les
demandes qui arrivent au bureau sont sélectées et
envoyées automatiquement à tour de rôle sur
la prochaine opératrice libre.
Mais alors pourquoi ne pas installer ce petit
appareil si pratique dans tous les bureaux ? Ahl voilà.....
.
Figurez-vous que cet appareil a un inconvénient.
En effet, si les demandes sont réparties sur
toutes les opératrices, lorsqu'un abonné se plaint,
comment voulez-vous qu'on sache à qui incombe la faute ?
Avec le système actuel c'est parfait. Tel abonné se
plaint-il ? Vite on cherche à quel groupe il appartient,
l'heure de la plainte indique immédiatement l'opératrice
de service, et voilà une petite demoiselle qui ne va pas
y couper : réprimande, pointage et quinze jours à
la table d'écoute. Et l'on répond à l'abonné
: « Monsieur, après la minutieuse enquête à
laquelle nous nous sommes livrés, nous avons sévi,
etc. »
Mais quand vous avez à faire à
un commerçant qui vous a livré une marchandise défectueuse,
s'il vous disait : « Je vais faire une enquête »,
et s'il vous écrivait ensuite : Monsieur, j'ai trouvé,
c'est un ouvrier qui s'est trompé, mais soyez sans crainte,
je l'ai réprimandé, il ne recommencera plus »,
vous lui répondriez : « Je m'en fiche pas mal de ce
que font vos ouvriers, c'est vous qui dirigez votre maison et c'est
vous qui êtes responsable, et c'est à vous que j'ai
à faire. Reprenez votre camelote ou indemnisez-moi. »
Mais l'Administration n'est pas un commerçant,
ne l'oublions pas. Elle ne peut pas endosser de responsabilités.
Quand un client grogne, le patron-Administration; qui devrait gagner
des millions, va dénicher une pauvre petite employée
qui gagne ses pauvres 1.5oo francs à la sueur de son larynx
et tombe dessus à bras raccourcis : « ce pelé,
ce galeux d'où nous vient tout le mal !»
Il faut bien cependant que l'Administration
endosse les responsabilités de temps en temps. Pourquoi n'installe-t-on
pas des sélecteurs ? Moi, je vois très bien un meeting
de demoiselles du téléphone où celles-ci, casquées
du récepteur, brandiraient leurs fiches et leurs tabourets
en criant sur l'air des lampions : « Sélecteur! Sélecteur
! Sélecteur !»
En février 1914, de nouvelles
manifestations se déclencheront à Paris.
Puis la guerre éclatta. Vu dans le Petit Parisien du 14 mars 1918 : LA BELLE
ATTITUDEDES DEMOISELLES DU TÉLÉPHONE
L'opinion est unanime les demoiselles
du téléphone dont on médisait tant, parfois,
aux temps de la paix ont eu une belle et courageuse attitude durant
les raids.
Esclaves du devoir, fidèles à leur poste, elles ont
continué leur service, tandis que, sur de frêles toitures
ou de simples verrières même, tournaient et grondaient
les moteurs semeurs de mort et de deuils. Et elles ont d'autant plus
de mérite encore à cela que, en cas d'alerte, comme
« aux lendemain de gothas » elles ont fort à faire.
Outre les communications d'ordre officiel, de défense nationale,
celles qui ont rapport aux mesures d'avertissement, de police ou de
sauvegarde, elles ont à faire face au flot de demandes émanant
de parents inquiets, impatients de se rassurer les uns les autres,
quand elles n'ont pas à répondre elles-mêmes aux
demandes de renseignements des clients, avides de nouvelles précises.
De plus, si le nombre des appels augmente. celui des téléphonistes
est restreint, au contraire, dans le même temps car, au moment
des alertes si celles-ci se produisent, comme c'est le cas général,
après 9 heures du soir il n'y a plus en service que huit à
dix employées par bureau au Central de Gutenberg, on en compte
vingt huit. Et pourtant, chacun s'est plu à reconnaître
que nos courageuses demoiselles, pour qui le casque professionnel
devient ainsi une façon de casque de guerre, lui aussi, sous
le danger, n'ont montré ni trouble ni affolement. Ces et demoiselles
sont d'ailleurs, pour beaucoup de braves mères de famille.
Se représente-t-on la force de caractère qu'il leur
faut pour rester ainsi fermement à leur devoir, dans l'inquiétude
méme où elles sont sur le sort des leurs, des petits
êtres chéris qui sont loin d'elles ? .
On a réclamé,pour ces vaillantes, une récompense
officielle. Ce n'est que justice. En Angleterre, sur l'intervention
de la reine Mary elle-même, une sorte de médaille militaire
a été décernée aux plus méritantes,
comme à des soldats du front.
Pour les cent cinquante téléphonistes qui assurent les
échanges téléphoniques de la grande ville, sous
le feu de l'ennemi, nous demandons une citation, un bout de ruban,
au moins une gratification, quelque chose enfin pour célébrer
leur mérite et couronner leur dévouement.
Les tables de réclamations du
réseau téléphonique de Paris et le service central
des réclamations (1922-1935)
Au début des années
1920, des « tables de réclamations » sont installées
dans les bureaux centraux du réseau téléphonique
de Paris.
Ces meubles téléphoniques, qui se distinguent des «
multiples » sur lesquels travaillent les téléphonistes
employées à la commutation, sont les supports de travail
des services dédiés à la réception des «
réclamations » et des « plaintes » des abonnés.
Progressivement, un petit corps dopératrices se détache
de celui des opératrices classiques pour venir travailler sur les
« tables ».
Un ratio proposé dans un article de 1922 pose quune table
de réclamations doit disposer de quatre positions dopératrices
par « multiple » de 10 000 abonnés.
Cette même année, le réseau téléphonique
de Paris compte environ 120 000 lignes.
En partant du principe que ce ratio fut réalisé en pratique,
on peut estimer quune cinquantaine de postes étaient alors
consacrés à cette tâche.
Genèse dun « service des réclamations »
: une économie de la parole
La création dun tel service est dabord
liée à une volonté des ingénieurs du réseau
daméliorer la « rapidité du téléphone
», cest-à-dire, dans un système reposant presque
entièrement sur la commutation manuelle, daugmenter le rendement
des opératrices de commutation.
La réclamation relève, dans lespace des pratiques
de commutation, de ces « paroles inutiles » (Rougier,
1927) qui, échangées au cours des manuvres,
ralentissent considérablement la production.
Les ingénieurs considèrent quelle nuit à la
productivité des demoiselles du téléphone de façon
directe, lorsque lune delles sengage dans une conversation
avec un réclamant, et indirecte, lorsque leur surveillante, occupée
à traiter une réclamation, ne peut plus les surveiller.
En 1920, il convient donc déloigner la réclamation
des travailleuses.
En la matière, le service des tables répond,
dans une période d« anarchie téléphonique
» marquée par le mécontentement permanent des abonnés,
« à de réels besoins » : sa mise en fonctionnement
permet de « débarrasser » les téléphonistes
et les surveillantes, particulièrement sollicitées par les
réclamants, « de ces travaux qui souvent les empêchaient
de se consacrer à leur tâche normale ». Ainsi, à
partir de 1922, les consignes sont claires : « dans aucun cas la
téléphoniste du multiple ne doit engager une conversation
avec un abonné réclamant » ; elle doit simplement
« passer labonné » au « service des réclamations
». De la même manière, « si un réclamant
demande la surveillante, lopératrice passe doffice
et sans mot dire la table des réclamations ».
Lespace de traitement ouvert par les tables
est initialement pensé à laune du même type
gestionnaire que lespace de commutation (Bidet, 2005).
Il nen est dailleurs pas isolé : il joue pour lui le
rôle de déversoir. Soucieux d« économiser
» lopératrice des tables autant que lopératrice
de commutation quelle débarrasse, on y proscrit :
«tout échange de paroles qui nest
pas strictement nécessaire à lexécution du
service , qui ralentit non seulement la communication en cours, mais encore
les suivantes, et qui expose par suite lopératrice à
de nouvelles plaintes et finalement accroît sa fatigue et par répercussion
celle de toutes ses collègues » (« Le
service des réclamations et le rôle des surveillantes »,
Revue des Téléphones, Télégraphes et TSF n°70,
1929, p. 360).
Ce silence nest pas uniquement économique.
Il a aussi pour fonction de laisser planer le doute sur le statut du chargé
de traitement afin de le construire comme « autorité ».
Cest la raison pour laquelle, lorsque le réclamant «
demande la surveillante », lopératrice passe «
doffice et sans mot dire » le service des tables. Cest
également pour cette raison que « la table des réclamations
ne doit pas sannoncer à labonné » mais
répondre « seulement par les mots jécoute
»
La procédure se résume donc à
un travail denregistrement où les rares échanges doivent
rester productifs : « [lopératrice des tables] demande
à labonné son numéro dappel et linvite
à présenter sa réclamation. Elle note sur son registre
(avec lheure de la communication, le numéro du groupe de
départ et le numéro dappel de labonné)
tous les faits qui sont portés à sa connaissance ».
Cette économie des échanges discursifs est aussi contrainte
par une interdiction de dévoiler les secrets de fonctionnement
du service. Madeleine Campana, opératrice de 1921 à 1934, illustre
ce point en racontant, dans ses mémoires, quun jour de dératisation
où le central de Gutenberg avait dû être partiellement
évacué, elle sétait retrouvée dans «
limpossibilité de dire à [ses] chers abonnés
quen plein xxe siècle, le temple du progrès [avait]
subi une moyenâgeuse invasion de rongeurs » (Campana et Jaubert,
1976, p. 134).
Ces consignes eurent pour effet principal de priver les opératrices
de ressources argumentatives dans leur relation à un réclamant
qui persistera à les tenir, à des degrés divers,
pour responsables des dysfonctionnements du téléphone.
Le confinement dune part des échanges avec
la clientèle contribue à dessiner les contours dun
nouvel objet pour le gestionnaire.
Mais à ce stade, si lopératrice des tables est utile,
la réclamation ne lest pas encore. Sa gestion simpose
comme celle dune externalité négative, dun résidu
douvrage indésirable revenant sans cesse sur le métier.
Le seul travail utile est celui de son évacuation. Cette «
négativité » se poursuit jusque sur le plan comptable,
où le service des tables, intrinsèquement déficitaire,
apparaît dabord comme un mal nécessaire : il sagit
de contenir une part indésirable des échanges avec des abonnés
du début du siècle élevés « dans lhorreur
du téléphone » (Londres, 1930, p. 53),
en espérant que les coûts générés par
le fonctionnement des « tables » soit compensé par
une hausse de la productivité des opératrices des «
multiples ». Néanmoins, un premier usage gestionnaire de
la réclamation va progressivement apparaître au cours de
cette période. Pour des raisons techniques et morales, liées
à la disqualification dont sont frappés les contacts avec
les abonnés, celui-ci va dabord moins se jouer sur une scène
externe, celle des rapports avec le réclamant, que sur une scène
interne, celle de lorganisation, à travers les pratiques
d« enquête ».
Le tribunal du service : la réclamation comme faute
Comme le remarque un ingénieur du début
du siècle, les tables de réclamations permettent «
de pouvoir rechercher immédiatement, si elles existent, les responsabilités
engagées, les fautes et les erreurs commises » susceptibles
dêtre signalées par les réclamations.
Il ne sagit pas de prendre la réclamation pour argent comptant
mais, au cours dune procédure de confrontation des éléments
dénoncés par la réclamation aux éléments
produits par lorganisation (cahier dincident, avis de la surveillante,
etc.), déprouver lhypothèse dune «
faute de service ». La description de lactivité emprunte
alors au lexique juridique : le service des réclamations «
ouvre une enquête », « instruit les réclamations
», rédige « des procès-verbaux » sur la
base de « pièces probantes »
enjeu de cette enquête est à la fois marchand et professionnel
; elle fait autorité sur le marché et dans lorganisation
: il sagit deffectuer « la relève des dérangements
»19, de « statuer en pleine connaissance de cause sur une
demande de remboursement ou de dégrèvement », de «
fournir au public les explications quil y a lieu de lui donner »
mais aussi « de préciser la part des responsabilités
encourues, dapprécier la valeur professionnelle des agents
fautifs, dappliquer des peines disciplinaires justement proportionnées
à la gravité des fautes commises et le cas échéant
de prescrire au service les mesures dont lenquête a montré
lutilité »20. Réparer, dédommager, expliquer,
punir, prescrire : les différentes tâches élémentaires
de traitement sont ainsi posées dès les années 1920.
Elles désignent autant de relations sociales, entre professionnels
ou entre professionnels et clients, susceptibles dêtre produites
dans le cadre du traitement des réclamations.
Néanmoins, à cette époque,
les questions de réparation, dexplication, de prescription
et de dédommagement, quoique présentes, sont assez largement
laissées au second plan au profit du thème de la punition.
Derrière la réclamation, les organisateurs des années
1920 voient moins la panne ou le préjudice que la faute. Ils développent
dailleurs une étiologie de la réclamation centrée
sur les erreurs humaines.
Une brochure de 1928 destinée aux receveurs des postes décline
ainsi les différents motifs de réclamation :
« Ces réclamations concernent le plus
souvent un retard à répondre aux appels, une fausse manuvre
ou une erreur (coupure intempestive dune communication, faux numéro,
etc.), une attitude impatiente ou incorrecte de lopératrice
»
(« Réponses aux réclamations. Notice
à lusage des receveurs », Secrétariat général
des Postes, Télégraphes et Téléphones, Ministère
du commerce et de lindustrie, 1928.).
Les fautes peuvent être le fait de labonné
ou de lopératrice, mais aucun motif ne met en cause les instruments,
en dépit des errements techniques du téléphone de
lentre-deux-guerres.
Cette conception détermine en grande partie lactivation
différentielle des tâches dans les pratiques de traitement.
Le dédommagement par exemple, rarissime parce que rendu très
difficile par un ensemble de dispositions légales, est conditionné
par la preuve dune « faute de service ».
Les formes que prennent les explications faites au client et les prescriptions
formulées à lendroit des collectifs de travail sont
aussi dépendantes de la présence ou de labsence dune
faute qui fonde la légitimité de la réclamation.
Cette conception semble impliquer, aux yeux des organisateurs,
un usage essentiellement disciplinaire des réclamations. En cas
de présomption de faute, les opératrices des tables saisissent
le contrôleur du bureau central qui, sur la base du dossier, est
habilité à sanctionner lune de ses subordonnées.
Ce mode de traitement est dailleurs largement cohérent avec
les principes de mise au travail promus dans la documentation des années
1920, visibles en creux dans lénoncé des qualités
attendues dune opératrice, de « la crainte du chef
» à « lorgueil du travail ».
La punition, qui alimente la « crainte » et qui pique «
lorgueil », est une méthode de plus pour resserrer
le contrôle sur le geste de commutation, horizon de toutes les pratiques
dorganisation dalors.
La fécondation de la réclamation par
les pratiques denquête va prendre de limportance tout
au long des années 1920, mais cest au milieu des années
1930 que ces principes gestionnaires vont connaître une application
spectaculaire. Le 12 décembre 1934, Georges Mandel, alors fraîchement
nommé ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones
(PTT), crée le Service Central des Réclamations (SCR), rue
de Grenelle, afin de pallier les incapacités des services de réclamations
décentralisés quil juge inefficaces parce que «
juges et parties ».
Le SCR est indépendant des unités de production mais rattaché
au ministère. Il a pour but de centraliser le traitement des réclamations
écrites, mais aussi de produire des enquêtes et des sanctions
et den publiciser les résultats. Le SCR constitue, selon
les propos du directeur de cabinet du ministre, Georges Wormser, «
une chose tout à fait nouvelle ». Elle est dirigée
par un inspecteur général des postes, un certain M. Girodet,
que G. Wormser présente comme un « homme extrêmement
énergique, connaissant tout à fond » et qui avait
« pour mission de régler tout dans les quarante-huit heures,
au maximum dans les trois jours ». G. Wormser décrit ainsi
le fonctionnement du service :
« [Girodet] recevait disons 120 ou 125 lettres
par jour, il les triait et en sortait peut-être 15 ou 20 quil
mapportait et que jétudiais moi-même. Sur ces
15 ou 20, jen portais peut-être 2 ou 3 à la connaissance
de Mandel. Tout ceci a fonctionné fort utilement » (Wormser,
1975, p. 90).
En effet. Au cours de sa première semaine
de fonctionnement, entre le 14 et le 21 décembre 1934, le SCR reçoit
701 réclamations dont 235 incombent au service téléphonique.
La Revue des Téléphones, Télégraphes et TSF
commente :
« Tel a été le nombre de plaintes
dont ce service a été saisi quil a fallu immédiatement
augmenter leffectif des agents qui y avaient été tout
dabord affectés » (« Lactivité
du service des réclamations aux PTT », Revue des Téléphones,
Télégraphes et TSF n°132, 1935, p. 76).
Entre le 1er et le 15 janvier 1935, rapporte LExpress
du Midi, « 1240 plaintes ont été reçues »,
dont 346 pour le service téléphonique.
Ainsi, toutes les semaines, un rapport dactivité du SCR est
transmis à la presse. On y fait mention du nombre de réclamations
reçues, des services concernés mais aussi des sanctions
auxquelles les enquêtes ont donné lieu. Cette mise en scène
de la punition professionnelle, composante déjà présente
dans les courriers de réponse aux réclamations des receveurs26,
connaît ainsi une publicité nationale :
« Un grand nombre de ces réclamations
étant justifiées, M. Mandel a dû prendre 105 sanctions
allant jusquà lexclusion temporaire » (LExpress
du Midi, édition de Toulouse, dimanche 20 janvier 1935).
« Est-il besoin dajouter que non seulement
il a été fait droit aux plaintes, malheureusement trop nombreuses
encore, qui ont paru justifiées, mais que des sanctions ont été
prises chaque fois quil y a eu lieu » («
Lactivité du service des réclamations aux PTT »,
op. cit., p. 76.).
À mesure que le SCR se fait connaître,
les réclamations affluent. La première quinzaine davril
1935 par exemple, 1699 réclamations sont traitées et donnent
lieu à 202 sanctions, allant de la recommandation à lexclusion
définitive. Le service est néanmoins dissous après
le départ du ministre.
Le SCR de Mandel constitue une expérience
limite au service dintérêts politiques. Mais il développe
sous une forme très aboutie une logique gestionnaire qui était
déjà en gestation au service des « tables »
du réseau de Paris et permet de lobserver comme sous leffet
dun miroir grossissant. La réclamation y est entendue comme
une plainte, au sens juridique, à laquelle il convient de «
faire droit » et qui est susceptible dentraîner une
punition. Elle dénonce une faute professionnelle potentielle dont
il convient de juger le fondement en ayant préalablement recueilli
des informations au cours dune enquête. Sous ce régime,
la forme adéquate de circulation de la réclamation est le
« procès-verbal ». Une fois sa réclamation formulée,
le réclamant est largement mis à lécart de
la procédure qui reste de manière exclusive aux mains des
professionnels constitués en « juges » dirigeant leur
action vers leurs subordonnés constitués en « fautifs
» dans le cadre de la procédure disciplinaire.
Les réclamations dans le « rattrapage téléphonique
» (1974-1985)
Les documents couvrant les années 1940, 1950 et
1960 témoignent dune certaine atonie en matière dencadrement
du travail de traitement des réclamations. Dune façon
générale, les trente années qui suivent la Seconde
Guerre mondiale ne sont en rien « glorieuses » pour les services
du téléphone. Elles constituent une période de stagnation.
Lautomatisation de la commutation, en marche depuis les années
1920, est lente et prend du retard. Le nombre dabonnés se
stabilise à un faible niveau. Les instructions relatives aux réclamations
dans les PTT restent inchangées dans leurs différentes moutures
en termes dattribution des tâches, quant aux rôles du
receveur des postes en province, de la téléphoniste, de
la surveillante, etc.
Ces trente ans sont aussi marqués par une stagnation technique.
Un rapport dun ingénieur en chef nous apprend que si «
des équipements sans fiches ni jacks ont été conçus
en 1967, leur exploitation présente une certaine complexité,
leurs pupitres [étant] pourvus dune soixantaine de touches
». En conséquence, jusquà la moitié des
années 1970 au moins, la « réponse aux réclamations
» est toujours « assurée, dans les anciens centres,
par des meubles manuels avec fiches et jacks »
A u cours de la période, leffort de
traitement des réclamations sest néanmoins dispersé
à mesure que se dispersait lorganisation du service téléphonique
lui-même, distinguant plus fermement ses activités «
urbaines », « interurbaines » et « internationales
». À partir des années 1970, le développement
avancé de la commutation automatique permet de repenser lorganisation
de la production à nouveaux frais, en délaissant ces catégories
héritées de lancien mode de commutation. Cest
seulement à cette époque, alors que lautonomie des
directions des services postaux et des services des télécommunications
saffirme, que se déploie un important processus de modernisation
et dextension du réseau, le « rattrapage téléphonique
», qui entraîne de profondes mutations du travail et de lorganisation.
Pour satisfaire aux impératifs productivistes du « delta
LP », le service est réorganisé selon une distinction
entre les métiers « techniques », chargés de
développer le réseau et den assurer la maintenance,
réunis en « centres principaux dexploitation »,
et les métiers « commerciaux » chargés, au sein
« dagences commerciales », de gérer le suivi
des relations contractuelles avec des abonnés toujours plus nombreux.
Cette partition laisse les réclamations orphelines et, au cours
de lannée 1976, alors que leur nombre saccroît
sous leffet de laugmentation du nombre de lignes, elles refont
parler delles.
Pendant la première guerre mondiale, lorsque les Américains
rejoingent les forces alliés pour combattre l'empire Allemand,
est crée un groupe d'opératrices téléphoniques
américaines les Hello Girls .
Hello Girls
Texte wikipedia, proposé par Annick Amar, journaliste
pour le 18ème du mois
Un groupe de Hello Girls à Chaumont (France),
durant la Première Guerre mondiale.
Les Hello Girls sont les opératrices téléphoniques
américaines de la Première Guerre mondiale, officiellement
connues comme la Signal Corps Female Telephone Operators Unit, fondée
en 1917. Souvent anciennes standardistes ou employées d'entreprise
de télécommunication, elles ont principalement été
choisies pour leur bilinguisme français-anglais afin de faciliter
les communications militaires sur le front en Europe. Bien que soumises
aux mêmes obligations militaires que les soldats hommes engagés
dans l'armée américaine, elles n'obtiennent le statut
de vétéran qu'à la fin des années 1970.
Origine du terme
Le terme d'Hello Girl est antérieur à la Première
Guerre mondiale. Il désigne tout d'abord les femmes opératrices
téléphoniques aux États-Unis.
La première mention qui en est faite figure dans le récit
de Mark Twain A Connecticut Yankee in King Arthur's court écrit
en 1889.
Contexte et création
À partir de son arrivée en France en 1917, l'American
Expeditionary Force (AEF) fait face à des problèmes
de communication importants en matière d'installations et
de barrière linguistique. Le réseau téléphonique
français est en effet dévasté, ce qui amène
l'armée américaine à établir son propre
réseau de communication. Elle embauche pour cela des opératrices
téléphoniques françaises, qui s'avèrent
cependant limitées dans leur compréhension des instructions
en anglais et moins efficaces que les opératrices téléphoniques
américaines, ce qui oblige à se tourner vers des opératrices
américaines.
Le général John J. Pershing lance donc un appel, publié
dans les journaux américains et intitulé Emergency
Appeal, invitant toutes les femmes standardistes à s'engager
dans l'armée. Il est persuadé que les femmes ont davantage
de patience et de persévérance pour les tâches
pénibles et précises, et que les hommes ont plus de
difficulté à manier le matériel dédié
aux opérations téléphoniques.
Pershing choisit Chaumont en raison de lexistence dune
immense caserne pouvant accueillir lensemble de lEtat-Major
du grand quartier général, la caserne Damrémont
. Mélange de cultures et de religions, choc de la langue,
la présence américaine à Chaumont est un réel
bouleversement pour la population locale. L'attraction américaine
nengendre aucune espèce dhostilité ou
de xénophobie. Au contraire, les Chaumontais sont bien conscients
de laide apportée par les troupes américaines
pour vaincre lennemi allemand.
Recrutement
Dans la presse, les premières recrues féminines de
lU.S. Army sont comparées à Jeanne dArc
: elles nont pas peur daller se battre et veulent sauver
la France. Les affiches de propagande les peignent sous les traits
de la Statue de la Liberté, un combiné téléphonique
à la place de la Déclaration dIndépendance.
Après un mois dentraînement, le premier contingent
de téléphonistes quitte le port dHoboken dans
le New Jersey le 2 mars 1918.
Sept mille doughboys les accompagnent à bord du Celtic, un
paquebot britannique converti en transport de troupes.
Le navire fait escale à Halifax, au Canada, avant de mettre
le cap à louest vers Southampton puis Le Havre.
Remise de décorations militaires le 8 juillet 1919, à
des opératrices de la Signal Corps Female Telephone Operators
Unit de l'US Army, dites les " Hello Girls ".
Plus de 7 600 femmes se portent candidates jusqu'au printemps 1918
auprès de la United States Army Signal Corps et environ 500
sont retenues.
Parmi elles, 223 femmes sont envoyées en Europe entre mars
et octobre 1918, les autres faisant office de réserve.
Parmi les critères de sélection, les opératrices
candidates doivent être bilingues anglais-français,
avoir une bonne condition physique, et pour la plupart, avoir au
moins 25 ans même si certaines femmes engagées sont
plus jeunes. Elles doivent passer des tests psychologiques, destinés
à vérifier qu'elles sont capables de supporter la
pression tout en réalisant leur travail rapidement, et font
chacune l'objet d'une enquête de la part des services secrets
américains. Elles sont également soumises à
un examen de français difficile qui détermine si elles
sont retenues ou éliminées.
Parmi leurs obligations, figurent les mêmes que celles appliquées
aux hommes : elles doivent notamment prêter serment et respecter
le protocole militaire, et peuvent être traduites en cour
martiale.
Profil des recrues
La plupart des Hello Girls sont des femmes blanches, plutôt
éduquées pour cette époque et d'origine urbaine,
majoritairement originaires des États-Unis.
Parmi 330 opératrices dont le lieu de naissance est connu,
la majorité (57 % soit 214 femmes) sont nées aux États-Unis.
Parmi les autres, 60 sont nées en France, 24 au Canada, 9
en Belgique, 3 en Suisse, 2 en Italie, 2 en Suède et figurent
également une femme née au Danemark, une née
en Allemagne, une née en Roumanie, une en Russie, une en
Écosse et une en Turquie10. Six femmes afro-américaines
figurent aussi parmi ces recrues. Parmi 373 Hello Girls dont l'origine
géographique est connue, une majorité vient des États-Unis
(360), mais sont également dénombrées treize
standardistes originaires du Canada. Certaines sont issues de la
même famille, comme c'est le cas d'au moins trente femmes
ayant une sur s'étant engagée en même
temps, ou sont d'anciennes collègues de travail.
La plupart des Hello Girls, soit 324 de 377 opératrices,
se démarquent soit par leur capacité à parler
le français, soit par leur maîtrise du standard téléphonique,
soit par leur maîtrise des deux en même temps. Cependant,
seules 85 d'entre elles sont à la fois des standardistes
expérimentées et bilingues. Certaines Hello Girls
sont ou ont été standardistes de métier, mais
parmi les 160 opératrices professionnelles, moins de quatre-vingt
parlent le français. Devant le manque de standardistes parlant
assez bien français pour la tâche, l'AEF recrute au
moins 169 femmes parlant couramment français et les soumet
à une formation d'opératrices.
Parmi les professions occupées par ces recrues, on retrouve
principalement les métiers de standardiste téléphonique
(116 femmes sur 303 femmes dont la profession est identifiée),
de professeur (53 femmes) dont un certain nombre de professeures
de français, de personnel clérical (34 femmes), ce
qui correspond aux professions les plus occupées par des
femmes à cette époque.
Motivations
La première motivation de ces femmes est d'ordre patriotique,
mais se retrouvent aussi le souhait de voyager et l'envie d'aventure.
Formation
Les Hello Girls sont formées à New York, Chicago,
San Francisco, Philadelphie et Atlantic City. Les recrues parlant
suffisamment bien le français mais n'ayant pas de connaissance
en standard téléphonique suivent une formation dédiée.
Services
La Chef opératrice Grace Banker recevant la Distinguished
Service Medal.
Après leur formation, les premières opératrices
arrivent en Europe en 1918 et sont dirigées par la chef opératrice
Grace Banker (en).
Les membres de cette unité réalisent les connexions
des appels des American Expeditionary Force à Paris, Chaumont
et soixante-quinze autres endroits français comme britanniques.
Certaines sont stationnées très près des zones
de conflit, à moins de quinze miles du front vers la fin
de la guerre, et travaillent équipées de masques à
gaz.
Contrairement aux autres postes occupés dans l'AEF par femmes,
qui occupent davantage des rôles de support et sont éloignées
du front, les Hello Girls jouent un rôle actif dans les opérations
militaires. Le travail des opératrices consiste à
faciliter les communications entre les unités et de servir
d'interprètes lors des échanges avec les unités
françaises. Deux types de standards téléphoniques
sont utilisés. Le premier est destiné aux appels logistiques
entre Alliés, sur de courtes ou de longues distances, et
le second aux messages entre les unités de commandement situées
dans les ports de Bordeaux et du Havre et les unités combattantes
situées dans les tranchées. Les opératrices
américaines doivent également utiliser des codes militaires.
Les « Hello Girls » sinstallent en France : à
Paris, au quartier général des forces américaines
à Chaumont ou sur la ligne de front. « Certaines opératrices
étaient si proches des combats quelles pouvaient entendre
le tonnerre des canons dans leurs écouteurs », écrit
lhistorienne américaine Elizabeth Cobbs dans The Hello
Girls: Americas First Women Soldiers (Harvard University Press,
2017). Avec larrivée de « personnel expérimenté
», le volume dappels traités quotidiennement
passe de 13 000 en janvier 1918 à 36 000 en juillet.
Au plus fort des combats, les Hello Girls connectent près
de 150 000 appels par jour.
De la bataille de Château-Thierry, en juillet 1918, on se
souvient des hommes de la Troisième Division dInfanterie
américaine, de leur résistance sur la Marne et de
leur victoire face aux troupes allemandes à 80 kilomètres
de Paris. Mais on oublie les opératrices qui relayèrent
leurs messages. Au cours de laffrontement, une de ces téléphonistes
reçut lappel au secours dun groupe de soldats
américains pris au piège par lartillerie allemande.
Elle connecta lappel à une batterie de canons français
qui répliqua moins de deux minutes après.
Le téléphone est le premier instrument de communication
sur le champ de bataille : le télégraphe ne transmet
pas la voix et les premiers émetteurs radio sont trop encombrants.
Le téléphone de campagne, qui na pas besoin
de batterie, peut être branché nimporte où.
Entre son quartier général à Chaumont et quelque
8 000 récepteurs sur la ligne de front, larmée
américaine en France installera plus de 36 500 kilomètres
de fil téléphonique.
Pour connecter les appels, larmée a besoin de standardistes
sur le terrain. Mais le général Pershing, responsable
du corps expéditionnaire américain en Europe, refuse
demployer des Français : très peu parlent anglais
et connecter un appel leur prend presque une minute. Contre douze
secondes pour une téléphoniste américaine expérimentée.
Les opérateurs français et les soldats américains
monolingues sont « désespérément inadaptés
», écrit Pershing dans un télégramme
envoyé à Washington. Le 8 novembre 1917, il exige
quune unité dopératrices francophones
soit recrutée aux Etats-Unis, entraînée et envoyée
en France.
Les téléphonistes prouvèrent leur efficacité
lors de la bataille de Cantigny du 28 au 31 mai 1918, qui marque
la première offensive américaine en Europe. Puis lors
de la bataille de Château-Thierry, la bataille de Saint-Mihiel
et loffensive Meuse-Argonne en octobre 1918. Se relayant au
standard toutes les douze heures, les opératrices américaines
suivent en aveugle lavancée des combats. Les villes,
les villages et les lieux-dits sont codés : on appelle Montana,
Buster, Bonehead, Wabash ou Wilson. Seule la fréquence des
appels, puis les lignes qui sonnent dans le vide, renseigne sur
la direction de la bataille.
Fin du conflit et reconnaissance En septembre 1918, Pershing réclame
130 opératrices supplémentaires, puis 40 toutes les
six semaines pendant lannée 1919.
Mais la nouvelle de la reddition arrive par téléphone
: lAutriche capitule le 28 octobre, lAllemagne le 11
novembre.
Les combats cessent, mais les « Hello Girls » restent
en Europe. Elles participent au rapatriement des soldats américains,
à loccupation de lAllemagne et à la conférence
de paix à Versailles.
À la fin du conflit, les Hello Girls sont rapatriées
et leur unité est dissoute. Les dernières opératrices
quitteront la France en janvier 1920
Malgré le fait qu'elles portent l'uniforme, qu'elles soient
soumises au règlement de l'armée et qu'elles aient
prêté serment à celle-ci, les Hello Girls ne
disposent pas du statut réservé aux militaires ("
military discharge ") après l'armistice, à cause
de leur sexe. Elles sont en effet considérées pour
cette raison comme de simples volontaires et du personnel militaire.
Elles ne bénéficient ainsi pas des avantages accordés
aux vétérans masculins comme l'assurance médicale,
le droit de porter leur uniforme ou le droit à des funérailles
militaires. Pour elles, cette situation est injuste. La bataille
pour leur reconnaissance est menée par Merle Egan Anderson,
ancienne Hello Girl, durant soixante ans. Aidée par un avocat
à titre gracieux, elle est également soutenue dans
son combat par certains membres du Congrès, comme Hubert
Humphrey ou Margaret Chase Smith, Barry Goldwater, ainsi que des
associations comme la Women's Overseas Service League (en), la National
Organization for Women et les vétérans de la Première
Guerre mondiale.
Le statut de vétéran n'est accordé aux dernières
Hello Girls survivantes qu'en 1977 par le président Jimmy
Carter, par le G.I Bill Improvement Act et par le Congrès
en 1978, après plusieurs dizaines d'années de lobbying
de la part de Merle Egan-Anderson. 19 des 223 Hello Girls sont alors
toujours vivantes.
Un uniforme de Hello Girl, appartenant à Louise Ruffe est
exposé à l'U.S. Army Signal Museum.
Inez Crittenden, l'une des dirigeantes des Hello Girls, est enterrée
au cimetière américain de Suresnes.
Les opératries en Pologne au tournant
du 20e siècle.
Le rôle des femmes dans le processus de transformation sociale
est plus qu'important. Pourtant, on oublie souvent le courage et
la fougue des dames qui ont décidé de faire carrière
au début du XXe siècle.
C'est en 1918 que les femmes en Pologne ont reçu leurs
droits civils qui, entre autres, leur permettent de chercher
un emploi.
La manière dont ces droits étaient exercés
devait cependant être adaptée à la tradition
de lépoque - les opératrices de téléphonie
dEricsson étaient en effet des pionnières
dans ce domaine.
Pendant l'entre-deux-guerres, les centraux téléphoniques
de Varsovie exploités par Ericsson employaient plusieurs
centaines de femmes.
La nouvelle profession d'opératrice de téléphone
confère aux femmes prestige, avancement social et indépendance
financière.
Les talentueuses «jeunes filles de la tour», comme on
les appelait alors, devinrent une partie importante de Varsovie
de l'entre-deux-guerres.
La situation des femmes na pas été
rose - si elles nont pas de succession, nétaient
pas mariées à un mari riche ou navaient pas
de dot, elles ne pouvaient pas espérer beaucoup de carrière.
Le rôle nouvellement établi d'un opérateur téléphonique
leur a donné du prestige, de la promotion sociale et de l'indépendance
financière.
La fille de l'un des téléphonistes
se souvient :
«Quand j'avais environ quatre ans - je crois que c'était
en 1931 - ma mère m'a emmenée une fois à son
travail dans la rue Zielna.
Nous habitions tout près, rue Twarda, et il m'est arrivé
que maman avait un jour de congé et nous sommes allés
nous promener dans le Saski Garden. Elle voulait probablement me
montrer son lieu de travail. Ce devait être le quatrième
ou le cinquième étage. Je n'ai fait qu'un petit pas
à l'intérieur car je me sentais timide. C'était
la salle, les rangées de ces dames. Et le silence ! Elles
avaient toutes des écouteurs sur la tête et sur ce
podium derrière eux, il y avait cette dame qui les surveillait.
"
Les candidats à l'emploi ont fait l'objet
d'une sélection très stricte.
L'entreprise recherchait des filles qui avaient une belle voix,
qui connaissaient le russe, le français ou l'allemand. Des
dames de bonne famille ont également été choisies
car cela garantissait les bonnes manières. Beaucoup d'exploitants
étaient des filles de la gentry foncière polonaise
que des rebondissements soudains de l'histoire venaient de priver
de richesse.
Personne n'a atterri dans la «tour suédoise»
par accident. Outre une supervision de fond, les gérants
ont également agi en tant que chaperons afin de garder la
réputation des opérateurs absolument intacte et il
y avait beaucoup de jeunes hommes qui voulaient flirter avec «les
dames de la tour suédoise».
Les futurs opérateurs téléphoniques
ont dû présenter des documents confirmant leur réputation
sans tache. Il était préférable qu'ils soient
recommandés par une personne de leur famille qui avait déjà
travaillé chez Ericsson et qui pouvait se porter garant du
nouvel employé.
Ces critères d'avant la Première Guerre mondiale n'ont
pas changé dans l'entre-deux-guerres.
Vers 1906, la société Cedergren
employait au total 171 opérateurs téléphoniques.
Les dames travaillaient sept heures par jour en équipes de
trois heures de travail, trois heures de repos et encore quatre
heures ou travail.
Le travail pour Ericsson a introduit une révolution dans
l'ordre social et la tradition de Varsovie.
Pour la première fois, non seulement les capacités
spéciales des femmes ont été remarquées,
mais elles ont également obtenu une sécurité
sociale et des normes de travail qui n'étaient pas connues
ici auparavant.
Les femmes employées dans les pâtisseries, comme caissières,
dans les chancelleries d'entreprises ou de bureaux envient les opérateurs
téléphoniques. Travailler pour la compagnie de
téléphone était synonyme de prestige.
Le hall du central était situé dans les deux derniers
étages du bâtiment de la rue Zielna. C'était
le royaume de la technologie Ericsson.
Les opérateurs se sont assis derrière d'énormes
tableaux.
L'aménagement de la salle était similaire à
celui des bourses Cedergren à Moscou ou dans la lointaine
ville de Mexico. Cependant, l'architecture de la salle de Varsovie
était la plus moderne.
« L'étage supérieur est l'art de la technologie
à son meilleur. La salle est immense, cohérente, sans
voûte ni arcades et 12 mètres de hauteur. Fabriqué
entièrement en fer. La voix se perd dans l'espace malgré
le discours constant que les connexions nécessitent, il y
a un silence presque complet. Près des standards sont assis
les opérateurs «silencieux» ».
Chaque fois que le récepteur est sollicité par l'un
des abonnés, une lumière s'éteint à
travers les minuscules trous de la table du standard.
Les opérateurs silencieux transfèrent l'appel reçu
au moyen de l'équipement aux opérateurs «parlants»
assis en face d'eux, et c'est alors seulement que nous entendons
tout ce qui fait partie des règles contraignantes, et parfois
ce qui n'y est pas.
L'ensemble du processus compliqué de connexion n'a pris que
cinq secondes.
Il fallait être intelligent, rapide à assimiler et
avoir des nerfs d'acier. Parfois, l'efficacité du travail
atteignait jusqu'à 500 connexions par heure.
La merveille technologique, c'est-à-dire le centre de la
rue Zielna a été fréquemment visité
par les journalistes de Varsovie.
L'un d'eux a comparé le travail des opérateurs téléphoniques
à jouer du piano avec un clavier silencieux.
«L'opérateur regarde devant la table pleine de minuscules
verres laiteux comme s'il s'agissait d'une partition musicale. Chaque
verre correspond à un seul téléphone. "
Les opérateurs passaient leurs heures de travail dans le
hall «A» ou le hall «B» de la bourse.
L'endroit principal pour passer leur temps libre était le
salon du club situé au deuxième étage du central
téléphonique au 37 rue Zielna.
Il se composait d'une cuisine, d'un buffet, d'une salle à
manger et d'une chambre d'amis pour «se reposer ou recevoir
des gens de l'extérieur, ou même pour s'amuser ».
Les Suédois ont pris soin de leur personnel féminin.
L'employeur savait très bien que le meilleur remède
pour un mal de dos est une courte sieste pendant le quart de travail
fatigant. Pour cette raison, les opérateurs avaient à
leur disposition une salle de repos avec une chaise longue et un
buffet car «ce travail effectué était dans la
précipitation et le stress». La salle s'appelait la
chambre du club des opérateurs téléphoniques.
Le club était utilisé pour célébrer
officiellement différentes fonctions, telles que les fêtes
de nom des opérateurs. Il y avait un piano dans le coin et
les dames étaient les bienvenues pour faire une sieste dans
les fauteuils confortables. Il y avait même une chambre avec
deux lits située à côté de la chambre
du directeur. «Les opérateurs de téléphonie
qui terminaient leur quart de nuit et ne pouvaient rentrer chez
eux (beaucoup vivaient en banlieue), pouvaient profiter du repos
bien mérité», se souvient Jadwiga Waydel-Dmochowska.
La fille de l'un des téléphonistes venait parfois
chercher sa mère au travail. Une fois, elle était
accompagnée de sa tante. Janina était une pianiste
talentueuse dès son plus jeune âge, alors elle était
assise près du piano dans la chambre d'amis.
Dans les années 1930, À l'époque
de l'automatisation, le fonctionnement du téléphone
est devenue rentable et accélérait le processus de
connexion des utilisateurs, les opérateurs qui avaient été
licenciés n'étaient pas du tout abandonnés
par l'entreprise. En 1936, tous les centraux téléphoniques en Pologne
étaient entièrement automatisés.
Selon les années de travail passées pour la société
de téléphone polonaise-suédoise , les femmes
recevaient jusqu'à cinq mille zloty polonais de départ.
Le représentant des travailleurs au conseil dadministration
a pu négocier une très bonne indemnité de licenciement
qui était versée aux femmes qui avaient travaillé
pendant au moins un an.
L'argent a été payé sur une base ponctuelle
ou par versements tout au long d'une année.
Les opérateurs téléphoniques de tout le pays
ont profité de ce privilège dans les années
1930.
Je vais construire une maison avec mon indemnité de départ
!
«Ma tante, qui était téléphoniste, avait
l'habitude de dire que la moitié de la villa de Saska Kepa
avait été construite avec l'argent que les mécaniciens
gagnaient avec les Suédois, car ils étaient vraiment
bien payés», se souvient la fille de l'un des opérateurs.
Après l'automatisation en 1936, les opérateurs ont
tous reçu des avis et de lourdes indemnités de départ.
J'ai accompagné ma mère lorsqu'elle a récupéré
les transferts d'argent de la poste. Maman a investi cet argent
dans une entreprise de construction.
Puis la guerre a éclaté et tout a été
perdu ».
Une association d'opérateurs téléphoniques
a été créée en 1928 dans la société
polono-suédoise.
C'est sur la base de cet accord que les opérateurs téléphoniques
avaient droit à une indemnité de départ élevée
en cas de mise à pied.
Ne connaissant pas le contenu de ces accords avec les opérateurs
PAST, l'écrivain Kornel Makuszynski a déploré
le sort des «dames Ericsson». Il a écrit: «Les
pauvres, les pauvres dames. (...) Dommage, mais c'est la vie. Inutile
de pleurer, pauvres choses. ( ) Nous sommes tous obligés
de faire face à ce destin lorsque la machine nous prend simplement
par le cou et nous jette dans les escaliers en tant qu'humains inutiles,
le dernier des Mohicans. Aujourd'hui, le téléphone
automatique a banni les dames qui travaillent dur. Demain, un téléphone
sans câble détruira le téléphone automatique,
puis Lucifer inventera une machine que nous porterons dans la poche
dune veste. (...). "
1950-1960 Femmes téléphonistes et
employées des chèques postaux aux PTT :
une stratégie syndicale de mise en visibilité des atteintes
à la santé au travail.
On constate que la question
de la santé psychique des travailleurs est une préoccupation
ancienne, déjà traitée au milieu des années
1950 par le professeur Henri Desoille par exemple. Surtout, le
secteur des Postes et Télécommunications se trouve dès
cette époque au cur des préoccupations, à
travers les travaux de léquipe du psychiatre Louis Le
Guillant.
Dans cet article de Bruno
Manhouche sur les femmes employées
aux PTT dans la Nouvelle revue du travail , il retrace ainsi
la genèse des recherches conduites par léquipe
de Le Guillant sur la « névrose
des téléphonistes », recherches réalisées
en étroite collaboration avec des militants de la CGT.
Les résultats de cette étude furent largement diffusés
auprès des salarié-e-s et en 1960, lors dun important
mouvement de grève du secteur, la question des conditions de
travail et de la « fatigue nerveuse » fut mise au premier
plan des revendications et relayée par Madeleine
Colin, elle-même téléphoniste et responsable
du secteur féminin de la CGT depuis 1955, par Georges Frischmann,
secrétaire général de la Fédération
des PTT, et par Benoît Franchon, secrétaire général
de la CGT.
Lécho de ces thématiques
touchait aussi dautres organisations ou courants militants.
Ainsi, en décembre 1955, Le Libertaire (à
consulter en ligne ici), journal animé par Georges Fontenis,
soutint la démarche entreprise par Le Guillant, sous la plume
de "Jeannine", elle-même téléphoniste,
qui rendait compte de ses conditions de travail et concluait : « Cest à nous, téléphonistes,
quil appartient davertir le public, de protester auprès
de lAdministration, daider le Dr Le Guillant et son assistant
qui travaillent en collaboration avec la C.G.T., en répondant
à leur appel (volontaires pour subir des questionnaires-types)
et en renforçant notre syndicat C.G.T. Donc, pour des conditions
de travail meilleures, pour une vie plus saine et plus normale, en
avant ! »
Létude des conditions de travail des téléphonistes
est une étape majeure dans la prise en compte des risques psychiques
et des atteintes sur la santé mentale des travailleurs, dans
le secteur des PTT et plus largement.
Mais, la lutte pour de meilleures condition du travail est aussi illustrées
par de nombreuses autres biographies, notamment parmi les employées.
Paulette
Dayan, future secrétaire de la Fédération
CGT des PTT et téléphoniste dans les années 1950,
se disait particulièrement révoltée par un travail
« moche » et par la discipline stricte des standards.
Un combat entamé dès les débuts du XXe
siècle, lorsque Mademoiselle
J. Thomas, animait lAssociation Générale des
agents des PTT avant dêtre révoquée lors
des grèves postales de 1909, avec de nombreuses autres salariées.
En 1959, les sections syndicales CFTC, CGT et FO
établissent en commun un rapport sur les conséquences sur
la santé des mauvaises conditionsde travail des opératrices
au central téléphonique de Paris Poissonnière.
En effet, les opératrices « y sont très mal assises
en raison du mauvais conditionnement des reyboards : meubles trop bas,
manque de profondeur.
Dautre part, un certain nombre de réglettes sont placées
trop haut dans les panneaux.
Léclairage du multiple est très insuffisant.
Toutes ces conditions aggravent la pénibilité du travail
et sont cause de nombreux malaises pour la majorité des opératrices.
Par ailleurs, nous avons fait une enquête parmi une partie des opératrices,
environ 150 sur 1 000.
Toutes se plaignent dêtre fatiguées pendant leur période
de travail dans cette salle.
De lenquête il ressort : plus de fatigue, surtout de fatigue
nerveuse, courbatures, mal dans le dos, aux reins, dans la colonne vertébrale,
crampes dans les jambes et mauvaises circulation, maux de tête,
vue très fatiguée »
.La CFTC estime que les sujets exposés à un travail dangereux,
les mères de jeunes enfants, les agents mutés pour dérogation
santé, les agents déficients, les agents réintégrés
après un congé de longue durée devraient être
visités plus souvent par le médecin du travail. Elle souligne
également limportance « que prennent des petits dérèglements
physiologiques ou patho-logiques, presque toujours négligés
au début ou méconnus et qui renouvelés affaiblissent
les agents, en font des sujets diminués et presque toujours des
malades »
Un témoignage d'une ancienne opératrice d'Henriette Valet
: grand nom oublié de la littérature prolétarienne
française.
Soutenue par Henry Poulaille et compagne d'Henri Lefebvre, elle a
publié un roman important, Madame 60 bis, fort et poignant,
sur les conditions des parturientes dans les maternités des
années 1930.
En attendant sa réédition, voici un texte évoquant
sa condition de "demoiselle du téléphone".
La demoiselle du téléphone
Allo Mademoiselle ! Allo Mademoiselle, même si elle a douze
enfants ! pour les gens, c'est une demoiselle aguichante,
ou bien un dragon terrifiant ou bien une vieille fille triste et
vertueuse.
Sa voix la classe dans un des trois types consacrés. La téléphoniste
a sa place dans la vie des gens, comme l'apéritif, le métro,
le chef de gare ou le ping-pong. On appuie sur un bouton. Mécanisme.
Une voix répond; c'est un autre mécanisme, avec une
forme différente, une forme humaine.
Pour devenir téléphoniste, il a fallu pendant plusieurs
années s'ahurir à l'école laïque et obligatoire.
Pendant qu'on entassait dans sa cervelle des choses mortes et menteuses,
les vieux parents presque toujours des prolétaires
ou des petits paysans disaient réjouis : « Enfin
ma fille, elle aura une bonne place, une sûre. Ça tombe
tous les mois, et puis, y a la retraite ».
Ah la bonne place ! Bien sûr, les prolétaires, les
paysans sentent sur toute leur vie peser la menace du chômage
et de la maladie. Angoisse qu'ils traînent comme un poids
mort, qui en fait des êtres souvent inquiets, étriqués,
suppliants, souvent aussi cupides et mesquins. Comme on les comprend,
les pauvres vieux de désirer pour leurs enfants, une place
« sûre ». Ils croient naïvement qu'on sera
enfin libres, joyeuses. Ça tombe tous les mois et la retraite
! Quelle vie insouciante, large. Quand on est gosses, ils nous en
parlent souvent de cette belle vie qu'ils nous préparent.
Alors, on travaille et on obtient un diplôme « Au nom
du peuple français ». On est sauvées, on va
pouvoir vivre.
On croit cela : vivre. Mais, alors, vivre ce serait faire toujours
les mêmes gestes, dire toujours les mêmes paroles.?
Vivre, ce serait être un phonographe, une poulie, des courroies?
Car c'est tout ce qu'on est au téléphone! Oui, dites-moi,
est-ce que c'est ça vivre, rester des heures et des heures,
assises en rang, le crâne cerclé de fer ? Autour du
cou, le plastron pendu comme un licol de bêtes de somme. Sous
cet attelage qui nous lie, pièces détachées
du meuble, on meurt d'ennui, on s'épuise en gestes rapides,
réguliers. La tête est vide, on ne pense à rien.
Le bruit de nos voix phonographiques ronronne, sourd, égal,
persistant. Il nous enveloppe comme de la buée. Nous sentons
le bruit, nous respirons le bruit; le bruit devient palpable, matière
lourde immobile.
La salle en est saturée. Nous gesticulons là-dedans
avec la régularité des automates. Notre horizon :
Un tableau de bois sombre, sur lequel des lampes minuscules clignotent,
rougeoyantes. Ces petites lampes justifient notre existence, à
nous téléphonistes. On vit pour éteindre ces
points lumineux. On a des bras, des jambes robustes, un cerveau,
des yeux qui voient, des oreilles qui entendent. C'est pour éteindre
les lampes, tout cela. Il y a bien des machines pour faire le travail
des téléphonistes. On pourrait presque toutes nous
remplacer. Mais ça coûte cher, des machines. Et puis,
que deviendrions-nous ?
Pendant nos heures de service, nous ne savons pas s'il vente, s'il
pleut, s'il fait soleil. Les fenêtres sont cachées
par les hauts meubles de bois brun. Nous sommes murées pendant
les plus belles heures de la journée. Rien ne pénètre
du dehors.
Et pourtant, les voix du monde entier nous traversent. Mais Ion
ne réalise même plus que les paroles sortent des bouches
humaines. On ne pense pas que nous arrivent les échos de
l'océan, de la montagne, des pays sous la neige et en même
temps des vastes étendues ensoleillées. On n'a pas
le temps de rêver ; trop l'habitude aussi de les entendre
ces voix lointaines! Il arrive, cependant qu'une vieille rombière
excitée nous vrille dans les oreilles sa voix piaulante.
"Enfin, mademoiselle, qu'est-ce que vous faites là-dedans
? Vous prenez le thé sans doute." C'est une seconde
d'éclaircie. On voit la vieille gesticuler devant le téléphone,
rouge, les yeux larmoyants ou exorbités de fureur. Image
fugitive, film. D'autres fois, c'est un homme que l'on imagine énorme
à cause de sa voix tonitruante. « Bon dieu de putains
; qu'est-ce que vous foutez donc dans votre boîte ! »
Autre image. Les seules qui nous relient vraiment à l'extérieur.
A ce moment aussi, on se sent moins automate. C'est bon d'être
injurié. Ça donne l'agréable sensation d'être
en vie. On n'engueule pas un distributeur automatique, ni une balance,
ni une pédale de bicyclette.
On exige de nous, une seule vertu : la docilité. Nous sommes
dociles, ou nous en avons l'air, c'est la même chose. Si en
plus de la docilité nous sommes ponctuelles, on nous récompense.
Nous attrapons des galons, c'est quelque chose, les galons. Ça
donne un but dans l'existence. Un but, tout le monde en désire
un.
Quelle revanche quand on peut commander aux anciennes copines, quel
prestige! Ça vaut bien la peine d'obéir pendant trente
ans et plus, passivement, avec le sourire. Les bras des surveillantes
sont mis au repos comme des courroies usées. Elles travaillent
avec leurs yeux et leurs oreilles. Ces organes acquièrent
une acuité extraordinaire à force de fonctionner.
Les chefs ont cent yeux, cent oreilles. Cette surveillance nous
écrase.
Notre tâche est dure. Nous sommes machines parmi les machines,
plus encore que ceux des usines peut-être puisque c'est
notre tête, c'est notre cerveau qui devient un lieu de croisement.
Nos oreilles sont de simples relais. En sortant, quelle compensation
trouvons-nous, qui puisse nous faire aimer notre tâche ? Qu'a-t-on
prévu pour effacer le sacrifice de tant d'heures, pour nous
délivrer, pour nous rendre à la vie ? Rien.
Dès la sortie, beaucoup retrouvent les minuscules besognes,
le ménage, la lessive, la cuisine, et les enfants qui réclament,
les courses dans les magasins, les ravaudages. Les autres plus libres
souhaiteraient lire des uvres qui se rapprochent de leur vie,
et pourtant souverainement belles. Elles voudraient des départs,
des voyages. Presque toutes sont en proie à l'impossible.
Combien parmi nous restent seules !
Pendant ce temps, les vieux dans les villages se frottent les mains.
Oui, la retraite on l'aura. Quand nous serons hors d'usage. Alors,
nous aurons le temps de vivre. Avoir le temps de vivre; mais nous
serons près de la mort.
Henriette Valet
1939-1944 L'engagement des femmes des PTT dans
la Résistance au cours de la Seconde Guerre mondiale n'a pas été
occulté mais leur rôle ne fut pas suffisamment souligné
et connu.
De nombreux postiers, hommes et femmes décideront de rentrer en
Résistance et créeront des groupes de résistants.
On estime aujourdhui quun postier sur dix entra en résistance,
ce qui sera largement supérieur au reste de la population. On les
appellera les résistants en blouse grise. Certains entreront dans
des groupes de résistants classiques, dautres mettront leurs
connaissances professionnelles au service de réseaux spécifiques.
Cest ainsi que des réseaux seront créés, par
exemple Action PTT qui prendra plus tard le nom de Résistance PTT
puis en 1943 le nom dEtat-major PTT. Ce réseau créé
par son responsable Ernest Pruvost et Maurice Horvais avait pour mission
de mettre en place des cellules de renseignement et de transmission sur
lensemble du territoire. Dautres réseaux seront créés
comme Libération PTT. Leurs missions seront bien sûr des
missions d'interception de courrier ou les communications téléphoniques
et télégraphiques, mais aussi le transport de messages dans
le maquis. Ces interceptions permettront notamment de détruire
des courriers de dénonciation. La personne dénoncée
sera prévenue, cachée puis la lettre reprendra son chemin
afin de ne pas dénoncer le réseau. Les postiers, présents
sur lensemble du territoire, permettront deffectuer une cartographie
précise des troupes allemandes.
Les postiers participeront également à des missions de sabotage
des centraux téléphoniques, assureront la liaison radio
avec Londres, les postiers ambulants permettront, avec laide des
cheminots, le transport darmes, de tracts, dexplosifs ou bien
de transférer des évadés ou des juifs. Des lignes
téléphoniques furent mises à la disposition des mouvements
de résistance. Des attaques de bureaux de poste seront organisées
afin de pouvoir fournir à la résistance de largent
et des tickets de ravitaillement. Les postiers se serviront, tout comme
les policiers, de leur laisser passer pour intervenir dans des zones interdites
afin de récupérer des informations.
Les Demoiselles des Postes, Télégraphes et Téléphones
ont agi, de la fin 1939 à 1945, dans le cadre de leurs fonctions
- souvent à l'encontre des règles déontologiques
- en transmettant à la Résistance des informations capitales.
Elles ont été l'oreille, la parole, la main ; passeuses,
sauveuses, passerelles, aides inlassables de l'armée des Ombres,
opposantes idéales à l'Occupation. Elles ont été
ces grains de sable qui ont grippé les rouages nazis sur notre
territoire. Charles Sancet dans son livre "Les femmes des PTT
et la Seconde Guerre mondiale " nous livre ici de précieuses
indications sur le féminisme dans notre société,
ses luttes et son rôle aux heures du combat et de la solidarité,
il ajoute avec cette histoire au féminin une pierre héroïque
à la construction de notre mémoire. Cette résistance
fut plurielle dans les actes comme dans les idées.
Les femmes des PTT et la Seconde
Guerre mondiale
de Sancet, Charles(Auteur)
rend hommage à l'engagement de 224 postières de toutes
nos régions de France (voir liste), téléphonistes
et télégraphistes durant la Seconde Guerre mondiale.
Nombreuses furent arrêtées, emprisonnées, torturées
et certaines déportées dans les camps de concentration
et d'exterminations nazis.
Linterdit de Vichy sur lemploi et lembauche
des femmes mariées dans ladministration et les services publics,
promulgué en octobre 1940, ne peut tenir face aux nécessités
économiques : la loi est suspendue en septembre 1942, après
la première mise en place du travail obligatoire (STO), en février.
1970 Les métiers du téléphone ont bien évolué.
Un des exemples frappants est celui de téléphoniste,
présenté dans l'émission Vie et métier.
Les renseignements en Suisse. On ne pouvait se passer de cette profession, très féminisée.
Les téléphonistes sont encore indispensables
dans les standards des PTT pour répondre à toutes
les questions des usagers (les renseignements et l'internalional).
Mais elles sont aussi nombreuses à travailler dans les entreprises
privées et les administrations.
Qui mieux que la radio, lieu des voix
fantômes, peut se faire lécho des demoiselles, ces
" ombrageuses prêtresses de linvisible " autrefois
si familières et aujourdhui disparues ?
Témoignages audio : 50
minutes de souvenirs des demoisellesRéalisation
: Hélène Laurent Montage et mixage : Pierre Devalet.
AVEC dex-demoiselles
et anciens damoiseaux français, belges et suisses :
- Marie-Claire Dellobel, alias THUMERIES 7
- Nicolas Delville, alias LIEGE 7
- Pierre-Louis Dougniaux, alias NANTES 415
- Yvette Gerday-Dumont, alias COMBLAIN-AU-PONT
- Michelle Guillaume, alias MULHOUSE 162
- Hélène Laffait, alias LYON 16
- Yvonne Poli, alias LILLE 123
- Marlies Stark, alias BERNE 117 et MUNICH 10
- Madeleine Campana alias GUTEMBERG 108 racontée par Jacques Jaubert
dit CAMPS 1
Une "femme machine" au travail : la
"demoiselle du téléphone" de Virginie
Julliard, Doctorante en Information Communication
à l'Institut Français de Presse,
Vacataire à l'Université de
Compiègne
Au XIXe siècle, l'être humain ne considère
plus la machine avec la même confiance qu'au siècle
précédent. Certes, les nouveaux objets techniques
mus par l'électricité suscitent l'émerveillement
du grand public qui se presse aux expositions universelles et dans
les salons, mais l'introduction massive des machines dans le processus
de production génère des tensions dans les rangs des
ouvriers. Au milieu du siècle, le marxisme dénonce
les effets néfastes des machines sur la valeur du travail,
la déqualification des métiers, la pression sur les
salaires. Cet affrontement de l'homme et de la machine trouve de
nombreuses expressions littéraires et iconographiques. Dans
L'Eve future, Villiers de L'Isle-Adam exprime la fascination et
la crainte que lui inspirent les avancées de la science.
Zola développe dans son uvre l'idée "que
le fer se nourrit de la chair", de la sueur et du sang des
hommes. Selon Jacques Noiray, "cette violence maléfique
de la machine revêt, suivant le sexe sur lequel elle s 'exerce,
des caractères différents". Pour l'homme, cette
violence se traduit par l'aliénation du travail.
Les rapports que la machine entretient avec la femme sont marqués
par la violence du détournement de la femme de sa finalité
reproductive. On admet d'une manière générale
que femme et machine s'opposent selon la dichotomie nature/artifice.
Aussi le travail féminin sur machine, à l'extérieur
de la sphère domestique, équivaut à la négation
par l'ouvrière de sa destination naturelle. Ce refus, causé
par la nécessité, porte atteinte à la moralité
de l'individu féminin.
Marqué par une conversation téléphonique
qu'il eut avec sa mère en 1896, Marcel Proust évoque
à plusieurs reprises le lien désincarné que
tisse le téléphone entre les interlocuteurs, et entre
les interlocuteurs et les employées.
Il contribue en cela à la construction d'un imaginaire fécond
autour du téléphone et de ses demoiselles, témoignant
de l'instrumentalisation des téléphonistes et de Pérotisation
de l'objet de communication. Sa description de l'enchevêtrement
des représentations de la femme et du téléphone
esquisse une image féminine, anarchique, du réseau
de communication.
Aliénation de l'employée du téléphone
Le récit autobiographique de Madeleine
Campana, jeune demoiselle du téléphone au début
du XXe siècle, nous livre un capital de savoir sur la symbolique
sociale et technique du téléphone.
"Je deviens un robot, un appareil ménager,
précisément, placé devant un autre robot ".
Dans La Demoiselle du téléphone, Madeleine Campana
retrace sa carrière au sein de l'administration des PTT où
elle est affectée au service du téléphone entre
1921 à 1934.
Elle y évoque les gestes quotidiens de la demoiselle au temps
de la commutation manuelle. Responsable de cent abonnés représentés
sur son "multiple" par de petites lampes, la téléphoniste
est chargée d'établir les communications qu'ils reçoivent
ou souhaitent passer.
"Nous répondons à toute allure aux injonctions
lumineuses du tableau, nous passons le bras l'une par dessus la
tête de l'autre, nous nous levons, nous nous rasseyons, brandissant
des fiches".
Le nombre d'abonnés et la fréquence des appels sont
en constante augmentation. En 1903, les dames des postes adressent
au Parlement un mémoire dans lequel elles indiquent qu'en
moyenne, chaque employée traite 6 communications par minute.
Elles témoignent également de
l'aspect déshumanisant de leur emploi dans les 24 commandements
de la téléphoniste, contestant l'obéissance
irraisonnée aux ordres et évoquant le surmenage d'un
tel service.
Les corps des demoiselles, répondant aux injonctions de la
machine, plies à des cadences épuisantes, sont également
contraints par des "harnachements". Elles portent des
casques lourds et parlent dans des microphones placés devant
leur bouche, prothèses de leur ouïe et de leur voix.
"Mes gestes mal assurés de débutante sont gênés
par le harnachement dont je n 'ai pas l'habitude [...] Le casque,
la prise qui me relie au standard par une mâchoire, l'espèce
d'instrument que j'ai devant la bouche pour lancer mes "J'écoute
" : il tient à la fois de l'entonnoir, de l'embouchoir
pour instruments à vent et du cornet acoustique. [...] Cet
attirail est pesant : dans mon dos, un contre-poids maintenu par
des sangles m'aide à remonter et redescendre le cornet suivant
mes manuvres ".
Pour être sédentaire, cet emploi n'en exige pas moins
une dépense considérable et une subordination de l'employée
à la machine qu'elle actionne. L'expression même de
"demoiselle du téléphone" suggère
presque sa dépossession au profit de l'être d'acier
auquel elle confère tous ses soins.
L'administration ajoute aux contraintes de productivité,
une contrainte morale.
Pour répondre aux attaques des opposants au travail féminin,
qui estiment que la machine pervertit les organes reproductifs de
la femme, les industriels et l'administration la présentent
comme un outil de domestication des corps. Pour convaincre de l'utilité
des travailleuses, ils appuient leurs discours sur les qualités
naturelles de la femme qui trouvent un emploi
tout particulier dans les tâches d'exécution.
L'étude du discours de l'administration, et des représentations
des demoiselles révèle "l'idéologie domestiqué"
qui les structure.
Le travail féminin fait une place particulière au
corps de la femme. Sa présentation sobre (les employées
des PTT sont vêtues de noir) doit traduire docilité,
décence et retenue. "Les gestes du travail féminin
mêlent exigences techniques et code de discipliné".
Marcel Proust, cité avec ferveur par Madeleine Camapana qui
estime qu'il est le seul à dessiner un imaginaire positif
de sa profession, développe à plusieurs reprises le
thème de la confidence téléphonique. Dans la
scène du "téléphonage" à Doncières,
qui s'inscrit au cur du premier tome du Côté
de Guermantes publié en 1920, l'écrivain fait implicitement
référence à la symbolique des moires, des fileuses.
Le tissage et la couture sont envisagés comme des vecteurs
de la domestication du corps féminin. Symboles de la féminité,
ils font partie intégrante de l'éducation des jeunes
filles, et sont considérés comme un "temps de
l'auto-formation affective et sexuelle". La machine à
coudre, proclamée "machine de la mère",
est placée aussi bien à la maison qu'à l'usine.
Femme et machine ne sont pas incompatibles dans certains secteurs
traditionnellement reconnus comme féminins.
Le service du téléphone, travaillé chez Proust
par la métaphore du tissage, semble faire partie de ces métiers
féminins qui initient la femme à sa destinée.
Le célibat et la preuve d'une existence honorable, à
apporter lors de l'inscription au concours d'entrée, d'une
part, la stricte réglementation du mariage et le jeune âge
des employées, d'autre part, renforcent cette idée
de formation féminine.
Dans les journaux de l'administration, peu
d'employés contestent le service "féminin"
du téléphone. Considéré comme un emploi
statique, il semble mieux convenir aux femmes et libère les
hommes pour des emplois plus adaptés à leurs capacités
: postes à responsabilité, emplois indépendants
et nécessitant une dépense physique.
En réalité, la division sexuelle du travail fait partie
des mesures de rationalisation du travail, et doit donc se comprendre
comme le déni d'une qualification du travail féminin
et une stratégie de réduction du coût de la
main d'oeuvre.
Érotisation de la machine
Selon Jacques Noiray, la machine apparaît
fréquemment comme un objet erotique dans la littérature
du XIXe siècle.
D'une part, les romanciers l'humanisent, lui prêtent un corps,
des attributs physiques, et d'autre part, elle se caractérise
par des mouvements de va et vient "Érotisé, l'objet
technique sera le plus souvent sexualisé, c'est-à-dire,
dans l'imagination de l 'auteur et de ses personnages mâles,
féminisé". Certaines machines sont clairement
sexuées, c'est le cas du train "équivalent symbolique
du sexe masculin, d'autres se "sexualisent" en fonction
des usages qu'on leur attribue.
Objet de transmission de la parole, le téléphone
ne "possède" pas de corps, mais il en hypertrophie
la voix et l'ouïe. Il ne se caractérise pas par un mouvement
productif de va et vient, mais permet la circulation des communications
sur le réseau téléphonique. Dans ses textes,
Proust humanise le téléphone, comparant le combiné
à une marionnette qui prend la voix de celle qui l'actionne,
et jacasse comme le font les femmes oisives.
Métaphores de la communication qui s'instaure grâce
à elles, les demoiselles demeurent invisibles aux interlocuteurs,
ce sont de pures voix désincarnées qui prêtent
leurs corps à la technique, comme les oracles incarnent la
parole divine, pour créer le lien.
Madeleine Campana cite, dans son autobiographie,
un article de, l'Intransigeant para en 1929 à l'occasion
du Salon de l'automobile.
Le journaliste y compare les demoiselles, embauchées en extra
à cette occasion, à des abeilles. "En face du
meuble, elles semblent, menues ouvrières de la ruche, composer
un gâteau de miel. Chaque alvéole reçoit leurs
soins empressés. Abeilles ? Elles en ont la taille".
Le service du téléphone est un emploi féminin
qui arraisonne le corps à la machine dans la fixité
et la répétition intuitive, gestes utiles du travail
féminin qui érotisent la travailleuse. Ici, le reporter
donne pour équivalents une technique et un processus vital
et naturel. Femme et machine se ressemblent dans leur exécution
répétitive des choses, loin de toute transcendance.
Les représentations qui sont faites du téléphone
au début du XXe siècle donnent pour équivalentes
déficience technique et frivolité féminine.
Si les demoiselles du téléphone échouent à
transmettre la communication, c'est qu'elles y mettent de la mauvaise
volonté. "Les capricieuses Gardiennes n'avaient pas
voulu ouvrir les portes merveilleuses ou sans doute elles ne le
purent pas.
Contrairement au télégraphe, le téléphone
nationalisé en 1889 ne bénéficie pas d'un financement
permettant son développement.
Ce sont les communes qui doivent supporter
le coût de la construction et du rachat des réseaux.
Dans un premier temps, elles privilégient la création
de centraux communaux et délaissent les liaisons interurbaines.
En l'absence de décision centralisée, le réseau
téléphonique du début du siècle est
"anarchique". Le nombre des communications va croissant
sans qu'il y ait d'investissement proportionnel.
La création de l'Association des abonnés au téléphone
pour l'amélioration du service téléphonique,
en 1905, illustre le mécontentement des usagers. Elle publie
en 1909 une brochure intitulée "Une honte nationale,
l'anarchie téléphonique", qui dénonce
le Matériel insuffisant et démodé", les
"erreurs" et le "recrutement des téléphonistes".
Les "ne coupez pas, mademoiselle ! " traduisent l'assimilation,
dans l'esprit des abonnés, de la téléphoniste
et de la technique. Ils occultent les dysfonctionnements du réseau
qu'ils attribuent au manque de sérieux des jeunes filles.
Pour beaucoup, la curiosité féminine va à rencontre
du respect du secret des communications. En principe, celui-ci est
absolu et respecté.
Si la téléphoniste écoutait une conversation,
elle serait immédiatement sanctionnée.
Les demoiselles du téléphone sont également
tenues au secret du fonctionnement de leur service. Elles ne peuvent
révéler aux abonnés impatientés les
raisons techniques qui leur ont interdit de répondre au standard.
"Le mot d 'ordre était de cacher la véritable
situation en laissant de ce fait retomber toute la responsabilité
du mauvais fonctionnement sur les opératrices".
À plusieurs reprises, Madeleine Campana évoque le
devoir de discrétion inhérent à son travail,
et les reproches des abonnés auprès de qui elle ne
peut se justifier. Lorsqu'une dératisation, nécessitant
l'évacuation des employées, paralyse le central, il
lui est "impossible de dire à [ses] chers abonnés
qu'en plein XXe siècle, le temple du progrès a subi
une moyenâgeuse invasion de rongeurs".
Une des revendications des demoiselles du téléphone
fut, très tôt, d'avoir le droit d'expliquer aux abonnés
les raisons des lenteurs qui les exaspèrent.
"La société française
des années 1880 assigne [au téléphone] deux
fonctions traditionnelles : porter des ordres d'hommes et des bavardages
de femmes. La lenteur de la transmission, due au mauvais entretien
des lignes et à leur encombrement limite les usages professionnels.
Un imaginaire fécond, focalisé sur les usages récréatifs,
se construit autour du téléphone. Véhicule
des conversations privées, cet instrument de confidence et
de secret inspire la littérature populaire, la publicité,
le cinéma.
Depuis la Contre Réforme, l'église
catholique encourage la confession des péchés liés
à la chair et enjoint ses fidèles à traquer
le mal en eux.
Au tournant des XIXe et XXe siècles, l'examen de conscience
est valorisé, tandis que l'individualisme se développe.
Le téléphone est le prolongement du confessionnal
et des causeuses. Il favorise la confidence, le dialogue. Il constitue
également pour les femmes confinées dans leur intérieur,
un moyen d'évasion, la possibilité d'avoir accès
au monde extérieur. Il favorise enfin le développement
du capital social de la famille qui passe par l'entretien des liens
familiaux et amicaux.
Le téléphone est aussi et surtout,
pour le public, un instrument de séduction, les gravures
libertines qu'il inspire en témoignent
et renforcent cette perception.
Dans Le côté de Guermantes, Proust identifie l'interlocuteur
privilégié à la "fiancée",
ou encore à "l'être cher", aux "les
personnes aimées".
Le téléphone est l'instrument des amoureux, parfois
des femmes adultères. Ici, ce n'est plus la bouche qui livre
des confidences à l'oreille attentive, mais les lèvres
qui se pressent sur le combiné comme pour envoyer un baiser
à l'être aimé. Tout un champ lexical de la proximité
amoureuse se déploie dans le texte de Proust : "L'amie
à qui nous avions le désir déparier se trouve
contre notre oreille". C'est le "rapprochement le plus
doux" que de pouvoir causer avec elle, et l'auteur souhaiterait
"embrasser" les "paroles" murmurées par
des "lèvres à jamais en poussière".
Une illustration du chapitre "communication
et littérature" dans le Dictionnaire critique de la
communication représente une jeune femme en vêtement
d'intérieur, étendue endormie sur un lit et tenant
dans sa main le combiné d'un téléphone.
La légende de l'illustration, "le cher objet",
présente le téléphone comme un fétiche.
Doté du don d'ubiquité, l'amant peut s'introduire
dans l'intimité du foyer. Invalidée par la maladie
ou la morale, la riche bourgeoise ou l'aristocrate n'est plus limitée
par son enveloppe charnelle confinée dans le domaine privé.
Grâce à sa "prothèse", elle reçoit
virtuellement. Le fétiche, symbole d'une énergie divine
captée et utilisable, condense "l'objet du désir
inavouable", le rend "maniable. Le téléphone
favorise, voire encourage, dans l'imaginaire populaire, l'infidélité.
Enfin, l'invisibilité de l'interlocuteur, la voix sans le
regard, laisse libre cours à l'imagination, véritable
ressort de l'érotisme.
L'enchevêtrement des imaginaires de la femme
et du téléphone, dont Proust se fait le témoin,
caractérise les débuts du téléphone.
L'auteur semble faire de l'origine du téléphone, un
temps féminm primitif.
Une image féminine du réseau de communication ?
Les réseaux, tels qu'ils sont présentés
par les disciples de Saint-Simon, permettent, grâce à
la bonne distribution des richesses dans le corps social, l'avènement
d'une société industrielle et égalitaire. Travaillée
par les métaphores du tissage et de la circulation, la symbolique
du réseau en fait un moyen d'organisation du social. Conséquence
de la comparaison du réseau aux nerfs et aux veines, celui-ci
est envisagé en terme de capacité, de contenant et
de connexions. C'est la circulation qui entretient les phénomènes
de vie dans l'organisme. Dès lors, le développement
des réseaux, et tout particulièrement des réseaux
de communication, doit assurer, dans l'utopie technologique, la
circulation des richesses et des informations, garantie d'une révolution
politique.
Si le mot réseau n'est pas prononcé
dans les textes de Proust, l'auteur n'en utilise pas moins deux
de ses premières métaphores. Aux images de la circulation
des flux et du tissage, qui déterminent bénéflquement
le réseau de communication dans la physiologie sociale de
Saint-Simon et de ses disciples, Proust oppose l'eau sans cesse
écoulée du tonneau des Danaïdes : la coupure
arbitraire et l'indiscrétion des demoiselles, soit le bavardage,
la panne et la surveillance. L'utilisation de figures féminines
mythologiques pour évoquer les métaphores traditionnelles
du réseau sexualisent le réseau téléphonique
tout entier et non plus le seul objet 'téléphone".
Le temps "originel" du téléphone est marqué
par l'imaginaire d'un réseau féminin, naturel et presque
monstrueux.
Le téléphone, comme toute technique
porteuse de promesses, est déceptif. Le lien fragile qu'il
tisse semble toujours menacé par la panne, la surveillance
et l'anarchie.
L'homme tend vers l'harmonie de la vie cosmique,
c'est pourquoi la rupture est assimilée à une question
de vie ou de mort. En tant que technique potentiellement performante,
le téléphone est merveilleux, c'est-à-dire
non humain. L'humain et la non réalisation de l'idéal
resurgissent avec la panne et le silence de la machine de communication.
Si "l'émerveillement et l 'étonnement [ne] sont
[que] les formes sublimées de l'effrof", tout désenchantement
fait renaître l'inquiétude. La définition du
réseau qui le donne comme "ensemble de fils entrelacés,
lignes et nuds", renvoie explicitement à la technique
du tissage, symbole de continuité qui s'oppose à la
déchirure. Équivoque, la symbolique du tissage convoquée
par Proust ne fait pas abstraction de la coupure et des ciseaux.
En faisant référence aux Moires, l'auteur nous évoque
les contingences du destin. "Les Filles de la Nuit27, les Moires
qui fixent le destin, nous rappellent que nous restons soumis à
la mort qui adviendra inexorablement et inscrivent au monde le primat
féminin, le temps premier de la révélation
et de la fertilité. Elles jouent également les intermédiaires
entre les humains et le royaume des ombres, comme le suggère
l'allusion de Proust au mythe d'Orphée.
Autre valeur du réseau inversée par
Marcel Proust, la libre circulation des informations sur le réseau
téléphonique apparaît difficilement observable
avant 1934. La commutation manuelle réduit l'efficacité
de l'exclusion du tiers. Ce désir d'échanger des informations
en dehors de tout contrôle étatique est manifesté
dans les débats qui précèdent la nationalisation
du téléphone. Les partisans d'une libre exploitation
formulaient clairement leurs craintes de voir l'État s'immiscer
dans les conversations privées. Marcel Proust oppose donc
l'indiscrétion des demoiselles à la promesse d'un
réseau véhiculant librement des informations. Il les
compare aux "ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions
une confidence à une amie, avec l'espoir que personne ne
nous entendait, nous crient cruellement 'J'écoute".
Le réseau téléphonique de l'époque ne
peut assurer l'"immédiation" nécessaire
à l'avènement de la société égalitaire,
et il échoue à signifier "l'association universelle".
La réduction de la distance qui sépare les deux interlocuteurs
mis en présence par le réseau téléphonique
ne réduit nullement les distances sociales ainsi que l'espérait
Michel Chevalier. Les trois Furies représentent la perpétuelle
surveillance, mais personnifient également la culpabilité.
Le téléphone pouvant être un vecteur de séduction,
l'intervention des demoiselles dans les confidences échangées
par les interlocuteurs évoque le possible surgissement d'un
sentiment de culpabilité.
Le bon fonctionnement du réseau implique
que la décision n'émane ni d'un centre despotique,
ni anarchiquement en ses extrémités. Or, l'auteur
reproche au réseau téléphonique
de mal organiser les flux de paroles véhiculés par
les câbles du téléphone. La figure mythologique
du tonneau des Danaïdes évoque à juste titre
cet écoulement incontrôlé et désordonné
des sons dans les appareils téléphoniques. Pour avoir
égorgé leurs époux durant leur nuit de noce,
les Danaïdes furent condamnées par les juges des morts
à demeurer aux Enfers où elles rempliront à
jamais un tonneau criblé de trous. En refusant d'accomplir
un acte naturel dans des conditions légitimes, l'homme (ou
la femme) se condamne à une absurdité sans fin (répéter
continuellement les mêmes actes stériles). L'écoulement
ininterrompu des sons et le contenu des paroles échangées
témoignent de la vacuité des préoccupations
féminines. L'usage féminin du téléphone
est expressif, les confidences échangées sont nécessairement
futiles. Il s'oppose à l'usage masculin, instrumental, qui
vise l'échange d'informations ou le commandement. En invoquant
ce mythe, Proust semble condamner le travail féminin tout
comme l'oisiveté de la femme des classes élevées.
Plutôt que de se soumettre à la "loi naturelle"
qui les destine au mariage et à la reproduction, les employées
du téléphone consacrent leur jeunesse à une
activité stérile : transmettre des conversations futiles,
voire condamnables. Plutôt que de trouver à s'occuper
dans leurs foyers, les riches oisives se livrent au "téléphonage"
et incarnent le parasitisme dont souffrent les classes laborieuses.
Les demoiselles du téléphone évoquent
à l'auteur les prophetesses de l'Antiquité. Comme
elles, les téléphonistes prêtent leur corps
afin que s'établisse une communication verticale entre dieux
et hommes. La forme creuse de la femme en fait un canal privilégié.
Des profondeurs de la terre, le souffle divin traverse son corps
: "le support corporel du lien oraculaire est fantasmé
: il ne donne aucune prise à la vue mais seulement à
l'oreille". De même, le téléphone transmet
la voix en l'absence du regard. Les interlocuteurs, presque aveuglés,
"tâtonnent dans [des] ténèbres vertigineuses."
Soumis aux caprices de sombres divinités, le téléphone
ne peut répondre aux promesses d'une technique porteuse d'égalité.
Les "messagères de la parole" évoquent probablement
Ms, l'arc en ciel reliant le ciel et la terre, divinité mineure
du Panthéon grec et messagère des dieux qui s'efface
progressivement au profit d'Hermès. Si les deux divinités
partagent de nombreuses caractéristiques telles que l'intelligence
et la rapidité, Hermès parcourt la terre, pratique
des échanges et ne se limite pas à la transmission
des messages de Zeus. D'Isis à Hermès, la communication
évolue. Madeleine Campana convoque elle aussi la figure de
l'oracle, comparant les demoiselles du téléphone à
des "prêtresses [...] émettant dans leurs cornets
d'interminables confessions" dans "une salle aussi grande
que la nef d'une cathédrale6**.
Selon Catherine Bertho, les notables de la troisième
République, responsables du téléphone, veillent
à ce qu'il n'y ait aucune dépense inutile. La parole
étant un luxe, elle n'est accessible qu'à quelques
privilégiés. À défaut d'une technique
performante, financée par l'État et accessible à
tous (comme apparaît le télégraphe à
l'époque), le téléphone nécessite un
investissement financier personnel. Au sein même des abonnés,
s'instaure une hiérarchie : les numéros prioritaires
sont représentés par des lampes
de couleur rouge.
Le constat d'une référence répétée
de l'auteur à des divinités féminines pour
évoquer les demoiselles du téléphone nous a
suggéré plusieurs questionnements. Si le téléphone
fonctionne à l'électricité, il se charge des
promesses de celle-ci. Pourtant, le téléphone des
années 1880 à 1914 est déceptif. À ce
stade primitif et féminin, oral, dirait Pierre Musso3, doit
succéder un stade technique, masculin qui ordonnera le réseau
et limitera les défaillances du système.
Toutes les mythologies commencent par la défaite
des mères ou du matriarcat. À l'origine, il y a deux
mères dans la cosmogonie grecque : Terre et Nuit, issues
de l'Abîme primordial. La seconde engendre sa descendance
par scissiparité, loin du principe masculin, tandis que Terre
engendre Rhéa, mère des Olympiens. Une dissymétrie
relève de ces deux modes de procréation. La procréation
par scissiparité date des premiers commencements et évoque
l'idée menaçante d'une féminité close
sur elle-même. Les figures mythologiques convoquées
par Proust s'inscrivent toutes en opposition à la fonction
"naturelle" de la femme, et évoquent des sociétés
féminines refermées sur elles-mêmes. Les Moires
sont issues de Nuit, les Furies naissent du sang d'Ouranos versé
sur Terre par l'émasculation perpétrée par
Chronos. Ces personnages mythologiques sont placés dans des
contrées retirées, les Enfers, loin des hommes qui
ignorent leur aspect physique. Ceux-ci les imaginent hybrides, moitié
femme moitié animal, autres sphinges symbolisant les puissances
naturelles monstrueuses que la logique masculine d'dipe ou
la science prométhéenne terrassent. Oralité
qui écarte la vue, verticalité du lien, métaphore
des Enfers, le réseau téléphonique s'apparente
plus aisément à la figure inquiétante de la
pieuvre qu'à la représentation d'un réseau
artificiel vecteur de lumières et de fraternité. La
figure de la femme hybridée à l'animal témoigne
de la perversion de la rencontre femme/machine. Si la pieuvre symbolise
généralement des réseaux financiers et industriels
occultes, le réseau téléphonique semble permettre
une conspiration des femmes entre elles, une séduction généralisée,
s'insinuant jusqu'au cur du foyer et susceptible d'ébranler
l'autorité de l'époux et du père. Proust dessine,
en définitive, un imaginaire équivoque du téléphone
des origines. En convoquant à la fois les images bénéfiques
de l'électricité, la symbolique ambivalente du tissu
et des symboles terrifiants de la puissance maléfique de
la nature féminine, il s'éloigne de l'utopie technologique
et de la dénonciation formelle du potentiel immoral de l'objet
technique. L'usage expressif du téléphone l'inspire,
plus encore que le "paradigme de l'échange êgalitaire"
.
La mesure du travail téléphonique
: Le cas des opératrices (1910-1938) de Alexandra Bide
PLAN : 1. La mise en conversation
2. Une « économie de lopératrice »
3. Regard gestionnaire et valeur du travail
4. Côté français : de léconomie
du travail à sa suppression
5. Outre-Atlantique : la valorisation des « services »
de lopératrice
6. Outre-Atlantique : un fossé franchi par un détour
marchand
- Linventaire systématique des
Annales des Postes Télégraphes et Téléphones
entre 1910 et 1938 59 articles et 40 auteurs livre
une chronique des manières de mesurer les conversations téléphoniques,
et par là les éléments dune socio-genèse
des normes de gestion de lopérateur historique français
de télécommunications.
- Les Annales des PTT, sous-titrées
Recueil de documents français et étrangers concernant
les Services Techniques et lExploitation des Postes, Télégraphes
et Téléphones, prennent la suite des Annales télégraphiques
composées de trois séries (1855-1856, 1858-1865, 1874-1899).
Leur parution à partir de septembre 1910 participe dune
nouvelle effervescence autour de la question du téléphone.
Depuis le rapport Millerand de 1900, le jugement porté sur
le service téléphonique français, sans cesse
plus sévère, nourrit un intense débat public
sur la « crise du téléphone » : en 1905,
une Association des abonnés au téléphone est
créée ; en 1909, une « Direction de lexploitation
téléphonique » est inaugurée et un premier
recensement des lignes téléphoniques du pays entrepris
; enfin, les propositions de réforme se multiplient à
partir de 1910.
- Dans ce contexte, la première livraison
des Annales des PTT rappelle les « organes techniques »
dont disposent déjà « depuis fort longtemps
les Administrations qui dépendent du Ministère des
Travaux publics (Annales des Mines, Annales des Ponts et Chaussées)
» : « seule lAdministration des Postes et des
Télégraphes ne publiait jusquici quun
périodique administratif ». La nouvelle revue entend
permettre au personnel de « se tenir au courant des améliorations
apportées, tant en France quà létranger,
aux branches des services qui lintéressent »
et diffuser « lessentiel des méthodes et des
connaissances générales enseignées à
lÉcole Supérieure des Postes et Télégraphes
».
- Étudier les écrits des ingénieurs
des télécommunications en privilégiant les
années 1910-1938 peut sembler une gageure : cette période
initie en France une longue « errance » en matière
téléphonique ; des années 1930 à laube
du « rattrapage » des années 1970, léquipement
et le service téléphonique français restent
pour lessentiel inchangés : dans un pays largement
rural, à léconomie peu tertiarisée, le
téléphone, davantage pensé sur le mode du coût
que de la valeur économique induite3, peine à sinscrire
sur lagenda politique.
- Les années 1910-1938, situées
entre la fin du règne du télégraphe et les
prémices des technologies numériques, nen constituent
pas moins une période fondatrice pour la réflexion
des ingénieurs. Avant que le développement après-guerre
dune théorie de linformation naccompagne
lessor dun nouveau système technique à
base électronique, les techniques de transmission et de commutation
ces deux grandes familles techniques du téléphone4
conservent en effet une base technique homogène, de
nature électro-mécanique : on utilise les courants
électriques comme supports de transmission et les propriétés
électromagnétiques des relais pour établir
les connexions dans les centraux (le mouvement des pièces
mécaniques est commandé par des électroaimants).
Du côté des transmissions, les ingénieurs cherchent
à compenser laffaiblissement du courant avec la distance
et à augmenter les capacités de transmission ; du
côté de la commutation, les limites tiennent au temps
opératoire des opératrices et au volume des organes
mécaniques.
- Les périodisations de lhistoire
des télécommunications attentives à ces dimensions
techno-économiques distinguent ainsi la période 1878-1939
de celle qui la suit. P. Griset oppose « la révolution
des communications électriques » à celle, après-guerre,
de lélectronique des semi-conducteurs, et P.-A. Carré
une phase dexpansion des réseaux à une phase
daccélération de linnovation technique
et de croissance des services. En ce sens, nous soutenons que lentre-deux-guerres
nest pas seulement une période charnière entre
deux systèmes techno-économiques, mais un moment fondateur
pour la pensée des ingénieurs français du téléphone.
Avant même lémergence de la notion dinformation,
quelle prépare à sa façon, elle voit
en effet apparaître pour la première fois lidée
dun réseau téléphonique national.
- Ce qui fait aujourdhui la valeur
économique du téléphone (la performativité,
linformation, etc.) na pas encore connu sa première
formalisation. Que compter ? Comment mesurer ? Que faire payer ?
Comment ? À défaut didentifier une valeur, nous
allons voir les ingénieurs gérer essentiellement des
« pertes ». Mais leur morale économique
soucieuse dune « moindre perte » connaît
déjà de premiers déplacements. Dune minimisation
des pertes, situant le prix de revient au principe de la valeur
économique, lenquête des ingénieurs commence
dès lentre-deux-guerres à glisser vers laval
de lorganisation productive, associant davantage leffet
utile à lutilité subjective dun service,
voire à loptimisation dun gain.
- Nous en livrons ici un aperçu, en
nous focalisant sur le mode dominant de mesure des conversations
téléphoniques : la mesure du travail des opératrices,
qui se déploie entre la mesure du travail de la ligne, quelle
suppose, et celle de la charge des circuits, sur laquelle ouvre,
à la fin de la période, lessor des liaisons
interurbaines. Entre travail inutile somme de pertes que
lon cherche à réduire et service à
labonné source de valeur et de revenu que lon
souhaite accroître , les ingénieurs sattellent
bien durant lentre-deux-guerres à optimiser le travail
des opératrices, dans des centraux encore essentiellement
manuels.
- Lexploitation manuelle connaît,
en effet, une longue carrière avant que lautomatisation
ne se déploie au début des années 1930. Entre
1925 et 1932, le taux de lignes principales raccordées à
un central automatique croît de 4 à 25 % et atteint
48 % en 1932 à Paris. Sur 70 réseaux de plus de 1
000 abonnés, dix centraux automatiques sont installés
en province entre 1925 et 1928, outre les 21 en cours dinstallation
à Paris. Mais plus de la moitié des 25 000 réseaux
du territoire français comptent en 1925 moins de cinq abonnés,
la fonction dopératrice restant souvent une activité
annexe de la poste ou du café. Les grandes villes, en revanche,
comprennent dès la fin du siècle plusieurs bureaux
téléphoniques sept à Paris dès
1881. Mais le bilan de lautomatisation reste modeste à
la fin de notre période : en 1938, 55 % des lignes principales
sont encore desservies par des centraux manuels. Lautomatisation
est de plus strictement urbaine ou locale : si une première
liaison automatique interurbaine est ouverte entre Nice, Cannes
et Monaco en 1938, lensemble des circuits interurbains restent
exploités manuellement jusquaux années 1950.
Figure
1. Bureau téléphonique de Gutenberg, Paris, 1920
1. La mise en conversation
En passant des lignes aux opératrices, de
la transmission à la commutation, les ingénieurs quittent
le « courant de conversation » pour suivre la «
mise en conversation », cet ensemble de gestes nécessaire
à la connexion de deux lignes dabonnés le temps
dune conversation :
« La téléphoniste pour
son service doit effectuer plusieurs opérations : recueillir
la demande, la diriger sur le bureau compétent, établir
une communication ; contrôler et surveiller les communications
en cours ; en temps utile couper les communications achevées
».
Quand les deux abonnés relèvent
du même bureau central, et quil est équipé
en tableaux « multiples », une opératrice suffit
à établir la communication 8. La mise en conversation
se déroule comme suit :
« Un abonné actionne sa magnéto.
Au central, le volet de son annonciateur dappel tombe. Une
opératrice le relève. Elle enfonce la fiche avant
(fiche de réponse) dun dicorde libre dans le jack de
lappelant, elle abaisse une clé découte
associée au dicorde utilisé : son poste se trouve
alors en relation avec le poste du demandeur. Elle se signale au
demandeur. Il lui indique le numéro désiré,
elle le note. Lopératrice introduit la fiche arrière
du même dicorde dans le jack de linterlocuteur demandé.
Elle envoie sur sa ligne une émission de courant dappel,
par la manuvre dune clé dappel. À
la réponse du demandé, les deux correspondants sont
mis en présence, et lopératrice ramène
ses clés découte et dappel au repos. À
la chute du volet de lannonciateur de fin, elle sassure
que la communication est terminée et dégage les deux
fiches du dicorde »
Dans les réseaux comprenant plusieurs centraux,
chaque opératrice dispose en plus dune série
de jacks correspondant aux lignes reliant entre eux les centraux.
Par leur intermédiaire, elle appelle lopératrice
dun autre bureau, qui lui indique un circuit disponible vers
son central, sonne le demandé et le branche sur le circuit
avant que lopératrice de départ ne connecte
le demandeur au même circuit et ne les mette en relation :
« parlez ».
Quand les deux abonnés nappartiennent
pas au même réseau, létablissement dune
communication est plus complexe. Il exige a minima lintervention
dune opératrice de départ, dune opératrice
darrivée, ou dopératrices dites «
tandem » dans les grands réseaux, et dannotatrices
lorsque létablissement des communications suppose une
durée dattente : les circuits interurbains étant
peu nombreux, les demandes de communication sont alors inscrites
avant dêtre traitées ; lannotatrice qui
reçoit les appels indique la durée dattente
et rédige dans lordre des priorités un ticket
comportant les informations nécessaires à lacheminement
et à la taxation, quelle fait parvenir au moment voulu
par un système de boulisterie aux opératrices chargées
détablir les communications interurbaines.
Limportance et la complexité des manipulations
de « mise en conversation » constituent la limite des
centraux manuels. Dune part, le nombre dappels écoulés
est nécessairement limité par le temps de manipulation,
soit au minimum 10 secondes pour un appel local, 20 secondes pour
un appel urbain et 2 mn 30 pour lopératrice de départ
dune communication interurbaine. Dautre part, le nombre
dabonnés dun central est limité en amont
par la taille et lencombrement des tables dopératrices
au-delà dun seuil, le prix de revient saccroît
plus rapidement que la capacité du central. Par son ensemble
complexe de contraintes, lexploitation manuelle des centraux
offre aux ingénieurs un cadre propice à une recherche
doptimisation, comprise comme une « économie
de forces »10.
Figure 2. De l'arrivée de l'appel au «
retour au repos » de l'opératrice
La présentation du travail des opératrices
ne le découpe pas seulement en séquences : elle met
en scène la disponibilité constitutive dun organe
mécanique revenant régulièrement « au
repos ». Face à larrivée de lappel,
la posture de lopératrice peut évoquer les «
ravis de la crèche » ; à lissue de lappel,
elle est réputée « revenir au repos »,
dans une posture dont le statisme et la tension signent une imperturbable
disponibilité.
2. Une « économie de lopératrice »
Les articles des Annales consacrés aux centraux
manuels permettent didentifier, après l«
économie de la ligne », un second type gestionnaire
qui invite à une économie, non du « courant
de conversation », mais du geste de « mise en conversation
». En se saisissant de lopératrice, lenquête
des ingénieurs suppose le problème de la ligne résolu.
Lunité pertinente, mise ici en mesure, est lopération
manuelle de connexion, ou commutation, reliant momentanément
entre elles deux lignes. Des tables de contrôle et des voyants
lumineux permettent aux surveillantes de suivre pas à pas
et de chronométrer les « manipulations ». Le
travail des opératrices est saisi comme une dépense
de force. La mesure la plus aboutie en ce sens est présentée
par la traduction en 1928 dun rapport réalisé
en 1911 par un constructeur français de standards semi-automatiques
installé aux États-Unis : E.-E. Clément. Évaluer
chaque mouvement de lopératrice en « unité
de travail » lui permet de calculer par sommation une dépense
totale en travail :
« En plus de la comparaison des efforts mentaux
et musculaires, il est possible de représenter en kilogrammètres
le travail nécessaire pour élever les fiches, cordons,
poids, pour surmonter les frottements des cordons de fiches, etc.
Pour un millier de connexions et déconnexions complètes,
lopératrice dépense environ 3,90 kilogrammètres
».
La mesure rejoint la définition du travail
mécanique produit dune force par une distance
selon laquelle tout travail est réductible au déplacement
dun poids. Les schèmes mécanistes reviennent
alors vers le travail humain dont ils sont issus.
Lactivité productive est identifiée
sur un mode négatif : il sagit déconomiser
le travail des opératrices, essentiellement saisi par les
ingénieurs du téléphone comme un coût
à réduire. La notion de « perte » désigne
un travail dépensé inutilement un travail inutile.
Rechercher le « meilleur usage des forces individuelles »,
cest éliminer « gestes et paroles inutiles ».
Du travail de la ligne à celui de lopératrice,
une même exigence de rendement mécanique se déploie
donc. Dans les Annales, la notion de rendement apparaît même
plus naturelle encore quand il sagit du rendement des opératrices,
et lidentification du « travail inutile », plus
immédiate. Lénergie humaine serait-elle plus
accessible que celle du courant ? À tout le moins, épargner
la fatigue des opératrices, leur éviter de gaspiller
inutilement leur énergie, demande aux ingénieurs moins
dinvestissements de forme. Léquivalent est demblée
là : toute manuvre inutile, toute minute perdue, est
immédiatement traduite en un coût, évalué
monétairement, puisquelle suppose davantage dopératrices
pour un même nombre dappels. À lenseigne
de « linutile », la fatigue des opératrices
est commensurable au prix de revient. L« économie
de lopératrice » sancre dans un sens aigu
de linutile, que la mesure monétaire ne fait quaiguiser
: la « mise en conversation » porte la menace dun
« gaspillage superflu des forces humaines ». Avec lopératrice,
labonné est dailleurs lune des principales
sources de gaspillage incriminées : on déplore couramment
ses « paroles inutiles », ses « conversations
interminables », son défaut général d«
éducation téléphonique ». Les Annales
font ainsi, en 1923, le compte rendu dun article suisse résumant
des études systématiques du travail des opératrices14.
Si « le temps perdu par les abonnés » fait partie
des éléments évalués, le compte rendu
se conclut surtout en ces termes : « un des facteurs les plus
considérables [des pertes de temps inhérentes aux
différentes phases dune communication] a été
reconnu être labonné par sa réponse tardive
à lappel ou au rappel. La perte moyenne se monte par
abonné à 40 et par heure 810
». Et de souligner « lutilité quil
y aurait à rendre les abonnés attentifs à leur
manière de procéder, toute inconsciente, certes, mais
si lourde de conséquences et à faire appel à
leur collaboration bienveillante ». Ils doivent « se
tenir prêts à causer ».
Ici, le critère de lutile renvoie avant
tout à la facilitation du service et in fine à la
minimisation des frais de main-duvre. Le gain nest
jamais quune moindre perte dans un cadre mécaniste
: une moindre dépense de travail. Ainsi, écrit lingénieur
chargé de la « direction de lexploitation téléphonique
» durant les années 1920 : « tout écourtement
du temps indispensable à létablissement et même
à la rupture des communications est un gain ». Le «
travail inutile » est au principe des « perfectionnements
» que les ingénieurs veulent obtenir de lexploitation
du manuel. Mesure, calcul et formalisation trouvent leur plus puissant
ressort dans lidentification de la dépense humaine
de forces à une inépuisable source de pertes. De l«
économie de la ligne » à celle de lopératrice
court une même norme économique, identifiant loptimalité,
l« exploitation parfaite », à une moindre
perte, soit un « plein rendement des opératrices ».
Dans ce cadre, le prix de revient défini
par le coût en travail humain direct détermine
le « juste prix » du service. Si les appels apparaissent
comme une suite discrète de dépenses de travail, chaque
appel étant établi, surveillé, interrompu et
taxé selon ses caractéristiques propres par une opératrice,
ce travail humain fait pour nos ingénieurs tout le prix du
téléphone : la « mise en conversation »
est le service justifiant le paiement dune taxe, cette «
rémunération du service instantané rendu par
la mise en communication ». Lobjet privilégié
de mesure est ainsi la charge des opératrices, évaluée
par le nombre de communications données à lheure.
Sur cette base est calculé un « prix de revient par
conversation » pour les communications interurbaines (rapport
des dépenses de personnel au nombre de conversations) et
un « prix de revient par poste dabonné »
pour les communications locales (rapport des dépenses de
personnel au nombre dabonnés). Les premières
sont tarifées selon le régime des « conversations
taxées », les secondes sur une base forfaitaire.
Le tarif de la « conversation taxée
» remplace en effet dans lentre-deux-guerres un tarif
initialement forfaitaire : rémunérateur de lusage
moyen et compris comme le prix de laccès au service,
ce dernier ouvrait droit, dans le cadre de réseaux locaux,
à un nombre illimité de conversations. Or on entend
désormais rémunérer le travail de « mise
en conversation » en taxant les appels eux-mêmes à
lunité, comme lont toujours été
les communications interurbaines. Dès 1910, le Comité
technique des Postes et Télégraphes sintéresse
au projet de substitution en Allemagne du tarif dit « à
conversation taxée » au régime forfaitaire,
créant une taxe de conversation et une taxe dabonnement.
En 1916, le « Projet dextension et damélioration
du réseau téléphonique français »
envisage « la substitution du régime de la conversation
taxée au régime forfaitaire maintenu jusquà
présent à Paris et dans les villes de plus de 80 000
habitants ». La taxe unitaire remplace effectivement labonnement
forfaitaire à partir de 1924 en France.
La rationalité dune taxation unitaire
ne fait aucun doute pour les ingénieurs : un tarif rationnel
doit couvrir le prix de revient, identifié au travail humain
direct de mise en conversation18. Le coût du comptage est
toutefois longtemps un frein puissant. De même, dans les débats
entourant lintroduction du compteur dans le réseau
dadduction deau de Paris, K. Chatzis nous apprend que
le renchérissement du prix de leau, dans lequel sincorporent
les coûts dachat et dentretien de lappareil
comme les frais de traitement du relevé, a contrarié
la suppression de labonnement forfaitaire (dit à «
robinet libre »). De manière significative, les deux
modes de taxation sont évalués par la « nuisance
» relative quils apportent au service, en termes de
ralentissement et de frais de main-duvre. Le régime
forfaitaire se voyait reprocher les « abus » dappels
et de paroles inutiles, qui ralentissaient lécoulement
des appels en occupant les lignes et en engorgeant les bureaux.
Dans le réseau de Tunis, E. Barbarat a ainsi instauré
une « taxe dappel » pour les conversations naboutissant
pas lorsque le service nétait pas en cause, afin de
« supprimer les abus dinscription et les abandons de
communication ». On estime alors que « le système
des conversations taxées est le seul remède contre
les appels sans suite qui représentent 25 % du
nombre total des appels dans les réseaux forfaitaires, puisque
seul il arrête le trafic inutile et laisse les lignes disponibles
pour les appels utiles ». Enfin, les ingénieurs attendent
bien du régime de la conversation taxée une baisse
du nombre moyen de conversations par jour et par abonné,
estimée entre le quart et les deux tiers cest-à-dire
un service plus facile et moins coûteux (qui bénéficie
particulièrement au manuel), mais aussi une diminution du
travail dentretien et des frais détablissement,
puisque « le nombre des lignes de jonction nécessaires
pour un nombre donné dabonnés sera réduit
dans la même proportion que le nombre dappels ».
A contrario, les ingénieurs du téléphone
nenvisagent pas de faire payer ce qui ninduit pas de
coût en travail humain direct. Nulle prise en compte ainsi
de la durée : au-delà de la « mise en conversation
», les conversations elles-mêmes ne semblent pouvoir
prétendre à aucune valeur économique. La durée
ne pénètre le compte que lorsquelle engage un
coût en travail : « il nest tenu compte de la
durée que lorsquil y a abus manifeste ». Quand
la gêne apportée au service est patente, lopératrice
est chargée de rompre la communication. En supprimant sa
surveillance, lautomatique conduira, en revanche, à
taxer la durée. Le compteur sera dit « limiteur de
durée ». On songera même à déléguer
cette attention gestionnaire aux abonnés en les incitant
financièrement à « abréger la durée
de leurs conversations ». Ainsi, quoique la durée des
communications soit identifiée comme une source de coûts,
on ne songe pas à y apporter une réponse marchande
en facturant cette durée. Ce primat dune conception
mécaniste sur une conception marchande du coût est
attesté plus généralement par la traduction
systématique des phénomènes dencombrement
en file dattente et en « mécontentement de la
clientèle » non en un possible manque à
gagner. Lexigence dune moindre perte et lexpérience
dune exploitation manuelle au coût marginal croissant
placent durablement lusage sous le sceau de lexcès.
De plus, la facturation à la distance des communications
interurbaines fait elle-même de la durée un coût
« inutile ».
La notion de « manque à gagner »
et loptimisation en propre dun gain semblent néanmoins
émerger de la mesure du travail humain, au sein de l«
économie de lopératrice ». Labonné
pourrait-il être alors, pour nos ingénieurs, autre
chose quun facteur de pertes ? Si leur morale économique
ne les incite à faire produire que ce qui coûte, ce
souci les amène aussi à spécifier malgré
eux un produit. Suivons donc les ingénieurs ne saisissant
plus seulement en creux la valeur du travail.
3. Regard gestionnaire et valeur du travail
Le regard des ingénieurs sur le travail est
bien sûr « équipé ». Les Annales
font explicitement référence aux doctrines dorganisation
du travail une douzaine de fois entre 1917 et 1922, avec la publication
de mémoires, darticles et de comptes rendus. Dune
manière générale, les années davant-guerre
sont largement dominées par la publication et le compte rendu
darticles étrangers, en particulier américains.
En décalage manifeste avec la situation téléphonique
française, ils dispensent des préceptes déconomie
pratique pour « atteindre et maintenir un parfait rendement
» dans une exploitation manuelle de masse. À partir
de 1917, cette analytique des coûts fait lobjet dexposés
systématiques. Suite aux missions dingénieurs
français aux États-Unis de 1917 et 1921 selon
une pratique courante dans lindustrie , les Annales
diffusent les procédés américains de comptage
et de mesure propres à une « organisation rationnelle
» du travail des opératrices. La doctrine de Taylor
y est présente à travers la traduction en 1922 de
lABC de Gilbreth, puis la publication en 1923 de conférences
faites à lÉcole supérieure des Postes
et Télégraphes par Ch. De Fréminville, ingénieur
centralien qui tient un rôle important dans la diffusion et
la mise en uvre de la pensée de Taylor en France. Mais
les autres notations sont rares. Les schèmes mécanistes
sont profondément ancrés, en amont des doctrines dorganisation
du travail : nos ingénieurs sont bien des physiciens. Mais
ils ne se lancent nullement dans létude expérimentale
du travail des opératrices. Aucune discussion scientifique
ou épistémologique ne les occupe, nulle systématisation
dune mesure mécanique du travail humain.
Pour trouver une étude systématique
du travail des opératrices, il faut se tourner vers les comptes
rendus dexpériences ou de périodiques étrangers.
En 1920, la revue mentionne létude expérimentale
américaine dune série dopérations
mentales élémentaires dopératrices, à
des fins de sélection de la main-duvre. En 1923,
elle relève la mise en place dun examen psychotechnique
sur six mois destiné aux nouvelles opératrices par
lInstitut psychotechnique de Charlottenbourg.
Deux autres expériences nous intéressent
plus directement : elles font lobjet, la même année,
de véritables articles, et témoignent de la visée
proprement gestionnaire des ingénieurs intéressés
aux expériences dorganisation scientifique du travail.
La question de la valeur du travail occupe, en effet, prioritairement
ces deux articles, à prétention moins scientifique
quéconomique .
Dans le premier, M. Collet se penche sur les études
menées à Karlsruhe par l« Institut central
de recherches pour lorganisation rationnelle du travail dans
les différents corps de métiers ». Il en extrait
deux ratios :
le « coefficient daugmentation de valeur
des produits par unité de travail et par an » : rapport
de la valeur de vente des produits fabriqués (V), diminuée
de celle des matières premières utilisées (R),
au nombre douvriers nécessaire à la fabrication
des produits (A). W = (V-R) / A
le « quotient économique » :
rapport de la « valeur de vente » du total des articles
fabriqués à la valeur des matières premières
utilisées et « la somme nécessaire pour la dépense
en énergie (mécanique et humaine) correspondant à
la fabrication de ces articles ». Q = V / (E+R)
Nous observons ici une mesure du « produit
» la « valeur de vente » distincte
dune dépense en travail : celle-ci népuise
pas la géographie des « articles fabriqués ».
De plus, le « travail utile » glisse hors dune
comptabilité des coûts : lunité de travail
vient augmenter la « valeur des produits ». Tout se
passe comme si le « produit », une fois émancipé
du travail comme somme de dépenses, reconfigurait en retour
la notion de « travail utile » : la valeur du travail
est affranchie des strictes coordonnées dune économie
de pertes.
Dans lexploitation interurbaine, on observe
le même glissement : quand la mesure des « appels »
se sépare de celle du travail des opératrices, quand
le ratio defficacité des appels prévaut sur
celui de lopératrice, la valeur de son travail se trouve
redéfinie hors dune comptabilité des coûts.
Les dépenses de main-duvre littéralement
ne comptent plus face à la charge des circuits. La
« valeur de vente » au cur des ratios présentés
plus haut concurrence la valeur travail.
Lingénieur N. Barral présente
quant à lui en 1923 la table dobservation du service
du central téléphonique semi-automatique de Zurich.
Ici encore, lambition est plus gestionnaire que scientifique.
Lobservation du travail des opératrices relève
explicitement du contrôle de la main-duvre :
« M. Schild [ingénieur en chef du central]
a imaginé et fait construire un meuble auxiliaire qui lui
permet de mettre en observation à volonté lune
quelconque des opératrices et dobtenir sur elle des
pointages absolument sûrs et impartiaux ».
La table de contrôle permet détablir
les mesures dun « bon travail » et « renseigne
sur la valeur du personnel manipulant » par une série
dindices : nombre dappels servis, temps doccupation,
coefficient doccupation, fautes daudition ou de manipulation,
délais de la manipulation, fautes de service. Leur interprétation,
poursuit lauteur, « donne une idée exacte de
la valeur réelle de lopératrice ». Ici
aussi sobserve un intérêt renouvelé pour
la question de la valeur du travail : la volonté de déterminer
la valeur réelle du travail des opératrices ne procède
plus dune analytique des coûts, mais de la prime analyse
dun produit. En accompagnant la référence à
la « qualité du service fourni à la clientèle
», elle marque une redéfinition des contours du «
travail utile » des opératrices. Certes, ce déplacement
nest quamorcé. La notion de qualité de
service renvoie encore autant au rendement quà la qualité
du travail : pour « connaître exactement la qualité
de service », il faut « sattacher à connaître
le rendement des opératrices et la qualité de leur
manipulation ». Mais, en passant de la qualité de la
transmission à celle du service téléphonique,
les ingénieurs glissent bien dans les années 1920
vers laval de lorganisation productive. Dès le
début de la décennie, la double définition
dune qualité de service et dune qualité
de la transmission préside ainsi à la réflexion
sur la réorganisation du réseau de Paris et de sa
banlieue.
Si la mise en compte dun inépuisable
« gaspillage de forces » développe par elle-même
le sens de l« utile », cest bien seulement
avec lautomatisation des centraux que la notion de gain va
véritablement simposer. Tel un « verdict du réel
», lapprentissage de lexploitation automatique
va affranchir les ingénieurs de la norme taylorienne de valeur
: la disparition de tout coût variable les émancipe
de facto de la valeur-travail, le travail humain disparaît
comme objet doptimisation. Lon ne peut ainsi confondre
lapparition de la notion de gain avec la prégnance
de la référence américaine. La première
représentation dune demande apparaît en France,
avec lautomatisation des centraux, dans un domaine que les
compagnies américaines se refusent à aborder avant
les années 1920, alors que les ingénieurs français
sen saisissent immédiatement, déployant une
pensée technologique là où la doctrine de lorganisation
scientifique du travail envisage seulement un usage optimal du corps
humain. Si les ingénieurs français conçoivent
plus volontiers la suppression du travail humain que son optimisation,
nest-ce pas avant tout pour eux la façon la plus sûre
de rendre le travail humain intégralement calculable ? Il
nous faut suivre la dynamique de leur activité dorganisation.
Cest ainsi en approfondissant l« économie
de lopératrice » quils vont paradoxalement
sen défaire.
4. Côté français : de léconomie
du travail à sa suppression
Entre léconomie du travail et sa suppression,
ils tracent un chemin continu, en prenant appui sur la référence
au prix de revient, là où les Anglo-saxons décrivent,
quant à eux, un fossé, quils franchiront à
leur tour par un détour marchand.
De léconomie du travail à son
élimination, des perfectionnements du « manuel »
à « lautomatique », les ingénieurs
français affirment une continuité : « lexploitation
des centraux manuels existants sera dautant plus parfaite
quelle se rapprochera le plus possible de lautomatisme
» et le système manuel « dautant plus près
de la meilleure exploitation quil se rapprochera davantage
du système automatique ». Lenquête
est toute tracée : « examiner les conditions à
remplir pour rendre le service manuel aussi automatique que possible
». Linstallation dun « distributeur de trafic
» au bureau parisien « Fleurus » en 1922 est ainsi
considérée « comme un acheminement vers lautomatisme
intégral ». En deçà même de toute
mécanisation, il sagit de ramener lactivité
des opératrices à lautomatisme du réflexe
: « la mise en communication doit être un acte réflexe
». E. Barbarat décline les règles destinées
à éviter tout « travail mental » aux opératrices,
cest-à-dire tout motif de conversation, de conflit
ou dhésitation : la téléphoniste «
ne doit pas causer avec les abonnés », ne doit faire
aucun comptage, « ne doit prendre aucune note, navoir
à transmettre aucun ordre la forçant dune part
à faire un travail mental et dautre part à attendre
la réponse dune collègue, ce qui cause de grands
retards ».
Les premiers dispositifs mécaniques ne visent
quà instaurer cette « unité des manuvres
» ; ils prolongent loptimisation des bureaux manuels,
soucieuse de diminuer le nombre de manuvres par mise en communication.
Dans le système à batterie centrale, généralisé
à partir de 1907, des signaux de supervision informent directement
lopératrice de la fin dune conversation sans
quelle ait besoin dentrer en ligne. De même, on
supprime tout risque de conversation avec labonné en
remplaçant lavis verbal de « non réponse
» ou « pas libre » par une « série
de ronflements rythmés caractéristiques », obtenus
en enfonçant la seconde extrémité de la fiche
dans un jack spécial. Il sagit de faire comprendre
à labonné linutilité den
appeler à lopératrice en cas de « non
réponse » :
« Il est facile de faire entendre à
labonné demandeur le bruit de lappel chez labonné
demandé. Labonné demandeur se rend compte que
la conversation lui a été donnée et que le
bureau central ne peut pas faire plus ; il comprend très
bien que toute nouvelle intervention de la téléphoniste
est inutile ».
Linjonction au geste réflexe configure
initialement le système de taxation : le pointage des communications
étant proscrit, puisquil « exige un travail mental
pour se rappeler si on a pointé ou non la communication »
et « réfléchir à son geste selon la nature
des abonnements », on préfère alors «
rejeter complètement labonnement à conversations
taxées unitairement ». Labonnement forfaitaire
complet, donnant droit à un nombre illimité de communications,
dispense de tout pointage et ne renchérit pas le prix de
revient. Il est la base du système de taxation de la plupart
des pays jusquau milieu des années 1920. E. Barbarat
est toutefois connu pour avoir préconisé un système
original, labonnement forfaitaire gradué (suivant la
consommation), qui satisfait cette même condition tout en
tenant « compte du désir très naturel des abonnés
de voir le prix varier avec le service rendu ». K. Chatzis
montre que le même raisonnement préside à labandon
progressif entre 1880 et 1930 de labonnement « à
robinet libre » pour le compteur dans le réseau dadduction
deau de Paris : prévenir le gaspillage en faisant payer
un montant proportionnel à la quantité consommée,
mais sans renchérir le prix de revient. Le compte est, en
effet, ici aussi source de litiges : un arrêté dispose
en 1880 que chaque partie a le droit de provoquer à tout
moment une vérification du compteur deau, « et
par conséquent ne [peut] sen prendre quà
elle si elle a laissé se prolonger une erreur à son
détriment » ; la Ville se dote, en 1881, dun
service spécial chargé de son application. Cette nécessité
se retrouve chez nos ingénieurs ; il faut prévenir
les contestations, dont on ne doute pas quelles seraient très
nombreuses avec un tarif à lunité : «
Les abonnés nadmettraient dailleurs pas, et avec
raison, un compteur automatique pour le paiement des conversations
à lunité, si ce compteur nétait
pas sous leur contrôle ». Seul un tarif à léchelon
rendrait acceptable la mise en place dun compteur sur lequel
labonné na aucun contrôle direct, car il
le configurerait « comme un instrument de statistiques et
non comme un registre de comptabilité ». Les réclamations
seraient de fait limitées au seul voisinage des paliers.
Concernant enfin les communications entre opératrices,
on observe la même injonction à supprimer les «
paroles inutiles », « cause de retard dans le service
et de fatigue pour le personnel » : cest sur ce point,
écrit E. Barbarat, « que nous nous séparons
totalement de la méthode dexploitation américaine,
parce quelle force la téléphoniste à
transmettre des ordres et à attendre ses collègues,
ce que nous considérons comme contraire à lautomatisme
quon doit chercher à réaliser ». Quand
la mise en communication exige lintervention de plusieurs
opératrices, il convient donc que labonné transmette
lui-même son numéro et son ordre.
La mécanisation se trame ainsi dès
la simplification du geste et la suppression des indications verbales
: « la téléphoniste, dans tous les cas, doit
répéter le même geste », résume
E. Barbarat. De la simplification à la mécanisation
du travail, le lien est explicitement formulé par J. Wilbois
: « la machine ne peut faire que des besognes de manuvre
; elle ne se substitue quaux hommes qui faisaient avant elle
des métiers de bêtes de somme ». Mais les deux
motifs avancés par E. Barbarat, la rapidité du service
et la fatigue des opératrices, nont pas le même
statut. Autant « le point de vue de la rapidité »
est envisagé prioritairement et promet une réduction
des frais de main-duvre, autant la visée dune
réduction de la fatigue paraît plus rhétorique,
dans la veine philanthropique des hymnes à lautomation.
À la veille de lautomatisation du réseau
de Paris, E. Reynaud-Bonin argue bien de la difficulté propre
au service parisien : « Il exige notamment beaucoup plus de
mémoire, beaucoup plus de rapidité visuelle et manuelle
; il est par suite très fatigant. Il apparaît donc
logique, puisque cela est possible, de remplacer la dame téléphoniste
par la machine ». La vue humaniste embrasse jusquà
labonné : « En regardant les choses du côté
de labonné, les frictions regrettables qui se produisent
avec le personnel seront supprimées. Plus dénervement
chez la clientèle, qui aura affaire à un mécanisme
aveugle ». De la philanthropie au cynisme patronal, lambiguïté
est pourtant constante ; avec le remplacement des opératrices
par lautomatique dans les communications à faible distance,
« le rendement serait meilleur puisque la question de personnel
ne se poserait pas ».
Cette ambiguïté traverse les écrits
de lingénieur H. Milon, directeur de lexploitation
téléphonique durant les années 1920 et principal
auteur des recherches sur la construction et lexploitation
des centraux automatiques dans lentre-deux-guerres. Après
avoir défini « la diminution des dépenses et
laccroissement des recettes » comme « deux buts
fondamentaux de toute exploitation rationnelle », il entreprend
un curieux chassé-croisé normatif. Sous l«
apparence strictement commerciale » des buts énoncés,
H. Milon affirme lenjeu humaniste dune amélioration
des conditions de travail, tout en lestimant réductible
en pratique au souci de diminuer les dépenses :
« Cela ne veut pas dire évidemment
quune administration, et particulièrement une administration
dÉtat, ne doive avoir dautre mobile daction
que ces deux buts, dapparence strictement commerciale. Si
par exemple une partie de son personnel travaille dans des conditions
défectueuses, il est de son devoir, indépendamment
de toute autre considération, daméliorer ces
conditions. Mais, si lon examine les conditions de cette amélioration,
on voit quen plaçant le personnel dans de meilleures
conditions de travail, on améliore son rendement et on se
prépare ainsi la possibilité dun accroissement
de recettes et dune diminution de dépenses. En réalité,
cette dernière considération, envisagée avec
toute la largeur de vue nécessaire, doit suffire à
justifier sinon la totalité, du moins la très grande
majorité des mesures que le souci dune exploitation
bien conduite peut amener à prendre ».
La prééminence du calcul des dépenses
sur celui des recettes est ici dautant plus remarquable que
lauteur sattache à les symétriser dans
ses écrits. Mais il prête surtout à ses vues
sur lautomation une vocation universelle : elles viendraient
à quiconque considèrerait le « problème
de la mise en communication rapide, directe et sûre de deux
abonnés quelconques dun grand réseau, que ce
soit à titre de simple participant, de simple opéré,
dopérateur ou dorganisateur ». Ainsi souvre
le premier article consacré à l« automatique
» :
« Si lintermédiaire humain, sujet
par sa nature même aux défaillances et dune capacité
de travail limitée, pouvait être remplacé par
un mécanisme sûr, infatigable, éminemment contrôlable
et éminemment discret, quel progrès ne serait pas
réalisé ? ».
Ce faisant, les ingénieurs vont sémanciper
de leur prime référence au travail. Dans un même
mouvement, lactivité téléphonique va
séquiper en dispositifs automatiques, l«
économie de lopératrice » sépuiser,
et la norme économique se défaire de la « valeur
travail », encore si prégnante outre-Atlantique.
5. Outre-Atlantique : la valorisation des « services »
de lopératrice
Le contraste est frappant avec les écrits
dingénieurs américains traduits dans les Annales
: jusquau début des années 1920, ils font montre
dune grande réserve à légard de
lautomatique. Si les ingénieurs français organisent
la continuité dune enquête autour du «
point de vue de la rapidité », les ingénieurs
américains opposent en revanche le service parfait au service
automatique véritable antithèse. Largumentaire
le plus virulent est offert par un constructeur de systèmes
semi-automatiques, E.-E. Clément. Destiné à
perfectionner lexploitation manuelle, le « semi-automatique
» automatise la sélection et lappel du demandé,
dont lopératrice tape le numéro sur un clavier
: « plus de fiches, plus de jacks généraux ou
particuliers, le meuble téléphonique est réduit
aux proportions dune simple table daspect très
dégagé ». Le procédé supprime
surtout les opératrices darrivée et de transit,
rendant ainsi le service par lignes auxiliaires aussi rapide que
celui des appels locaux. Lingénieur français
C. Cornet souligne le paradoxe dune solution qui conserve
lusage dune opératrice au bureau de départ
tout en automatisant « la plus complexe » de ses manuvres
: la recherche du demandé. Le mécanisme sélecteur
est dailleurs pratiquement identique à celui des bureaux
automatiques. Afin de comparer les avantages du semi-automatique
et de lautomatique, ladministration française
met néanmoins en service en 1913 à Nice le premier
central automatique français, puis, en 1915 à Angers
et 1919 à Marseille, deux centraux semi-automatiques. Entre
1910 et 1913, les Annales consacrent lessentiel de leurs livraisons
à la diffusion des points de vue étrangers sur lexploitation
automatique. Il sagit de comparer « au point de vue
économique » les trois systèmes dexploitation.
Le point de vue économique des « dépenses »,
en particulier celles « de manipulation », exige alors
le calcul minutieux des frais associés à chaque système
dans des conditions précises dexploitation.
Le semi-automatique ou lautomatique permettent-ils
des économies ? Alors que le débat fait rage aux États-Unis,
E.-E. Clément défend l« automanuel Clément
» : la comparaison le conduit, via une véritable mesure
mécanique du travail, à estimer léconomie
relativement au manuel à « un gain net horaire de 3,90
kilogrammètres », soit « une réduction
de 77 % sur le nombre des agents » et in fine « une
réduction sur le taux actuel de la main-duvre
de 86 % environ ». La norme sous-jacente nous est familière
: « lopératrice automanuelle travaille à
100 % de rendement pendant tout le temps ; ses fonctions étant
simples et invariables, elle a la possibilité de devenir
très habile » et na besoin que dun seul
jour dapprentissage. Mais largumentation transcende
le calcul économique : « la question est presque autant
sociale que mécanique ». Dans le système manuel,
labonné achète « le service de la Société
», cest-à-dire une « aptitude spéciale
», produit de lentraînement et de la discipline,
garante dune « aide responsable » sinon «
intime » :
« Il faut prendre en considération
les relations de labonné et de lintermédiaire,
qui sont souvent très étroites dans chaque moment
de la vie sociale et daffaires. Pris dans lensemble,
les abonnés doivent, et cest un fait acquis, regarder
la Société téléphonique non comme un
mécanisme, mais comme un aide responsable quils peuvent
avec sécurité charger dune partie de leurs affaires.
Cette liaison devient plus intime lorsque les relations sociales
sont restreintes et plus complexe lorsque ces dernières sétendent
».
Lexploitation téléphonique na
pas vocation à « louer des appareils » : «
il paraîtrait aussi convenable pour une compagnie messagère
de louer simplement des bicyclettes aux adhérents pour distribuer
leurs messages, que de louer un appareil aux abonnés du téléphone
pour le même objet ». Elle doit « rendre des services
». Dès lors, une réduction des dépenses
dexploitation évaluée à « un maximum
de 37,5 % » ne peut justifier de « priver labonné
des relations directes avec une intelligence humaine et justifier
un retard et une incertitude dans le service » en substituant
à lagent téléphoniste « un abonné
peu apte et indiscipliné ».
La valeur du service téléphonique
est ici une valeur en travail. Les critiques de lautomatique
mettent invariablement en scène les « services rendus
», associés au « courant de sympathie »
et de « confiance mutuelle » qui lie opératrices
et abonnés. Larticle anglais argue que le public américain
ne considère nullement « les opératrices du
téléphone comme de véritables instruments,
des automates dun degré supérieur chargés
de donner et détablir des communications » :
« Le fil téléphonique nest pas là-bas
un moyen abstrait de conversation entre labonné et
lemployée, qui ne se voient pas et ne cherchent pas
à se connaître ». A contrario, lautomatique
entraînerait la sujétion des abonnés, à
qui lon abandonnerait le travail. Le prestigieux dirigeant
dAT&T, Théodore Vail, le condamne en ces termes
: « le système automatique ne diminue pas le travail
de labonné, mais au contraire loblige à
faire le travail de lopératrice » . Sil
faut « une intelligence quelque part sur la ligne »,
lautomatisme ne peut en tenir lieu. Lingénieur
en chef dAT&T J.-J. Carty récuse même la
notion de « système automatique ». Celui-ci ne
peut fonctionner, en effet, sans « lintelligence humaine
» des opératrices des renseignements et des communications
à grande distance, ni des mécaniciens qui «
aident au fonctionnement du mécanisme automatique »
: « ces hommes, dont la présence est indispensable
au fonctionnement du système sont en réalité
des opérateurs mécaniciens ». Seul
le « semi-automatique », qui ne supprime que la téléphoniste
« B » (arrivée), est en cours dexpérimentation
à New York en 1910 : « si lon analyse le travail
dune téléphoniste B, on trouve que théoriquement
il peut être fait entièrement au moyen dun mécanisme,
et que lintelligence humaine nentre pas en ligne de
compte dans son travail ». Mais lon ne saurait faire
subir le même sort à « celle qui reçoit
lappel des abonnés ». Un ingénieur anglais
peut ainsi faire ce constat :
« Les grandes compagnies Bell des États-Unis
compagnies dont les ingénieurs ont enseigné
au monde la meilleure construction des meubles commutateurs manuels
ont refusé de soccuper des systèmes automatiques
et les ont sévèrement critiqués. Tous les progrès
réalisés dans lemploi des systèmes automatiques
ont été luvre dentreprises indépendantes.
»
Quoique 250 000 postes soient desservis en 1911
aux États-Unis par des bureaux automatiques, les compagnies
Bell « nadmettent pas que le public puisse arriver à
manuvrer avec succès le téléphone automatique
». Le poste dabonné du système manuel,
souligne J.-J. Carty, « est en réalité beaucoup
plus automatique que celui employé dans lautomatique
lui-même ».
Et les ingénieurs de débattre du nombre
de chiffres que le public, déjà « sonné
» comme un personnel de maison, pourrait tolérer de
numéroter : face aux nombreuses erreurs observées
au-delà de quatre chiffres, il vaut mieux « ne pas
imposer aux abonnés lappel de six chiffres ».
Lors de leurs visites aux États-Unis, les ingénieurs
anglais sont très inquiets de tester la « sympathie
» et les « sentiments du public » envers les dispositifs
automatiques. Les abonnés acceptent-ils de faire les manuvres
nécessaires ? Ne se sentent-ils pas « abandonnés
à eux-mêmes » ? Serait-il possible que «
labonné américain aime à se tirer daffaire
par ses propres efforts » ? Une fois la cause de lautomatique
entendue, léloge du manuel est encore de rigueur :
« la surveillance des appels par les téléphonistes
a toujours rendu aux abonnés de grands services que lautomatique
ne saurait rendre » ; « dans beaucoup de cas durgence,
la présence de lélément humain a sauvé
la situation ». À vrai dire, le doute ne se dissipe
jamais complètement dans les écrits anglo-saxons davant-guerre
: « sil y a un intérêt certain à
rendre la téléphonie aussi automatique que possible,
est-ce à dire quil faille supprimer tout élément
humain ? ».
Les ingénieurs américains et britanniques
se refusent à lidée dune continuité
de lenquête menant de léconomie du travail
à sa suppression68. Pour eux, il y a « deux manières
de supprimer le travail inutile », irréductibles lune
à lautre : « 1. Léliminer complètement
; 2. Employer des appareils automatiques qui économisent
le travail ». En définissant la téléphonie
par les « services » des opératrices et leur
travail de mise en conversation, les ingénieurs anglo-saxons
interdisent ici « toute analogie ». Entre le rendement
de lopératrice du bureau manuel et celui des appareils
de commutation, nulle commune mesure. Ainsi sénonce
l« analogie impossible » : on nobtient «
aucun avantage en enlevant le soin détablir les connexions
à un personnel dopératrices, toutes à
peu près également expérimentées, pour
le confier aux abonnés » .
Or les Annales, dès 1887, cadrent bien différemment
la téléphonie : « la rapidité dinformation
étant le but et la raison dêtre de la téléphonie,
toute lorganisation doit tendre à lassurer et
à laccroître ». La tendance au «
toujours plus vite », à « augmenter constamment
la rapidité des intercommunications téléphoniques
», admise par les ingénieurs anglo-saxons à
leur corps défendant, est envisagée de façon
volontariste par les ingénieurs français, jusquà
faire disparaître le travail même de mise en conversation
redéfini comme intégralement inutile. Mais
le « service téléphonique » français
est bien sûr très loin de connaître lampleur
et le caractère commercial du service américain (la
densité téléphonique américaine sélève
dès 1910 à 7,6 postes pour 100 habitants, contre 0,5
en France). Dans le contexte français, les ingénieurs,
en poursuivant l« économie de lopératrice
», ont donc aussi toutes les facilités pour sen
défaire ; le sens de lutile se dissocie du travail
de lopératrice, plus volontiers optimisé comme
un « travail inutile » que comme un « travail
positif utile ». Quant à labonné, on juge
la rapidité du service propre à lenrôler
:
« Labonné peut être amené
à modifier profondément ses habitudes sil doit
en résulter une accélération dans le service,
et dans tous les cas, ce nest pas la crainte de le voir mal
accepter ces changements qui empêchera lavènement
de lautomatique ».
Enfin, les articles français se plaisent
à souligner que les dispositifs automatiques « nentraînent
aucune sujétion inacceptable pour les abonnés »
ou seulement une « sujétion insignifiante » .
De lutilité pour labonné, lingénieur
reste ainsi juge.
6. Outre-Atlantique : un fossé franchi par un détour
marchand
L« automatique » étant
assimilé à lorigine à de petits réseaux,
qui amortissent mal leurs coûts de main-duvre,
on comprend que lingénieur en chef dAT&T
écarte ces « champignonnières » du paysage
américain :
« Nous ne devons pas choisir un commutateur
à cause de son apparente séduction. Nous sommes en
train de dessiner un grand parc planté de bosquets, de hautes
futaies et darbrisseaux. Nous ne faisons pas un simple potager.
Nous plantons des avenues bordées de chênes, nous ne
cultivons pas des champignonnières. Cest avec cette
idée que nous avons étudié en Amérique
la question des différents types de commutateurs, et lorsquon
la considère ainsi, on est étonné de voir combien
il y a de dispositions du commutateur dit automatique qui ne peuvent
sappliquer aux conditions de la pratique ».
Et dajouter : «
Cest une grave erreur de considérer notre problème
comme étant purement mécanique. Il est beaucoup plus
étendu et plus haut. Il se rattache aux questions les plus
importantes de léconomie politique ».
La position dAT&T à légard
de lautomatique névolue quavec la Première
Guerre mondiale76. Le directeur de la Compagnie téléphonique
de Copenhague, soucieux de mettre le téléphone à
la portée du plus grand nombre, juge de même le système
automatique inapte à la concurrence : « un système
purement automatique ne permettra pas la taxe principale basse que
réclame lévolution moderne de la téléphonie
». Non content de ruiner les qualités dun authentique
« service », lautomatique souffrirait dun
faible rendement. « Le service manuel rapporte des dividendes
aux capitalistes, tandis que le service automatique, à égalité
de tarif, ne donne pas de dividendes », conclut un observateur
devant les mauvais résultats des sociétés indépendantes
en concurrence avec AT&T7. Or, pour les compagnies américaines
et danoises, lanalyse des coûts népuise
précisément plus la question du produit ; le débat
concerne autant ce que lon vend que ce qui coûte.
Récurrente dans les articles américains,
la nécessité de « vendre » le service
téléphonique y accompagne une réflexion sur
les tarifs. La valeur économique se trouve ainsi dissociée
du prix de revient, là où les exploitants français
associent au contraire tout tarif « rationnel » au «
travail donné au service » par la mise en conversation.
Pour D. C. Jackson, si le « coût dexécution
du service doit faire lobjet détudes très
précises », létude du prix de revient
ne détermine pas un montant de dépenses à couvrir
; elle fournit plutôt une « base rationnelle »
à une tarification différentielle, faisant «
supporter le prix de revient dune plus grande célérité
et dune plus grande exactitude aux abonnés qui exigent
ces qualités ». Le prix de revient ne définit
donc pas ici la valeur objective du service téléphonique
; il évalue sa valeur subjective pour différentes
catégories dabonnés. Cette première mise
à distance du prix de revient en précède une
seconde.
M. Alonzo engage, en effet, les exploitants à
« tenir compte à la fois de la valeur que présente
le service pour le consommateur, aussi bien que du prix de revient
de la fourniture du service ». Le prix de revient du «
service spécial rendu » ne peut être lindicateur
de sa valeur subjective pour labonné. En toute rigueur,
il ne peut même être calculé. Il faudrait en
effet que labonné utilise « toujours la même
longueur de ligne, la même fraction de loutillage du
bureau central, et cela chaque jour à la même heure
» ; or « chaque abonné appelle toutes sortes
de correspondants à des heures variables, il utilise des
lignes de longueurs variables, il tient des conversations de durées
variables, il accapare des fractions variables de loutillage
du bureau central ». La « propriété téléphonique
» forme ainsi « un tout organique et indivisible »,
et ce « service collectif » ne permet de distinguer
quun « prix de revient total » et un « rendement
net moyen » : « tant de facteurs font varier dépenses
et recettes ». Cette vision de la vanité du calcul
du prix de revient ouvre la voie aux stratégies du commerçant.
La légitimité de la valeur marchande se défait
de létude « objective » des coûts.
M. Alonzo invite plutôt lexploitant à étudier
le produit, en renonçant à considérer chaque
conversation comme l« unité du service téléphonique
» : chaque appel a « une valeur différente pour
celui qui le provoque ». Toutefois, lutilité
subjective nest pas larbitraire individuel :
« On peut considérer le bavardage téléphonique
de deux petites pensionnaires comme ayant peu de valeur et dimportance,
si on le compare à lappel adressé au médecin
en cas daccident. Dautre part, lappel dans un
bureau central de faible périmètre, où les
abonnés sont voisins, a moins de valeur que lappel
dans un bureau central à vaste périmètre où
les abonnés sont éloignés les uns des autres
».
La conversation, en passant dune unité
de travail à une unité de consommation, quitte une
mesure en travail ; leffet utile nest plus la réduction
objective de coûts mais la création subjective dutilité.
La seule valeur générique résulte alors de
linterdépendance des abonnés et de lextension
du service : « toute mesure aboutissant à un perfectionnement
et à une extension du nombre des abonnés ajoute à
la valeur du réseau pour chaque abonné », affirme
lingénieur américain. Un « tarif rationnel
» doit avant tout « satisfaire le public et attirer
des abonnements ». De même que le « travail donné
au service » ne mesure plus la valeur économique du
« service rendu », la morale économique nétaie
plus la minimisation de pertes, mais loptimisation dune
demande.
Lintelligence humaine versus lautomatique
: les cadrages américain et français du service téléphonique
déploient avant-guerre des qualités téléphoniques
et des valorisations économiques opposées. Lautomatique
fait-il surgir des qualités utiles, et, de surcroît,
susceptibles de se prêter au calcul ? Les ingénieurs
anglo-saxons initialement en doutent. Cest le souci daccroître
lutilité du « service rendu » qui les y
conduit, dans le cadre de la course effrénée au raccordement
qui oppose entre 1893 et 1921 le Bell system aux compagnies indépendantes.
Pour les ingénieurs français du téléphone,
la cause est demblée entendue : lefficacité
industrielle ne se réduit pas à loptimisation
des forces humaines. La meilleure manière de réduire
le coût salarial nest pas dintensifier lactivité
humaine, mais d« éliminer lélément
humain de toute opération qui peut être laissée
à un mécanisme » . Le souci gestionnaire
ne se départit pas chez eux dune réflexion technologique
qui conduit à prêter moins dintérêt
à lorganisation scientifique du travail des opératrices
quà sa suppression : lexploitation téléphonique
parfaite et « rationnelle » serait naturellement automatique.
Prenant la suppression du travail humain direct
pour critère de l« automatique », ils évaluent
la mécanisation à son aune. Le sens de l«
utile » quitte alors les rivages de l« économie
de lopératrice » dès quest envisagé
« lautomatique intégral » : si «
rien nempêche, tout en maintenant lopératrice,
de multiplier les dispositifs automatiques dans le bureau »,
« la suppression des opératrices est désirable
à toutes sortes de points de vue » . Quand la suppression
des opératrices devient intrinsèquement « désirable
», lutile ne peut plus être identifié à
une moindre perte. Ainsi, lenquête des ingénieurs
a pu sémanciper de sa prime référence
à la valeur travail en poursuivant le chemin de la minimisation
des coûts de main-duvre à leur suppression.
La redéfinition du sens de lutile a procédé
ainsi de la rationalisation du travail des opératrices.
Au terme de notre période, lexploitation
interurbaine voit un nouvel objet de mesure et doptimisation
déclasser, après le rendement des opératrices,
celui même des circuits interurbains : le « trafic »,
associé à la nouvelle notion de « réseau
téléphonique national ». En ouvrant une nouvelle
carrière à lautomatique, ce mouvement va approfondir
le passage dun regard centré sur une analyse des dépenses
et le calcul dun prix de revient, sous-tendu par une conception
de la valeur-travail, à un regard plus soucieux du produit
et des recettes, identifiant la valeur à lutilité
perçue par la clientèle. Mais cette « économie
du trafic » ne se déploiera quà la faveur
du rattrapage téléphonique des années 1970.