1880-1940 L'industrie du téléphone découvre la sociabilité au USA

Pr Claude S. Fischer Professeur de Sociologie à l'Université de Californie à Berkeley (1)

Résumé

Les promoteurs du téléphone déterminèrent une fois et pour toutes pendant les quatre premières décennies de la diffusion de cet appareil dans la population, qu'étant le fils du télégraphe, son usage était naturellement le même: il n'était donc surtout pas fait pour le papotage.
A travers l'histoire de la publicité pour le téléphone aux U.S.A., on démontrera que cette appréciation erronée de l'usage d'une technique nouvelle fut contrée immédiatement par les réactions des usagers et qu'au bout du compte, malgré les réticences des industriels de Bell et de leurs vendeurs, ce sont les consommateurs, et eux seuls, qui ont fait du téléphone un instrument de sociabilité dans ce monde moderne, où, malgré une plus grande mobilité, les déplacements d'agrément sont devenus difficiles.
Les promoteurs d'une technologie nouvelle ne savent donc pas nécessairement ce que sera l'utilisation finale de celle-ci, tandis que les équipes de vente, sur le terrain, sont parfois prisonnières d'idées préconçues: ce sont autant de freins à l'expansion d'une innovation.

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Le refrain familier "Reach out, reach out and touch someone" (2 ) a fait partie d'une grande campagne publicitaire lancée par American Telephone and Telegraph's (AT&T's) pour promouvoir l'utilisation du téléphone dans les conversations personnelles. ( traduction "Tendez la main, tendez la main et touchez quelqu'un")
L'industrie du téléphone n'a pas toujours oeuvré dans ce sens: pendant des lustres, elle en était plutôt à décourager une telle sociabilité. La "découverte" de ce marché illustre parfaitement comment les contraintes structurelles et culturelles et l'attente du public agissent les unes sur les autres pour modeler la diffusion d'une technologie. Alors que les historiens ont corrigé les notions simplistes de "technologie autonome" en montrant comment les technologies sont produites, nous en savons beaucoup moins sur celles qui sont nées de l'utilisation des consommateurs. Nous prenons trop souvent ces utilisations pour acquises (spécialement pour les produits de consommation), comme si elles étaient tout droit dérivées de la nature de la nouvelle technologie ou dictées par ses inventeurs (3).

Dans le cas du téléphone, les utilisations initiales suggérées par ses promoteurs étaient déterminées - toutes considérations économiques et techniques mises à part - par son héritage culturel: le téléphone était le fils du télégraphe. Cependant, les abonnés utilisèrent le téléphone pour "bavarder" malgré d'inlassables tentatives des compagnies pour les décourager.
Dans les années 20, l'industrie du téléphone cessa de résister à cette pratique, l'admit comme un fait accompli et répondit au moins en partie au besoin de cette utilisation décidée par les consommateurs.
Après avoir retracé l'histoire du téléphone jusqu'en 1940, cet article décrira les changements dans les utilisations vues par les promoteurs et les changements dans l'attitude de ceux- ci vis à vis des relations sociales encouragées par le téléphone. Les explications de ces changements seront ensuite passées en revue. (4)

Une Brève histoire du Téléphone

Deux ans après l'attribution de son brevet à A.G. Bell en 1876, il y avait environ 10000 téléphones aux Etats-Unis et des disputes féroces au sujet des permis d'exploitation de ceux-ci. La Compagnie Bell (plus tard AT&T) en sortit gagnante et établit son monopole sur le pays. Le nombre des souscripteurs augmenta rapidement et celui des téléphones tripla entre 1880 et 1884.
La croissance ralentit pendant les années suivantes, mais le nombre d'appareils totalisa 266000 en 1893 (5).

Comme moyen de communication à interrégional, le téléphone menaça rapidement le télégraphe.
En effet, au cours des premiers affrontements que Bell eut à engager, la compagnie des téléphones dut donner des compensations financières à la Western Union pour les pertes qu'elle lui faisait subir. Dans les communications locales, la téléphonie supplanta très vite les efforts naissants pour créer des systèmes d'échanges par signaux (à l'exception des téléscripteurs). Pendant le monopole Bell, avant 1894, le service du téléphone consistait à la base d'une ligne individuelle pour lequel le client payait un abonnement annuel fixe, lui permettant un nombre illimité d'appels dans la zone d'échange. Le tarif des abonnements était très variable et dépendait du volume des échanges. Il chuta au milieu des années 90, peut-être par anticipation de la compétition à venir.
En 1895, l'abonnement moyen pour une habitation était de 4,66 dollars (13% du salaire moyen d'un ouvrier) et demeura assez haut, surtout dans les grandes villes (le prix à Manhattan était de 10,41 dollars par mois en 1894) (6). A l'expiration de la licence d'origine, en 1893-94, des milliers de vendeurs de téléphone, des sociétés, des coopératives, se lancèrent sur le marché. Bien qu'ils se développèrent dans des zones que Bell avait ignoré, il y eut quelques cas de compétition acharnée qui entraînèrent les prix vers le bas et contribuèrent à la diffusion du téléphone: entre 1893 et 1902, le nombre des appareils fut multiplié par neuf, alors que dans les neuf précédentes années, il n'avait fait que doubler (7).
Bell se défendit vivement contre la compétition, utilisant la guerre des prix, les confrontations au niveau politique et d'autres tactiques agressives, essayant de toucher les clients à moindre potentiel en installant des téléphones collectifs moins chers, des appareils à sous et un service "à l'appel". Pourtant, Bell avait perdu la moitié du marché en 1907.
Après, une nouvelle direction,
sous l'égide de Theodore N. Vail, l'homme qui eut le plus d'influence dans l'histoire du téléphone aux U.SA, Bell changea de stratégie. Au lieu de cette expansion à tout crin, AT&T racheta ses compétiteurs où cela était possible et céda les territoires où la rentabilité était négative. Avec un contrôle fiscal plus ferme et des incertitudes dans la répartition de son capital, AT&T vit son taux de croissance décliner (8). Pendant ce temps, les "indépendants" ne pouvaient se développer au- delà de leurs petites villes d'origine, en partie parce qu'ils étaient incapables de construire leurs propres lignes longue-distance et étaient coupés de la ville de New-York, contrôlée par Bell. Certains d'entre eux n'étaient pas compétitifs parce que mal financés et fournissaient des services insuffisants. D'autres acceptaient, ou même sollicitaient d'être rachetés par AT&T ou ses alliés. En 1912, Bell regagna 6% du marché. Pendant l'ère de la compétition, l'industrie offrit aux clients une grande variété de services comme le téléphone collectif et le tarif des abonnements de Bell pour la clientèle privée en 1909 était en moyenne un peu au-dessous de 2 dollars par mois (soit 4 pour cent du salaire moyen) (9). La surface des échanges locaux et les services fournis variaient grandement, mais les coûts chutaient régulièrement et la liste des abonnés s'allongea. Les tarifs de base changèrent peu jusqu'à la Deuxième Guerre Mondiale (bien que les prix sur les appels interrégionaux se soient effondrés à cette époque).
Menacés de campagnes anti-trust par le gouvernement fédéral, AT&T accepta fin 1913 de donner une forme légale aux arrangements de cohabitation passes avec les indépendants locaux. Sur plusieurs années, le service local du téléphone fut divisé en monopoles régionaux fixes. Le système moderne à l'échelon fédéral où Bell domine le service local et contrôle totalement le service interrégional - fut essentiellement structuré au début des années 20 et resta en place jusqu'en 1984.
La croissance astronomique du nombre de téléphones pendant l'ère pré-Vail (un taux annuel composé de 23% par tête de 1893 à 1907) devint plus simplement un taux de croissance très sain (4% entre 1907 et 1929). Le système fut consolidé et techniquement amélioré. Vers 1929, 42 % des foyers avaient le téléphone aux États-Unis. Pendant la Dépression, ce chiffre tomba à 31% (1933) puis rebondit à 37% des foyers (1940).

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Stratégies de Vente

L'industrie du téléphone croyait, comme le Président Vail en témoigna en 1909, que le public devait être éduqué... pour comprendre la nécessité et les avantages du téléphone" (10). Et Bell se félicita de son succès dans une publicité titré: "montrer la voie": Bell "eut à inventer l'usage du téléphone dans les affaires et convaincre les gens de son utilité... [Bell] créa l'habitude du téléphone dans des villes comme New York ou Chicago... développa à partir de rien un besoin en téléphones et ensuite, le fournit.." (11).
"Éduquer le public" signifiait très typiquement faire de la publicité, du porte-à-porte et développer les relations publiques. Dans les premières années, ces efforts incluaient des campagnes d'information pour faire connaître l'existence du téléphone, montrer aux gens comment s'en servir et encourager de courtoises conversations téléphoniques (12). Quand la menace de nationalisation devint sérieuse les publicités encouragèrent fermement les électeurs à se manifester vivement en faveur de Bell. (13)

Pour trouver des clients payants, la première question que les vendeurs avaient à se poser: "Quel usage peut-on donner à cette machine?" ne trouvait pas à l'époque de réponses évidentes. Pendant les vingt-cinq premières années, les campagnes commerciales utilisaient largement les vendeurs à domicile, les petites notices d'information, des histoires "de faits divers" fournies à des rédacteurs de journaux (nombre d'entre eux étaient alors abonnés gratuitement ou utilisateurs avantages) et glissées innocemment dans les colonnes des quotidiens, des démonstrations publiques et des prises de contact directes avec les hommes d'affaires. Quant aux utilisations, et cela de façon assez naturelle, les vendeurs les tirèrent des applications étendues du télégraphe. Par exemple, en 1877 à New Haven, où les premiers échanges téléphoniques avaient eu lieu, un circulaire stipulait que "votre femme peut passer commande de votre dîner, d'un taxi ou demander au médecin de venir, etc.. tout cela par le téléphone et sans avoir à quitter la maison ou faire appel à un domestique ou un messager." (peu de succès...).(14) Dans cet usage, le téléphone était en compétition avec le télégraphe local qui offrait les mêmes avantages à leurs abonnés ou avec les systèmes de télégraphes imprimeurs, véritable "courrier électronique". (15) Le téléphone eut cependant le dessus.

Pendant cette période et dans les années suivantes, ceux qui avaient la charge de commercialiser le téléphone cherchèrent de nouvelles utilisations pour renforcer celles qui étaient issues du télégraphe. Ils offrirent ainsi bulletins météo, dates de concerts, résultats des sport et les horaires des trains ! Pendant des dizaines d'années, les vendeurs recherchèrent de nouvelles applications: des informations, du sport, de la musique, une veille téléphonique et ainsi de suite ! Les magazines de l'industrie publièrent de nombreuses histoires de téléphones utilisés pour vendre des produits, pour prévenir les pompiers des feux de forêt, pour bercer bébé à distance ou pousser les électeurs à aller voter. Et pourtant, les employés de la compagnie attribuaient la faiblesse de la demande au fait qu'on n'avait pas appris au client "ce qu'il pouvait faire de son téléphone".(16)
Dans les deux premières dizaines d'années du vingtième siècle, la promotion du téléphone devint professionnellement plus "moderne" (17). AT&T engagea une agence de Boston pour développer la "publicité libre" et plus tard, débaucha son directeur, J.D. Ellsworth. L'agence commença des campagnes de publicité nationales et fournit les compagnies Bell locales en copies de leurs réclames pour les journaux régionaux. Certaines publicités étaient implicitement concurrentielles (appuyant par exemple sur le fait que Bell avait un service interrégional) et la plupart étaient des promotions-maison orientées pour donner au public une image favorable de Bell. La publicité d'encouragement à la vente impliquait des dessins, peintures, des slogans et des textes écrits pour rendre l'usage du téléphone (et pas seulement la technologie) attirant La quantité et le type de publicité variait - surtout chez Bell - en fonction de la concurrence, des stocks disponibles et des questions politiques. (18)
De 1900 environ jusqu'à la Première Guerre Mondiale, l'agence de publicité de Bell vanta les mérites du téléphone en glissant des "faits divers" sur le téléphone dans les journaux d'intérêt local:
vie agricole, vie paroissiale, gazettes d'hôtel et autres publications du même style.(19)
Les grandes campagnes nationales qui commencèrent vers 1910 s'adressaient essentiellement aux hommes d'affaires, affirmant que le téléphone faisait grande impression sur les clients et faisait gagner du temps au bureau comme à la maison. Elle rappelait souvent la commodité du téléphone pour l'emploi du temps et pour garder le contact avec le bureau pendant les vacances.
Le deuxième thème majeur était l'administration de la maison.
Le cru 1910 dressait une liste détaillée de suggestions: les abonnées pouvaient téléphoner à leur couturière, leur fleuriste, au théâtre, dans les restaurants, les clubs, leur agence de location, leur marchand de charbon, les écoles et ainsi de suite. D'autres utilisations étaient également suggérées comme la transmission de messages d'une urgence très modérée (un homme d'affaires appelant chez lui pour annoncer son retard, appel au plombier), ou d'invitations (à une soirée impromptue ou pour trouver un quatrième à un bridge). Les thèmes mondains ("rendre visite" à un parent par téléphone, appeler chez soi pendant un voyage d'affaires, ou "garder le contact avec les amis et les parents") apparaissaient aussi, mais étaient plus rares et presque toujours envisagés comme un message rapide, une invitation, l'annonce qu'on est bien arrivé - plutôt qu'une conversation. Quelques publicités faisaient également remarquer la modernité du téléphone ("c'est dans le vent!").
Mais les utilisations principales suggérées dans les premières publicités concernaient les affaires et la maison; la vie mondaine y était rarement abordée. (20)

Publicité courante de 1915 montrant les aspects sociaux du téléphone .

 

Se connecter avec plus de gens

Les compagnies de téléphone ont fait la promotion du téléphone auprès des entreprises pour accroître leur efficacité, gagner du temps et impressionner leurs clients. Un manuel destiné aux vendeurs de téléphones datant de 1904 suggère des raisons pour lesquelles les clients résidentiels devraient installer un téléphone :
« Le service téléphonique résidentiel ne permet pas directement d'économiser de l'argent au ménage, mais il accomplit indirectement la même chose en économisant du temps, de la main-d'œuvre et des corvées, et en faisant fonctionner le ménage dans son ensemble plus facilement. Il est toujours de service, fait les courses par tous les temps, corrige les erreurs et accélère les livraisons. Il économise la rédaction de lettres, commande le dîner, invite les invités, réserve les billets et appelle la voiture. Il prend des rendez-vous, change l'heure, les annule complètement et les renouvelle. Il appelle le livreur, appelle le taxi et donne des instructions au bureau. Il invite ses amis, leur demande de rester loin, leur demande de se dépêcher et leur permet d'inviter en retour... »

Avec le déclin de la compétition et l'accroissement de la législation dans les années 10, Bell développa encore plus les relations publiques et pressa les compagnies locales de suivre cette politique. AT&T laissa de plus en plus services et utilisations de base de la publicité aux filiales, bien qu'une grande quantité du matériel venait toujours de New York et le volume de cette publicité déclina. Le matériel venant de Pacific Telephone and Telegraph (PT&T), apparemment un annonceur de première taille parmi les différentes compagnies Bell, donne une indication sur la substance de la publicité "pour la consommation" pendant cette période. (21)
Les publicités de PT&T pour 1914 et 1915 comptent, à part les notices d'information et les dythirambes sur le téléphone, quelques suggestions aux hommes d'affaires (par exemple "Vous, le pêcheur invétéré que ces chaudes journées de printemps entraînent sur vos courants favoris... vous pouvez régler vos affaires avant de partir, vous assurer des conditions de pêche, faire vos réservations et toujours garder le contact avec le bureau et la maison"). Plusieurs publicités faisaient mention de la maison ou des femmes, comme celles qui suggéraient que les postes supplémentaires ajoutent à la sécurité et celles qui encouragaient à faire les courses par téléphone. Une seule publicité dans cet ensemble envisageait clairement une conversation amicale: une dame d'âge vénérable parle au téléphone, une vue bucolique visible par la fenêtre derrière elle: "Mon Dieu que la voix de ma fille est douce et claire! On dirait qu'elle est juste à côté de moil" Le texte dit: "Pourquoi se refuser une visite interrégional à la maison aujourd'hui?" Mais ce type de publicité était inhabituel.

Pendant et juste après la Première Guerre Mondiale, il n'y eut guère de promotion du téléphone, puisque l'industrie se débattait pour satisfaire la demande. La publicité s'employa plutôt à calmer l'irritation du client devant les délais de livraison. Vers le milieu des années 20 seulement, l'attention de AT&T et des compagnies Bell se réorienta - pour la première fois depuis des années - vers la vente. (22)
Bell devint alors un très gros annonceur et ses dirigeants discutèrent activement de ces efforts. Les campagnes étaient axées sur des services "chers" comme les appels interrégionaux et les postes supplémentaires; la "psychologie" moderne influença les thèmes publicitaires et les dirigeants de Bell devinrent de plus en plus sensibles à la compétition venue des autres biens de consommation. L'orientation vers un téléphone mondain s'accentua, surtout dans le cadre du marché de la interrégional. Aux Etats-Unis, la publicité sur ce type de service visait encore dans sa grande majorité le marché des affaires, mais le téléphone comme moyen de "rendre visite" apparut alors de plus en plus fréquemment. Bell Canada, pour une raison inconnue, porta ses efforts beaucoup plus sur les liens familiaux. Deux messages typiques des deux
décennies suivantes dans les annonces publicitaires de Bell Canada datent de 1921: "Pourquoi les coups de téléphone de nuit sont- ils appréciés?". "Comme ça serait bien d'entendre la voix de Maman ce soir, pensa-t-il parce qu'il y a des moments où on est bien seul dans la grande ville"; et "c'est maintenant un rendez-vous hebdomadaire, ces charmantes conversations intimes. Les distances n'existent plus et pendant quelques minutes chaque jeudi soir, les voix familières racontent les petites histoires de famille qu'on est tous les deux si contents d'entendre". Pendant cette époque, on donnait comme tuyau aux vendeurs de fournir à leur clients des listes des numéros de téléphone de leurs contacts extérieurs à la ville.

Dans les années 1920, l'industrie publicitaire développa aussi les techniques dites "d'atmosphère", laissant le produit de côté et s'attachant beaucoup plus aux effets sur la vie du client (23) Un glissement similaire commença peut- être dans la publicité de Bell: "La Southwestern Bell Telephone Company a décidé en 1923 qu'il s'agit de la vente de quelque chose de plus vital que la distance, la rapidité et la précision... Le téléphone... met presque [les. gens] face à face. Cest le substitut parfait au contact personnel. Donc, le but fondamental de la publicité actuelle est de vendre leurs voix aux clients de la compagnie à leur juste prix, de les aider à réaliser que "Votre Voix, c'est Vous...", d'amener les abonnés à penser au téléphone quand ils pensent aux amis lointains ou aux parents..." (24) Cette attitude n'était apparemment qu'un présage, car pendant la quasi-totalité des années 20, le thème de l'instrument de contact social était largement réservé aux longues distances et n'apparaissait pas dans les très nombreuses publicités des services courants.
Les vendeurs de Bell passèrent l'essentiel des années 20 à vendre des services domestiques: les postes supplémentaires, des lignes collectives, des services interrégionaux à leurs abonnés habituels, plutôt que de trouver de nouveaux clients. Les tarifs de base pour l'habitant étaient en moyenne de deux à trois dollars par mois (environ 2% du salaire moyen d'un ouvrier), ce qui ne changeait rien par rapport à la décennie précédente et les dirigeants de Bell ne trouvaient pas que la recherche de nouveaux abonnés apporterait un profit justifiant une organisation sérieuse. (25)
Le thème publicitaire, dans ce domaine, resta donc celui des années précédentes. PT&T soutint que les téléphones privés, et surtout les postes supplémentaires, étaient utiles pour les urgences, pour la commodité ("Ne ratez pas une invitation!", "Appelez votre femme pour qu'elle mette un couvert de plus au dîner...") et pour éviter l'ennui d'appeler depuis le poste d'un voisin, ainsi que pour l'usage professionnel classique. Un manuel de vente de Bell Canada pour 1928 classait l'usage domestique en premier et les invitations mondaines en second pour la vente du service de base. (26)
Puis, vers la fin des années 20, les dirigeants de Bell - aiguillonnés peut-être par l'humiliante réalité que, pour la première fois, les familles américaines préféraient d'abord l'automobile, le gaz et l'électricité à un abonnement au téléphone - choisirent une stratégie plus agressive. Ils rassemblèrent une équipe de vente très motivée et présentèrent le téléphone comme une source de "confort et de commodité": laissant de côté l'aspect pratique, ils usèrent des thèmes plus psychologiques et sensuels des publicités de l'automobile. Ils ne se centrèrent pas seulement sur l'amélioration des services des abonnés déjà acquis, mais cherchèrent à atteindre ces propriétaires de voitures, ces abonnes à l'électricité sans téléphone. Et le caractère social de ce dernier devint l'ingrédient-clef de cette nouvelle stratégie de vente. (27)
Cependant, avant que "le confort et la commodité" ne fassent leur chemin, la Dépression fit dégringoler encore une fois les efforts de l'industrie au minimum de base: les abonnés rendaient leurs lignes. Les compagnies Bell montèrent alors des campagnes pour sauver les raccordements privés en mobilisant tous les employés pour vendre ou sauver des relais téléphoniques sur leurs heures personnelles (un programme qui avait commencé avant le Krach), accroissant les effectifs des vendeurs, adressant la publicité aux abonnés de base, et en lançant des campagnes de porte à porte pour "sauver" des lignes ou récupérer les "non-utilisateurs" dans certains endroits. (28) Les "boniments" suggérés par PT&T à ses employés incluaient la commodité (par exemple, éviter d'aller jusqu'au marché), éviter l'humiliation d'emprunter la ligne de son voisin ou simplement, être "moderne". Les vendeurs, pourtant, semblaient plus enclins à fonder leur tactique sur les utilisations d'urgences ce qui était assez efficace aurpès des parents de jeunes enfants, et suggéraient même que les offres d'emploi pourraient venir via le téléphone. Avoir un téléphone pour garder le contact avec les amis et la famille était un angle d'attaque moins privilégié. Un demi-siècle après l'invention de A.G. Bell, les représentants de la compagnie ne vendaient pas le service téléphonique en lui- même mais devaient convaincre les clients potentiels qu'ils avaient besoin d'un téléphone dans leur propre maison. (29)

Pendant la Dépression, la publicité pour les services interrégionaux continua, utilisant le thème du travail ou celui de la famille et des amitiés, mais la publicité pour les services de base s'adressant aux "non-utilisateurs" et aux éventuels déconnectés devint beaucoup plus fréquente que dans les vingt années précédentes. L'argument principal pour le service local était le côté pratique - les cas d'urgence, en particulier - mais les conversations sociales étaient pour une fois évoquées comme jamais auparavant. Dans une réclame de 1932, on voyait quatre personnes assises autour d'une femme parlant dans un téléphone. "Passez chez nous!" dit le texte. "Les amis qui sont reliés par le téléphone s'amusent bien." Une publicité de 1934 de Bell Canada montre un couple qui vient juste de se réabonner et qui témoigne: "On a perdu le contact avec tous nos amis et on regrettait les bonnes occasions qu'on a maintenant retrouvées". En 1935, une publicité demandait: "Avez-vous jamais observé quelqu'un qui téléphone à un ami ? Avez-vous remarqué ses lèvres qui sourient à tout moment..? " Et en 1939: "On pense à l'autre, on prend le téléphone et tout va bien." Une publicité de AT&T de 1937 nous rappelle que "le téléphone est vital pour les urgences, mais ce n'est pas tout... Le chemin de l'amitié suit souvent son fil". Ces motifs familiaux et amicaux, plus fréquents et francs dans les années 30, présagent bien des couplets publicitaires d'aujourd'hui comme "... une voix familière, comme la poule au pot/est bonne pour votre santé/Décrochez le combiné, décrochez-le et appelez quelqu'un..." (30)

Cette brève chronologie est largement tirée de documents d'archives et non de publicités actuellement imprimées.
Cependant, une étude systématique de deux journaux de Californie du Nord confirme l'impression d'une augmentation des thèmes socio-mondains. A part un encart de 1911 faisant référence à l'isolement des femmes de fermiers, la première annonce de ce type dans VAntiocb Ledger apparût en 1929, s'adressant aux parents: "Aucune fille n'aime faire tapisserie". Elle fut suivie en 1930 par des annonces pour les services de base (téléphone local): "Laissez rentrer vos amis chez vous", et "Appelez vos parents aujourd'hui!" En 1911, les publicités dans le Marin (County) Journal montraient l'aspect pratique du téléphone pour les touristes.

La sociabilité devint un thème majeur pour les publicités du service local et du service interrégional dans les années 20 et 30 avec des suggestions du type: "Élargissez le cercle de vos amis" (1927). "Votre voix part en visite chez vos amis des villes voisines" et "Appelez votre grand- mère" (1935), ou bien encore: "J'ai pris le téléphone parce que c'était pratique, je n'aurais jamais pensé que c'était aussi amusant!" (1940). (31)
L'émergence de l'aspect sociable apparaît aussi dans les guides des représentants en téléphone. Un manuel d'instructions de 1904 présente beaucoup d'arguments de vente mais un seul paragraphe évoque la vie domestique. Ce paragraphe décrit les façons dont le téléphone épargne le temps et le travail de la maîtresse de maison, contribue au bon fonctionnement du borne et sauve les utilisateurs dans les moments d'urgence, mais la seule utilisation conviviale envisagée est de prendre le téléphone pour "inviter un ami, leur dire de ne pas venir, leur dire de se presser ou leur retourner une invitation". La conversation pour la joie de converser n'est même pas mentionnée. Un mémorandum de 1931 aux représentants intitulé "Votre Téléphone" est, d'un autre côté, plein de petits trucs pour vendre et encourager l'utilisation du téléphone personnel. Le premier chapitre et le plus long commence s'intitule "Favoriser l'amitié". "Votre téléphone maintiendra vivantes et actives vos relations amicales. De vraies amitiés sont trop rares et trop précieuses pour être brisées quand vous ou vos amis quittez la ville. La correspondance sauve les apparences pendant un certain temps mais les amitiés ne se nourrissent pas seulement de longues lettres.
Quand vous ne pouvez pas rendre visite en personne, téléphonez de temps en temps. Un appel maintiendra remarquablement l'intimité. Il n'y a pas besoin que vos amis sortent de votre vie quand ils retounent loin chez eux". Un manuel de 1935 met en avant les aspects pratiques du téléphone, mais insiste aussi sur "l'importance sociale" de l'appareil pour épargner aux utilisateurs d'être laissés pour compte par leurs amis qui ne peuvent plus [les] joindre facilement". (32)

Ce compte-rendu, jusqu'ici, couvre la publicité du réseau Bell. Moins connu, et peut-être moins important, est la publicité des compagnies indépendantes parce qu'elle ressemble pour l'essentiel à celle de Bell, tout en se montrant plus sensible aux liens sociaux parmi leurs clients ruraux. (33)
“The Sociable Telephone” card game, 1902.
Excellent jeu de société pour 2 à 5 joueurs, avec une durée de jeu moyenne de seulement 30 minutes. Un jeu conçu pour enseigner une bonne interaction sociale, les joueurs reliés par un « téléphone » posent des questions auxquelles répondent des phrases sur les cartes de jeu.

En somme, la variété du matériel de vente met en valeur un glissement similaire. Depuis les débuts jusqu'au milieu des années 20 environ, l'industrie a vendu le service téléphonique comme un instrument pratique pour les affaires et les problèmes domestiques avec quelques mentions occasionnelles sur son usage social, et cela très largement dans le contexte de brèves conversations. Plus tard, les arguments de vente, pour les appels locaux et interrégionaux, montrèrent d'abord les utilisations sociales, incluant l'idée que le téléphone pouvait être utilisé pour la conversation (la voix rend visite") avec les amis et la famille. Alors qu'il serait salutaire pour différentes raisons de confirmer ce compte-rendu impressionniste à l'aide de statistiques sûres, il est difficile de dessiner un exemple précis du message publicitaire et des boniments des représentants pendant plus de soixante ans. (Par exemple, nous n'avons pas un "univers" publicitaire défini Les unités de calcul appropriées sont-elles les messages spécifiquement imprimés, ou les campagnes publicitaires ? Comment traiter les copies ? Ou les publicités dans les villes voisines ? Doivent-ils inclure les histoires cachées dans les journaux, les encarts publicitaires sur les notes de téléphone, les panneaux d'affichage et autres ? Les publicités générées localement doivent-elles être incluses ? Et que faire des publicités nationales non utilisées par les filiales locales ? Par ailleurs, nous n'avons pas une "population" clairement définie de publicités. Les collections disponibles sont fragmentaires, bien souvent présélectionnées pour diverses raisons).
Un effort dans cette direction apparaît dans le tableau 2, dans lequel le nombre de publicités "sociales" montre un net accroissement, à la fois absolu et relatif.

Sources : Les publicités dans l'Antioch Ledger ont été rassemblées et classées de 1906 à 1940 par Barbara Loomis; celle du Marin Journal
ont été classées de 1900 à 1940 par John Chan. La collection de Bell Canada se trouve dans les classeurs de la BELL CAN HIST.; la
collection de Pacific se trouve au San Francisco Pioneer Museum. La collection de ATAT viennent des ATT ARCH, botte 1317. D'autres,
incomplètes collections ont été utilisées pour l'étude mais n'ont pas été comptées car pas aussi systématiquement classées. L'auteur est
responsable du classement.
NOTE: Les décomptes entre parenthèses excluent systématiquement toutes les publicités des services interrégionaux. De façon générale,
chaque publicité avait son thème dominant. Quand plus d'un thème semblait d'un poids égal, la publicité a été comptée dans les deux
catégories. "Social, sociabilité" fait référence à l'usage du téléphone pour les contacts personnels, "Joyeux Noël et Bonne Année", invitations
et conversations entre amis ou entre membres de la famille indus, (il faut noter qu'induré de brefs messages dans cette catégorie fait de
cette analyse un test assez conservateur de l'argument qu'il y a eu un glissement des thèmes de sociabilité). "Affaires et hommes d'affaires"
fait référence à l'utilisation spécifique du téléphone pour les affaires, le travail et les publicités l'adressant généralement aux hommes
d'affaires, par exemple que "le téléphone donnera du poids à un entrepreneur". "Maison et commodité" inclut l'usage du téléphone pour
l'organisation domestique, la commodité personnelle (par exemple "inutile de vous mouiller, réseivcz vos tickets de théâtre"), et pour les
urgences, comme la maladie ou un cambriolage. "Relations publiques, autres" rassemble la publicité de base, d'information (comment utiliser
votre téléphone"), et les publicités diverses. L'indice le plus conservateur est peut-être le rapport entre les publidtées "sociales-locales" et
"domestiques-locales". (Les publicités destinées au monde du travail se déplacent vers les magazines spécialisés au fil des années; les
publicités d'information publique fluctuent au gré des événements politiques; et les publicités sur l'interrégional peuvent être
intrinsèquement sociales). Dans l'Antioch Ledger, ce taux change de 1/5 à 4/3; dans le Marin Journal de 1/12 à l/l; et pour les publicités
de Bell Canada, de 1/14 à 1,5/1. Même ces taux sous-estiment le glissement pour diverses raisons. D'abord, parce que j'ai été plus attentif
aux publicités sociales qu'à d'autres et plus consciencieux encore sur ceux des premiers temps que pour toutes les autres catégories. Ensuite,
parce que la catégorie "maison" s'est développée au cours de la dernière période par un grand nombre de publiâtes vantant les mérites du
poste supplémentaire. Troisièmement, la nature des publiâtes de sociabilité comptées dans ce tableau change. Les premières suggéraient
d'utiliser le téléphone pour les fêtes, les invitations mais pas pour la conversation. A quelques rares exceptions, seules les dernières parlent
d'amitié et de "rapports humains", suggérant ainsi le bavardage.

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Attitudes de l'Industrie envers la Sociabilité

Ce changement dans la publicité reflétait apparemment un changement dans les certitudes que les hommes de l'industrie avaient sur le téléphone. Alexander Graham Bell lui-même avait envisagé le bavardage mondain grâce à son invention. Il avait prédit qu'un jour, Madame Smith passerait une heure au téléphone avec Madame Brown "pour joyeusement., débiner Madame Robinson".34 Mais pendant des dizaines d'années, peu de ses successeurs avaient eu ce don de visionnaire.

Au contraire, les vendeurs de téléphone des premiers temps s'affrontèrent avec leurs clients au sujet de ces conversations sociales, les décrivant comme "frivoles" ou "inutiles". Par exemple, une annonce de 1881 se plaignait en ces termes: "Le fait que les abonnés soient libres d'utiliser le téléphone librement sans encourir de dépenses additionnelles [à cause des tarifs locaux de base] a conduit à la transmission d'un grand nombre de communications d'un caractère totalement superflu". (35) En 1909, un directeur local de Seattle écouta quelques exemples de conversations personnelles et détermina que 20% des appels étaient des commandes à des magasins et autres entreprises, 20% venaient d'abonnés téléphonant à leurs bureaux, 15% étaient des invitations et 30% étaient de "purs bavardages" - un taux égal à ceux des autres villes. Le souci de ce directeur était de réduire ce dernier "usage inutile". Une tactique utilisée pour cela, en plus des campagnes "éducatives" sur le bon usage du téléphone, fut de placer des limites de temps aux appels (dans son étude, l'appel moyen durait sept minutes). Les limites de temps étaient souvent un effort explicite pour décourager les gens qui insistaient pour bavarder alors qu'il y avait des "affaires" à traiter. (36)

Quelques rares industriels, croyant en une téléphonie plus "populiste", essayèrent cependant d'encourager ces usages. E.J. Hall, qui sortait de Yale et qui était à l'origine responsable d'une usine familiale de briques réfractaires, créa en 1880 le premier "service à temps facturé" (à impulsions) à Buffalo en 1880 et plus tard, devint un vice-président d'AT&T. Plaidant pour des tarifs plus bas, Hall défendit également les appels "futiles", arguant du fait qu'ils ajoutaient à la valeur d'usage du système. Mais l'isolement évident d'hommes comme Hall souligne la vision anti-sociable dominante d'avant 14. (37) L'opinion officielle à AT&T se rapprocha des idées de Hall vers la fin des années 20, quand les directeurs firent une déclaration modifiant complètement la philosophie générale du téléphone: alors qu'ils l'avaient toujours vu comme une nécessité pratique, ils réalisaient maintenant qu'il s'agissait plutôt d'un "luxe, d'une commodité et d'un confort" et que sa valeur lui venait aussi de son utilisation "futile". En 1928, le Vice-Président de la Publicité A.W. Page, qui venait de ce milieu et était entré un an auparavant à AT&T, fut même plus direct dans ses critiques à l'égard de ces concepts révolus: "II y a eu aussi le point de vue [chez Bell et dans le public] qu'il ne fallait pas utiliser le téléphone pour les conversations frivoles. C'est aussi commercial que si un vendeur d'automobile proclamait: 'Ne prenez cette voiture que si vous avez des courses importantes à faire'. Nous devons admettre que le public connaît parfaitement le caractère nécessaire du téléphone, qu'il n'est jamais vu comme un jouet, surtout à la maison." Le mot d'ordre de Bell fut alors de vendre les services téléphoniques comme un élément "de commodité et de confort" et un outil de conversation. (38) Bien que ce changement d'opinion fut le plus visible pour Bell, une évolution similaire est visible dans les pages du journal des compagnies indépendantes, 'Telephony' et spécialement en ce qui concerne les clients ruraux. Car en effet, les premiers conflits sur le téléphone comme instrument de sociabilité furent les plus vifs dans les campagnes. Pendant l'ère du monopole, les compagnies Bell ignorèrent de façon générale cette demande rurale. Sa force et sa vitalité devint évidente dans les deux premières décennies de ce siècle, quand, proportionnellement, plus de fermes que de maisons urbaines obtinrent le téléphone, les premières en large partie des petites compagnies fermières ou des coopératives locales. La sociabilité de l'invention encourageait les souscriptions et irritait les représentants non- Bell.

Le Recensement des Téléphones de 1907 reconnaissait que dans les zones de fermes isolées, "la vie de la communauté serait impossible sans cet instrument de communication toujours accessible..." La solitude et l'insécurité ressentie par les femmes de fermiers dans les conditions qui régnaient avant son arrivée disparurent et les conditions pour la création d'une solidarité locale furent ainsi créées." D'autres enquêtes officielles furent témoins des mêmes résultats. (39) Les responsables locaux s'appesantissait aussi sur la sociabilité. L'un d'eux travaillant pour un indépendant, déclarait: "Quand on a commencé, les fermiers pensaient qu'ils n'avaient pas besoin du téléphone... Maintenant, on ne pourrait pas le leur retirer. Leurs femmes ne nous laisseraient pas faire, même si les hommes étaient d'accord. Socialement, le téléphone a été un don de Dieu. Les femmes du comté gardent le contact entre elles et avec leurs occupations sociales largement de nature paroissiales." (40)

Bien que les campagnes de vente épisodiques aux fermiers insistaient sur les avantages pratiques du téléphone comme de recevoir les prix des marchés, les bulletins météorologiques ou de demander de l'aide, l'industrie du téléphone utilisait plus souvent le thème de la sociabilité avec eux qu'avec le public en général. PT&T fit, par exemple, en 1911 une série de publicités où le thème principal était les cas d'urgence, l'information et les économies d'argent Mais une publicité additionnelle vantait "bénédiction pour la femme du fermier... qui soulage de la monotonie de l'existence. Elle NE PEUT PAS être isolée avec Bell..." (4) Et malgré tout, les professionnels du téléphone qui traitaient avec les fermiers, luttaient contre l'utilisation des lignes pour les conversations privées, en tout cas dans les premières années. Les pages de Telephony étaient remplies de plaintes contre ceux-ci qui, entre autres, encombraient les lignes de leurs bavardages.
Une plus grande compréhension de la valeur de la sociabilité téléphonique pour les fermiers émergea plus tard. Un compte-rendu de 1931 sur les activités publicitaires en milieu rural mettait en avant l'utilisation professionnelle, mais notait aussi que dans les dernières années, l'emphase avait été mise sur l'utilité du téléphone "dans les activités de tous les jours... les passages obligés de la vie rurale". Un article de 1932 dans le Bell Telephone Quarterly note que "l'usage du téléphone dans un but social en zone rurale est fondamentalement important". Ironiquement, en 1938, un indépendant proclama que le thème était dépassé en tant qu'argument de vente parce que l'automobile et d'autres techniques avaient déjà considérablement diminué l'isolement des fermiers !

Comme le suggèrent certains passages, la question était lié au sexe des interlocuteurs... Quand les représentants d'avant la Première Guerre Mondiale utilisaient les activités féminines dans leurs publicités, ils envisageaient d'habitude la gestion de la maison, la sécurité et les cas d'urgence. Il est apparent cependant que les femmes - citadines comme rurales avaient trouvé le téléphone utile pour les contacts sociaux. (43) Quand les hommes de l'industrie du téléphone critiquaient le bavardage au téléphone, ils se référaient presque toujours à l'interlocuteur comme "elle". Plus tard, dans les années 30, les appels explicites à la sociabilité mirent l'emphase sur "elle": les publicités ne montraient que des femmes! On peut donc en gros établir un parallèle entre le glissement des encarts publicitaires vers la sociabilité et le changement d'attitude dans l'industrie du téléphone de l'irritation à la reconnaissance des conversations sociales comme faisant partie du "confort, de la commodité et du luxe" de cette invention.

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Explications économiques

Pourquoi les compagnies de téléphone furent- elles si réticentes et tardives dans cette reconnaissance ?
Il y a plusieurs réponses possibles, qui ne s'excluent pas les unes les autres. La plus évidente est qu'il n'y avait aucun profit immédiat dans cette utilisation, mais un profit différé.
Les compagnies de téléphone, et spécialement Bell, affirmaient que le secteur privé de leur commerce était marginal, voire même déficitaire, si on le mesurait par rapport au coût de chaque instrument et que le service professionnel avait servi à subventionner le service privé local. La validité de cet argument reste à débattre. Néanmoins, la certitude que le service "résidentiel" n'était pas rentable demeurait très répandue, spécialement chez les installateurs des lignes, et décourageait les ventes intensives chez le particulier. De temps en temps, Bell manquait d'argent pour construire les lignes nécessaires pour répondre à la demande des particuliers. (44) Ces contraintes semblaient occasionnellement motiver les ordres de New York de ne faire de la publicité pour le service "particulier" que dans les zones où les lignes existaient déjà et étaient non saturées. (45) Et, parfois, il y avait incompatibilité technique entre la qualité du service à laquelle Bell avait habitué ses clients professionnels et la qualité que les particuliers étaient prêts à payer. Dans ces conditions, Bell préférait se centrer sur la classe affaire, qui payait des tarifs plus élevés, achetait des équipements supplémentaires et utilisait l'interrégional.
Pourtant, quand ils s'adressaient aux particuliers, pourquoi les vendeurs n'employèrent-ils pas le thème de la sociabilité avant les années 20, se reposant autant sur les usages pratiques ? Le thème représentait après tout un marché peut- être élastique et encore vierge. Ayant servi ceux qui étaient sensibles aux questions pratiques - et à partir de la Première Guerre Mondiale, tout le monde les connaissait - les vendeurs purent penser qu'une poursuite de l'expansion dépendait de la vente de "nouvelles" utilisations sociales du téléphone; (47) Ou encore, qu'ils avaient fait le plein du marché - 42% des foyers américains en 1930 et ils déplacèrent leur attention vers l'encouragement à l'utilisation, spécialement sur les lignes à impulsions. Nous avons vu combien les incitations aux appels interrégionaux invoquaient le thème de la famille et des amis. Mais cette explication ne suffit pas: elle ne permet de pas de comprendre pourquoi les thèmes de la sociabilité continuèrent pendant la Dépression alors que l'industrie du téléphone s'attachait de nouveau à la simple tâche de garder ses abonnés et aussi pourquoi l'attitude interne de l'industrie changea également.

La réponse est peut-être dans la structure des tarifs. Initialement, les compagnies avaient un tarif de base pour un service uniquement interurbain mais quantitativement illimité. Dans un tel système, le nombre et la longueur des appels ne coûtaient rien à l'abonné mais cela ne faisait pas l'affaire du prestateur: une telle conversation mobilisait le temps de l'opérateur et, en occupant la ligne, décourageait d'autres appels. Certains industriels du téléphone blâmaient même le système du tarif de base, qui encourageait ces appels "superflus". (48) Décourager la "visite" par téléphone était donc logique. Le tarif fixe fut maintenu pendant toute cette période, et notamment pour les petites conversations téléphoniques, mais Bell et d'autres instituèrent un "service à impulsions" en totalité ou en partie faisant payer une somme supplémentaire par appel - dans les plus grandes villes pendant la période de compétition. A St Louis en 1898, par exemple, un téléphone à quatre postes coûtait 45 dollars par an pour 600 appels par an, plus 8 cents l'appel au-delà des 600. (49) Ce système permettait aux compagnies du téléphone de réduire le prix de base des abonnements et ainsi, d'attirer les consommateurs qui voulaient seulement se servir occasionnellement du téléphone.

Les dirigeants de Bell n'étaient pas d'accord sur ces questions de tarif calculé au temps d'utilisation. Certains y voyaient un moyen économique rationnel de faire payer l'abonné en fonction de son utilisation. D'autres le voyaient comme un moyen de réduire les appels "sans importance" comme l'usage du téléphone par des non-abonnés. D'autres encore, moins nombreux, comme E.J. Hall, le voyaient comme un moyen de recruter des masses de petits utilisateurs. L'industrie aurait pu considérer la conversation sociale comme bienvenue s'ils avaient pu faire payer suffisamment l'usage pour rattraper la perte des appels non aboutis ou pour les frustrations des autres abonnés. En principe, avec le service au temps d'utilisation, cela pouvait se faire (comme pour les services interrégionaux où le compteur fonctionnait à la minute). Bien qu'un système mécanique de comptage du temps n'était apparemment pas disponible à cette époque, une sorte de comptage existait quand même en principe, puisque le tarif d'un appel interurbain de type "message" était défini comme durant 5 minutes ou une fraction de 5 minutes. Ainsi, "une visite" téléphonique de 20 minutes aurait dû coûter 4 "messages". Dans un système comme celui-ci, les compagnies auraient pu exploiter économiquement la sociabilité et l'auraient encouragée. (50)

Cependant, le passage du tarif fixe au tarif minuté ne semble pas expliquer le glissement qui s'est fait dans les années 20 vers la sociabilité. Déterminer l'impact du service à l'impulsion sur les abonnés habitants des villes est difficile parce que les horaires liés aux tarifs variaient du tout au tout d'une ville à l'autre, même dans le même état Mais l'explication n'est pas là... Déjà en 1904, 96% des habitants de Denver bénéficiaient d'un central à impulsions et en 1905, 90% de ceux de Brooklyn, New York (alors qu'à Los Angeles, les habitants continuaient à payer un prix fixe).51 II y a peu d'indices que les systèmes tarifaires aient été modifiés de façon significative dans les 25 ans qui suivirent alors que les thèmes de sociabilité émergeaient.
A l'inverse, le tarif fixe persista dans les petits échanges au-delà des années 30. Plus encore, les thèmes de sociabilité apparurent plus souvent dans les campagnes de vente en milieu rural que dans les zones urbaines, malgré le fait que les campagnes restèrent dans le système du fixe mensuel.

Bien que le souci de voir les lignes et les standardistes occupées à perte contribua à la résistance de l'industrie face à la sociabilité, cela ne peut constituer une explication à cette attitude ou, plus particulièrement, au momentum du changement.

Explications techniques

Les portes-parole de l'industrie de la première époque nous auraient probablement exposé que des considérations purement techniques expliquaient le désir de limiter les visites" téléphoniques. Les conversations trop longues monopolisaient les lignes collectives. Cest pour cela que les compagnies, s'abritant souvent derrière la pression de certains types d'usagers, encourageaient et installaient - ou cherchaient la permission légale d'installer - des limites de temps sur les appels. Mais là encore, ce n'est pas une explication du glissement vers la sociabilité, parce que jusque vers 1930, 40 à 50% des téléphones principaux de Bell dans presque toutes les grandes villes étaient encore collectifs, une proportion qui n'avait guère changée depuis 1915. (52)

Un problème lié était la surcharge des lignes payantes dans les communications interrégionales, notamment celles des villages et des petites villes. Les coopératives rurales se plaignaient des compagnies commerciales qui ne les fournissaient qu'avec une ligne unique entre chaque ville et ces compagnies résistaient en faisant valoir qu'elles étaient sous-payées pour ce service. Cette connexion à ligne unique créait une bonne raison de supprimer les "bavardages", au moins dans les zones rurales. Mais cela n'explique pas le changement d'attitude non plus. Le goulot d'étranglement ne fut résolu que bien après le glissement des ventes, quand il fut possible de faire passer plusieurs appels sur la même ligne. (53)

Le développement des échanges lointains peut aussi expliquer l'accroissement des ventes dans le domaine de la sociabilité. Tout le long de la période couverte dans cet article, la technologie fit de rapides progrès, les tarifs interrégionaux d'AT&T chutèrent et ses coûts même plus encore. La motivation majeure des abonnés résidentiels désirant le service interrégional était de contacter les amis et la famille. En plus, la tarification en dépassement était bien gérée et répercutée sur le client Encore une fois, tout en participant probablement à l'accroissement de la fréquence des thèmes de sociabilité, les appels interrégionaux semblent insuffisants pour expliquer le changement Ils s'élevèrent par rapport à tous les appels, de 2,5% en 1900 à 3,2% en 1920 et 4,1% en 1930, puis tombèrent à 3,3% en 1940. Ils n'atteignirent les 5% que dans les années 60. Plus important encore, le glissement vers la sociabilité apparaît dans les campagnes de vente des services à tarif fixe et pour encourager l'utilisation locale, tout comme dans les publicités pour les appels interrégionaux. (Voir tableau 2).

Explications culturelles

Alors que les considérations techniques et économiques étayèrent sans aucun doute l'attitude de l'industrie vis à vis de la sociabilité, aucunes d'elles ne semblent suffisantes pour expliquer le changement historique. Une partie de l'explication se trouve probablement dans les convictions culturelles des gens du téléphone.

D'une certaine façon, l'industrie du téléphone était la descendante directe de l'industrie du télégraphe. Les instruments étaient assez semblables et les développement techniques s'appliquaient aux deux. Les gens qui développèrent, construirent et vendirent le téléphone venaient de façon prédominante du télégraphe. Théodore Vail lui-même était d'une famille liée au télégraphe et commença sa carrière comme télégraphiste. Au contraire, EJ. Hall et A.W. Page, parmi les supporters de "l'inutile" n'avaient aucun lien avec le télégraphe, tout comme J.L Sabin, un homme de la même inclination. Beaucoup de compagnies de téléphones avaient commencé dans les opérations télégraphiques. Et même, en 1880, Western Union faillit même supplanter Bell dans sa position. L'organisation de la Western Union servit jusqu'à un certain point comme modèle pour Bell Telephone. L'utilisation du téléphone remplaça souvent directement l'utilisation du télégraphe. Même le langage utilisé pour parler du téléphone révélait ses origines. Par exemple, une des premières publicités affirmait que le téléphone était "le télégraphe le meilleur marché du monde". Les appels téléphoniques étaient nommés pendant longtemps "messages". De fait, le télégraphe américain, finalement, servit fort peu pour les messages sociaux, même brefs.55 Rien d'étonnant dans ce cas à ce que les utilisations du téléphone suivissent largement pendant des dizaines d'années celles du télégraphe: communiqués d'affaires, ordres, messages d'urgence et commandes. Dans ce contexte, les responsables de l'industrie considéraient avec raison le téléphone "de visite" comme un abus, une "futilisation" du service. Les documents internes montrent bien que la plupart des dirigeants du téléphone voyaient cette technologie comme un instrument d'affaires et une commodité pour la classe moyenne. Ils affirmaient qu'on devait vendre avec vigueur sur la base de ces avantages marginaux, et croyaient que les gens n'avaient aucun besoin "naturel" d'un téléphone - et que la plupart d'entre eux n'en auraient jamais l'usage (les classes rurales et ouvrières). Les clients devaient donc être "éduqués".56 Le Vice-Président d'AT&T Page réagissait précisément contre cette vision de télégraphiste dans sa défense de la conversation frivole datée de 1928. Pendant la même conférence, il condamna aussi l'effet psychologique des publicités pour le téléphone qui comparaient explicitement l'instrument au télégraphe. (57)

Je suggérerai que les dirigeants de l'industrie ignorèrent pendant longtemps ou réprimèrent la sociabilité au téléphone pour l'essentiel parce que ces conversations ne correspondaient pas à l'idée qu'ils se faisaient de l'utilisation de cette technologie. Après des dizaines d'années d'obstination de la part des abonnés, et probablement poussée par la concurrence des nouvelles technologies comme la voiture ou la radio, l'industrie dut se résoudre à adopter la sociabilité comme un moyen d'exploiter le téléphone.

Cet argument signifie qu'un retard d'une génération a été pris à cause d'un malentendu entre les abonnés et la façon dont ils utilisaient le téléphone et les industriels et la façon dont ils pensaient qu'il le serait Une variante de cet argument (proposée par plusieurs lecteurs de cet article) suggère qu'il n'y avait pas de malentendu, que l'attitude de l'industrie et sa publicité reflétait justement les pratiques du public. La stratégie de vente changea vers le milieu des années 20 parce qu'en fait, les gens utilisaient plus le téléphone de cette façon que d'une autre. Cet accroissement de la "visite téléphonique" eut peut-être lieu pour une ou plusieurs raisons: la chute du coût réel, un progression du nombre des abonnés disponibles pour téléphoner, une transmission de la voix plus claire, des instruments plus confortables (du téléphone mural au combiné "français"), les tarifs à l'impulsion, une intimité plus grande grâce à l'automatique. La commercialisation suivit ainsi l'usage. Répondre à cet argument de façon complète, demanderait des preuves détaillées sur l'utilisation du téléphone en dépassement horaire. Nous ne disposons pas de matériau pour cela. Dans les souvenirs des gens de l'époque, on ne bavardait pas autant au téléphone dans "l'ancien temps" mais on ne peut évidemment pas spécifier dans quelles proportions ni nous dire quand changèrent les habitudes.58 D'un autre côté, les anecdotes, les commentaires des contemporains et les fragments de données commerciales (par exemple l'étude" de 1909 à Seattle) font penser que les interlocuteurs privés faisaient déjà des "visites téléphoniques" régulières avant le milieu des années 1920, quelque soit l'étiquette donnée à ces appels, et ils étaient au moins égaux en nombre à ceux concernant la "gestion de la maison". La publicité de cette période poussait presque uniquement à un usage pratique et ignorait ou réprimait l'utilisation sociale.

Le changement d'utilisation par les abonnés pourrait avoir aidé à presser le changement dans la publicité, bien qu'il n'y en ait pas de preuve directe dans les archives de l'industrie. Longtemps, un certain malentendu exista pourtant entre l'utilisation réelle et la commercialisation. Son origine apparaît comme culturelle dans une large mesure.

Cette explication devient encore plus plausible si l'on fait une comparaison avec le cas parallèle de l'automobile. Les premiers producteurs d'autos étaient d'anciens fabriquants de bicyclettes qui avaient appris leurs techniques de production et leur stratégie de commercialisation (par exemple le système des concessionnaires, les modèles annuels) pendant la grande folie du cycle dans les années 1890. Tout comme la bicyclette autrefois, l'automobile devait être un jouet pour les riches. Les premières campagnes de vente l'envisageaient comme un instrument de loisir pour la promenade, le tourisme et la course. Un publicitaire se demandait même en 1906 si "l'automobile devait être un caprice comme la bicyclette ou un facteur durable dans l'industrie du pays". (59)

Les utilisations pratiques de l'automobile furent perçues très vite dans l'industrie. Spécialement après le succès de la Ford modèle T, la publicité commença à insister sur les thèmes de l'utilité et de la sociabilité, en particulier sur le fait que les familles pouvaient être renforcées par les voyages ensemble. Les publicitaires tout comme les observateurs indépendants se félicitaient du rôle de l'automobile pour briser l'isolement et accroître la vie des communautés. (60) Comme avec le téléphone, les vendeurs d'automobiles suivirent largement une stratégie commerciale fondée sur l'expérience de la technologie "mère"; ils soulignèrent une série d'utilisations limitée et familières à tous; et il leur fallut se faire aux usages plus larges et plus populaires. Les producteurs d'automobiles apprirent simplement plus vite.

Il ne fait pas de doute que d'autres changements sociaux contribuèrent aussi à ce que j'ai appelé la découverte de la sociabilité et des explications différentes peuvent être trouvées. L'une d'entre elles, très importante, a trait à l'évolution dans la publicité. Les tactiques publicitaires, comme il a été noté plus tôt, évoluèrent vers des thèmes "plus doux" avec une plus grande emphase sur les charmes d'un objet, sur le plaisir plutôt que sur les aspects - pratiques d'un produit Elles focalisèrent également de façon croissante sur les femmes en tant que consommatrices principales et les femmes furent plus tard associées à la sociabilité téléphonique. (61) Les patrons d'AT&T ont peut-être été lents à adopter ces nouvelles tactiques, en partie parce que leur agence de publicité, N.W. Ayer, était particulièrement conservatrice. Mais dans cette analyse, la publicité pour le téléphone suivit en général la publicité de base peut-être partiellement parce que les patrons d'AT&T attribuaient le succès de l'automobile et d'autres technologies à cette forme de commercialisation. (62)

Cependant, demeurent ces preuves circonstanciées et directes en faveur de la perte d'influence des traditions du télégraphe sur l'industrie du téléphone, sous l'influence des pratiques du public.


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Conclusion

Aujourd'hui, la plupart des appels téléphoniques privés sont destinés -aux amis ou à la famille, souvent pour le plaisir de la conversation. Il a pu également en être ainsi il y a deux ou trois générations aussi. (63) Aujourd'hui, l'industrie du téléphone encourage ces appels; il y a soixante- quinze ans, elle les décourageait. Les vendeurs de téléphones affirmaient alors que le téléphone privé était indispensable pour les urgences; cette fonction est maintenant tenue pour évidente. Les vendeurs affirmaient que le téléphone était utile pour faire le marché; cette fonction persiste ("Laissez vos doigts marcher...") mais cela n'a jamais paru vraiment très important aux abonnés privés. (64)
La fonction de sociabilité semble tellement importante et évidente aujourd'hui, et pourtant, l'industrie l'ignora et résista contre elle pendant la première moitié de son histoire. L'histoire de la façon dont l'industrie du téléphone découvrit la sociabilité apporte quelques leçons sur la compréhension de la nature de la diffusion des technologies. Elle laisse supposer que les promoteurs d'une technologie ne savent pas nécessairement quelle sera l'utilisation finale de celle-ci; qu'ils cherchent les problèmes et les "besoins" pour laquelle leur
technologie apporte une réponse (cf. les ordinateurs personnels); mais que les consommateurs peuvent eux-mêmes déterminer finalement les usages à la place du promoteur. Et il dut admettre aussi que, dans la promotion d'une technologie nouvelle, les vendeurs sont prisonniers non seulement des propriétés techniques et économiques de celle-ci, mais aussi d'une interprétation de son usage déterminée par les origines de cette invention et par celle des vendeurs, une contrainte culturelle qui peut perdurer et rester très forte.

NOTES

1. Une partie des documents présentés dans cet article est issue d'un article présenté à la Social Science History Association, Washington D.C., en Octobre 1983. Les recherches ont reçu une aide financière du National Endowment for the Humanities (bourse RO-20612), de la National Science Foundation (bourse SES83-O93O1), la Russel Sage Foundation et le Committee on Research, Université de Californie, Berkeley. La suite des travaux fut conduite au Center for Advanced Study in the Behavorial Sciences, Stanford, Californie, avec le soutien financier de l'Andrew W. Mellon Foundation. Les recherches d'archives furent facilitées par l'assistance généreuse de gens de l'industrie du téléphone: à AT&T, Robert Lewis, Robert Carnet et Mildred Ettlinger; au San Francisco Museum Pioneer Telephone Museum, Don Thrall, Ken Rolin et Norm Hawker; au Museum of Indépendant Telephony, Peggy Chronister; à Pacific Bell, Robert Deward; à Bell Canada Historical, Stephanie Sykes et Nina Bederian-Gardner; à Illinois Bell, Rita Lapka; John A. Fleckner au National Museum of American History nous aida aussi. Nos remerciements i ce qui furent interrogés pour cet article: Tom Winburn, Stan Damkroger, George Hawk Hurst, C. Duncan Hutton, Fred Johnson, Charles Morrish et Frank Pamphilon. Plusieurs assistants contribuèrent à ce travail: Melanie Archer, John Chan (qui dirigea les interviews), Steve Derné, Keith Dierkx, Molly Haggard, Barbara Loomis et Mary Waters. Plusieurs lecteurs commentèrent ce texte dans ses premières versions: Victoria Bonnell, Paul Burstein, Glenn Carroll, Bernard Finn, Robert Garnet, Roland Marchand, Michael Schudson, John Staudenmaier, S.J., Ann Swidler, Joel Tarr, Landgon Winner ainsi que les auditeurs de la présentation de cet article.

2. littéralement: "Attrapez, attrapez le combiné et gardez le contact!" (N.d.T.)
3. Voir C.S. Fischer: "Studying Technology and Social Life", pp. 284-301 dans High Tecbonology, Space and Society: Emerging Trends, éd. M. Castelis (Beverly Hills, Californie 1985). Pour un exemple récent d'une étude traitant des consommateurs et des ventes, voir M. Rose, "Urban Environment and Technological Innovation: Energy choices in Denver and Kansas City, 1900- 1940," Technology and Culture 25 (Juillet 1984): 503-39.
4. Les sources principales de cet article font appel aux revues internes des industries du téléphone et de la publicité; les rapports internes des compagnies de téléphone, la correspondance, les collections de publicités et d'autres documents venant d'abord de AT&T et de Pacific Telephone (PT&T); de mémoires et histoires des compagnies publiées à titre privé; les études gouvernementales, les études de recherche et enquêtes; ainsi que plusieurs entrevues effectuées par John Chan d'anciens employés de compagnies de téléphone à la retraite et ayant travaillé dans la commercialisation. Les archives les plus utilisées dans cet article sont les Historical Archives d'AT&T, New York (abrégés par la suite en AT&T ARCH) et le Pioneer Telephone Museum (SF PION MU) et quelques documents venant du Museum of Indépendant Telephony, Abilene (MU IND TEL); Bell Canada Historical, Montreal (BELL CAN HIST); Illinois Bell Information Center, Chicago (ILL BELL INFO); and the N.W. Ayer Collection of Advertisements et le Warshaw Collection of Business Americana, National Museum of American History, Smithsonian Institution, Washington D.C.. La bibliographie de l'histoire sociale du téléphone est bizarrement très courte, surtout si on la compare avec celle des technologies plus récentes comme l'automobile ou la télévision. D existe des chroniques au niveau industriel ou commercial mais le coté consommateur n'a pas été abordé. Pour quelques sources de base, voir J.W. Stehman, The Financial History of the American Telephone and Telegraph Compagny (Boston, 1925); AN. Hokombe, Public Ownership of Telephones on the Continent of Europe (Cambridge, Mass. 1911); H.B. MacMeal, The Story of Independent Telephony (Chicago: Independent Pioneer Telephone Association, 1934); J.L. Walsh, Connecticut Pioneers in Telephony (New Haven, Conn.: Morris F. Tyler Chapter of the Telephone Pioners of America, 1950); J. Brooks, Telephone: The First Hundred Years (New York, 1976); A. Hibbard, Hello-Goodbye: My Story of Telephone Pioneering (Chicago, 1941); Robert Collins, A Voice from Afar: The History of Telecommunications in Canada (Toronto, 1977); R.L. Mahon, "The Telephone in Chicago" ILL BELL INFO, MS, ca 1955; J.C. Rippey, Goodby, Central; Hello, World: A Centennial History of Northwestern Bell (Omaha, Nebr.: Northwestern Bell 1975); G.W. Brock, The Telecommunications Industry. The dynamics of Market Structure (Cambridge, Mass, 1981); I. de S. Pool, Forecasting the Telephone (Norwood, N.J., 1983); R.W. Garnet, The Telephone Enterprise: The Evolution of the Bell System's Horizontal Structure, 1876-1909 (Baltimore, 1985); R-A. Atwood, Telephony and Its Cultural Meanings
in Southeastern Iowa, 1900-1917" (Ph.D. diss, University of Iowa, 1984); Lana Fay Rakow, "Gender, Communication and The Techonology: A Case Study of Women and the Telephone" (Ph.D. diss., University of Illinois at Urbana-Champaign 1987); and I. de S. Pool éd., The Social Impact of the Telephone (Cambridge, Mass., 1977). ? faut noter bien sûr que AT&T, Bell ainsi que les noms d'entreprises similaires se réfèrent à ces compagnies • et leurs ancêtres directs jusqu'à la réorganisation de l'industrie des Etats-Unis au 1er Janvier 1984.

5. Statistiques d'AT&T , Events in Telecommunications History (New York: AT&T 1979), p-6; U.S. Bureau of Census (BOC), Historical Statistics of the United States, Bicentennial Ed., pt 2 (Washington D.C. 1975), pp 783-84).
6. Les tarife sont mentionnés de façon très désordonnée. Pour ces chiffres, voir BOC, Telephone and Telegraphs 1902, Special Reports, Department of Commerce and Labor (Washington D.C. 1906), p. 53; and 1909 Annual Report of AT&T (New York, 1910), p. 28. Les taux de salaire sont donnés dans Historical Statistics (n"3 ci-dessus), tables D735-38.
7. BOC, Telephones, 1902 (n°4 d-dessus); Federal Communications Commissions (FCC), Proposed Report: Telephone Investigation (Washington D.C. 1938), p. 147. AT&T a toujours officiellement contesté cette interprétation; voir par exemple, 1909 Annual Report of AT&T pp. 26-28.
8. Voir par exempte Annual Report of AT&T, 1907-10-, et FCC, Proposed Report (n°5 ci-dessus), pp 153-154. Sur les arrangements avec la compétition, voir par exemple Rippey (n°2 ci-dessus), pp 143 et suivantes.
9- 1909 Annual Report of AT&T, p. 28. Le tarif minimal pour une ligne collective pour quatre foyers en ville allait de 3 dollars par mois à New York (environ 6% du salaire moyen d'un employé d'usine) à 1,50 dollars à Los Angeles (environ 3% du salaire) et moins encore dans les petites localités dotées de systèmes mutuels; voir BOC, Telephones and Telegraphs and Municipal Electric Fire-Alarm and Police-Patrol Signaling Systems, 1912 (Washington D.C. 1915); et Historical Statistics (ns 3 ci-dessus), table D74O.
10. Témoignage du 9 Décembre 1909 devant l'Etat de New York, Report of the Committee of the Senate and Assembly Appointed to Investigate Telephone and Telegraph Companies (Albany 1910), p 398.
11. Ayer Collection of AT&T Advertisements, Collection of Business Americana, National Museum of American History, Smithsonian Institution. 12. Voir par exemple Pacific Telephone Magazine (Magazine des employés du PT&T, abrégé id en PAC TEL MAG), 1907- 1940, passim; les publiâtes de 1914 dans le carton de la SF PION MU étiqueté "Advertising"; MU IND TEL "Scrapbook" de la Southern Indiana Telephone Company; les publicités des annuaires de l'époque: "Educating the Public to the Proper Use of the Telephone", Telephony 64 (21 Juin 1913): 32-33; "Swearing over the Telephone", Telephony 9 (1905): 418; et "Advertising and Publidty -1906-1910", carton 1317, AT&T ARCH.
13- Au sujet de la promotion de l'image de marque de AT&T, voir R. Marchand, "Creating the Corporate Soul: The Origins of Corporate Image Advertising in America" (article présenté devant ('Organization of American Historians, 1980), et NX. Griese, "AT&T: 1908 Origins of the Nation's Oldest Continuous Institutional Advertising Campaign", Journal of Advertising 6 (Summer 1977): 18-24. FCC, Proposed Report (n. 5 d-dessus) présente un chapitre sur les "relations publiques". Voir aussi N.R. Danielian, AT&T: The Story of Industrial Conquest (New York 1939), chap. 13. Pour une défense des relations publiques de AT&T, voir A.W. Page, The Bell Telephone System (New York 1941). Parmi les efforts publidtaires, il y avait des histoires "vraies", des dons à la Presse, des cadeaux aux reporters et aux politiciens (documents dans l'AT&T ARCH). Et dans un cas particulier et plutôt comique en 1920, AT&T essaya frénétiquement et apparemment sans succès de faire pression sur Hal Roach pour qu'il coupe les séquences burlesques d'un central en pleine hystérie dans un film de Harold Lloyd qu'il produisait (voir dossier "Correspondence-E.S. Wilson, V.P. AT&T", SF PION MU).
14. Walsh (n° 2 d-dessus) p. 47.
15. S. Schmidt, "The Telephone comes to Pittsburgh" (thèse de maîtrise, Université de Pittsburgh 1948); Pool Porecasting(n.2 d-dessus, p. 30; D. Goodman, "Early Electrical Communications and the City: Applications of the Telegraph in Nineteenth- Century Urban America" (article non publié, Department of Social Sciences, Carnegie-Mellon University, n.d., remerciements à Joel Tarr); et "Telephone History of Dundee, Ontario". Archives Munidpales, BELL CAN HIST.
16. Sur les services particuliers et les informations, voir Walsh (n°2 d-dessus) p. 206; S.H. Aronson, "Bell's Electrical Toy: What's the Use? The Sociology of Early Telephone Usage", pp 15-39, and I. de S. Pool, éd., Social Impact(n°2 d-dessus); "Broadening The Possible Market", Printer's Ink 74 (9 Mars 1911); G.O. Steel, "Advertising The Telephone" Printets Ink 51 (2 Avril 1905): 14-17. et F.P. Valentine, "Some phases of the Commercial Job", Bell Telephone Quarterly 5 (Janvier 1926): 34- 43. Pour l'illustration des utilisations voir par exemple PAC TEL MAG (Octobre 1907), p. 6 (Janvier 19?), p. 9 (Décembre 1912), p. 23, et (Octobre 1920), p. 44; et le magazine indépendant Telephony, par exemple l'index jusqu'au vol. 71 (1916) et Telephony fait la liste les points suivants sous "Telephone, novel uses of: grades universitaires conferrés par téléphone, envoi de remorqueurs dans le service portuaire, profondeur mesurée par téléphone, téléphoner d'un aéroplane". Sur les regrets de n'avoir pas éduqué le public, voir les dtations de H.B. Young circa 1929, pp 91. 100 dans "Publidty Conferences - Bell System- 1921-34", carton 1310 AT&T ARCH, mais des commentaires analogues apparaissent dans les années antérieures, de même que des revendications positives comme celle de Vail en 1909-
17. Le débat suivant utilise largement l'examen des collections de publicités dans les archives mentionnées en n°2. L'espace ne permet pas plus de quelques exemples sur une source de plusieurs centaines d'affiches. Voir notamment les fichiers appelés "Advertising and Publicity" à AT&T ARCH; au SF PION MU, les classeurs étiquettes "Advertising" et "Publicity Bureau" au BELL CAN HIST, "Scrapbooks"; au ILL BELL INFO, "AT&T Advertising" et les microfilms 384B, "Adver."; et à la Collection Ayer (n°9 ci-dessus), les séries AT&T.
18. Pour des commentaires plus spécifiques, voir Mahon (n°2 ci-dessus), par exemple pp. 79-89; les déclarations du Vice- Président chargé de la Publicité, A.W. Page dans "Bell System Commercial Conference, 1930", microfilm 368B, ILL BELL INFO; et les déclarations de l'Ingénieur Commercial K.S. McHugh dans "Bell System General Commercial Conference on Sales Matters, 1931", microfilm 368B, ILL BELL INFO. Sur les origines de la publicité à domicile, voir N.L. Griese, "1908 Origins" (n°ll ci-dessus)
19. Voir cette correspondance dans "Advertising and Publicity • Bell System • 1906-1910, classeur I, carton 1317, AT&T ARCH. Certains rapports précisent que des milliers d'histoires furent placées dans des centaines de publications. Apparemment, aucune campagne publicitaire nationale ne fut conduite avant cette époque; la stratégie de marketing de Bell semblait largement confinée â la compétition sur les prix et les services. Voir N.C. Kingsbury, "Results from the American Telephone's National Campaign", Printers' Ink (Juin 29, 1916): 182-84.
20. En plus de la collection de publicités, voir A.P. Reynolds, "Selling a Telephone" (à un homme d'affaires), Telephony 12 (1906): 280-81; id., "The Telephone in Retail Business", Printers' Ink 61 (Novembre 27, 1907): 3-8; et "Bell Encourages Shopping by Telephone", ibid., vol 70 (Janvier 19, 1910).
21. Lettre du Vice-Président d'AT&T Reagan au Président de PT&T H.D. Pillsbury, 4 Mars 1929 dans "Advertising", SF PION MU; WJ. Phillips, "The How, What, When and Why of Telephone Advertising", conférence donnée le 7 Juillet 1926, dans ibid.; et "Advertising Conference -Bell System* 1916", carton 1310, AT&T ARCH, p. 44.
22. Voir n. 16 d-dessus.
23. D. Pope, The Making of Modern Advertising (New York, 1983); S. Fox, The Mirror Makers: A History of American Advertising and Its Creators (New York, 1984); M. Schudson, Advertising: The Uneasy Persuasion (New York, 1984), pp. 60 & suhr.; R. Marchand, Advertising The American Dream: Making Way for Modernity, 1929-1940 (Berkeley, Calif., 1985); et R. Pollay, "The Subsiding Sizzle: A Descriptive History of Print Advertising, 1900-1980," Journ at of Marketing 49 (Été 1985):
24- 37. 24. W. B. Edwards, "Tearing Down Old Copy Gods", Printers' Ink 123 (26 Avril 1923): 65-66.
25. Sur les tarifs, voir W.F. Gray, "Typical Schedules for Rates of Exchange Services", et les débats afférents dans "Bell System General Commercial Engineers' Conference, 1924", microfilm 364B, ILL BELL INFO.
26. Bell Telephone Company of Canada, "Selling Service on the Job", circa 1928, cat 12223, BELL CAN HIST.
27. Les déclarations, spécialement de la part des Vice-Présidents d'AT&T Page et Gherardi pendant la "General Commercial Conference, 1928", et "Bell System General Commercial Conference, 1930", tous les deux sur microfilm 368B, EL BELL INFO, exprimaient l'avis que les téléphones devaient faire partie du "style de vie" des clients, et n'être pas seulement des. instruments pratiques. On trouve de nombreux échos des slogans de "confort et commodité" dans les échelons inférieurs de Bell pendant cette période.
28. Voir A. Fancher, "Every Employee Is a Salesman for American Telephone and Telegraph', Sales Management 28 (26 Février 1931): 45-71, 472; "Bell Conferences", 1928 et 1930 (n°25 ci-dessus), not. LJ. BilHngslcy, "Presentation of Disconnections", dans la Conférence de 1930; Pacemaker, un magazine de vente pour PT&T, circa 1928-31, SF PION MU; et Telephony, passim 1931-36.
29. PT&T Pacemaker, entrevues entre John Chan et des directeurs de l'industrie a la retraite dans le nord de la Californie; voir aussi J.E. Harrel, "Residential Exchange Sales in New England Southern Area", dans "Bell Conference 1931", (?°1? ci- dessus), pp 67 et suivantes.
30. D y a quelques variations dans la collection de publicité que j'ai examiné. Illinois Bell's, pendant la Dépression, utilisait des publicités identiques à celles de la génération antérieure.
31. Ces journaux furent examinés comme partie d'une étude plus large de l'histoire sociale du téléphone qui incluera des études de cas dans trois communautés nord-californienne de 1890 à 1940.
32. Central Union Telephone Company Contracts Department, Instructions and Information for Solicitors, 1904, ILL BELL INFO. Notons que Centrai Union a été, au moins jusqu'à 1903, le courtier le plus entreprenant de tous les filiales de Bell. Illinois Bell Commercial Department, Sales Manual 1931, microfilm, ILL BELL INFO. Ohio Bell Telephone Company, "How You Can Sell Telephones", 1935, dossier "Salesmanship". BELL CAN HIST.
33- Jusqu'en 1894, les compagnies indépendantes n'existaient pas. Pendant des années, par la suite, elles essayèrent en général de remplir la demande des petites villes et des villages que Bell avait mal desservis. Ailleurs, elles firent de la publicité en compétition avec Bell. Néanmoins, les publicitaires exhortaient les indépendants à utiliser "la vente par imprimés" pour encourager les services locaux et les utilisations plus vastes. Voir, par exemple, J.A. Schoell, "Advertising and Other Thoughts of the Small Town Man", Telephony 70 (10 Juin 1916): 40-41; R.D. Mock, séries "Fundamental Principles of the Telephone Business: Part V, Telephone Advertising", dans ibid, volume 71 (22 Juillet-21 Novembre 1916); D. Hughes, "Rigth Now Is the Time to Sell Service", ibid. 104 (10 Juin 1933): 14-15; et L. M. Berry, "Helpful Hints for Selling Service", ibid. 108 (2 Février 1935): 7-10. Voir aussi Kellog Company, "A New Business Campaign for " (Chicago: Kellog, 1929), MU IND TEL.
34. Cité par Aronson, "Electrical Toy" (nol4 ci-dessus).
35. Annonces proposées par la National Capitol Telephone Company dans une lettre au quartier-général de Bell, le 20 Janvier 1881, boîte 1213, AT&T ARCH. Dans la même veine, le Président de Bell Canada confessait aux alentours de 1890, être incapable de stopper le développement des "conversations futiles"; voir Collins, A Voice (n°2 ci-dessus), p 124. Les autorités françaises étaient aussi exaspérées par l'utilisation non sérieuse de l'appareil; voir ? Bertho, Télégraphes et téléphones (Paris 1980), pp. 244-45.
36. ?.?. Judson, "Unprofitable Traffic - What Shall Be Done with It ? Telephony 18 (11 Décembre 1909): 644-47, et PAC TEL MAG 3 (3 Janvier 1910): 7. ? écrit également: "le téléphone va au-delà de ce pourquoi il a été fait et c'est un fait bien réel qu'un grand pourcentage des téléphones aujourd'hui fonctionnant en location fixe est utilisé beaucoup plus pour l'amusement, la récréation et les conversations de salon que pour le travail et les nécessités- quotidiennes" (p. 645). MacMeal, Independent (n°2 ci-dessus), p. 240, signale une campagne réussie en 1922 pour décourager les pipelettes par des lettres et des publicités. De façon très typique, les appels étaient • au moins officiellement - limités à cinq minutes en de nombreux endroits, bien qu'il n'est pas très clairement montré comment cette réglementation était mise en application.
37. La philosophie de Hall est évidente dans la correspondance sur le "service à impulsions" avant 1900, boîte 1127, AT&T ARCH. Des dizaines d'années plus tard, il continuait à promouvoir l'idée dans une lettre à E.M. Burgess, de la Colorado Telephone Company, 30 Mars 1905, boîte 1309. AT&T ARCH, avançant même que les standardistes devraient arrêter de refuser les appels d'entants et devraient même encourager des utilisations aussi "futiles". Les informations biographiques viennent d'une notice nécrologique dans AT&T ARCH. Un autre populiste, encore plus vigoureux même, était John L Sabin, de PT&T et de la Chicago Telephone Co.; voir Manon (n°2 ci-dessus), pp 29 et suivantes.
38. A.W. Page, "Public Relations and Sales", "General Commercial Conférence, 1928", p. 5, microfilm 368B, ILL BELL INFO. Voir aussi les déclarations du Vice-Président Gherardi et d'autres pendant cette même conférence et celtes afférentes de la même période. Sur Page et les changements qu'il provoqua, voir G.J. Griswold, "How AT&T Public Relations Politicoes Developed", Public Relations Quarterly 12 (Automne 1967): 7-16; et Marchland, Advertising (n. 21 ci-dessus), pp. 117*20.
39. BOC, Special Reports: Telephones: 1907 (Washington D.C. 1910), pp 77*78; voir aussi UJS. Congress, Senate, Country Life Commission, 60th Cong. 2d sess., 1909, S. Doc. 705; et F.E. Ward, The Parm Woman's Problems, Circulaire USDA 148 (Washington D.C. 1920). Voir aussi C.S. Fischer, "The Revolution in Rural Telephony", Journal of Social History (en cours d'impression).
40. Cité dans R.F. Kemp, Telephones in Country Homes", Telephony 9 (Juin 1905): 433. Un article de 1909 établit que "l'usage principale des téléphones dans les fermes a été essentiellement social... Les téléphones sont plus souvent et plus longuement occupés pour des conversations de voisinage que pour toute autre raison". La conclusion de l'article est que les souscripteurs donnent une très grande importance au fait de pouvoir parler à quelqu'un. Voir G.R. Johnston, "Some Aspects of Rural Telephony", Telephony 17 (8 Mai 1909): $42. Voir aussi R.L. Tomblen, "Recent Changes in Agriculture as Revealed by the Census", Bell Telephone Quarterly 9 (Octobre 1932): 334-50; et J. West (C. Withers), Plainsville, U.SA. (New York, 1945), p. 10.
41. Cette série de publicités PT&T apparut dans le Antiocb (Calif.) Ledger en 1911. Pour quelques exemples et débats sur les stratégies de vente aux fermiers, voir Western Electric, "How to Build Rural Unes", n.d., "Rural Telephone Service", 1944- 46?, carton 1310, AT&T ARCH; Stromberg-Carlson Telephone Manufacturing Company, Téléphone Facts for Farmers (Rochester, N.Y. 1903), Washaw Collection, Smithsonian Institution; "Facts regarding the Rural Telephone" Telephony 9 (Avril 1905): 303. Dans le Printers'Ink, "The Western Electric", 65 (23 Décembre 1908): 3-7; FX Cleary, "Selling to the Rural District", 70 (23 Février 1910): 11-12; "Western Electric Getting Farmers to Install Phones", 76 (27 Juillet 1911): 20-25; et H.C. Slemin, "Papers to Meet Trust' Competition", 78 (18 Janvier 1912): 28.
42. R.T. Barrett, "Selling Telephones to Farmers by Talking about Tomatoes", Printers' Ink (5 Novembre 1931): 49-50; Tomblen (n*38 ci-dessus); et J.D. Holland, Telephone Service Essential to Progressive Farm Home", Telephony 114 (19 Février 1938): 17-20. Voir aussi C.S. Fischer, Technology's Retreat: The Decline of Rural Telephones, 1920-1940", Social Science History (en cours d'impression).
43- Une étude de 1925 sur les attitudes de la femme envers les appareils ménagers, commandée par la Fédération Générale des Clubs de Femmes, montrait que les dames interrogées préféraient l'automobile et le téléphone à l'eau courante; voir M. Sherman, "What Women Want in Their Homes", Woman Home Companion 52 (Novembre 1925): 28, 97-98. Une étude de recensement sur 500.000 foyers dans le milieu des années 20 rapporta que le téléphone était considéré comme un appareil de première importance car, avec l'automobile et la radio, "il offrait à la femme au foyer un échappatoire à la monotonie qui avait rendu folles tant d'entre elles auparavant"; rapporté dans Voice Telephone Magazine, organe interne de United Communications, Décembre 1925, p. 3, MU IND TEL. Un de nos interlocuteurs, qui vendit des téléphones au porte-à-porte dans les années trente, disait que les femmes étaient attirées d'abord par la possibilité de parler avec famille et amis (-ies),
deuxièmement pour les rendez-vous et les achats et troisièmement pour les urgences, alors que, pour les hommes, l'emploi et les affaires passaient en premier. Voir aussi Rakow, "Gender" (n°2 ci-dessus) et C.S. Fischer, "Women and the Telephone, 1890-1940"," communication donnée à l'American Sociological Association, 1987.
44. Voir par exemple J.W. Sichter, "Separations Procedures in the Telephone Industry", mémoire P 77-2, Harvard University Program on Information Resources (Cambridge, Mass. 1977); Public Utility Digest, 193Os-194Os, passim; "Will Your Phone Rates Double?" Consumer Reports (Mars 1984): 154-56. Les interlocuteurs de Chan dans l'industrie croyaient à ce subventionnement croisé tout comme, apparemment, les commerciaux de AT&T; voir diverses "Conférences" citées ci-dessus, AT&T ARCH et ILL BELL INFO.
45. Par exemple, le responsable commercial C.P. Morrill écrivait en 1914 que "nous ne cherchons pas activement de nouveaux abonnés sauf dans quelques endroits où la compétition rend la chose nécessaire. La vente active est impossible à cause de la rapidité du développement sur la côte Pacifique". D encourageait aussi la vente de lignes communes dans les zones congestionnées, des lignes individuelles i la place de lignes communes ailleurs, de* postes supplémentaires, plus d'appels, la publicité dans les annuaires, plutôt que d'étendre l'interurbain sur de nouveaux territoires; voir PAC TEL MAG 7 (1914): 13- 16. Et, en 1924, les directeurs commerciaux de Bell décidèrent d'éviter de démarcher dans les régions quand il y aurait nécessité de développer le réseau, pour reporter les efforts sur les appels et services interrégionaux, spécialement pour les gros utilisateurs professionnels; voir correspondance de B. Gherardi, vice-président, AT&T, à G.E. McFarland, président, PT&T, 14 Juillet 1924 et 26 Novembre 1924, classeur 24 "282-Conferences", SF PION MU et échange de lettres avec McFarland, 10 et 20 Mai 1924, classeur "Correspondence-B. Gherardi," SF PION MU.
46. L'histoire de la bourse de Chicago à l'époque de John L. Sabin illustre parfaitement la question. Voir R. Garnet, "The Central Union Telephone Company", boîte 1080, AT&T ARCH.
47. Ce argument fut suggéré par John Chan à partir des interviews.
48. Voir n°33, 34. Cest aussi la logique de la toute récente campagne de New York Telephone Co. pour encourager les appels sociaux: la publicité n'est pas diffusée dans le nord de l'Etat où les abonnés ont tendance à avoir le tarif fixe. H n'y a donc aucun profit à leur proposer des coups de fil inutiles." (voir "New Pitch", n°28 ci-dessus).
49- Lettre au Président d'AT&T Hudson, 27 Décembre 1898, boîte 1284, AT&T ARCH. Sur le service à l'unité en général, voir "Measured Service Rates", boîtes 1127, 1213, 1287, 1309. AT&T ARCH; F.H. Bethell, "The Message Rate", repr. 1913, AT&T ARCH; H.B. Stroud, "Measured Telephone Service", Telephony 6 (Septembre 1903): 153-56, et (Octobre 1903): 236-38; et J.E. Kingsbury, The Telephone and Telephone Exchanges (Londres 1915), pp. 469-80.
50. Théodore Vail affirmait en 1909 que le comptage mécanique du temps était impossible (témoignage à une commission de l'Etat de New York, voir n°8 ci-dessus). Voir aussi Judson (n°34 ci-dessus), p. 647. En 1928, un ingénieur suggéra de facturer au-delà des 5 minutes et déclara que le matériel permettant de gérer le temps supplémentaire était maintenant disponible; voir L.B. Wilson, "Report on Commercial Operations, 1927", dans "General Commercial Conference, 1928", p. 28, microfilm 368B, ?? BELL INFO. Sur la limite des 5 minutes, voir "Measured Services", boîte 1127, AT&T ARCH; et Bell Canada, The First Century of Service (Montréal 1980), p. 4. H est difficile de connaître le degré de sévérité des standardiste» en matière de dépassements mais Bell ne fut jamais connu pour son laxisme dans ce domaine.
51. Denver, lettre de E.J. Hall à E.W. Burgess, 1905, boîte 1309, AT&T ARCH; Brooklyn: BOC, Telephones, 1902 (n°4 ci- dessus); Los Angeles: "Telephones on the Pacific Coast, 1878-2923", boîte 1045, AT&T ARCH.
52. Sur les prétentions des compagnies, voir par exemple "Limiting Party line Conversations", Telephony 66, (22 Mai 1914): 21; et MacMeal (n°2 ci-dessus), p. 224. Pour les données sur les lignes collectives, comparer les statistiques dans la lettre de J.P. Davis à A. Cochrane, 2 Avril 1901, boîte 1312, AT&T ARCH à celles entre B. Gherardi et F.B. Jewett, "Telephone Communications System of the United States", Bell System Technical Journal 1 (Janvier 1930): 1-100. Les premières montrent, par exemple, qu'en 1901, dans les cinq villes ayant le plus d'abonnés, une moyenne de 31% étaient des lignes collectives. Pour ces cinq villes en 1929, le pourcentage était de 36. Sur les réseaux plus petits, les proportions étaient encore plus grandes. Voir aussi "Supplemental Telephone Statistics, PT&T", "Correspondence -DuBois", SF PION MU. Le cas de Bell Canada ne parvient pas à étayer l'explication des lignes communes. Tous les téléphones de Montréal et Toronto étaient virtuellement individuels jusqu'en 1920.
53. "Les courants porteurs" permirent de multiples conversations sur la même ligne. Les premiers furent développés en 1918 mais pendant de nombreux années, ils furent limités aux lignes interrégionales, et non aux lignes locales payantes. Voir par exemple R. ???, "Some Distinguished Characteristics of the Telephone Business", Bell Telephone Quarterly 6 (Janvier 1927): 47-51, spécialement pp. 49-50; et R.C. Boyd, J.D. Howard, Jr., et L. Pederson, "A New Carrier System for Rural Service", Bell System Technical Journal 26, (Mars 1957): 349-90. Les premières lignes à courant porteur furent établies au Canada en 1928 après que la sociabilité ait émergé en tant que thème vendeur; voir Bell Canada, First Century, n° 46, p. 28.
54. BOC, Historical Statistics (n°3 ci-dessus), p. 783-
55. Sur les origines télégraphiques des premiers dirigeants du téléphone, voir par exemple A.B. Paine, Theodore N. Vail (New York, 1929); Rippey (n°2 ci-dessus); et W. Patten, Pioneering the Telephone in Canada (Montreal: Telephone Pioneers, 1926). D est intéressant de constater que c'était vrai chez Bell et dans toutes les opérations majeures. Mais les dirigeants des compagnies des petites villes étaient généralement des hommes d'affaires et des fermiers; voir On the Line (Madison, Wisconsin State Telephone Association, 1985). Sur Western Union et Bell, voir G.D. Smith, The Anatomy of a Business Strategy: Bell, Western Electric and the Origins of the American Telephone Industry (Baltimore, 1985). Le "télégraphe le meilleur marché"
apparaît dans une feuille de Buffalo du 13 Novembre 1880, boîte 1127, AT&T ARCH. Sur l'usage peu fréquent du télégraphe pour les messages sociaux, voir R.B. DuBoff, "Business Demand and Development of the Telegraph in the United States, 1844- 1860", Business History Review 54 (Hiver 1980): 459-79.
56. Dans les premiers temps, Vail s'attendait à ce que le niveau de développement le plus élevé fût un téléphone pour cent habitants; en 1880, il y avait 4 téléphones pour cent personnes à certains endroits; voir Garnet (n°2 ci-dessus), p. 133, n°3. Le taux moyen de 1 téléphone pour cent Américains fut atteint avant 1900 (voir tableau 1). En 1905, une estimation de Bell donnait 20 téléphones pour 100 Américains comme le chiffre de saturation et que cela pouvait même apparaître comme déraisonnable; voir "Estimated Telephone Development, 1905-1920", lettre de S.H. Mildram, AT&T, à W.S. Allen, AT&T, 22 Mai 1905, boîte 1364, AT&T ARCH. La date de saturation était prévue pour 1920. Cette estimation était optimiste dans son taux prévu de diffusion - 20% ne fut atteint qu'en 1945 - mais très pessimiste sur le niveau projeté de diffusion. Ce niveau fut doublé en I960 et triplé en 1980. On lit dans les documents de Bell dans la fin des années 20, le souci que l'automobile et d'autres nouvelles technologies puissent nuire à la diffusion du téléphone. Pourtant, même à l'époque, il ne semble pas y avoir la moindre supposition que le téléphone puisse toucher la presque totalité des foyers américains comme l'électricité ou la radio.
57. Page 53 dans L.B. Wilson (prés.)» "Promoting Greater Toll Service", "General Commercial Conférence, 1928", microfilm 368B, ILL BELL INFO.
58. Ces déclarations sont fondées sur des narrations orales rapportées par Rakow (n°2 ci-dessus) et que l'on retrouve dans plusieurs entrevues effectuées pour son projet à San Rafael, Californie, par John Chan. Voir aussi Fischer, "Women" (n°41).
59. Sur l'histoire de l'automobile: J.B. Rae, The American Automobile: A Brief History (Chicago, 1965); id., Tbe Road and Car in American Life (Cambridge, Mass., 1971); JJ. Flink, America Adopts tbe Automobile, 1895-1910 (Cambridge, Mass., 1970); id., Tbe Car Culture (Cambridge, Mass., 1976) and J.-P. Bardou, J.-J. Chanaron, P. Fridenson and J.M. Laux, Tbe Automobile Revolution, trans. J.M. Laux (Chapel Hill, N.C. 1982). Le publicitaire était J.H. Newmark, "Have Automobile Been Wrongly Advertised?", Printers'Ink 86 (5 Février 1914): 70-72; Voir aussi id., "The line of Progress in Automobile Advertising", ibid., 105, (26 Décembre 1918): 97-102.
60. G.L. Sullivan, "Forces That Are Reshaping a Big Market", Printer's Ink 92 (29 Juillet 1915): 26-28. Newmark (n°57 ci- dessus, p. 97) écrivit en 1918 "qu'il a fallu un quart de siècle pour que les industriels découvrent qu'ils fabriquent un objet fonctionnel". Une étude, en 1930, montre que, dans les ménages, 80% des dépenses de voiture étaient consacrées "à la vie familiale"; voir D. Monroe et al., "Family Income and Expenditures. Five Regions, 2 Partie, Family Expenditures", Consumer Purchases Study, Farm Series, Bureau of Home Economics, Misc. Pub. 465 (Washington D.C., 1941), pp. 34-36. Egalement l'enquête de 1925 sur l'attitude des femmes i l'égard des appareils ménagers (n°4l d-dessus). L'auteur du rapport, la Présidente de la Fédération Mary Sherman, conclut qu'avant "l'installation des toilettes ou des lavabos à la maison, l'achat de l'automobile ou le raccordement au téléphone sont prioritaires parce que la femme au foyer essaye d'échapper à la monotonie plutôt qu'à la corvée dans son existence", (p. 98). Voir aussi Country life et Ward (n*37 ci-dessus); E. de S. Brunner et J.H. Kolb, Rural Social Trends (New York, 1933); et F.R. Allen, "The Automobile", pp. 107-32 dans F.R. Allen et al., Technology and Social Change (New York, 1957).
61. H faut se souvenir qu'avant, les femmes étaient aussi présentes dans les publicités téléphoniques utilisant les thèmes des urgences, de la sécurité et du marché.
62. Sur les changements dans la publicité, voir les sources citées en n°21 ci-dessus. Les commentaires sur le conservatisme de N.W. Ayer sont de Roland Marchand (contribution personnelle).
63. H est difficile d'établir avec précision à quel usage les gens destinent le téléphone. Quelques études suggèrent que la plupart des appels sont • et de loin • faits pour des raisons sociales à des amis, à la famille mais cela ne veut pas dire que ces gens s'abonnent pour cette raison. Voir Field Research Corporation, Residence Customer Usage and Démographie Characteristics Study: Summary, effectué pour Pacific Bell, 1985 (avec la permission de R. Somer, Pacific Bell); B.D. Singer, Social Functions of tbe Telephone (Palo Alto, Calif., R&E Associates, 1981), spécialement p. 20; M. Mayer, "The Telephone and the Uses of Time", in Pool, Social Impact (n*2 ci-dessus), pp. 225-45; et A.H. Wurtzel et ? Turner, "Latent Functions of the Telephone", ibid., pp. 246-61.
64. Une enquête de 1934 trouve qu'au téléphone jusqu'à 50% des femmes étaient "favorables" au marché par téléphone. 0 faut supposer pourtant qu'il y en a moins pour agir ainsi; voir J.M. Shaw, "Buying by Telephone at Department Stores", Bell Telephone Quarterly 13 (Juillet 1934): 267-88; et c'est vrai malgré l'emphase mise par la publicité sur cette utilisation. Voir aussi Fischer, "Women" (n°4l ci-dessus).


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Pour terminer cette étude, je vous recommande le livre de
Claude S. Fischer, qui est un sociologue américain et professeur de sociologie à l' Université de Californie à Berkeley. Il a travaillé sur l'histoire sociale américaine, en commençant par une étude sur la place du téléphone dans la vie sociale. Il a publié en 1992 le livre America Calling: A Social History of the Telephone to 1940.
Dans ce livre, il présente la première histoire sociale de cette technologie vitale mais peu étudiée. Il examine comment les Américains l'ont rencontrée, testée et finalement adoptée avec enthousiasme.

Fischer commence par critiquer les méthodes historiographiques prédominantes. Selon lui, l’approche moderne (modernisme, modernité), qui se concentre sur la technologie du XIXe et du début du XXe siècle, contient trop d’hypothèses. Selon lui, la modernité suppose que les changements économiques, sociaux et psychologiques se produisent simultanément. Fischer rejette également l’idée d’utiliser le déterminisme technologique pour analyser le téléphone. Fischer considère que les déterministes durs, ceux qui croient que la technologie évolue indépendamment de l’influence sociale, sont trop mécaniques. Les déterministes mous, en revanche, croient qu’il existe une interaction entre les forces technologiques et sociales, mais Fischer estime que cette approche repose trop sur l’imagerie.
Après avoir passé en revue les approches historiographiques, Fischer s'est finalement décidé à utiliser un modèle constructiviste « heuristique de l'utilisateur » pour étudier l'histoire du téléphone. Cette approche est unique et bien définie. Au lieu de se concentrer sur le téléphone en tant qu'artefact technologique ou sur le système téléphonique, Fischer considère le téléphone du point de vue du consommateur privé. Le thème principal est que le consommateur décide en fin de compte des utilisations d'une technologie qui prédomineront. Ce thème est largement soutenu par des documents industriels, des publicités et des analyses quantitatives.
L'analyse des preuves de Fischer offre plusieurs éclairages importants sur les aspects sociaux des technologies de communication. La période de l'étude, de 1875 à 1940, a été choisie parce que le téléphone était considéré comme une technologie émergente aux États-Unis à cette époque. Alexander Graham Bell a reçu la majorité de ses brevets en 1875 et a commencé à commercialiser le téléphone. En 1940, la plupart des familles de la classe moyenne aux États-Unis avaient adopté le téléphone. Cette méthode d'analyse peut aider les enseignants en technologie à comprendre les complexités d'une technologie de communication émergente et fournir des informations précieuses sur cet appareil courant.
Fischer classe le téléphone comme une technologie « transcendant l'espace » et établit des liens intéressants avec d'autres technologies. Il mentionne l'ordinateur domestique, mais ne l'utilise pas comme outil d'analyse majeur. Au lieu de cela, l'automobile est utilisée comme point de comparaison car sa période de développement, son marketing et ses influences sociales étaient similaires à celles du téléphone. Bien que cette comparaison soit parfois un peu tirée par les cheveux, Fischer utilise souvent des preuves statistiques pour étayer ce lien.
Les méthodes de recherche utilisées dans cet ouvrage offrent aux enseignants en technologie un excellent exemple de recherche à méthodes mixtes. Comme l'a suggéré Petrina ( 1998 ), la recherche en éducation technologique doit être alignée sur la recherche en éducation générale et en STS. L'utilisation par Fischer de méthodes quantitatives et qualitatives fournit un excellent modèle de recherche post-positiviste. L'analyse statistique et les études de cas sont toutes deux utilisées efficacement par Fischer pour étayer son thème principal.
Les données recueillies auprès des compagnies de téléphone, ainsi que les publicités dans les journaux et les magazines, sont utilisées pour démontrer comment le téléphone a été adopté dans la vie quotidienne. Cette analyse de contenu montre clairement comment la direction des compagnies de téléphone a modifié la publicité au cours des années 1920 pour refléter les demandes du consommateur privé. Avant ce changement, les dirigeants commercialisaient le téléphone comme un outil pratique plutôt que social. Lorsqu'elles ont réalisé que de plus en plus d'Américains achetaient des automobiles au lieu de téléphones, les compagnies de téléphone ont modifié leurs stratégies de marketing pour refléter l'utilisation prédominante de leur produit.
Fischer utilise des statistiques (analyse de régression) issues des registres des électeurs et des recensements comme deuxième méthode pour étayer son modèle « heuristique de l'utilisateur ». Bien que la technique d'échantillonnage soit discutable quant à l'utilisation sélective de certains documents, l'analyse se prête bien au thème général selon lequel le consommateur décide en fin de compte des utilisations d'une technologie qui prédomineront. Les méthodes statistiques utilisées démontrent les modèles de marketing ainsi que les modèles nationaux et locaux de diffusion. La majorité des données statistiques sont placées dans les huit annexes et constituent l'un des grands avantages d' America Calling: A Social History of the Telephone to 1940. Ce format ajoute non seulement à la lisibilité du texte, mais crée également une référence rapide pour les données statistiques et techniques.
La troisième méthode de recherche de Fischer, l'étude de cas, montre comment le téléphone a été adopté dans la vie quotidienne. Trois villes du nord de la Californie ont été étudiées pour montrer les différences entre la diffusion du téléphone et celle de l'automobile. Les relevés téléphoniques et gouvernementaux, ainsi que les journaux locaux, ont été utilisés dans les études de cas. Il est intéressant de noter que ces études de cas corroborent les statistiques nationales sur la diffusion. À ce stade, Fischer fait un excellent travail en réunissant les trois méthodes d'enquête. Il n'arrive pas à des conclusions profondes, mais la discussion soutient clairement le thème selon lequel le consommateur décide en fin de compte des utilisations d'une technologie qui prédomineront.
America Calling: A Social History of the Telephone to 1940 a été récompensé dans le domaine des STS et mérite l'attention des enseignants en technologie. La discussion de Fischer sur les méthodes historiographiques, les perspectives sur les technologies de la communication et l'utilisation de la recherche positiviste et post-positiviste peut être un excellent modèle pour les chercheurs en éducation technologique. Brusic ( 1992 ) illustre comment l'éducation technologique favorise les objectifs des STS, mais nous devons également poser la question réciproque : comment les STS peuvent-ils favoriser les objectifs de l'éducation technologique ? America Calling: A Social History of the Telephone to 1940 est un excellent ouvrage de recherche historique qui peut offrir d'importantes perspectives STS pour l'éducation technologique.

Voici un article extrait des chapitres 4, 5 et 8 de l'ouvrage « America Calling, a Social History of the Telephone to 1940 » et traduit de l'américain par Florence HERBULOT
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APPELS PRIVES, SIGNIFICATIONS INDIVIDUELLES

Un vieil homme habitant Antioch en Californie raconte qu'étant jeune, avant la Première Guerre mondiale, il se rendait quelquefois à cheval chez un de ses riches voisins. « Un jour, pendant le déjeuner, le téléphone a sonné. C'était un téléphone manuel à magnéto qu'on venait d'installer. M. Henry a répondu, il était tout heureux : "Je viens de parler avec Concord ! Aussi clair que si je parlais avec quelqu'un dans cette pièce !" disait-il. Il était quand même obligé de hurler dans l'appareil... Moi, je n'étais pas terriblement impressionné. J'ai toujours considéré que l'innovation et le progrès allaient de soi. Mais c'était quand même une sacrée machine. » L'excitation de M. Henry aussi bien que le détachement de notre interlocuteur montrent combien les réactions personnelles au téléphone peuvent varier, en même temps que les conséquences individuelles.

Nous allons tenter, dans cet article, d'évaluer comment les Américains ont utilisé le téléphone durant la première moitié du XXe siècle et quelle en était pour eux la signification personnelle. On a beaucoup discuté sur cette signification. Les industriels affirmaient que le téléphone apporte la puissance et préserve la vie de famille ; les critiques prétendaient que la sonnerie du téléphone est mauvaise pour les nerfs et détruit l'intimité ; le gourou des médias, Marshall McLuhan, traçait un portrait de la transcendance électronique ; et récemment, une essayiste, qui note que les oreilles qui reçoivent les appels sont des orifices, fait une analyse freudienne du téléphone (1).

Comment effectuer une modeste étude de psychologie historique du téléphone ? Comment surprendre les conversations de personnes disparues depuis longtemps et en soupeser les implications - implications qu'elles-mêmes n'ont peut-être pas entièrement appréciées ?
Nous disposons de quelques techniques. L'une d'elles consiste à exploiter les documents dont nous disposons sur les premiers utilisateurs du téléphone, une autre à consulter des enquêtes auprès d'usagers actuels du téléphone. Cette seconde technique ne doit pourtant être appliquée qu'avec beaucoup de précautions car la sociopsychologie du téléphone a sans doute changé avec le temps, tandis que l'abonnement devenait une nécessité et non plus un luxe. Mais faute de preuves comparables issues du passé, la recherche actuelle complète notre compréhension. Une troisième technique consiste à exploiter les souvenirs de personnes d'un certain âge.
En dehors des deux analyses de témoignages oraux déjà publiées, la présente étude exploite largement trente-cinq entretiens effectués vers 1985 avec des résidents de trois villes. Nous avons bavardé avec des hommes et avec des femmes dont les dates de naissance s'échelonnaient entre 1888 et 1917. Les témoignages oraux ne sont pas des fenêtres magiques ouvrant sur le passé, mais ils nous fournissent une information que l'on ne peut trouver ailleurs (2).
Pour simplifier, j'ai divisé la discussion sur les implications personnelles du téléphone en deux grandes catégories, sociale et psychologique. Avoir le téléphone modifiait-il d'une manière quelconque les relations sociales ? Cela modifiait-il ce que les historiens français appellent « mentalité » ? Ces questions en appellent une autre : modifier par rapport à quoi ? Certains auteurs estiment que l'on peut parfaitement comparer le téléphone à la correspondance par lettres. Pourtant, la plupart des conversations étaient et restent d'ordre tout a fait local. Dans la plupart des cas, la comparaison s'établit surtout entre le téléphone et la conversation face à face. On peut aussi établir la comparaison avec l'automobile. Autre précision indispensable pour cette étude des questions sociales et psychologiques, n'oublions pas que nous étudions les implications aux Etats-Unis. Il existe une bibliographie réduite mais intéressante qui fait état de différences nationales dans ? utilisation du téléphone - par exemple, les Grecs appellent plus souvent que les Britanniques pour des conversations de sociabilité, et les Français plus souvent que les Américains (3).

(1) RONNELL, 1989, 95 et suiv., 265. Ce traitement littéraire complexe aboutit à bien d'autres implications quant au téléphone, qui se situent presque toutes dans un domaine différent de celui de la présente étude. Voir aussi HALTMAN, 1990.
(2) John CHAN a interrogé dix personnes de San Rafael, Laura Weide, onze personnes d'Antioch, Lisa Rhode, treize personnes de Palo Álto, et j'ai moi-même rencontré une femme âgée de Palo Alto. La procédure appliquée variait un peu selon les villes. John Chan a utilisé certaines relations personnelles pour découvrir les anciens de San Rafael. Laura Weide et Lisa Rhode ont eu recours à des contacts institutionnels tels que les pasteurs et les sociétés historiques pour trouver des interlocuteurs à Antioch et à Palo Alto. Au fil des entretiens, nous nous sommes concentrés sur les souvenirs d'enfance de nos interlocuteurs touchant au téléphone et à l'automobile. Chacun des enquêteurs enregistrait les conversations puis résumait par écrit les principaux commentaires. Je m'appuie sur ces résumés. Si la plupart de nos répondants ont grandi à proximité de ces trois villes, beaucoup ont passé une partie de leur jeunesse dans des villages et des fermes environnants. Notre échantillon est un peu biaisé, comme on peut s'y attendre avec des personnes ayant appartenu dans leur enfance aux classes moyennes et donc à des familles ayant le téléphone. C'est en partie à cause de ce biais caractéristique des témoignages oraux qu'il faut considérer avec quelques réserves les preuves apportées. C'est aussi une raison de ne pas utiliser ces entretiens pour faire des comparaisons entre les villes. De plus, comme les expériences individuelles sont très différentes, nos interlocuteurs apportent des opinions très diverses sur la situation générale à leur époque. Par exemple, le fils de l'un des principaux hommes d'affaires d'Antioch déclare que «le téléphone était à peu près universel » vers 1922 alors que les données de notre recensement font apparaître que 30 % seulement des habitants d'Antioch étaient abonnés. Une femme de Palo Alto se souvient que les femmes ne conduisaient pas, alors que d'autres décrivent avec fierté combien elles-mêmes et leurs mères aimaient conduire. De plus, l'âge avancé de nos interlocuteurs - certains avaient près de cent ans - suffit à expliquer certaines contradictions dans leurs souvenirs. Enfin, les récits sont influencés par le présent : les jugements touchant au passé sont fondés en partie sur la période contemporaine. Par exemple, on nous a souvent dit que les « visites » par téléphone étaient peu courantes par rapport à aujourd'hui. En dépit de toutes ces réserves, les personnes âgées auxquelles nous avons parlé nous ont apporté un coup d'œil précieux sur le passé, et nous les remercions du temps qu'elles nous ont consacré.
(3) SMANOU, 1989, CARROLL, 1988, chapitre 6. (4) MCLUHAN, 1964, 225 ; MARCHAND, 1985, 12.


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Téléphone et vie sociale

D'après les publicités AT & T, le téléphone favorise « les relations étroites dans une société personnalisée » et « fournit simultanément un moyen de surmonter la distance en rétablissant des contacts interpersonnels simples et immédiats ». L'opinion de Marshal McLuhan est à peu près la même : « Avec l'électricité, nous rétablissons partout des relations de personne à personne comme à l'échelle du plus petit village », (la terminologie employée, « rétablir », « reconstituer », souligne comme l'indique Roland Marchand que certains observateurs considèrent la technologie moderne comme un moyen de revenir à un passé idéal (4). D'autres enthousiastes rattachent le téléphone à la vie de famille. Dans un essai rédigé pour un magazine AT & T, Margaret Mead disserte sur les capacités du téléphone à rapprocher les familles. Un certain nombre de chansons sentimentales de la fin du XIXe siècle brodent sur le téléphone : c'est le cas par exemple de ballades intitulées « Kissing Papa Thro's the Telephone », « Love by Telephone » et « Hello, Is This Heaven ? Is Grandpa There ? ». Nombre de commentateurs - responsables administratifs, porte- parole de l'industrie, auteurs d'articles de magazines populaires (dont certains sans aucun doute incités par les publicitaires) - vantent le téléphone comme moyen d'alléger l'isolement en milieu rural (5). Mais d'autres sont moins favorables. L'un des soucis a toujours été que le téléphone, en permettant à chacun de remplacer les rencontres face à face par des communications électroniques, n'aboutisse à un semblant de relations « réelles ». Un récit publié en 1893 prédit ce que sera l'Amérique en 1993 : les familles vivront dans des maisons dispersées, n'ayant que des voisins de « sentiments et qualités » comparables, effectueront leur travail par des moyens électroniques et ne se rencontreront qu'à l'occasion des cérémonies (les futuristes qui nous annoncent aujourd'hui un pays de « cottages électroniques » dispersés ne sont après tout pas si inventifs). Ce que beaucoup reprochent à ce voisinage téléphonique est qu'il constitue un « type de collectivité plus vaste mais moins profond ». Un sociologue de la technique, Ron Wes- trum, a récemment affirmé que « la venue du téléphone a entamé la destruction des processus sociaux... Les gens en sont venus à accepter la séparation physique du moment que le contact pouvait être maintenu par le téléphone. Mais le contact téléphonique n'est pas comme une présence et crée une autre sorte de société... ».

Un souci connexe est que les relations téléphoniques manquent, par essence, d'authenticité et risquent, si elles deviennent coutumières, de nuire aux autres interactions. Le sociologue Peter Berger, par exemple, affirme :
« L'utilisation habituelle du téléphone implique aussi l'apprentissage d'un style particulier de relations avec autrui - un style impersonnel, précis, marqué par une certaine civilité superficielle. La question clé est la suivante : ces habitudes spécifiques se diffusent-elles dans d'autres domaines de l'existence, tels que les relations non téléphoniques avec d'autres personnes ? La réponse est presque certainement positive. Un seul problème, comment, et dans quelle mesure (6) ? »

Une autre inquiétude est de voir le téléphone autoriser trop d'interactions sociales ou de la mauvaise espèce. En 1899, un Anglais note que le jour où chaque foyer pourra appeler tous les autres doit être craint « par le citoyen sain et raisonnable ». Un professeur américain fulmine, en 1929 :
« Nous sommes essentiellement à la merci de nos voisins qui disposent pour nous atteindre de facilités inconnues des Grecs anciens ou même de nos grands-parents. Grâce au téléphone, à l'automobile et aux inventions de cette espèce, nos voisins ont le pouvoir de transformer nos loisirs en une série d'interruptions, et plus ils ont de loisirs, plus ils deviennent actifs pour détruire les nôtres. »

Malcolm Willey et Stuart Rice concluent aussi que « l'isolement personnel - ? inaccessibilité aux appels d autrui pour accaparer notre attention - est de plus en plus rare et, lorsqu'on le souhaite, de plus en plus difficile à obtenir ». Les agresseurs les plus répandus sont les vendeurs par téléphone. Un lecteur écrit, en 1937, au « Reader's Digest » pour se plaindre qu'il n'y ait « pas une pièce dans la maison si intime qu'ils ne puissent y pénétrer par téléphone (7) ». Pour certains, la mauvaise espèce de sociabilité téléphonique inclut les bavardages et les cancans, « les échanges de potins entre femmes sottes » (nous reparlerons des femmes un peu plus loin). En réalité, bien des gens, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'industrie du téléphone considéraient les conversations « inutiles » comme une invasion insupportable du foyer. De même, certains s'inquiétaient de voir le téléphone autoriser les indiscrétions, surtout entre femmes non surveillées et hommes étrangers, conduire à des contacts inappropriés de la part de personnes de classes inférieures, ou simplement ouvrir à n'importe qui l'accès à la famille. Les gens s'inquiétaient aussi du risque d'indiscrétion de la part de ceux qui pouvaient surprendre une conversation, qu'ils soient dans la même pièce, qu'ils écoutent sur une ligne partagée, qu'il s'agisse d'opérateurs trop curieux ou de fonctionnaires (8).
La nouvelle technologie que représente le téléphone offre-t-elle donc un moyen de construire une collectivité plus large et plus riche ? Ou s'agit-il d'un dispositif séducteur qui va finalement appauvrir la vie sociale ? Ou des deux à la fois ? Les documents historiques dont on dispose ne permettent pas de résoudre toutes les nuances de cette argumentation. Nous pouvons cependant évaluer si oui ou non, et avec quels résultats apparents, les gens utilisent le téléphone à des fins de sociabilité. D'abord, dans quelle mesure les usagers du téléphone l'utilisent-ils pour la conversation et pour entretenir des relations sociales ?

(5) MEAD, 1976, 12-14. Robert COLLINS, 1977, 141-142, a décompté plus de 650 chansons axées sur le téléphone écrites entre 1877 et 1937. A propos des articles de magazines, cf. WEINSTEIN, 1976. Parmi les commissions gouvernementales, citons celle du Sénat des Etats-Unis : Report of the Country Life Commission. Des commentaires industriels paraissaient régulièrement dans Telephony. Cf. aussi, POOL, 1983, 129-31.
(6) L'article rédigé en 1893 a été publié dans « Cosmopolitan » et repris par Marvin, 1989, 201-2 ; « Plus vaste mais moins profond » est extrait de Abbott, 1987, 163 ; WESTRUM, 1983, 273 ; la citation de Berger est extraite de « The Heretical Imperative », 1989, 6-7 ; cf. aussi Strasser, 1982, 305.
(7) Chambers Journal, « The Telephone », 310 ; le professeur Jacks est cité dans LUNDBERG et al., 1934 (cf. aussi un autre professeur : Schlesinger, 1933, 97 ; WILLEY et RICE, 1933, 203 ; H. SMITH, 1937, « Intrusion by Telephone », 34. Un chroniqueur parlant de la téléphonie en Australie affirme qu'au contraire de ce qui se produit au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, les Australiens ne sont pas tourmentés par le problème des intrusions téléphoniques (MOYAL, 1984, 147)
(8) Les « potins » viennent de l'ouvrage d'ANTRIM, 1909, 126. Cf. aussi BENNETT, 1912, et la discussion du chapitre 3. Sur les contacts inappropriés, cf. par exemple Marvin, 1989, 67 et suiv. ; Kern, 1976, 215. Sur l'indiscrétion, cf. Marvin, 1989, 128 et suivantes ; J. Katz, 1988 ; Pool, 1983, FORECASTING, 139-41. Margaret MEAD 1976, 13, prétend cependant que le téléphone renforce l'intimité par comparaison aux conversations habituelles. (9) Voir dans ce numéro WURTZEL et TURNER, « Les fonctions latentes du téléphone » (NDLR).

Les études effectuées depuis trente ans laissent entendre que les gens aujourd'hui téléphonent de leur foyer plutôt pour des raisons sociales ou vaguement personnelles que pour des raisons pratiques. Les recherches d'AT&T font apparaître que la moitié des appels d'un domicile quelconque sont dirigés vers cinq numéros seulement, ce qui indique l'organisation de conversations répétées avec un petit cercle d'amis et de membres de la famille. En 1975, à New York, un incendie mit en panne des milliers de téléphones privés pendant trois semaines. Lors d'une étude postérieure, la plupart des répondants affirmèrent que ce qui leur manquait le plus c'était de pouvoir appeler ou recevoir des appels de leurs amis et parents (9). D'après un sondage de 1985, les Californiens estiment que près des trois quarts des appels locaux passés depuis la maison sont de cet ordre (contre un huitième seulement pour les affaires du foyer). Parmi les Américains interrogés en 1982 sur leurs activités de loisirs, près de la moitié parlent au téléphone avec des amis ou des parents à peu près tous les jours - soit un peu moins que le nombre de personnes qui regardent la télévision ou lisent un journal chaque jour, mais plus que ceux qui font du sport, lisent des livres, font des courses, boivent de l'alcool, ou ont des relations sexuelles quotidiennes. Aujourd'hui, dans les autres nations même en voie de développement, la plupart des appels sont dirigés vers les amis ou la famille (10).

En ce qui concerne notre période nous disposons d'une recherche effectuée à Seattle en 1909 par écoute téléphonique. Sur l'ensemble des appels interceptés, 30 % étaient « des bavardages inutiles », 15 % des invitations et 20 % des appels de la maison au bureau - sans doute, pour une partie, de la femme à son mari. A peu près la moitié renferment donc un certain contenu social, à une époque où à peine un tiers des foyers de Seattle avait le téléphone. De plus, ces appels duraient en moyenne 7 minutes (à comparer avec environ 4 minutes aujourd'hui), ce qui permet également de penser à une conversation. (11)

Faute d'évaluation statistique fiable pour les appels de nature sociale dans les premières années, nous devons utiliser les commentaires contemporains et les souvenirs des gens âgés. Pour les premières décennies du XXe siècle, les témoignages les plus remarquables et les plus cohérents indiquent que les populations rurales, et en particulier les femmes d'agriculteurs, dépendaient totalement du téléphone pour leurs relations sociales, du moins jusqu'à ce qu'elles deviennent propriétaires d'automobiles. Ces femmes utilisaient le téléphone pour rompre leur isolement, organiser les activités collectives, se tenir au courant des nouvelles, aider leurs enfants à se faire des amis, etc.
Les observateurs affirment toujours que le téléphone était un soutien indispensable aux relations sociales - et même à la santé mentale - des femmes habitant des maisons très éloignées les unes des autres (12). Les industriels sont au nombre de ces observateurs. Par exemple, la North Electric Company
écrit en 1905 : « Le mal et l'oppression de la solitude imposée aux femmes sont éliminés. » La même année, un responsable d'une compagnie de téléphone de ? Ohio écrit : « Quand nous avons commencé... les fermiers pensaient qu'ils pouvaient vivre sans le téléphone... aujourd'hui on ne pourrait plus les en priver. Les femmes ne nous laisseraient pas faire, même si les hommes y consentaient. Socialement, le téléphone est un don du ciel. Les femmes de la campagne restent en contact les unes avec les autres, et avec leurs activités communautaires qui sont principalement de nature religieuse (13). »

Les enquêtes administratives déplorent l'isolement et l'ennui de la vie rurale pour les femmes, mais indiquent que le téléphone - et l'automobile - sont des moyens d'assurer une vie collective (14).

(10) Appels adressés à cinq numéros : MAYER, 1977, 228. Les constatations pour la Californie sont extraites de Field Research Corporation, Residence Customer Usage, 40-43. L'enquête sur les loisirs vient de United Media Enterprises. Where does the time go ?, tableau 2.1. Des conversations téléphoniques quotidiennes ou presque avec les amis ou la famille sont annoncées par 45 %, la télévision par 72 %, la lecture de journaux par 70 %, la musique par 46 %, le sport par 35 %, la lecture pour le plaisir par 24 %, les courses par 6 %, la boisson par 9 % et le sexe par 1 1 %. Le même tableau montre aussi que 33 % des répondants affirment ne jamais écrire de lettres à leurs amis ou à leur famille, mais 3 % seulement ne parlent jamais avec eux par téléphone. Les parents célibataires et les adolescents sont les usagers les plus fréquents du téléphone, les couples travaillant tous les deux et les couples sans enfants sont les moins fréquents (ibid., tableau 2.2). Une enquête suisse estime que la moitié des appels sont dirigés vers la famille ou les amis (JEANNIN et al., « Pratiques et représentations télécommunicationnelles des ménages suisses ». Dans une vaste étude effectuée à Lyon, on a demandé à plusieurs centaines de personnes de tenir un journal de leurs appels en les caractérisant individuellement. Les chercheurs ont classé les appels en deux catégories, fonctionnelle et relationnelle. En fréquence, les appels relationnels (bavardages, prise de nouvelles familiales, etc.) ne représentent qu'environ 45 % du nombre des appels. En temps, ils en représentent 60 %. Les auteurs concluent à la destruction définitive du « mythe du téléphone convivial ». Les résultats de cette étude sont peut-être différents d'autres résultats pour des raisons culturelles ou de mesure (CLAISSE et ROWE, « The Telephone in Question »). SAUNDERS et al., 1983, fournissent les données d'enquêtes effectuées dans quatre pays en voie de développement où la proportion d'appels à la famille ou aux amis varie entre 40 % en Thaïlande rurale et 69 % au Chili urbain. (Le chiffre pour le Royaume-Uni est de 74 %.) Pour les appels faits à partir de téléphones publics, la proportion en direction des amis et de la famille varie de 2 à 76 % selon le pays (page 222). On notera que ces auteurs s'efforcent de souligner la valeur économique du téléphone pour les pays en voie de développement. Cf. aussi SAUNDERS et WAR- FORD, « Evaluation of Telephone Projects in Less Developed Countries ». Cf. aussi SINGER, 1981, et Synge et al., 1982.
On ne sait pas exactement combien d'appels et combien de temps les gens consacraient à des conversations sociales, toutefois cette fonction est tout à fait apparente dans les régions rurales - même si elle n'est pas la raison primordiale de la prise d'un abonnement (15). Mais pour les habitants des villes on ne dispose guère de témoignages comparables.

(11) JUDSON, 1909. L'évaluation de ce tiers des foyers de Seattle provient de statistiques indiquant qu'il y avait un téléphone résidentiel pour neuf résidents de Seattle en 1914 (Item 248-6, lettre de F.C. Phelps, dans le dossier « Correspondance Du Bois », TPCM). D'après les données de Judson, la longueur moyenne de l'appel était d'environ 7,5 minutes et la longueur médiane d'environ 5 minutes. Une étude à l'échelle de l'Etat effectuée par AT&T ces dernières années indique une moyenne de 4,25 minutes et une médiane d'environ 1,5. Une comparaison historique plus précise consisterait peut-être à mettre cette durée d'appel en regard des données provenant de villes qui ont aujourd'hui des tarifs forfaitaires, comme Seattle l'avait probablement à l'époque. Leur moyenne courante est d'environ 5,4 minutes, soit encore près de 30 % de moins que le chiffre pour Seattle (MAYER, 1977, « The Telephone and the Uses of Time », 228-29). Si les appels plus longs de 1909 indiquent peut-être une conversation plus prolongée, cela peut être aussi le reflet d'une plus grande difficulté à s'entendre. Dans l'un ou l'autre cas, si la sociabilité n'était vraiment pas en cause, nous devrions constater pour cette époque des appels nettement plus brefs.
(12) Cette affirmation a été répétée jusqu'à l'exagération dans toute la bibliographie concernant le téléphone. Par exemple, dans son histoire de la téléphonie, BROOKS, 1976, 94, écrit : « A la fin des années 1880, le téléphone commençait à sauver la santé mentale des fermières éloignées en atténuant leur sentiment d'isolement. » Et pourtant, à la fin des années 1880, bien peu de fermes, et en fait aucune ferme éloignée, n'avait le téléphone.
(13) North Electric : Telephony, "Facts Regarding the Rural Telephone"; Ohio Company: KEMP, 1905, 433.
(14) Cf. US Bureau of the Census, 1907, 78; US Senate, 45 et suiv.; US Department of Agriculture, 11-14; WARD, 1920, 6-7.
(15) Cf. une fois de plus les citations concernant les fermiers dans la note 13, ainsi que les témoignages répétés provenant de sources industrielles. Ann MOYAL, 1984 b, 22-25, cite les fermières australiennes faisant des déclarations similaires dans les années 80.

La plupart des trente-cinq habitants de Californie du Nord que nous avons interrogés se souvenaient d'une utilisation considérable du téléphone à des fins de sociabilité. Deux d'entre eux avaient été standardistes dans leur jeunesse. L'un, un homme de San Rafael, né en 1902, rapporte que la plupart des appels qu'il connectait étaient d'ordre personnel plutôt que professionnel. Une femme de San Rafael, née en 1903, qui avait tenu un standard de campagne, raconte que bien souvent les gens se faisaient des « visites » par téléphone. Une femme de Palo Alto, née en 1892, était la fille d'un médecin de San Francisco. On lui avait appris à ne pas « encombrer la ligne » pour ne pas empêcher la réception des appels d'urgence et pourtant elle téléphonait fréquemment à ses amis. Rentrant de l'école à pied avec une camarade qu'elle quittait au coin de la rue, elle se rappelle qu'aussitôt elle lui passait un coup de téléphone. D'autres, surtout de Palo Alto, nous ont raconté qu'ils utilisaient souvent le téléphone étant enfants. Un homme né en 1893 se souvient que peu de ses amis avaient le téléphone dans les premières années du siècle mais qu'il appelait régulièrement ceux qui l'avaient. Un autre, né en 1908, nous a raconté : « J'utilisais le téléphone pour parler à mon père à son bureau, appeler les garçons avec lesquels je jouais, appeler une fille pour lui fixer un rendez-vous. » Une femme née l'année suivante déclare : « J'ai l'impression que nous avons toujours eu le téléphone. Ma mère comme moi nous l'utilisions, surtout pour bavarder avec des amis. » Une femme de San Rafael, née en 1907, raconte que sa mère et son père utilisaient peu le téléphone mais que les enfants s'en servaient régulièrement pour bavarder avec leurs copains. D'autres se souviennent d'usages sociaux du téléphone en arrivant à l'âge des relations amoureuses ou de leur première installation personnelle. Au nombre de ceux- ci on trouve en particulier, une femme de Palo Alto, née en 1900, dont le père avait interdit la présence d'un téléphone dans la maison où elle avait passé son enfance. Un homme de San Rafael, né en 1908, se souvient qu'étant jeune homme, il s'en servait pour organiser ses sorties et qu'après son mariage sa femme appelait les magasins pour passer ses commandes et bavarder avec ses amis et sa famille.

D'autres, ayant des souvenirs de « visites » par téléphone, affirment que c'était quelqu'un d'autre dans la famille qui le faisait, en général leur mère, leur sœur, leur femme. Une femme d'Antioch, née en 1908, raconte que sa mère appelait régulièrement ses amies pour bavarder. « Une dame en particulier, tous les matins à 9 heures, pour se raconter ce qui se passait. » Un homme de San Rafael, né en 1909, relate que sa famille se fit installer le téléphone vers 1915 et que sa sœur tenait de longues conversations, mais que lui- même ne l'utilisait que pour ses affaires ou pour prendre des rendez-vous. Un homme d'Antioch, né en 1911, raconte que sa famille avait le téléphone à partir de 1920. Il ne l'utilisait pas beaucoup, puisqu'il vivait à proximité de ses amis, et son père s'en servait surtout pour appeler le bureau. Mais sa mère et sa sœur en faisaient grand usage : « Maman bavardait pendant des heures, assise sur le tabouret de piano... Mon père disait, "Raccroche et va leur faire une visite". C'était probablement un excellent moyen pour tuer le temps. Moi, je ne croyais pas aux longues conversations téléphoniques, mais chacun avait son opinion. »

Une minorité des personnes interrogées décrit les appels d'ordre social comme limités. Quelques-uns, assez rares, n'ont pas eu de téléphone avant l'âge adulte. D'autres disent qu'on les empêchait de bavarder par téléphone ou que cela ne les intéressait pas. La fille d'un médecin de Palo Alto, née en 1907, nous a raconté que personne n'utilisait beaucoup le téléphone dans son enfance car il fallait laisser la ligne libre pour les appels médicaux. Une femme ayant grandi dans la campagne aux environs d'Antioch rappelle : «Je n'avais pas le droit d'y toucher. "Ne bavarde pas avec ça et n'y touche pas !" Je pense que je ne m'en servais pas beaucoup. Les enfants ne discutaient pas par téléphone parce qu'il pouvait y avoir un message important à recevoir et il ne fallait pas occuper la ligne. Nous avions un téléphone, c'était pour ma mère parce qu'elle pouvait appeler l'épicier ou le boucher, leur dire ce qu'elle voulait et ils le lui livraient. »

Quelques autres se décrivent, comme le dit une femme d'Antioch, née en 1911, comme n'étant « pas amateur de téléphone ». Sa famille, propriétaire d'une laiterie, était abonnée au téléphone et ses amis aussi, mais elle n'appelait pas beaucoup. Elle leur faisait des visites impromptues et ne sortait guère, de sorte qu'elle n'en avait pas vraiment l'usage. Beaucoup, et peut-être la plupart de ceux qui disent n'avoir pas utilisé le téléphone, l'associent pourtant à une fonction de sociabilité, comme cette femme que nous venons de citer. Elle pouvait rendre visite à ses amis et n'avait donc pas besoin de les appeler. Une femme de San Rafael, née en 1902, raconte que ses parents utilisaient peu leur téléphone car ils ne parlaient pas anglais. Quand elle se fut installée ailleurs, d'abord comme étudiante puis en tant que professeur, elle donnait fort peu de coups de téléphone car elle ne connaissait pratiquement personne dans ces nouvelles villes. Après son mariage, son mari et elle, peu sociables, s'en servirent. Une femme de Palo Alto, née en 1895, avait passé une partie de son enfance à San José. Son père téléphonait souvent pour des raisons professionnelles, mais elle déclare : « Je n'avais pas de bons amis à San José, je n'étais donc pas particulièrement intéressée par le téléphone. » Dans les souvenirs de ce genre, l'usage du téléphone est lié à l'amitié.

Bon nombre de nos interviewés établissent une comparaison entre les « visites par téléphone » de leur jeunesse et le flot de paroles actuel. Une femme d'Antioch, née en 1903, dit : « Nous ne dépendions certainement pas du téléphone comme on le fait aujourd'hui... Non, le téléphone n'était pas autant utilisé. On s'en allait voir les gens et leur rendre visite en personne. » Pour certains, la conversation d'ordre social ne se développa qu'au cours des années. Une femme de San Rafael, née en 1910, raconte qu'au contraire des gens actuels sa famille n'utilisait pas beaucoup le téléphone à des fins sociales, même si l'on s'en servait pour organiser ses rendez- vous. Elle indique que la conversation était limitée lorsque peu de gens avaient le téléphone. A mesure que le nombre d'abonnés a augmenté, les appels sociaux se sont multipliés. Ils augmentèrent aussi quand ses frères et sœurs quittèrent la maison, sa mère s' efforçant de rester en contact avec eux. Un homme de San Rafael, né en 1913, se rappelle que les conversations téléphoniques avec des amis étaient rares au début des années 30, mais se sont multipliées à mesure que la vie sociale s'amplifiait. Après son mariage, l'accroissement s'est poursuivi, mais sans atteindre, dit-il, le niveau actuel de fréquence et de longueur des conversations.

Les diverses femmes âgées interrogées par Lana Rakow dans le Wisconsin rural avaient des souvenirs comparables. Quelques-unes ont indiqué que les gens n'utilisaient pas autant le téléphone qu'aujourd'hui, surtout pour bavarder : « On utilise beaucoup plus le téléphone aujourd'hui. C'était quelque chose de très commode dans les premières années, quand j'étais trop occupée à élever les enfants, faire le jardin, les conserves et tout ça. On s'en servait comme ses inventeurs l'avaient prévu, pour vous aider au fil de la journée. En fait, je n'aime pas beaucoup prendre mon téléphone et faire une visite, mais c'est en partie ce qui se passe dans l'autre sens, c'est peut-être pour cela que je ne le fais pas. »

Dans ses débuts, le téléphone, avec les lignes partagées et la mauvaise qualité du son, était un instrument pratique et non social. C'est pourquoi, racontent les personnes interrogées par Rakow, cela n'a pas manqué beaucoup à ceux qui ont perdu leur abonnement au moment de la grande dépression. De plus, « les femmes à cette époque n'avaient pas autant de temps à consacrer au téléphone que nous en avons aujourd'hui », dit l'une d'elles. « Je suis sûre que ma mère se sentait seule parfois, mais la pauvre avait tellement de travail. » Mais même ceux qui minimisent l'utilisation du téléphone lui accordent un certain rôle social : « Je ne me servais pas beaucoup du téléphone à l'époque, nous dit une fermière, seulement pour bavarder avec les voisines. » Une autre rappelle que « les femmes à cette époque n'avaient pas le temps de téléphoner comme nous l'avons aujourd'hui... mais (maman) et Mme B. ne se perdaient pas de vue et bavardaient... ». Une femme ayant été opératrice en milieu rural se rappelle la nécessité d'imposer une limite de 10 minutes aux abonnés des lignes partagées (16).

Les femmes interrogées par Rakow se plaignent couramment de « bavardes » notoires qui utilisaient à tort le téléphone pour de longues conversations « juste pour passer en revue tout ce qui se passait dans la région. Elles n'avaient pas la radio. Elles n'avaient rien que le téléphone ou un vieux journal ayant toujours un ou deux jours de retard... Pour ceux qui aimaient utiliser le téléphone pour entretenir les relations avec d'autres personnes, ce fut une amélioration considérable de notre mode de vie » (17). Les répondantes de Rakow considèrent les bavardes d'hier et d'aujourd'hui comme suspectes sur le plan moral et mettent leur point d'honneur à préciser qu'elles étaient différentes. N'oublions pas que les compagnies du téléphone, du moins jusqu'à la fin des années 20, précisaient que l'instrument était destiné aux affaires de la maison et non aux bavardages « frivoles ».

On ne sait pas pourquoi les répondantes de Rakow accordent apparemment moins de rôle social au téléphone que les personnes que nous avons pu interroger à An- tioch, Palo Alto et San Rafael. Les différences proviennent peut-être de la région, du pays, de l'accès au téléphone ou de la méthode d'enquête (18). Quoi qu'il en soit, les femmes du Wisconsin et leur famille utilisaient régulièrement le téléphone à des fins dépassant les besoins pratiques, même si c'était dans une moindre mesure que les Californiennes.

La plupart des femmes âgées de milieu rural ayant fourni un témoignage oral dans le cadre d'un projet historique sur ? Indiana ont parlé de sociabilité téléphonique. Une minorité seulement affirme avoir limité ses appels aux nécessités pratiques. Deux ont dit qu'elles « s'amusaient » au téléphone. L'une d'elles rapporte : « Quand les hommes arrivaient et avaient besoin d'utiliser le téléphone, si quelqu'un était en train de parler, ils se contentaient de faire marcher la sonnette et de dire "J'ai besoin du téléphone", alors les femmes s'arrêtaient, les laissaient s'en servir, et puis se rappelaient. Elles pouvaient à nouveau en disposer (19). »

Pour résumer, les gens d'autrefois faisaient manifestement des usages variés du téléphone, comme aujourd'hui, et peut-être plus encore. Certains le dédaignaient ou n'y voyaient qu'un appareil destiné aux questions « sérieuses ». D'autres « aimaient » le téléphone et bavardaient librement par cet intermédiaire, mais ils étaient sans doute moins nombreux qu'à l'heure actuelle. Le plus frappant est cependant de constater que les gens s'appelaient souvent pour des raisons sociales, et fréquemment pour une simple « visite », dès 1910. Mais peut-être ce terme de « gens » n'est-il pas suffisamment précis. Les citations rapportées ici à propos de l'attitude commerciale de l'industrie du téléphone suggèrent que le terme le plus approprié ici serait « les femmes ».

(16) RAKOW, 1987, 218, 160-61, 159, 230 et 210.
(17) RAKOW, 1987, 207.
(18) J'ai fait appel pour la Californie du Nord à trois enquêteurs différents dont deux ne sont pas intervenus ailleurs dans l'ensemble du projet (cf. note 2 ci-dessus). Et je me suis efforcé de garantir que les questions concernant le téléphone soient neutres en évitant les questions directives.
(19) ARNOLD, 1985, 144-53 ; la citation figure page 153.

sommaire

Les femmes et le téléphone

Commentaire préalable : ce sujet est un thème de controverse. Des ouvrages de Mark Twain jusqu'aux dessins humoristiques actuels du « New Yorker », les femmes et le téléphone est un sujet de plaisanteries. Pour beaucoup, et sans aucun doute pour les dirigeants des débuts de l'industrie téléphonique, le bavardage au téléphone représentait « une nouvelle folie féminine ». Les sociologues ne sont pas de cet avis. La conversation et même les potins jouent un rôle important dans les processus sociaux, en contribuant à l'entretien des réseaux et à la construction des collectivités (21). Quiconque écarterait ce sujet en le jugeant négligeable ou sexiste ne ferait que reprendre l'attitude des industriels, journalistes et autres critiques de sexe masculin qui ? écartent sans tenir compte du sérieux avec lequel les femmes abordent la conversation.

Les Nord-Américains sont persuadés que les femmes parlent plus au téléphone que les hommes : il se trouve que ce stéréotype est correct. L'industrie du téléphone a toujours associé les femmes avec cet appareil. Pour les spécialistes du tournant du siècle, « les femmes bavardes et leurs conversations électriques frivoles sur des sujets personnels sans intérêt s'opposent aux conversations efficaces, professionnelles et orientées vers le travail des hommes d'affaires et des professionnels » (22). Des études récentes établissent une corrélation plus fiable entre les femmes et l'usage du téléphone. Des recherches effectuées pour l'essentiel par AT&T montrent que les Américaines actuelles ont plus de chances d'avoir un téléphone chez elles que les hommes, que le nombre de femmes ou d'adolescentes d'un foyer permet de prévoir mieux que le nombre d'hommes la fréquence des appels, et que ce sont les femmes qui font le plus grand nombre d'appels longue distance à partir de leur domicile. Une enquête australienne a montré que les femmes font des appels téléphoniques plus prolongés que les hommes. Une grande étude française a constaté que les femmes passent beaucoup plus de temps que les hommes au téléphone, quel que soit leur statut professionnel. Une enquête anglaise montre que les femmes appellent leurs parents et amis beaucoup plus souvent que les hommes. Une enquête effectuée dans l'Ontario chez les gens âgés de 40 ans et plus a montré que les femmes ont deux ou trois fois plus de chances d'appeler leurs amis que les hommes. Une enquête sur les gens âgés de New York a permis de constater que les conversations téléphoniques entre une personne âgée et son aide sont plus courantes si l'une ou l'autre est une femme. Une étude des réseaux sociaux de Toronto a établi une corrélation entre la fréquence des appels et la proportion de femmes constituant le réseau (23). Toutes ces études confirment que les femmes actuelles sont de beaucoup plus grandes utilisatrices du téléphone privé que les hommes.

Pour en revenir à l'époque de cette étude, les questionnaires de budget-temps remplis par des New-Yorkais habitant les faubourgs avant la Seconde Guerre mondiale révèlent que les femmes déclarent consacrer quatre fois plus de temps au téléphone que les hommes (24). Les études sur les ménages entre 1900 et 1936, l'enquête nationale sur le niveau de vie de 1918, ainsi que l'étude des familles rurales de Dubuque County (1924) conduisent à une conclusion semblable : plus la proportion de femmes adultes dans une maison est importante, plus cette maison avait de chances d'avoir un téléphone (25).
Ses entretiens dans le Wisconsin rural ont permis à Lana Rakow de conclure que « hommes et femmes perçoivent généralement le téléphone comme faisant partie du domaine féminin » (26). Nos interviewés ont également associé le plus souvent les femmes au téléphone. Il est vrai que certains hommes se souvenaient d'avoir bavardé avec leurs amis et pris des rendez- vous par téléphone. Un homme de San Rafael, né en 1914, rappelle que son père extrêmement grégaire appelait souvent ses amis connus à l'église. Pourtant, la plupart des souvenirs rattachent les femmes au téléphone. D'autres éléments de preuves suggèrent même que les hommes éprouvaient une certaine timidité face au téléphone, et que leurs épouses faisaient en général les appels pour le compte de leurs maris (27).
Que signifie donc toute cette activité téléphonique des femmes ?
Ann Moyal a récemment interviewé plus de 200 femmes
australiennes à ce propos. Elle conclut que les femmes dans toutes les régions du pays « attachent une grande importance aux conversations téléphoniques et à leur rôle essentiel dans leurs affaires personnelles » et que le téléphone est « un engin important pour la famille, la sollicitude, l'amitié, le soutien, les activités bénévoles et les contacts avec le monde en général » (28).
Dans quelle mesure cette description s'applique-t-elle aux premières années du téléphone en Amérique du Nord ?
Quand les vendeurs de téléphone commencèrent à commercialiser cet appareil pour des usages domestiques, ils firent la promotion d'une vision particulière de la manière dont les femmes devaient s'en servir. Jusque dans les années 20, leur suggestion majeure était que la femme, « directeur général » du foyer, devait téléphoner pour commander biens et services. Cette approche correspondait à l'image de la ménagère-administrateur qui commençait à apparaître dans la publicité et dans l'économie ménagère (29). Les entreprises stimulaient aussi cet emploi par l'autre extrémité en encourageant les commerçants à organiser, à inviter, à faire la publicité de la commande par téléphone (30). Les industriels considéraient comme un problème les conversations féminines avec des amis ou des membres de la famille, objet de tant de moqueries, et ils cherchèrent d'abord à le faire disparaître. Mais dès la fin des années 20 et dans les années 30, la publicité du téléphone se mit de plus en plus à décrire des femmes utilisant l'appareil pour entretenir des contacts sociaux et même pour la conversation.

(20) Cette section abrège mais aussi met à jour les travaux de C. FISCHER, 1988. « Gender and the Residential Telephone » ; on trouvera dans l'article lui-même des détails théoriques et empiriques plus étendus.
(21) Cf. par exemple R. PAINE, 1967 ; Di LEONARDO, 1984, 194 et suiv. ; SPACKS, 1986.
(22) MARVIN, 1989, 23.
(23) Sur les études AT&T, cf. WOLFE, 1979 ; MAYER, 1977, 231 ; BRANDON 1982, chapitre 1 et ARLEN, 1980, 46-47. Enquête australienne : rapporté chez Steffens, 1990, 176. L'enquête française a constaté par exemple que les femmes salariées de classe ouvrière avaient trois fois plus d'appels par semaine et y passaient quatre fois plus de temps que les hommes salariés de classe ouvrière (CLAISSE et ROWE, 1988. Etude anglaise : WIL- MOTT, 1987, 28-29. Ontario : SYNGE. New York : LITWAK, 1985, 4 P 1982. Annexe C4. Dans une autre étude sur les personnes âgées, traitant des grands-parents, CHERLIN et FURSTENBERG, 1986, 116, ont découvert que les grands-parents maternels parlaient au téléphone à leurs petits-enfants une fois et plus souvent que les grands-parents du côté paternel. Les auteurs attribuent cette différence à la fréquence avec laquelle les mères appellent leurs parents. Toronto : WELMANN, 1989.
(24) SOROKIN et BERGER, 1939, 52.
(25) En 1910, par exemple, dans nos trois villes, 12 % des ménages dont le chef de famille était un homme célibataire avaient le téléphone (n = 33), cette proportion étant de 28 % pour les ménages avec mari et femme mais sans fille adulte (n = 229) et de 44 % pour les ménages avec mari, femme et une fille adulte au moins (n = 27). L'analyse des données urbaines de 1900 à 1936 indique que la présence des femmes augmentait de façon modeste les chances d'avoir un téléphone, tous les autres facteurs étant constants. Dans les données de Dubuque, 60 % des ménages ayant pour chef un homme célibataire (n = 72) avaient le téléphone, contre 72 % des ménages avec mari et femme et 6 sur 7 des ménages (86 %) avec mari, femme et une autre femme adulte. Les analyses de régression logique suggèrent que l'effet des femmes sur les abonnements au téléphone dans le comté de Dubuque était réel et important. L'analyse de l'enquête 1918-1919 du Bureau of Labor Statistics constate que la présence d'adultes supplémentaires dans un ménage réduit les chances d'avoir un téléphone, mais cette réduction est due aux adultes de sexe masculin. La proportion de femmes est donc un indice indépendant des chances d'abonnements téléphoniques, que l'on retrouve dans toutes les séries de données.
(26) RAKOW, 1987, 142.
(27) Une enquête effectuée dans les années 30 auprès de 27 familles agricoles « caractéristiques » de l'Iowa a découvert que les femmes faisaient 60 % des appels, y compris beaucoup concernant les affaires de la ferme (BOR- MAN, 1936). Une enquête rurale dans l'Indiana effectuée dans les années 40 auprès de 166 abonnés donne l'explication suivante de cette situation : « C'étaient les femmes qui utilisaient le plus souvent le téléphone. Les hommes disaient qu'ils n'aimaient pas s'en servir, ils demandaient donc aux femmes d'appeler pour eux. » ROBERTSON et AMSTUTZ, 1949, 18 ; cf. aussi RAKOW, 1987, 169-70.
(28) MOYAL, 1989 a, 288 ; cf. aussi MOYAL, 1989 b.
(29) MARCHAND, Advertising ; COWAN, More Work.
(30) Cf. par exemple Printers' Ink, 1910 et SHAW, 1934.

En fait, à quelles fins les femmes américaines utilisaient-elles le téléphone entre 1900 et 1940 ?
Sans aucun doute, pour beaucoup, comme les industriels l'avaient imaginé, c'est-à-dire pour les cas d'urgence et pour faire des achats. Mais certaines preuves suggèrent que la plupart des femmes ne faisaient qu'occasionnellement des commandes par téléphone. L'enquête effectuée par Bell dans les années 30 implique même que moins de la moitié des femmes aimaient commander par téléphone (31). Aucun des nombreux ouvrages contemporains de conseils sur la gestion des ménages que nous avons consultés pour cette étude ne préconise l'utilisation du téléphone pour faire ses courses. L'un, écrit par un auteur populaire, Christine Fredrick, la déconseille même : « L'habitude du téléphone encourage l'ignorance des caractéristiques des produits et de leurs prix... » (32). Si plusieurs de nos interviewées se souviennent qu'elles-mêmes ou leurs mères commandaient leur épicerie par téléphone, la plupart n'en ont pas fait mention (33).

Si les femmes d'il y a quelques générations commençaient à acquérir une « affinité » pour le téléphone mais ne ployaient guère dans la gestion de leur foyer, à quoi leur servait-il ? La conversation avec la famille et les amis, telle est la réponse que le chercheur canadien Michèle Martin tire d'un examen des publicités, articles de journaux et rapports industriels contemporains. En dépit des efforts des compagnies pour orienter leur utilisation du téléphone, les femmes en faisaient à leur tête - « activités délinquantes » - et se servaient surtout du téléphone pour faire leurs visites (34).

Des preuves plus concrètes de cette assertion nous sont fournies par une étude inhabituelle auprès des ménagères, effectuée en 1930. Dans le cadre d'une enquête très générale, quoique peu systématique, sur la manière dont les femmes passent leur temps, des économistes du gouvernement avaient demandé aux anciennes élèves de « Seven Sister » de remplir des questionnaires budget-temps. Les formulaires encourageaient les femmes à rendre compte de toutes leurs activités sur une semaine complète (35). J'ai sélectionné au hasard et étudié les formulaires remplis par 62 interviewées pour un total de 250 jours. Ces 250 formulaires n'indiquaient que 83 appels téléphoniques. Comme la plupart de ces femmes de situation relativement élevée avaient très probablement le téléphone, ce chiffre très faible indique que, pour la majorité d'entre elles, téléphoner était un événement non remarquable qui ne méritait paš d'être noté (une seule femme a indiqué qu'elle utilisait le téléphone de sa voisine). Sur les appels téléphoniques indiqués, 30 à 50 % concernaient apparemment des commandes de biens et de services, et 30 à 50 % des questions personnelles ou sociales. Sur tous les appels notés, donnés ou reçus, 25 à 40 % étaient d'ordre commercial et 30 à 50 % d'ordre social. Cela représente sans doute une évaluation prudente de la fréquence des « appels sociaux » (36).

(31) Dans la documentation diffusée aux vendeurs en 1933, Bell Company affirme que plus de 50 % des ménagères de Washington « préfèrent faire leurs courses par téléphone plutôt qu'en personne » (Printers' Ink. 1933). Une enquête Bell de 1930 auprès de 4 500 ménages d'une seule ville a constaté que 40 % des abonnés étaient « disposés » à acheter par téléphone, mais dans une autre enquête, une faible majorité de 800 abonnés a répondu oui à la question : « Aimez- vous faire vos courses par téléphone ? » D'après la même source, les commandes téléphoniques représentent juste 50 % des affaires dans les grands magasins les plus importants (SHAW, 1934). Compte tenu de l'intérêt que la compagnie de téléphone pouvait avoir à exagérer les chiffres, il nous faut conclure que jusque dans les années 30, seule une minorité de femmes faisait des courses par téléphone.
(32) FREDRICK, 1919, 329. J'ai également étudié les indices de Gilbreth, 1927 (connue surtout pour « Treize à la douzaine ») ; BALDERSTON, 1921 ; BAXTER, 1913 et NISBITT, 1918. Cf. aussi STRASSER, 1989, 265-67.
(33) Ann MOYAL, 1989 b, 10, a constaté que le télé-achat n'était pas populaire parmi son échantillon 1988 de femmes australiennes.
(34) Michèle MARTIN, 1988. « Allô ! central » dans cette livraison de « Réseaux ».
(35) Les formulaires et les documents connexes sont archivés Box 653, Record Group 176, Bureau of Human Nutrition and Home Economies, « Use of Time on Farms Study, 1925-1930 », Washington National Records Center, Suitland, MD. En dépit du titre, les données brutes qui ont survécu ne proviennent pas de fermes mais essentiellement d'un échantillon sélectionné de ménagères de zones urbaines et suburbaines. C'est Barbara LOOMIS qui m'a signalé ces documents. Pour un résumé des données, cf. KNEELAND (1929) et US Department of Agriculture (1944). Cet échantillon est manifestement non représentatif de la généralité des femmes américaines et les données sont vulnérables à de nombreuses erreurs concernant ce qui nous intéresse et en particulier une réduction délibérée du nombre des appels indiqués. Quoi qu'il en soit, les formulaires nous fournissent une indication rare sur les habitudes quotidiennes des femmes de classe moyenne supérieure voici plus d'un demi-siècle, sous une forme plus systématique et plus complète que les agendas auxquels se réfèrent nombre d'historiens.

Nous avons déjà vu que les femmes de fermiers utilisaient le téléphone pour entretenir leurs activités sociales et créer des liens collectifs dans les régions rurales. Dans les régions urbaines, les femmes de classe moyenne et supérieure utilisaient aussi le téléphone pour des activités d'organisation, comme les membres du Women's Business and Professional Club de Palo Alto (37). Les jeunes habitantes des villes l'utilisaient aussi pour discuter avec leurs amoureux, comme l'ont indiqué certaines de nos répondantes. Dans les entretiens en Indiana, une femme rappelle : « Nous étions les seules du voisinage à avoir le téléphone et nos voisins les plus proches avaient plusieurs filles qui recevaient beaucoup d'appels. J'ouvrais la fenêtre, je poussais un cri et elles arrivaient à

toute vitesse. » En 1930, la rubrique sur les bonnes manières dans un journal mettait en garde « Patty » : « Pour être sûre que son amoureux "la respecte et l'admire", elle ne l'appelle pas pendant les heures de travail... et (à la maison) elle ne doit pas l'exposer aux railleries de sa famille en lui imposant des conversations téléphoniques d'une longueur ridicule. » En 1934, la compagnie des téléphones de Palo Alto dut ajouter un standard à Stanford Union car, « avec 80 femmes y résidant, l'encombrement téléphonique était tel pendant les heures à rendez-vous, aux alentours du déjeuner et du dîner, que le service en était ralenti » (38).

Les preuves dont nous disposons indiquent que les femmes appelaient plus souvent pour des raisons de sociabilité - organiser des rencontres sociales et faire la conversation - que pour d'autres raisons, surtout après les premières années du téléphone et surtout sur les lignes privées (c'est-à-dire non collectives) (39). Cela confirme le stéréotype selon lequel les femmes ont plus d'affinité pour le téléphone que les hommes, en particulier en ce qui concerne la conversation. A quoi correspond donc cette différence liée au sexe ?

(36) Comme les répondantes citaient fréquemment les appels téléphoniques sans donner d'explications ou fort peu, je n'ai pu qu'évaluer les portions de ces diverses catégories. L'évaluation basse prend pour hypothèse que les appels ne rentrent dans la catégorie sociale que s'ils sont explicitement indiqués comme tels (par exemple « appeler une amie ») alors que l'évaluation haute s'appuie sur des hypothèses plus hardies (par exemple un appel non expliqué donné après 18 heures est considéré comme d'ordre social). La plupart des déviations plausibles des données auraient tendu à réduire le nombre des appels d'ordre social : cette étude a été effectuée pour voir quelle était l'ampleur du travail assumé par les femmes au foyer ; les instructions données aux interviewées impliquaient clairement que l'intérêt essentiel de l'enquête était de noter toutes les activités ménagères ; l'échantillon est constitué de femmes actives et aisées (beaucoup ayant un travail à temps partiel, bénévole ou rémunéré), exactement le type de femmes généralement trop occupées pour bavarder au téléphone ; le souci de prestige évident dans certaines réponses (une femme indique par exemple que ses lectures du soir se font en grec, une autre dans le domaine de la psychologie) en conduisit sans doute une bonne partie à minimiser les « visites par téléphone, apparemment frivoles. D"autre part, le travail impliqué par la réponse à ce questionnaire a peut-être conduit à sélectionner trop de femmes ayant du temps libre (les achats par téléphone n'ont sans doute pas été minimisés, simplement parce qu'ils étaient courants ; on trouve très fréquemment l'indication d'achats personnels, en moyenne une fois tous les deux jours). En résumé, il est raisonnable de penser que, même parmi ces femmes de classe moyenne supérieure et sans doute femmes d'intérieur qualifiées, la sociabilité représentait l'usage le plus courant du téléphone
(37) Une étude des « femmes de la bonne société » de Chicago a constaté qu'en 1985 un quart de celles qui participaient à des groupes réformateurs avaient le téléphone contre moins de 1 % des habitants de Chicago en général ; en 1905, 66 % des femmes activistes avaient le téléphone contre 3 % des habitants de Chicago. L'auteur de l'étude constate que les femmes membres de clubs ont adopté très vite le téléphone et suggère que ce fut peut-être un des facteurs essentiels dans l'augmentation des activités civiques des femmes de Chicago (ROSHER, 1968, 110). (38) Indiana : E. ARNOLD, 1985, 145 ; « Patty » : RICHARDSON, 1930 ; Stanford : Palo Alto Times, 15 novembre 1934. Sur les relations amoureuses par téléphone, cf. ROTHMAN, 1984, 233 et suiv.
(39) L'étude française citée plus haut a constaté que les femmes appelaient beaucoup plus souvent pour des raisons relationnelles et les hommes pour des raisons fonctionnelles (CLAISSE et ROWE, 1988).

Trois réponses paraissent plausibles. D'abord, les femmes modernes sont plus isolées du contact des adultes pendant la journée que les hommes, elles se sont donc emparées du téléphone pour rompre leur isolement (40). Ensuite, les devoirs d'une femme mariée comprennent en général un rôle de gestion sociale - prendre des rendez-vous, préparer les festivités, se tenir informée de la santé de la famille et des amis, les informer de ce qui se passe dans la famille ; les hommes négligent ce genre de tâche. D'ailleurs, le plus souvent c'est l'épouse qui entretient la communication avec la famille de son mari aussi bien qu'avec la sienne. Selon Rakow, « parler au téléphone est un travail que font les femmes pour entretenir le tissu collectif... » (41). Enfin, les femmes nord-américaines sont plus à l'aise au téléphone que les hommes nord-américains car elles sont en général plus sociables qu'eux. La recherche a montré que, si l'on met de côté leurs possibilités plus limitées de contact social, les femmes sont plus adaptées socialement et plus intimes au téléphone que les hommes, quelles qu'en soient les raisons - constitution psychologique, structure sociale, expériences d'enfance ou normes culturelles. Le téléphone correspond donc mieux au style caractéristique d'interaction personnelle des femmes que des hommes (42), Pour souligner ce point, certaines preuves indiquent que les avantages des femmes sur les hommes en matière de sociabilité sont plus grands pour les contacts téléphoniques que pour l'interaction face à face (43).

D'après certains, les femmes, en utilisant le téléphone pour accomplir leurs tâches de secrétaire de la vie sociale de la famille, se sont enfoncées plus profondément encore dans ce rôle chrono- phage (44). Il n'existe cependant guère de preuves que ce type de tâche ait pris aux femmes plus ou moins de temps à cause du téléphone. Quelques femmes ont dit à Lana Rakow que la possession d'un téléphone les rendait vulnérables aux demandes d'aide - conseiller, réconforter, organiser, etc. La charge de travail de la confidente peut effectivement s'être élargie. Mais pour les demandeuses, le renforcement de cette possibilité d'obtenir une aide fut sans doute un bienfait. Il est probable que l'utilisation du téléphone a facilité l'œuvre sociale qu'hommes et femmes attendaient des femmes, que cela fût juste ou non. Nous ne pouvons calculer un bilan des réconforts et des charges sans disposer de plus de preuves comparatives sous la forme de données montrant par exemple que, dans des lieux comparables dépourvus de téléphone, les charges sociales des femmes étaient plus ou moins lourdes.
La conclusion la plus raisonnable que l'on puisse en tirer est que depuis les premières décennies du XXe siècle, les femmes ont utilisé le téléphone, et souvent pour faire ce qu'elles aiment plus que les hommes : la conversation.
Les témoignages et autres preuves suggèrent que les gens considèrent l'utilisation du téléphone plus souvent comme un plaisir que comme une épreuve, sentiment exprimé par les femmes plus souvent que par les
hommes (45). Ann Moyal parle d'une « culture féminine pénétrante du téléphone dans laquelle les relations avec la famille, l'entretien des sentiments, le soutien à la collectivité et la culture de sollicitude propre aux femmes forment un élément dynamique, clé de notre société... »
Nous voici donc devant le cas d'une machine, si souvent identifiée au genre masculin par sa nature, dont les hommes s'écartent fréquemment mais que les femmes ont agressivement récupérée à leurs propres fins. Michèle Martin tire une conclusion supplémentaire : « Les femmes abonnées ont été largement responsables du développement d'une culture du téléphone, en renforçant son utilisation à des fins sociables » (46).


(40) C'est par exemple l'explication donnée par Michèle MARTIN.
(41) RAKOW, 1987, 297 ; cf. aussi Moyal, 1989 b. Di LEONARDO, 1984, 194 et suivantes ; ROSS, 1983. STEPHENS, 1990, entre autres.
(42) Sur la sociabilité, cf. par exemple FISCHER, et OLIKER 1983. HOYT et BABCHUK, 1983. ? FISCHER, 1988, pour un développement plus complet de cette argumentation.
(43) Cf. WELLMAN, 1989 ; CHERLIN et FURSTENBERG, 1986. (Les contacts téléphoniques avec les petits enfants sont plus importants du côté des grands-parents maternels que du côté des grands-parents paternels, mais cette proportion ne se retrouve pas dans les visites personnelles) ; LITWAK, 1983 (la différence selon le sexe dans les contacts téléphoniques entre les gens âgés et leurs aides est supérieure aux différences selon le sexe dans les contacts face à face) ; SYNGE ET AL., 1982 (si les femmes ont une fois et demie plus de chances que les hommes de voir leurs amis face à face, elles ont deux à trois fois plus de chances de leur téléphoner) ; WILL- MOTT, 1987, 28-29 (si les femmes écrivent à leurs parents et à leurs amis plus souvent que les hommes, la différence est encore plus grande lorsqu'il s'agit du téléphone).
(44) Certains analystes des travaux ménagers estiment que toute modification qui rend un rôle caractéristiquement féminin plus facile à accomplir donne aux femmes plus de capacités, de bonne volonté et d'obligation à poursuivre ce rôle. Cf. par exemple McGAW, 1982, et ROTHSCHILD, 1983. Pour un traitement plus nuancé de cette argumentation, cf. COW AN, 1983. Cf. aussi la discussion dans ? FISCHER, 1988.

(45) Lana RAKOW, qui reste sceptique quant à cette technologie, écrit : « En dépit des pratiques sociales qui renforcent les différences selon le sexe à l'échelle quotidienne, nous ne pouvons ignorer le plaisir, la consolation et le compagnonnage que beaucoup de femmes tirent du téléphone. Du fait qu'elles sont en général moins mobiles, moins indépendantes sur le plan financier et plus souvent isolées des autres adultes que les hommes, beaucoup de femmes ont trouvé dans le téléphone une ligne de vie les reliant à leurs mères, leurs sœurs et leurs amis... Nous ne pouvons donc écarter le téléphone en tant qu'autre source d'oppression des femmes, mais tout en reconnaissant le rôle compliqué qu'il a eu sur le plan mouvant de l'idéologie et de l'expérience liée au sexe » (1987,81).
(46) MOYAL 1989 b, 25 : MARTIN, 1991,171,

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La nature de la sociabilité téléphonique

Si les Américains du Nord, avant la Seconde Guerre mondiale - et surtout les femmes - utilisaient essentiellement le téléphone privé pour des appels sociaux, en quoi cet usage a-t-il affecté la nature de leurs relations sociales ? Le téléphone a-t- il par exemple remplacé les conversations face à face ? Les urbanistes aujourd'hui expriment en général cette question, le plus souvent par rapport au monde des affaires, sous la forme du compromis « communication/transport » : le service du téléphone réduit-il les déplacements individuels en permettant aux hommes d'affaires d'accomplir les mêmes tâches par téléphone ? Ou ces appels ont-ils en fait augmenté les déplacements en engendrant un plus grand nombre d'affaires ? (47).
Notre intérêt est plus proche de celui des Knights of Columbus : « Le téléphone
rend-il les hommes... paresseux ? Le téléphone brise-t-il... l'ancienne pratique de la visite aux amis ? » Pour être plus précis, l'adoption du téléphone entre 1890 et 1940 a-t-il conduit les Américains à adopter une ou plusieurs des trois coutumes suivantes : premièrement, les gens ont-ils remplacé les visites par le téléphone, de sorte qu'au total leurs relations sociales sont restées les mêmes mais se sont faites en plus grande proportion par le téléphone ? Deuxièmement, les gens ont-ils eu par téléphone des conversations qu'ils n'auraient pas eues du tout autrement, ce qui les a conduits à compléter par un plus grand nombre de conversations un nombre constant de visites personnelles ? Troisièmement, les gens, stimulés et aidés par les appels téléphoniques, ont-ils fait plus de visites personnelles qu'ils ne l'auraient fait autrement ? (48).

La première hypothèse (remplacement des visites personnelles par les contacts téléphoniques) possède une forme faible et une forme forte. La forme faible postule que les gens sont devenus paresseux et ont commencé à appeler au téléphone leurs voisins et leurs amis au lieu d'aller les voir. D'après la forme forte, le fait d'avoir le téléphone a encouragé les gens à vivre plus loin les uns des autres. Par exemple, une fille devenue adulte pouvait s'installer en ville en laissant vivre à la ferme ses parents âgés dès qu'elle avait la possibilité de les joindre par téléphone. Les fragments de preuves dont nous disposons correspondent mieux à la première forme, la plus faible, selon laquelle les gens remplaçaient les visites par des appels téléphoniques.


(47) Cf. par exemple FALK et ABLER, 1980 « Intercommunications, Distance and Geographical Theory » ; POOL 1977a ; SALOMON 1985.
(48) II existe une autre possibilité, logique mais peu probable : que les appels téléphoniques aient perturbé les relations sociales au point que la totalité des contacts (personnels plus téléphoniques) ait diminué.

D'après les Lynd, les relations de voisinage auraient diminué à Middletown au cours de la période achevée en 1924, et le téléphone en serait en partie responsable. Plusieurs femmes qu'ils ont interrogées parlent d'une réduction du nombre de visites, soit au cours de leur vie d'adulte, soit par comparaison avec l'époque de leur mère. Deux de ces femmes attribuent cette diminution au fait d'avoir des enfants, d'autres à l'indépendance croissante des uns et des autres, ou aux clubs sociaux, mais quelques-unes font allusion au téléphone. L'une remarque : « Au lieu d'aller voir quelqu'un comme les gens en avaient l'habitude, aujourd'hui on se contente de téléphoner. » Une autre note : « Quand le téléphone est arrivé, il prenait beaucoup de temps parce qu'on était tout à coup à portée de beaucoup plus de gens, mais il a permis d'économiser tout le temps perdu jusque-là avec les femmes qui vous tombaient dessus pendant qu'on s'efforçait d'abattre le travail de la matinée » (49). Dans un contexte différent, certains observateurs estiment que le téléphone a réduit la fréquence des visites en ville des fermiers et donc leur participation à la collectivité (50).

Nos informateurs âgés de Californie du Nord établissent une image plus complexe des rapports entre appels téléphoniques et visites. Plusieurs nous ont dit qu'au début du XXe siècle le téléphone a remplacé les visites impromptues. Une femme d'An- tioch, née en 1903, et citée plus haut, affirme : « Nous ne dépendions pas du téléphone comme vous aujourd'hui... Non, on ne s'en servait pas autant, on allait voir les gens et leur rendre visite en personne. » Un homme d'Antioch rappelle à propos des années 20 « Les voisins et les amis venaient souvent faire un tour en passant à cette époque, on n'avait donc pas besoin du téléphone. » Et une autre femme d'Antioch, née en 1915, se rappelle de visites

téléphoniques entre sa famille habitant un ranch et ses grands-parents habitant la ville : « Ils s'appelaient les uns les autres. C'était plus facile à faire que de parcourir cinq milles juste pour un petit bonjour. » Ces commentaires laissent entendre que l'appel téléphonique remplaçait la conversation face à face et que, peut-être, le fait d'avoir le téléphone mit un frein aux visites personnelles (51).

D'après d'autres interviewés, le téléphone aurait permis d'augmenter le nombre total des conversations. Certains se rappellent qu'étant jeunes ils appelaient fréquemment leurs amis. (Aujourd'hui l'un des appels les plus courants est celui qu'échangent des adolescents qui viennent de se quitter à la sortie de l'école (52) exactement comme cela se passait il y a quatre-vingts ans et comme nous l'a raconté la fille du médecin de San Francisco.) De même, un certain nombre se souvenait d'avoir entendu leur mère bavarder régulièrement avec ses voisines au téléphone. Si quelques-uns de ces bavardages remplaçaient peut-être des visites, il s'agissait sans doute bien souvent de conversations qui n'auraient pas eu lieu autrement. Quelques-unes de nos interviewées ont aussi noté que leur mère se servait plus du téléphone à partir du moment où ses enfants quittaient la maison. C'est-à-dire qu'une mère pouvait ainsi parler à des enfants adultes qu'elle voyait peu souvent. La perception courante selon laquelle le téléphone aurait aidé à briser l'isolation des femmes de la campagne implique aussi que ces appels se soient ajoutés à l'ensemble des rapports sociaux. De plus, beaucoup d'appels longue distance sont certainement des conversations qui n'auraient pas eu lieu sans le téléphone.

(49) LYND et LYND 1929, 273-75, citations extraites de la page 275.
(50) ATWOOD, 1984, 360-61. De même, Michèle MARTIN suggère qu'en élargissant les contextes sociaux des femmes à la maison, le téléphone « pouvait avoir réduit les possibilités de sociabilité hors de la maison offertes aux femmes ». (MARTIN, 1991, 165).
(51) On pourrait aussi affirmer que des raisons extérieures (par exemple plus d'engagements professionnels) conduisirent les gens à réduire leurs visites personnelles et à les remplacer par le téléphone. L'appel téléphonique aurait donc été la réaction à la réduction des visites, et non sa cause. Une telle affirmation serait difficile à démontrer.
(52) MAYER, 1977, 234.

Enfin, les souvenirs d'utilisation du téléphone pour organiser des rendez-vous, des rencontres ou des voyages suggèrent que le téléphone pouvait faciliter les rencontres personnelles, même s'il n'en était pas la source. Ces gens auraient probablement trouvé d'autres moyens de s'organiser, mais, sans le téléphone, beaucoup de rencontres n'auraient sans doute pas eu lieu. Dans le même ordre d'idées, une femme de San Rafael née en 1907 a fait le commentaire suivant : comme tout le monde savait conduire, il fallait passer un coup de fil pour être sûr de rencontrer chez elles les personnes que l'on allait voir.

Les trois types de rapports entre appels téléphoniques et visites semblent être apparus au cours de la période qui nous intéresse.
Les visites par téléphone se sont substituées à certaines visites personnelles ; les gens faisaient ou recevaient des appels alors qu'ils n'auraient pas pu ou n'auraient pas voulu rencontrer leurs interlocuteurs en personne ; et ils utilisaient le téléphone pour organiser des rencontres. Nous ne pouvons mesurer à partir de ces récits le volume relatif de chacun de ces trois changements, mais le bilan ferait apparaître une constance ou une augmentation du nombre total des contacts.

Les recherches récentes ont permis d'évaluer la situation respective des communications et des transports dans les interactions personnelles. Quelques études font apparaître une substitution croisée du téléphone et des visites. Par exemple, dans l'enquête auprès des abonnés de New York ayant été temporairement privés de téléphone en 1975, 34 % indiquent des visites plus fréquentes pendant cette interruption. Après l'effondrement d'un pont entre deux parties de la ville de Hobart, en Tasmánie, les appels téléphoniques ont augmenté (53). Mais dans d'autres études effectuées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Chili, les abonnés au téléphone annoncent un plus grand nombre total de contacts sociaux que ceux qui ne l'ont pas ; les abonnés font des visites et écrivent des lettres plus souvent que les non- abonnés. Ces corrélations confirment l'hypothèse selon laquelle l'utilisation du téléphone multiplie toutes les formes de contacts (54).

Le téléphone a-t-il donc « détruit... la vieille habitude des visites » ? C'est une conclusion trop forte. L'utilisation du téléphone a sans doute apporté une modification modérée des pratiques de visite au cours de la première moitié du siècle. Les gens ont abandonné certaines visites qu'ils auraient faites et en particulier les visites impromptues. L'habitude, pratiquée dans une certaine élite, de « faire des visites », carte en main, à des jours et heures précis où l'on restait chez soi était sans doute en déclin de toute façon. Les utilisateurs du téléphone ont modifié le caractère des autres visites en téléphonant pour arranger et confirmer leurs rendez-vous. Enfin, il est probable que les gens ont pris l'habitude d'utiliser le téléphone pour des choses qu'ils n'auraient pas faites, en particulier prendre rendez-vous dans des lieux publics. Le téléphone a donc eu un effet peut-être limité sur les visites mais il a surtout apporté une grande différence dans les possibilités d'organiser des rendez- vous hors de chez soi. De plus, les différents types de populations ont réagi de manières diverses. Nous ne saurons jamais si le nombre total des conversations face à face avec des gens extérieurs à la maison a diminué à cause du téléphone, mais il est beaucoup plus probable que le volume total des conversations d'ordre social ait connu une augmentation notable. Le téléphone fut probablement à l'origine d'une augmentation de tous les types de conversations.

(53) WURTZEL et TURNER (voir dans ce numéro), 1987, 254 ; LEE, 1980. William MICHELSON a constaté lors d'une enquête effectuée à Toronto que les gens ont tendance à téléphoner plus souvent pendant l'hiver qu'au printemps, sans doute parce qu'ils utilisent le téléphone pour éviter de se déplacer par temps froid (MICHEL- SON, 1971).
(54) Les études britanniques et chiliennes font apparaître que les gens ayant le téléphone ou l'utilisant plus ont un plus grand nombre de contacts de toutes sortes (Grande-Bretagne : CLARK et UNWIN, 1981, et C. MILLER, 1980 ; Chili : WELLENIUS, 1977 et 1978). L'étude effectuée aux Etats-Unis a permis de constater que les gens qui passent des appels longue distance écrivent aussi plus souvent et rendent plus souvent visite à leurs correspondants lointains (rapporté dans MAHAN, 1979). Ces études doivent évidemment être prises avec une certaine prudence, la corrélation entre le téléphone et les autres formes de contacts pouvant être due à des traits de personnalité. Mais Barry WELLMAN, dans ses données sur le Canada, fait apparaître une association partielle forte et positive entre le téléphone et les contacts face à face, les autres types de relations restant constants (WELLMAN, 1989, tableau 8). Dans l'étude effectuée auprès des grands-parents, ceux qui appellent le plus souvent font aussi plus de visites, ce qui suggère une synergie entre les deux modes de contact (CHERLIN et FURSTENBERG, 1986, 1 15-116).

Quelques-unes des preuves nous orientent toutefois vers la version forte de l'argument de substitution, selon lequel la disponibilité du téléphone aurait, au cours des ans, encouragé les gens à vivre plus loin les uns des autres, avec une transformation obligatoire des relations face à face en relations téléphoniques, présumées plus faibles. Tel est par exemple le reproche exprimé par le sociologue Ron Westrum : les techniques de communication « autorisent la destruction de la collectivité car elles encouragent... les relations à distance » (55). Nous n'avons aucune preuve que le téléphone ait encouragé la séparation (la mobilité résidentielle aux Etats-Unis a en fait diminué depuis cent et quelques années) (56). Aucun de nos interviewés n'a indiqué une telle tendance, mais peut-être n'y ont-ils pas pensé. Nos preuves n'apportent non plus aucun éclaircissement sur l'hypothèse opposée, selon laquelle les gens se seraient éloignés pour d'autres raisons, par exemple la recherche d'emploi, le téléphone permettant le maintien de relations qui, sans lui, auraient disparu.

Quoi qu'il en soit, l'hypothèse selon laquelle une bonne part des rencontres face à face sont devenues téléphoniques conduit à craindre que ce type de relation manque de profondeur sur le plan émotif. Même un publicitaire travaillant pour une compagnie de téléphone n'oserait affirmer que l'appel téléphonique apporte autant d'intimité que le contact visuel ou physique, ou qu'une amitié par téléphone peut être aussi profonde que lorsqu'on partage des repas, des promenades, ou que l'on est simplement côte à côte. Mais il ne s'agit pas de savoir si une conversation téléphonique est aussi riche qu'une conversation face à face : ce n'est probablement pas le cas (57). Il s'agit de savoir si le téléphone permet d'entretenir des relations ou n'apporte qu'une intimité « inauthentique » ? Malcolm Willey et Stuart Rice, analystes pleins de sang- froid, s'inquiètent de voir les contacts sociaux devenir brefs et impersonnels (sous l'effet du téléphone et de l'automobile) et estiment que cela entraîne une perte « de ces valeurs inhérentes aux discussions personnelles plus intimes, prolongées à loisir » (58).

Quelle que soit l'importance de ce problème, nous ne sommes pas en mesure de le résoudre directement avec les preuves disponibles. Les études récentes montrent que les gens disent se trouver « plus proches » des amis et parents qui vivent à plus grande distance que de leurs relations proches, même lorsqu'ils les voient régulièrement. Si chacun dépend des personnes qui se trouvent à proximité pour un certain type de sociabilité et d'assistance pratique, on s'adresse aussi souvent aux parents et amis lointains pour obtenir une assistance émotive et pratique dans les moments critiques. Finalement, les Américains disent qu'ils préfèrent une certaine distance entre eux et leurs amis (59).

Les principaux critiques affirment cependant que, même si les gens estiment avoir des relations intimes honnêtes et profondes, ils ne se rendent pas compte que les rapports établis par téléphone manquent de telles qualités et sont « inauthentiques ». Il est donc impossible de résoudre cette question à partir des témoignages personnels. Et pourtant, nous ne disposons pas de grand-chose d'autre. Lana Rakow conclut de ses entretiens : « Même pour ceux qui utilisent le téléphone pour le compagnonnage et la conversation, il n'est pas toujours considéré comme un remplacement approprié du bavardage face à face. » La formule « pas toujours » implique que ses répondants le considèrent habituellement comme approprié. A l'occasion d'une enquête effectuée au Canada auprès d'utilisateurs du téléphone d'âge moyen ou avancé, environ les deux tiers des plus de cinquante-cinq ans ont été tout à fait d'accord avec la formule : « J'ai le sentiment que je n'ai qu'à soulever le combiné pour me trouver au milieu de ma famille. » Parmi le groupe de cinquante-quatre ans et moins, 55 % des femmes mais 37 % seulement des hommes étaient du même avis. Les personnes interrogées en Australie par Ann Moyal estiment que « le téléphone joue un role clé et continu dans la construction des relations amicales et familiales (60) ».

(55) WESTRUM, 1991.
(56) Les Américains de la moitié ou de la fin du XXe siècle changent de maison moins souvent que ceux des générations précédentes. Peut-être les déménagements ont-ils tendance à être à plus grande distance qu'autrefois, mais ce n'est pas certain (cf. L. LONG, 1988 ; C. FISCHER, 1991 a). Les Américains se sont cependant éloignés de leur travail (cf. par exemple JACKSON, 1985, annexe).
(57) Les études expérimentales indiquent que les communications uniquement vocales sont ressenties comme plus distantes sur le plan psychologique que les communications visuelles (RUTTER, 1987). La plupart des répondants à l'enquête effectuée par Synge et al., 1982, en Ontario, déclarent qu'une conversation par téléphone est moins personnelle qu'une conversation face à face. D'autre part, beaucoup des femmes ayant répondu à l'enquête effectuée par MO Y AL, 1989 a, en Australie, estiment que les conversations téléphoniques avec des amis sont plus franches et plus intimes que les conversations face à face.
(58) WILLEY et RICE, 1933, 202. Ils sont nombreux, ceux qui affirment que le téléphone est source d'aliénation et d'inauthenticité. L'historienne Susan STRASSER, par exemple, affirme : « La société américaine du XIXe siècle, au moins aussi mobile que celle d'aujourd'hui, ne disposait pas d'une telle technologie (le téléphone) ; bien des gens déménageaient à des milliers de kilomètres sans imaginer qu'ils pourraient un jour voir ou entendre à nouveau leurs amis et leurs parents. Quand ils atteignaient leur nouvelle résidence, ils liaient gratuitement des relations nouvelles, au fil des jours ; les femmes, en mettant leur linge à sécher dans leur jardin, faisaient connaissance avec leurs voisines, qui comblaient certains des besoins auxquels le téléphone répond si mal » (1982, 305).

(59) Sur la distance entre les gens et le sentiment de rapprochement, cf. FISCHER et al., 1977, chapitre 9 ; ? FISCHER, 1982 b, chapitre 13 ; C. FISCHER, 1982 a ; WELLMAN, 1979. A l'occasion d'une petite enquête effectuée en Californie du Nord, les gens ont répondu en général qu'ils n'aimeraient pas que leurs amis vivent à la porte à côté, mais préfèrent les savoir à portée de voiture (SILVERMAN, 1981).
(60) RAKOW 1987, 159 ; SYNGE et al., 1982 ; MOYAL, 1989a, 284 et 1989b.

Pour évaluer la qualité des relations sociales voici plus d'un demi-siècle, il faut s'appuyer sur les témoignages personnels plus encore que ne l'ont fait les études récentes. Nos interviewés n'ont jamais firmé qu'ils avaient jugé les relations téléphoniques insatisfaisantes dans les années 20 et 30. Certains critiquaient l'excès de bavardages inutiles au téléphone, mais aucun n'a critiqué l'authenticité des relations téléphoniques (il est vrai toutefois que nous n'avons pas approfondi avec eux cette question particulière). C'est là un problème qui attend des recherches plus subtiles.

Enfin, que dire des inconvénients d'un excès de sociabilité - une maison submergée d'appels téléphoniques ou le fait que n'importe qui puisse entendre vos conversations ? Les gens très occupés, les journalistes et, dans ses dernières années, Alexander Graham Bell lui-même, se plaignent d'être dérangés par le téléphone. Lillian Gilbreth, experte en efficacité ménagère, encourage les femmes à organiser leur vie pour éviter les appels téléphoniques ou vivre autour d'eux. (61) Toutefois, les gens ordinaires semblaient avoir peu de reproches de ce genre à exprimer pour les années couvertes par cette étude. Quelques femmes ont dit à Lana Rakow qu'elles se trouvaient obligées d'écouter les problèmes d'autres femmes parce qu'elles étaient atteignables par téléphone. Une femme de Middletown citée plus haut a raconté que les gens s'adressaient à elle parce qu'elle était disponible (mais elle a aussi déclaré que cette interruption valait mieux qu'une visite impromptue) (62), mais les récriminations sur de telles intrusions ne sont pas apparues dans les souvenirs généraux sur les premiers emplois du téléphone, cités précédemment, ou dans nos propres entretiens. Les appels non désirés ne posaient pas non plus beaucoup de problèmes aux spécialistes des bonnes manières ; ils s'inquiétaient plus d'un « bavardage » excessif lors d'appels désirés (le souci provoqué par les appels non désirés pourrait évidemment être plus fort aujourd'hui).

Les indiscrétions, par ailleurs, étaient une source d'inquiétude fréquente, surtout sur les lignes rurales. Dès le début du téléphone, les utilisateurs exprimèrent le souci d'être entendus, d'abord et tout simplement par les autres personnes présentes dans la même pièce, car il fallait parler fort, mais aussi par les opérateurs ou les autres abonnés d'une ligne partagée (63). Plusieurs femmes d'agriculteurs de l'Indiana se rappellent joyeusement comment elles écoutaient sur les lignes des fermes : « J'étais aussi indiscrète que tout le monde mais j'apprenais des tas de choses », dit l'une. Une autre commente : « C'est vrai, nous faisions des visites par téléphone et puis nous écoutions les conversations des autres. C'était très amusant. Tout le monde savait ce qui se passait et ce que tous les voisins faisaient. » Une des non-répondantes se rappelle que sa tante, opératrice du standard local, écoutait « toutes les conversations ». Une autre relate, par manière de plaisanterie, que, si sa famille n'appelait pas beaucoup, elle utilisait énormément le téléphone pour écouter les autres.

L'indiscrétion sur les lignes rurales provoqua beaucoup de tapage. Ce fut sans doute l'un des éléments majeurs dans le cas le plus spectaculaire de controverse suscitée par le téléphone : la décision des amish de Pennsylvanie de refuser cet appareil. D'après un récit :
« ... Ensuite, deux femmes se mirent à bavarder d'une autre par téléphone et celle-ci avait aussi son appareil décroché et posé, elle entendait tout ce que les autres disaient, cela fit un beau tapage et vint jusqu'à l'église pour que l'affaire soit éclaircie, alors les évêques et les pasteurs décidèrent, s'il doit être utilisé de cette façon, nous préférons ne pas l'avoir » (64).

Nous pouvons dire en résumé que les Américains du début du XXe siècle n'utilisaient pas le téléphone pour recréer le système de relations personnelles du temps de l'innocence, en dépit des convictions de Marshall McLuhan, des réformateurs de la vie rurale, et des rédacteurs de publicité de AT&T. Toutefois, l'adoption du téléphone encouragea sans doute les gens à avoir des conversations personnelles plus fréquentes avec leurs amis et leurs familles qu'ils n'en avaient l'habitude jusque-là, même si cela conduisit à écourter certaines visites. Entretenir des relations personnelles par téléphone était sans doute chose rare avant le début du XXe siècle, mais devint courant dans les classes moyennes et dans les populations agricoles à partir de 1910 ou 1920. Ce genre de conversation prit une ampleur énorme après le milieu du siècle, époque où le téléphone devint presque universel. Aujourd'hui encore, certains Américains, et en particulier les hommes, ne sont pas devenus des familiers du téléphone et l'utilisent rarement pour bavarder. Sans doute une petite proportion haïssait-elle le téléphone dans ses débuts : c'est peut-être encore le cas pour certains aujourd'hui.

Les femmes des classes moyennes et les fermières entretenaient plus souvent des relations par téléphone ; c'est probablement pour elles que cette technologie représenta la plus grande transformation de leur existence. (Les femmes des classes laborieuses habitant les villes ne faisaient pas à cette époque partie des gros usagers du téléphone et nous connaissons peu de choses sur la manière dont elles l'utilisaient.) Si une conversation téléphonique ne remplace pas une rencontre face à face, bien des gens semblent y avoir trouvé une manière satisfaisante - et parfois la seule - de rester « en contact ». L'authenticité des relations fondées sur le téléphone est beaucoup plus difficile à évaluer, mais affirmer son authenticité n'est pour l'instant qu'une hypothèse, hypothèse que la plupart des usagers ne font d'ailleurs pas. Sous un angle plus large, nous ne disposons pas des preuves nécessaires pour juger si les gens, conscients de l'utilité du téléphone pour maintenir une certaine proximité-sociale, ont de ce fait choisi de mettre une distance physique entre eux-mêmes et leur famille et leurs amis.

(61) Kenneth HALTMAN cite plusieurs articles du New York Times dont les auteurs se plaignent de l'intrusion du téléphone, et un autre daté de 1922 révélant que BELL lui-même ne voulut jamais avoir le téléphone dans son bureau (HALTMAN, 1990, 343 ; GILBRETH, 1927, 79-81).
(62) RAKOW, 1987, 175 ; LYND et LYND, 1929, 275 n.

(63) Cf. KATZ 1988 ; MARTIN, 1987, 128, 279, 370, 380.
(64) Récit de première main cité par UMBLE, 1989.

Un certain nombre de technologies domestiques se répandirent dans les foyers américains au XXe siècle. Ralentis en partie par la Grande Dépression, le téléphone et l'automobile n'ont pas connu une diffusion aussi rapide que les appareils électriques et électroniques.

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La psychologie du téléphone

Quelles sont les conséquences psychologiques du téléphone ?

Certains analystes affirment qu'il fait naître un sentiment de pouvoir - comme l'affirme AT&T (65) - ou d'aliénation, ou même de sexualité infantile. Les caractères psychologiques du téléphone ont changé au fil de l'histoire. D'après John Brooks, les auteurs littéraires et de théâtre utilisaient le téléphone comme symbole de sophistication et d'émerveillement avant la Seconde Guerre mondiale, puis ensuite comme symbole de menace, de violence et d'impuissance (par exemple, un téléphone posé sur la scène, comme un fusil, exposé au premier acte se déclenche avant le rideau final) (66). Nous allons envisager deux thèmes psychologiques courants avant 1940 : rapidement, le téléphone en tant qu'emblème de modernité et ensuite, plus longuement, le téléphone en tant que source de tension.
Etre moderne

Les publicitaires affirmaient que le téléphone indiquait et produisait une qualité psychologique de modernité. En 1905, une publicité disait aux femmes : « Etre moderne, c'est épargner son temps et ses nerfs en téléphonant ». Pour une publicité de 1909, l'affichette Bell System accrochée près des téléphones payants est

« L'enseigne de la civilisation ». Dans les publicités d'autres produits, la scène comprend souvent un téléphone pour associer ces produits à la modernité et à la puissance. D'autres gens rattachaient le téléphone à la modernité : les communautés amish et mennonite se divisèrent à propos du téléphone en partie parce qu'il menaçait de les mettre trop en contact avec le monde moderne (67).

Quelque-uns de nos interviewés ont décrit le téléphone en termes suggérant la crainte. L'homme d'Antioch cité au début de cet article indique un sentiment de ce genre. Un homme de Palo Alto, né en 1892, rappelle : « Je me souviens encore de l'installation du premier téléphone chez un voisin. Tout le monde était si anxieux de parler au téléphone. » Une femme de Palo Alto, née en 1895, nous a également dit : « Je me souviens nettement du jour où nous avons eu le téléphone. C'était quelque chose ! » Toutefois, les plus jeunes de nos interviewés et surtout ceux qui ont été élevés en ville montrent plus de nonchalance. Ils sont plus enclins à dire, comme une femme de Palo Alto née en 1909 : « J'ai l'impression qu'on a toujours eu le téléphone. » Une femme d'Antioch née en 1903 note : « Le téléphone n'était pas une affaire si merveilleuse. Ce n'était pas comme si on n'en avait jamais vu. Ils en avaient à la boutique ou chez les voisins. »

D'après nos interviewés, le téléphone était courant, sauf peut-être dans les foyers ruraux, en Californie du Nord, à partir de 1910. Il n'effrayait ou n'étonnait personne et ne symbolisait rien de spécial pour les abonnés si ce n'est peut-être une certaine aisance. D'ailleurs, les journaux locaux cessèrent vite de s'intéresser au téléphone. A certains niveaux, la relation entre téléphone et modernité subsista probablement, subtile et inconsciente, mais exploitable par les publicitaires. Une cuisine avec téléphone semblait plus moderne qu'une cuisine sans téléphone. Les preuves dont nous disposons suggèrent cependant qu'à partir de 1910 bien peu d'Américains jugeaient le téléphone spectaculaire.

Le téléphone connut une diffusion rapide dès l'apparition de la concurrence en 1893, mais sa croissance se ralentit quand AT&T reprit le contrôle après le retour de Theodore Vail en 1907. Dès 1925, l'automobile avait dépassé le téléphone dans sa diffusion auprès des ménages américains. (Source : United States Bureau of the Census, 1975.)

(65) Par exemple, une publicité de 1909 intitulée « The Sixth Sense - the Power of Personal Projection » (Le sixième sens - le pouvoir de projection personnelle) explique aux hommes d'affaires que le téléphone « prolonge votre personnalité jusqu'à ses limites extrêmes ». Une autre, la même année, dit : « Si n'importe quel homme dans l'Union fait sonner sur son bureau son téléphone BELL, n'importe quel autre homme, à la plus grande distance possible, est instantanément à ses ordres. » (Collection Ayer, National Museum of American History).
(66) BROOKS, 1977 ; cf. aussi WISENER, 1984.
(67) Annonce extraite de « Advertising and Publicity 1906-1910, Folder I », Box 13-17, AT et THA. Le téléphone en tant que symbole de la publicité : MARCHAND, 1985, 169, 190, 209, 238-47 ; les mennonites : AT- WOOD, 1984, 326-47 et UMBLE, 1989. Cf. aussi ATWOOD 1984, 83, sur la manière dont la compagnie des téléphones de l'Iowa utilisait le thème de la modernité dans sa stratégie de vente.

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Rythme, tension et anxiété

Le téléphone, comme le notent certains observateurs, accéléra le rythme de vie, obligea les gens à être en alerte et suscita de ce fait un sentiment durable de tension. En 1919, un journaliste britannique déclare : « L'utilisation du téléphone laisse peu de place à la réflexion, n'améliore pas le caractère, et engendre une fébrilité qui n'est pas favorable au bonheur domestique et au confort. » Un auteur financé par AT&T écrit en 1910 que le téléphone fait la vie « plus tendue, alerte, vivante. » En 1976, dans son histoire de AT&T, John Brooks affirme que les premiers téléphones « créaient une nouvelle habitude d'esprit - l'habitude d'être tendu et en alerte, de demander et d'attendre des résultats immédiats, que ce soient en affaires, en amour ou dans les autres formes de relations sociales » (68). Ces jugements correspondent à une réalité intuitive (et seront approuvés avec emphase par les personnes occupées qui se sentent débordées par les appels téléphoniques). Si les gens deviennent anxieux lorsqu'ils sont impatients que leur correspondant réponde à leur appel, ou sont constamment sur les nerfs parce que leur téléphone peut sonner à tout moment, ils sont probablement plus tendus qu'ils ne le seraient sans téléphone. Nous sommes aujourd'hui familiarisés avec ce genre de personnes qui cherchent à se mettre en vacances de téléphone. Mais quelles preuves avons-nous pour confirmer Thypothèse que le téléphone créa une tension chez les Américains de la première moitié du siècle ?

Nous pouvons étudier les commentaires des anciens pour y trouver des expressions d'anxiété ou d'irritabilité liées au téléphone. Une femme âgée de ? Indiana rappelle que le téléphone « me faisait peur » et une autre que sa mère avait peur du téléphone car elle avait été frappée par la foudre. Deux femmes de Hoosier déclarent simplement qu'elles n'aimaient pas le téléphone et ne l'utilisaient qu'en cas de nécessité. Quelques-unes de nos répondantes expriment un certain dédain pour le téléphone - « Je ne suis pas une personne à téléphone » - mais sans que l'on puisse déterminer si cela reflète une tension. Une femme de San Rafael, née en 1902, raconte que son mari n'aimait pas le téléphone et qu'il avait horreur qu'elle-même ou ses enfants soient en train de l'utiliser quand il revenait de son travail mais, là non plus, on ne sait pas si ce déplaisir provenait de sa nervosité ou d'une autre source. Sur les trois douzaines de personnes que nous avons interviewées, seules ces quelques-unes ont fait des commentaires pouvant laisser entendre que le téléphone provoquait de l'anxiété. Pour la plupart, la tension n'est pas un élément important des souvenirs touchant au téléphone.

L'une des causes de cette tension pourrait être la crainte de recevoir de mauvaises nouvelles. Une femme a dit à Lana Rakow qu'au cours de la Première Guerre mondiale les gens qui n'avaient pas reçu récemment de nouvelles de leurs fils mobilisés en Europe avaient horreur d'entendre sonner le téléphone. Une enquête AT&T a constaté que les gens âgés trouvent désagréable la sonnerie du téléphone car ils craignent qu'elle ne leur apporte de mauvaises nouvelles. Pourtant, dans la même étude, des gens d'âge moyen et les jeunes jugent cette sonnerie stimulante car elle « promet de mettre fin à l'ennui » (69). Il semble que les comptes rendus expriment plus souvent des commentaires de cette sorte. Une femme de ? Indiana déclare : « Nous en étions très amateurs ; il nous amusait beaucoup. » Une autre dit en écho : « Nous adorions le téléphone » (70). Quelques-unes de nos interviewées élevées dans des fermes appréciaient dans le téléphone un sentiment de sécurité accru. Un homme d'Antioch, né en 1911, s'extasie :
« On pouvait s'appeler d'un ranch à l'autre et obtenir le service téléphonique en ville. J'en étais stupéfait. Mon père ouvrait le téléphone et me le faisait regarder. Il ouvrait la boîte pour mémoriser les couleurs - des couleurs magnifiques - qui identifiaient les circuits. Et il essayait de me l'expliquer. »

Pourcentage de foyers ayant le téléphone, 1902-1940.

L'histoire particulière du téléphone dans les fermes aux Etats-Unis se traduit ici par une croissance relativement rapide jusqu'en 1920 et un déclin rapide ensuite.

Ces commentaires positifs sont nettement plus nombreux que ceux qui expriment de l'anxiété.

L'une des rares études systématiques effectuées dans les années 30 s'est attachée à étudier les sentiments exprimés à l'égard de trois formes de communications. Une société d'étude de marché, dont on ne connaît pas la source de financement, a interrogé 200 hommes et femmes de quatre villes américaines. Les enquêteurs ont d'abord demandé aux interviewés ce qu'ils pensaient que les gens en général éprouvaient, et ce qu'eux-mêmes ressentaient à l'égard des télégrammes, du téléphone et des lettres (les réponses à la question générale et à la question personnelle étaient les mêmes). La question clé était : « Sans tenir compte de frais ou du temps, pensez-vous que certaines personnes soient légèrement mal à l'aise ou hésitent d'une manière quelconque à... (La liste ci-dessous donne les pourcentages de réponses affirmatives :)
-
Faire un appel téléphonique 33 %
- Recevoir un appel téléphonique 33 %
- Envoyer un télégramme 42 %
- Recevoir un télégramme 62 %
- Ecrire des lettres 70 %
- Recevoir des lettres 8 %

Sur les 66 personnes ayant exprimé un certain malaise quand il s'agissait de faire des appels téléphoniques, près de la moitié se plaignent qu'il soit difficile d'entendre ou de se faire entendre, ou encore d'autres problèmes de services tels que la difficulté à atteindre les interlocuteurs ; 28 % sont intimidés ou ne savent pas quoi dire et 15 % trouvent que l'appel est une perte de temps car les gens parlent trop. Sur les 66 personnes qui se sont dites mal à l'aise de recevoir un appel téléphonique, plusieurs se sont plaintes de mal entendre, plusieurs étaient intimidées quand il s'agissait de parler au téléphone et 38 ont déclaré que c'est « une perte de temps, ennuyeux, dérangeant » (le rapport a regroupé ces trois derniers commentaires). D'après la meilleure estimation, mois de 20 % des 200 personnes interrogées ont exprimé une anxiété à propos de l'utilisation du téléphone. Si l'on y ajoute les intimidés, c'est peut-être 25 %, ou plus, qui expriment une certaine tension à propos de l'usage du téléphone (71). Par contre, la plupart des gens n'aiment pas recevoir des télégrammes parce qu'ils craignent des mauvaises nouvelles ; beaucoup ont horreur d'envoyer des télégrammes pour ne pas faire peur à leur destinataire ; et la plupart détestent écrire des lettres en raison du temps et de l'effort nécessaires ou parce qu'ils ne savent pas bien s'exprimer. Bien peu objectent à recevoir des lettres. Lorsqu'on leur demande leur mode de communication préféré, les répondants classent l'appel téléphonique en premier et l'écriture d'une lettre en dernier (notons toutefois que cette enquête a été effectuée vers la fin de notre période d'étude et peut donc refléter une familiarisation tardive avec le téléphone (72).

(68) Chamber's Journal, 1989 : CASSON, 1910, 231 ; BROOKS, 1976, 117-18 ; cf. aussi S. KERN, 1976, 91.
(69) Indiana : E. ARNOLD, 1985, 146-53 ; RAKOW, 1987, 231 ; AT&T : MAYER, 1977, 232. On ne peut déterminer si les gens plus âgés expriment plus de nervosité à propos du téléphone parce que le téléphone était nouveau dans leur jeunesse ou en raison de leur âge, un plus grand nombre de leurs amis pouvant être malades, par exemple.
(70) E. ARNOLD, 1985, 146-47.
(71) Je prends pour hypothèse que les plaintes sur la qualité du son, les opérateurs, le bavardage intempestif des autres, si elles expriment l'irritation, ne démontrent pas le genre d'anxiété émotive qui est l'objet de cette discussion.
(72) SALES Management 1937.

Nous pouvons aussi envisager quelques enquêtes récentes, mais avec certaines réserves en raison de l'évolution probable des réactions au téléphone, à mesure que cette technologie est devenue plus courante cette technologie est devenue plus courante. Nous avons déjà parlé de l'enquête AT & T au cours de laquelle les interviewés jeunes et d'âge moyen ont déclaré que la sonnerie du téléphone était stimulante.

Evaluation des coûts du téléphone et de l'automobile en pourcentage du salaire d'un ouvrier dans l'industrie.

Après 1915, le coût des abonnements téléphoniques s'est stabilisé mais les coûts liés à la propriété d'une automobile ont continué de baisser nettement. C'est au cours de cette période que les Américains des classes ouvrières ont eu plutôt tendance à acheter une voiture qu'à s'abonner au téléphone.

Benjamin Singer a demandé à 138 résidents de London (Ontario) comment ils réagissaient quand le téléphone sonne à l'heure du repas. 44 % déclarent que cela leur est égal, 15 % sont un peu agacés, et 9 % se mettent en colère. Pour les appels qui les dérangent devant la télévision, moins de 10 % annoncent de l'irritation. Pour en revenir à ce que nous avons dit plus haut, c'est un nombre beaucoup plus important, 30 % des répondants, qui expriment des objections à propos des visites inattendues. Les appels au milieu de la nuit, toutefois, en dérangent ou en mettent en colère 63 %. A la question sur les inconvénients du téléphone, environ la moitié signalent les interruptions ou les appels indésirables. D'une manière générale, même si le dérangement et les appels à un mauvais moment sont considérés comme des problèmes, nos répondants n'ont exprimé qu'une irritation modérée à ce propos (73).

Nous pouvons à nouveau consulter les entretiens effectués à Manhattan avec 190 personnes ayant été privées de téléphone pendant trois semaines en 1975. La grande majorité déclarent s'être senties mal à l'aise, isolées, impuissantes et frustrées. Pourtant, près de la moitié affirment que « la vie était moins agitée ». Une minorité substantielle, par conséquent, estime qu'avoir le téléphone rend la vie plus agitée et en même temps renforce leur maîtrise sur leur existence. (Chose ironique, après avoir rapporté ces constatations, les auteurs concluent que, « s'il peut réduire la solitude et le malaise, la contribution probable (du téléphone) au malaise de la personnalisation urbaine ne doit pas être sous-estimée » - sans apporter aucune preuve à l'appui pour démontrer ce qu'est « le malaise de la dépersonnalisation urbaine) (74).

Nous pouvons combiner ces éléments en quelques essais de conclusion.
La plupart des gens considèrent le téléphone comme un accélérateur de la vie sociale, ce qui est un autre moyen de dire que le téléphone rompt l'isolement et augmente les contacts sociaux. Une minorité estime que le téléphone sert trop bien cette fonction. Ce sont ceux qui se plaignent de trop de potins, d'appels non désirés, ou, comme certains patriarches, de ce que leurs femmes et leurs enfants bavardent trop. La plupart ont sans doute le sentiment que la sonnerie du téléphone, en dehors du fait qu'elle interrompt leurs activités (comme le feraient des visiteurs), peut aussi apporter de mauvaises nouvelles ou des requêtes ennuyeuses. Pourtant, très peu semblent être constamment en alerte, l'oreille tendue vers le téléphone - le même nombre sans doute que ceux qui attendraient dans l'anxiété que l'on frappe à la porte. Certains Américains non seulement n'aiment pas parler au téléphone, mais estiment la présence même de l'appareil perturbante : pourtant, ce n'est apparemment qu'une petite minorité (75). Peut-être quelques personnes parmi les plus âgées éprouvent-elles une anxiété à propos du téléphone, mais la plupart des gens - d'après nos entretiens, la quasi-totalité des personnes nées depuis le début du siècle - semblent y trouver un confort ou même du plaisir. (Un chercheur australien a suggéré qu'un appel téléphonique renforce aussi ? amour-propre de celui qui le reçoit ; il montre que quelqu'un se soucie de vous) (76). Le sociologue Sidney Aronson a sans doute exprimé le sentiment de la plupart des Américains en suggérant que le téléphone débouche, au total, sur « une réduction de la solitude et de l'anxiété, un sentiment accru de sécurité psychologique et même physique (77). Dans son livre When Old Technologies Were New, Carolyn Marvin raconte avec quelle admiration certaines personnes du XIXe siècle considéraient les nouveaux appareils électriques, y compris le téléphone (78). Il est possible que pendant les vingt premières années, à l'époque où peu d'Américains avaient un téléphone chez eux, cet appareil ait été entouré de ce genre d'aura. A l'époque où les automobiles étaient les jouets des riches, pendant la première décennie du nouveau siècle, elles étaient aussi, sans doute, chargées d'un symbolisme considérable. Mais quand le téléphone devint courant dans les foyers des classes moyennes - dans les années 10 et le début des années 20, du moins en dehors des Etats du Sud - il perdit son prestige (le manque d'intérêt des spécialistes en sciences sociales à l'égard des études sur le téléphone est un témoignage supplémentaire de la disparition de ce charisme). L'automobile, quoique aussi répandue que le téléphone vers 1920, ne devint pas si facilement ordinaire. C'était un gros investissement, qui exigeait des soins et une alimentation coûteux, que l'on trouvait sous des étiquettes diverses avec une grande variété de tailles, de formes et de couleurs - différenciation constamment soulignée par les publicitaires - et qui servait à toutes sortes de tâches. Pourtant, elle aussi fut rapidement considérée comme une chose acquise par la plupart des personnes des classes moyennes. Ces technologies, et le téléphone plus encore, perdirent très vite leur mystique et devinrent deux outils courants de la vie privée la plus prosaïque.

(73) MAYER, 1977, SINGER, 1981, 62-63, 26, 14-15.
(74) WURTZEL et TURNER, 1977, 253, 256. (Voir dans ce numéro, NDLR.)
(75) Aujourd'hui peut-être, et auparavant aussi, ceux qui se plaignent le plus d'être dérangés par les appels téléphoniques sont ceux qui ont un horaire déjà chargé. Si nombre d'écrivains se situent probablement dans ce groupe - comme l'auteur de ce livre et beaucoup de ses lecteurs aussi - ils ne représentent pas nécessairement la généralité du peuple américain.
(76) NOBLE, 1989.

LA DIFFUSION DU TELEPHONE AUX ETATS-UNIS

Destiné initialement au Nord urbanisé, c'est pourtant dans l'Ouest et le Middle West que le téléphone a connu sa diffusion la plus rapide. Les fermiers étaient plus disposés à s'abonner que les citadins, du moins dans les deux premières décennies du siècle, mais beaucoup abandonnèrent ensuite le téléphone. L'automobile suivit le même schéma géographique mais elle dépassa très vite le téléphone. Les fermiers achetèrent des voitures, et les conservèrent. La plupart des Américains ruraux découvrirent, demandèrent et mirent au point des services téléphoniques conçus pour eux. Tandis que les compagnies de téléphone s'efforçaient de créer le besoin chez les citadins, les familles agricoles prenaient conscience de l'utilité pratique et sociale de ce dispositif. Pour l'obtenir, elles accomplirent des efforts collectifs inhabituels. Ces usagers du téléphone n'étaient pas simplement les récepteurs passifs de manipulations commerciales (malgré les convictions des vendeurs), mais ils agirent comme agents pour eux-mêmes. C'est ainsi que l'Amérique rurale déclencha la diffusion spatiale de cette innovation. Toutefois, quand les frais de la téléphonie rurale augmentèrent après 1920 - augmentation des tarifs, perte d'intérêt des compagnies commerciales, difficultés économiques de l'époque -, beaucoup de fermiers l'abandonnèrent. Ils disposaient à présent, pour répondre à une partie des mêmes besoins, d'autres solutions que le service téléphonique souvent irritant : l'automobile et la radio, en particulier. Le téléphone à usage privé se répandit de l'élite à la classe moyenne (sauf dans les Etats du Sud) à partir de 1920, mais sa diffusion auprès de la classe ouvrière urbaine fut ralentie. En fait, les habitants des villes, même à faible revenu, utilisaient le téléphone dans les drugstores, les bars et chez leurs voisins. Mais les ménages de la classe ouvrière ne s'abonnèrent pas en aussi grand nombre qu'on aurait pu s'y attendre, alors qu'ils dépensaient parfois beaucoup plus pour d'autres biens de consommation et en particulier l'automobile. Cette dernière dépassa rapidement le téléphone dans le budget des ménages ouvriers. Le fait que le niveau de revenu ait été l'élément déterminant d'un abonnement téléphonique pour les ménages urbains américains n'a rien qui puisse surprendre. Mais on peut s'étonner que cette situation se soit maintenue presque aussi fortement pendant quarante ans. La diffusion du téléphone du haut en bas des classes sociales semble avoir stagné au cours des premières décennies du XXe siècle, contrairement à la diffusion de l'automobile : sur ce plan, les Américains des classes ouvrières comblèrent très vite l'espace qui les séparait des classes moyennes, dans les années 20. On peut proposer plusieurs explications de la diffusion relativement lente du téléphone. Certaines concernent les technologies elles-mêmes : le téléphone était peut-être un achat dont le rapport qualité-prix (et donc l'attrait) était moins grand que celui de l'automobile par exemple. Certaines concernent la commercialisation : le scepticisme de l'industrie du téléphone à propos du marché des classes ouvrières comme des agriculteurs conduisit peut-être ce secteur à manquer des possibilités de vente. Mais dans cette voie l'on aboutit à un cercle vicieux : est-ce le scepticisme de l'industrie qui retarda la diffusion, ou la mollesse des ventes qui découragea l'industrie ? On dispose probablement d'assez de preuves pour déterminer que ces deux effets entrèrent en jeu, mais il ne faut pas sous-estimer le rôle des décisions commerciales. Enfin, ces forces opéraient au sein d'une économie politique, surtout dans le domaine des subventions gouvernementales, plus favorable à la diffusion de masse de l'automobile que du téléphone.

Dans les années 10 et 20, les Américains utilisaient surtout leur téléphone privé à des fins de sociabilité. Ce n'était pas totalement vrai pour tout le monde : pour les femmes plus que pour les nommes, pour les jeunes plus que pour les gens âgés, pour les personnes grégaires plus que pour les timides. Quel est le mode de communication que le téléphone remplaça chez les Américains ?
En dehors d'une chute dans les télégrammes et les missives livrées à la main, le téléphone réduisit sans doute les visites impromptues. Mais, en même temps, le téléphone facilita l'organisation des autres types de rencontres. Au total, l'appel téléphonique déboucha probablement sur des conversations sociales plus étendues qu'auparavant, et avec plus de monde. Peut-être ces appels remplacèrent-ils des visites ou des bavardages prolongés avec les membres de la famille, à moins qu'ils n'aient simplement occupé un temps que les gens auraient passé seuls. Quelques personnes semblent regretter la perte de contacts face à face qu'ils attribuent au téléphone, mais elles sont minoritaires.

L'automobile fit en fait un sort plus cruel à la vie sociale. Les Américains riches l'utilisèrent pour remplacer la voiture à cheval dans les deux premières décennies du nouveau siècle. Comme les Américains de classe moyenne et même les fermiers, ils adoptèrent l'automobile à la place du train pour faire des voyages. A partir de 1920, beaucoup de gens des classes moyennes urbaines avaient abandonné le tramway au profit de l'automobile pour aller à leur travail ou faire leurs courses en ville. Certains observateurs estiment que la conduite automobile élimina aussi d'autres activités telles que l'église, les veillées en famille autour du feu et l'habitude de se courtiser sous la véranda (79).
Les preuves disponibles laissent entendre qu'avant la Seconde Guerre mondiale les familles propriétaires de voitures faisaient cet achat et utilisaient leur automobile surtout pour des raisons de loisirs et de sociabilité. Ces activités ont sans aucun doute éliminé d'autres formes de voir des amis lointains au lieu de rendre visite à ses voisins - mais la conduite semble avoir au total ajouté aux activités sociales.

C'est en ce sens que le téléphone comme l'automobile étaient, avant la Seconde Guerre mondiale et dans leurs usages privés, des « technologies de sociabilité » (et donc peut-être de ce fait typiquement « féminines »). Leur utilisation eut pour résultat net de renforcer l'ampleur des activités sociales et de la sorte d'accélérer la vie sociale. La plupart des gens semblent avoir accueilli favorablement cette évolution, du moins consciemment.

(77) ARONSON, Téléphone et société. (Voir dans cette livraison de Réseaux NDLR.)
(78) MARVIN, 1989, cf. aussi NYE, 1990, sur les réactions à d'autres aspects de l'électricité.
(79) Une étude effectuée à partir de questionnaires budget-temps n'a pas permis aux chercheurs de trouver la preuve que la diffusion de l'automobile - au contraire de celle de la télévision - ait modifié de façon importante la manière dont les gens passaient le temps (ROBINSON et CONVERSE, 1972).

UNE ETUDE DE LA DIFFUSION DU TELEPHONE DANS TROIS VILLE DE CALIFORNIE (80)

Dans la première décennie du siècle, le téléphone privé était un outil de travail pour certains et une petite faiblesse pour quelques résidents de Palo Alto, San Rafael et Antioch. Vers la fin des années 20, le téléphone était devenu un élément normal quoique non encore Ouniversel de la vie des classes moyennes. Pourtant, il n'était pas encore apparu dans beaucoup de foyers ouvriers (par contre, l'automobile se répandait rapidement dans l'ensemble de la classe ouvrière des Etats-Unis) (81).
La Grande Dépression infligea un coup d'arrêt à la diffusion du téléphone, même parmi certains ménages des classes moyennes. En cherchant à comprendre quels facteurs, en dehors du revenu, influençaient les familles de ces villes lorsqu'il s'agissait de s'abonner au téléphone, nous avons trouvé des éléments tels que les exigences professionnelles (surtout pour les médecins et les dirigeants), le nombre d'adultes dans un foyer (surtout de femmes) et une installation périphérique (pour les classes moyennes). Ces constatations impliquent que la diffusion du téléphone a subi fortement l'influence de la demande. Nous trouvons ici certains indices, au niveau local, de la manière dont les usagers considéraient l'acquisition d'un service téléphonique. Les caractéristiques du ménage influaient sur le choix face à ce problème de consommation mais à l'intérieur des contraintes de revenus et du service offert par le marché. Les gens prenaient leurs décisions, non seulement en fonction des nécessistés professionnelles et des ressources, mais aussi, apparemment, sous l'influence de considérations plus diffuses telles que la présence de femmes adultes dans le ménage et la situation périphérique de l'habitation par rapport à la ville.

(80) La socio-historienne Ewa MORAWSKA relate que les familles d'immigrants du début du XXe siècle, en venant s'installer dans les faubourgs de Johnstown (Pennsylvanie), s'abonnaient au téléphone pour rester en contact avec leurs parents et leurs amis de leur ancien voisinage (communications personnelles). Une autre explication pourrait être que les résidents des faubourgs étaient plus souvent « modernes » sur le plan culturel (explication suggérée par Mark ROSE dans une communication personnelle).
(81) Nous avons cherché à savoir si la propriété de l'automobile pouvait être retrouvée dans nos villes, mais les seules données que nous avons découvertes sont les archives des impôts fonciers d Antioch. Ces éléments sont trop incomplets et incohérents pour donner des résultats significatifs.

Notre thème de recherche serait plus spectaculaire si nous pouvions impliquer le téléphone dans ? apparition de certains aspects de la modernité psychologique - la rationalité, l'angoisse, l'anxiété, la déshu- manisation, etc. Les faits disponibles, indiquant que les Américains ont intégré le téléphone à leur vie quotidienne, ne semblent pas se prêter à cette exploitation. Mais il y a quelque chose de plus profond à voir les gens comme des participants actifs, assimilant dans leur existence une transformation matérielle majeure. Sans aucun doute, ces existences y ont subi des transformations, mais qui furent pour la plupart le produit conscient de l'emploi des choses par les hommes, et non pas la prise de contrôle des hommes par les choses.

Traduit de l'américain par Florence HERBULOT

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