1880-1940 L'industrie du téléphone découvre la sociabilité au USA Pr Claude S. Fischer Professeur de Sociologie à l'Université de Californie à Berkeley (1) Résumé Les promoteurs du téléphone déterminèrent
une fois et pour toutes pendant les quatre premières décennies
de la diffusion de cet appareil dans la population, qu'étant
le fils du télégraphe, son usage était naturellement
le même: il n'était donc surtout pas fait pour le papotage.
Le refrain familier "Reach out, reach out and touch
someone" (2 ) a fait partie d'une grande
campagne publicitaire lancée par American
Telephone and Telegraph's (AT&T's) pour
promouvoir l'utilisation du téléphone dans les conversations
personnelles. ( traduction "Tendez la main, tendez la main et
touchez quelqu'un") Dans le cas du téléphone, les utilisations
initiales suggérées par ses promoteurs étaient
déterminées - toutes considérations économiques
et techniques mises à part - par son héritage culturel:
le téléphone était le fils du télégraphe.
Cependant, les abonnés utilisèrent le téléphone
pour "bavarder" malgré d'inlassables tentatives des
compagnies pour les décourager. Deux ans après l'attribution de son brevet à
A.G. Bell en 1876, il y avait environ 10000 téléphones
aux Etats-Unis et des disputes féroces au sujet des permis d'exploitation
de ceux-ci. La Compagnie Bell (plus tard AT&T)
en sortit gagnante et établit son monopole sur le pays. Le nombre
des souscripteurs augmenta rapidement et celui des téléphones
tripla entre 1880 et 1884. Pour trouver des clients payants, la première question que les vendeurs avaient à se poser: "Quel usage peut-on donner à cette machine?" ne trouvait pas à l'époque de réponses évidentes. Pendant les vingt-cinq premières années, les campagnes commerciales utilisaient largement les vendeurs à domicile, les petites notices d'information, des histoires "de faits divers" fournies à des rédacteurs de journaux (nombre d'entre eux étaient alors abonnés gratuitement ou utilisateurs avantages) et glissées innocemment dans les colonnes des quotidiens, des démonstrations publiques et des prises de contact directes avec les hommes d'affaires. Quant aux utilisations, et cela de façon assez naturelle, les vendeurs les tirèrent des applications étendues du télégraphe. Par exemple, en 1877 à New Haven, où les premiers échanges téléphoniques avaient eu lieu, un circulaire stipulait que "votre femme peut passer commande de votre dîner, d'un taxi ou demander au médecin de venir, etc.. tout cela par le téléphone et sans avoir à quitter la maison ou faire appel à un domestique ou un messager." (peu de succès...).(14) Dans cet usage, le téléphone était en compétition avec le télégraphe local qui offrait les mêmes avantages à leurs abonnés ou avec les systèmes de télégraphes imprimeurs, véritable "courrier électronique". (15) Le téléphone eut cependant le dessus. Pendant cette période et dans les années
suivantes, ceux qui avaient la charge de commercialiser le téléphone
cherchèrent de nouvelles utilisations pour renforcer celles qui
étaient issues du télégraphe. Ils offrirent ainsi
bulletins météo, dates de concerts, résultats des
sport et les horaires des trains ! Pendant des dizaines d'années,
les vendeurs recherchèrent de nouvelles applications: des informations,
du sport, de la musique, une veille téléphonique et ainsi
de suite ! Les magazines de l'industrie publièrent de nombreuses
histoires de téléphones utilisés pour vendre des
produits, pour prévenir les pompiers des feux de forêt,
pour bercer bébé à distance ou pousser les électeurs
à aller voter. Et pourtant, les employés de la compagnie
attribuaient la faiblesse de la demande au fait qu'on n'avait pas appris
au client "ce qu'il pouvait faire de son téléphone".(16)
Avec le déclin de la compétition et l'accroissement
de la législation dans les années 10, Bell développa
encore plus les relations publiques et pressa les compagnies locales
de suivre cette politique. AT&T laissa de plus en plus services
et utilisations de base de la publicité aux filiales, bien qu'une
grande quantité du matériel venait toujours de New York
et le volume de cette publicité déclina. Le matériel
venant de Pacific Telephone and Telegraph (PT&T), apparemment un
annonceur de première taille parmi les différentes compagnies
Bell, donne une indication sur la substance de la publicité "pour
la consommation" pendant cette période.
(21) Pendant et juste après la Première Guerre
Mondiale, il n'y eut guère de promotion du téléphone,
puisque l'industrie se débattait pour satisfaire la demande.
La publicité s'employa plutôt à calmer l'irritation
du client devant les délais de livraison. Vers le milieu des
années 20 seulement, l'attention de AT&T et des compagnies
Bell se réorienta - pour la première fois depuis des années
- vers la vente. (22) Dans les années 1920, l'industrie publicitaire
développa aussi les techniques dites "d'atmosphère",
laissant le produit de côté et s'attachant beaucoup plus
aux effets sur la vie du client (23) Un glissement similaire commença
peut- être dans la publicité de Bell: "La Southwestern
Bell Telephone Company a décidé en 1923 qu'il s'agit de
la vente de quelque chose de plus vital que la distance, la rapidité
et la précision... Le téléphone... met presque
[les. gens] face à face. Cest le substitut parfait au contact
personnel. Donc, le but fondamental de la publicité actuelle
est de vendre leurs voix aux clients de la compagnie à leur juste
prix, de les aider à réaliser que "Votre Voix, c'est
Vous...", d'amener les abonnés à penser au téléphone
quand ils pensent aux amis lointains ou aux parents..." (24) Cette
attitude n'était apparemment qu'un présage, car pendant
la quasi-totalité des années 20, le thème de l'instrument
de contact social était largement réservé aux longues
distances et n'apparaissait pas dans les très nombreuses publicités
des services courants. Pendant la Dépression, la publicité pour les services interrégionaux continua, utilisant le thème du travail ou celui de la famille et des amitiés, mais la publicité pour les services de base s'adressant aux "non-utilisateurs" et aux éventuels déconnectés devint beaucoup plus fréquente que dans les vingt années précédentes. L'argument principal pour le service local était le côté pratique - les cas d'urgence, en particulier - mais les conversations sociales étaient pour une fois évoquées comme jamais auparavant. Dans une réclame de 1932, on voyait quatre personnes assises autour d'une femme parlant dans un téléphone. "Passez chez nous!" dit le texte. "Les amis qui sont reliés par le téléphone s'amusent bien." Une publicité de 1934 de Bell Canada montre un couple qui vient juste de se réabonner et qui témoigne: "On a perdu le contact avec tous nos amis et on regrettait les bonnes occasions qu'on a maintenant retrouvées". En 1935, une publicité demandait: "Avez-vous jamais observé quelqu'un qui téléphone à un ami ? Avez-vous remarqué ses lèvres qui sourient à tout moment..? " Et en 1939: "On pense à l'autre, on prend le téléphone et tout va bien." Une publicité de AT&T de 1937 nous rappelle que "le téléphone est vital pour les urgences, mais ce n'est pas tout... Le chemin de l'amitié suit souvent son fil". Ces motifs familiaux et amicaux, plus fréquents et francs dans les années 30, présagent bien des couplets publicitaires d'aujourd'hui comme "... une voix familière, comme la poule au pot/est bonne pour votre santé/Décrochez le combiné, décrochez-le et appelez quelqu'un..." (30) Cette brève chronologie est largement tirée
de documents d'archives et non de publicités
actuellement imprimées. Ce compte-rendu, jusqu'ici, couvre la publicité
du réseau Bell. Moins connu, et peut-être moins important,
est la publicité des compagnies indépendantes parce qu'elle
ressemble pour l'essentiel à celle de Bell, tout en se montrant
plus sensible aux liens sociaux parmi leurs clients ruraux. (33) sommaire Ce changement dans la publicité reflétait apparemment un changement dans les certitudes que les hommes de l'industrie avaient sur le téléphone. Alexander Graham Bell lui-même avait envisagé le bavardage mondain grâce à son invention. Il avait prédit qu'un jour, Madame Smith passerait une heure au téléphone avec Madame Brown "pour joyeusement., débiner Madame Robinson".34 Mais pendant des dizaines d'années, peu de ses successeurs avaient eu ce don de visionnaire. Au contraire, les vendeurs de téléphone des premiers temps s'affrontèrent avec leurs clients au sujet de ces conversations sociales, les décrivant comme "frivoles" ou "inutiles". Par exemple, une annonce de 1881 se plaignait en ces termes: "Le fait que les abonnés soient libres d'utiliser le téléphone librement sans encourir de dépenses additionnelles [à cause des tarifs locaux de base] a conduit à la transmission d'un grand nombre de communications d'un caractère totalement superflu". (35) En 1909, un directeur local de Seattle écouta quelques exemples de conversations personnelles et détermina que 20% des appels étaient des commandes à des magasins et autres entreprises, 20% venaient d'abonnés téléphonant à leurs bureaux, 15% étaient des invitations et 30% étaient de "purs bavardages" - un taux égal à ceux des autres villes. Le souci de ce directeur était de réduire ce dernier "usage inutile". Une tactique utilisée pour cela, en plus des campagnes "éducatives" sur le bon usage du téléphone, fut de placer des limites de temps aux appels (dans son étude, l'appel moyen durait sept minutes). Les limites de temps étaient souvent un effort explicite pour décourager les gens qui insistaient pour bavarder alors qu'il y avait des "affaires" à traiter. (36) Quelques rares industriels, croyant en une téléphonie plus "populiste", essayèrent cependant d'encourager ces usages. E.J. Hall, qui sortait de Yale et qui était à l'origine responsable d'une usine familiale de briques réfractaires, créa en 1880 le premier "service à temps facturé" (à impulsions) à Buffalo en 1880 et plus tard, devint un vice-président d'AT&T. Plaidant pour des tarifs plus bas, Hall défendit également les appels "futiles", arguant du fait qu'ils ajoutaient à la valeur d'usage du système. Mais l'isolement évident d'hommes comme Hall souligne la vision anti-sociable dominante d'avant 14. (37) L'opinion officielle à AT&T se rapprocha des idées de Hall vers la fin des années 20, quand les directeurs firent une déclaration modifiant complètement la philosophie générale du téléphone: alors qu'ils l'avaient toujours vu comme une nécessité pratique, ils réalisaient maintenant qu'il s'agissait plutôt d'un "luxe, d'une commodité et d'un confort" et que sa valeur lui venait aussi de son utilisation "futile". En 1928, le Vice-Président de la Publicité A.W. Page, qui venait de ce milieu et était entré un an auparavant à AT&T, fut même plus direct dans ses critiques à l'égard de ces concepts révolus: "II y a eu aussi le point de vue [chez Bell et dans le public] qu'il ne fallait pas utiliser le téléphone pour les conversations frivoles. C'est aussi commercial que si un vendeur d'automobile proclamait: 'Ne prenez cette voiture que si vous avez des courses importantes à faire'. Nous devons admettre que le public connaît parfaitement le caractère nécessaire du téléphone, qu'il n'est jamais vu comme un jouet, surtout à la maison." Le mot d'ordre de Bell fut alors de vendre les services téléphoniques comme un élément "de commodité et de confort" et un outil de conversation. (38) Bien que ce changement d'opinion fut le plus visible pour Bell, une évolution similaire est visible dans les pages du journal des compagnies indépendantes, 'Telephony' et spécialement en ce qui concerne les clients ruraux. Car en effet, les premiers conflits sur le téléphone comme instrument de sociabilité furent les plus vifs dans les campagnes. Pendant l'ère du monopole, les compagnies Bell ignorèrent de façon générale cette demande rurale. Sa force et sa vitalité devint évidente dans les deux premières décennies de ce siècle, quand, proportionnellement, plus de fermes que de maisons urbaines obtinrent le téléphone, les premières en large partie des petites compagnies fermières ou des coopératives locales. La sociabilité de l'invention encourageait les souscriptions et irritait les représentants non- Bell. Le Recensement des Téléphones de 1907 reconnaissait que dans les zones de fermes isolées, "la vie de la communauté serait impossible sans cet instrument de communication toujours accessible..." La solitude et l'insécurité ressentie par les femmes de fermiers dans les conditions qui régnaient avant son arrivée disparurent et les conditions pour la création d'une solidarité locale furent ainsi créées." D'autres enquêtes officielles furent témoins des mêmes résultats. (39) Les responsables locaux s'appesantissait aussi sur la sociabilité. L'un d'eux travaillant pour un indépendant, déclarait: "Quand on a commencé, les fermiers pensaient qu'ils n'avaient pas besoin du téléphone... Maintenant, on ne pourrait pas le leur retirer. Leurs femmes ne nous laisseraient pas faire, même si les hommes étaient d'accord. Socialement, le téléphone a été un don de Dieu. Les femmes du comté gardent le contact entre elles et avec leurs occupations sociales largement de nature paroissiales." (40) Bien que les campagnes de vente épisodiques aux
fermiers insistaient sur les avantages pratiques du téléphone
comme de recevoir les prix des marchés, les bulletins météorologiques
ou de demander de l'aide, l'industrie du téléphone utilisait
plus souvent le thème de la sociabilité avec eux qu'avec
le public en général. PT&T fit, par exemple, en 1911
une série de publicités où le thème principal
était les cas d'urgence, l'information et les économies
d'argent Mais une publicité additionnelle vantait "bénédiction
pour la femme du fermier... qui soulage de la monotonie de l'existence.
Elle NE PEUT PAS être isolée avec Bell..." (4) Et
malgré tout, les professionnels du téléphone qui
traitaient avec les fermiers, luttaient contre l'utilisation des lignes
pour les conversations privées, en tout cas dans les premières
années. Les pages de Telephony étaient remplies de plaintes
contre ceux-ci qui, entre autres, encombraient les lignes de leurs bavardages. Comme le suggèrent certains passages, la question était lié au sexe des interlocuteurs... Quand les représentants d'avant la Première Guerre Mondiale utilisaient les activités féminines dans leurs publicités, ils envisageaient d'habitude la gestion de la maison, la sécurité et les cas d'urgence. Il est apparent cependant que les femmes - citadines comme rurales avaient trouvé le téléphone utile pour les contacts sociaux. (43) Quand les hommes de l'industrie du téléphone critiquaient le bavardage au téléphone, ils se référaient presque toujours à l'interlocuteur comme "elle". Plus tard, dans les années 30, les appels explicites à la sociabilité mirent l'emphase sur "elle": les publicités ne montraient que des femmes! On peut donc en gros établir un parallèle entre le glissement des encarts publicitaires vers la sociabilité et le changement d'attitude dans l'industrie du téléphone de l'irritation à la reconnaissance des conversations sociales comme faisant partie du "confort, de la commodité et du luxe" de cette invention. sommaire Pourquoi les compagnies de téléphone furent-
elles si réticentes et tardives dans cette reconnaissance ? La réponse est peut-être dans la structure des tarifs. Initialement, les compagnies avaient un tarif de base pour un service uniquement interurbain mais quantitativement illimité. Dans un tel système, le nombre et la longueur des appels ne coûtaient rien à l'abonné mais cela ne faisait pas l'affaire du prestateur: une telle conversation mobilisait le temps de l'opérateur et, en occupant la ligne, décourageait d'autres appels. Certains industriels du téléphone blâmaient même le système du tarif de base, qui encourageait ces appels "superflus". (48) Décourager la "visite" par téléphone était donc logique. Le tarif fixe fut maintenu pendant toute cette période, et notamment pour les petites conversations téléphoniques, mais Bell et d'autres instituèrent un "service à impulsions" en totalité ou en partie faisant payer une somme supplémentaire par appel - dans les plus grandes villes pendant la période de compétition. A St Louis en 1898, par exemple, un téléphone à quatre postes coûtait 45 dollars par an pour 600 appels par an, plus 8 cents l'appel au-delà des 600. (49) Ce système permettait aux compagnies du téléphone de réduire le prix de base des abonnements et ainsi, d'attirer les consommateurs qui voulaient seulement se servir occasionnellement du téléphone. Les dirigeants de Bell n'étaient pas d'accord sur ces questions de tarif calculé au temps d'utilisation. Certains y voyaient un moyen économique rationnel de faire payer l'abonné en fonction de son utilisation. D'autres le voyaient comme un moyen de réduire les appels "sans importance" comme l'usage du téléphone par des non-abonnés. D'autres encore, moins nombreux, comme E.J. Hall, le voyaient comme un moyen de recruter des masses de petits utilisateurs. L'industrie aurait pu considérer la conversation sociale comme bienvenue s'ils avaient pu faire payer suffisamment l'usage pour rattraper la perte des appels non aboutis ou pour les frustrations des autres abonnés. En principe, avec le service au temps d'utilisation, cela pouvait se faire (comme pour les services interrégionaux où le compteur fonctionnait à la minute). Bien qu'un système mécanique de comptage du temps n'était apparemment pas disponible à cette époque, une sorte de comptage existait quand même en principe, puisque le tarif d'un appel interurbain de type "message" était défini comme durant 5 minutes ou une fraction de 5 minutes. Ainsi, "une visite" téléphonique de 20 minutes aurait dû coûter 4 "messages". Dans un système comme celui-ci, les compagnies auraient pu exploiter économiquement la sociabilité et l'auraient encouragée. (50) Cependant, le passage du tarif fixe au tarif minuté
ne semble pas expliquer le glissement qui s'est fait dans les années
20 vers la sociabilité. Déterminer l'impact du service
à l'impulsion sur les abonnés habitants des villes est
difficile parce que les horaires liés aux tarifs variaient du
tout au tout d'une ville à l'autre, même dans le même
état Mais l'explication n'est pas là... Déjà
en 1904, 96% des habitants de Denver bénéficiaient d'un
central à impulsions et en 1905, 90% de ceux de Brooklyn, New
York (alors qu'à Los Angeles, les habitants continuaient à
payer un prix fixe).51 II y a peu d'indices que les systèmes
tarifaires aient été modifiés de façon significative
dans les 25 ans qui suivirent alors que les thèmes de sociabilité
émergeaient. Bien que le souci de voir les lignes et les standardistes
occupées à perte contribua à la résistance
de l'industrie face à la sociabilité, cela ne peut constituer
une explication à cette attitude ou, plus particulièrement,
au momentum du changement. Les portes-parole de l'industrie de la première époque nous auraient probablement exposé que des considérations purement techniques expliquaient le désir de limiter les visites" téléphoniques. Les conversations trop longues monopolisaient les lignes collectives. Cest pour cela que les compagnies, s'abritant souvent derrière la pression de certains types d'usagers, encourageaient et installaient - ou cherchaient la permission légale d'installer - des limites de temps sur les appels. Mais là encore, ce n'est pas une explication du glissement vers la sociabilité, parce que jusque vers 1930, 40 à 50% des téléphones principaux de Bell dans presque toutes les grandes villes étaient encore collectifs, une proportion qui n'avait guère changée depuis 1915. (52) Un problème lié était la surcharge des lignes payantes dans les communications interrégionales, notamment celles des villages et des petites villes. Les coopératives rurales se plaignaient des compagnies commerciales qui ne les fournissaient qu'avec une ligne unique entre chaque ville et ces compagnies résistaient en faisant valoir qu'elles étaient sous-payées pour ce service. Cette connexion à ligne unique créait une bonne raison de supprimer les "bavardages", au moins dans les zones rurales. Mais cela n'explique pas le changement d'attitude non plus. Le goulot d'étranglement ne fut résolu que bien après le glissement des ventes, quand il fut possible de faire passer plusieurs appels sur la même ligne. (53) Le développement des échanges lointains
peut aussi expliquer l'accroissement des ventes dans le domaine de la
sociabilité. Tout le long de la période couverte dans
cet article, la technologie fit de rapides progrès, les tarifs
interrégionaux d'AT&T chutèrent et ses coûts
même plus encore. La motivation majeure des abonnés résidentiels
désirant le service interrégional était de contacter
les amis et la famille. En plus, la tarification en dépassement
était bien gérée et répercutée sur
le client Encore une fois, tout en participant probablement à
l'accroissement de la fréquence des thèmes de sociabilité,
les appels interrégionaux semblent insuffisants pour expliquer
le changement Ils s'élevèrent par rapport à tous
les appels, de 2,5% en 1900 à 3,2% en 1920 et 4,1% en 1930, puis
tombèrent à 3,3% en 1940. Ils n'atteignirent les 5% que
dans les années 60. Plus important encore, le glissement vers
la sociabilité apparaît dans les campagnes de vente des
services à tarif fixe et pour encourager l'utilisation locale,
tout comme dans les publicités pour les appels interrégionaux.
(Voir tableau 2). Alors que les considérations techniques et économiques étayèrent sans aucun doute l'attitude de l'industrie vis à vis de la sociabilité, aucunes d'elles ne semblent suffisantes pour expliquer le changement historique. Une partie de l'explication se trouve probablement dans les convictions culturelles des gens du téléphone. D'une certaine façon, l'industrie du téléphone était la descendante directe de l'industrie du télégraphe. Les instruments étaient assez semblables et les développement techniques s'appliquaient aux deux. Les gens qui développèrent, construirent et vendirent le téléphone venaient de façon prédominante du télégraphe. Théodore Vail lui-même était d'une famille liée au télégraphe et commença sa carrière comme télégraphiste. Au contraire, EJ. Hall et A.W. Page, parmi les supporters de "l'inutile" n'avaient aucun lien avec le télégraphe, tout comme J.L Sabin, un homme de la même inclination. Beaucoup de compagnies de téléphones avaient commencé dans les opérations télégraphiques. Et même, en 1880, Western Union faillit même supplanter Bell dans sa position. L'organisation de la Western Union servit jusqu'à un certain point comme modèle pour Bell Telephone. L'utilisation du téléphone remplaça souvent directement l'utilisation du télégraphe. Même le langage utilisé pour parler du téléphone révélait ses origines. Par exemple, une des premières publicités affirmait que le téléphone était "le télégraphe le meilleur marché du monde". Les appels téléphoniques étaient nommés pendant longtemps "messages". De fait, le télégraphe américain, finalement, servit fort peu pour les messages sociaux, même brefs.55 Rien d'étonnant dans ce cas à ce que les utilisations du téléphone suivissent largement pendant des dizaines d'années celles du télégraphe: communiqués d'affaires, ordres, messages d'urgence et commandes. Dans ce contexte, les responsables de l'industrie considéraient avec raison le téléphone "de visite" comme un abus, une "futilisation" du service. Les documents internes montrent bien que la plupart des dirigeants du téléphone voyaient cette technologie comme un instrument d'affaires et une commodité pour la classe moyenne. Ils affirmaient qu'on devait vendre avec vigueur sur la base de ces avantages marginaux, et croyaient que les gens n'avaient aucun besoin "naturel" d'un téléphone - et que la plupart d'entre eux n'en auraient jamais l'usage (les classes rurales et ouvrières). Les clients devaient donc être "éduqués".56 Le Vice-Président d'AT&T Page réagissait précisément contre cette vision de télégraphiste dans sa défense de la conversation frivole datée de 1928. Pendant la même conférence, il condamna aussi l'effet psychologique des publicités pour le téléphone qui comparaient explicitement l'instrument au télégraphe. (57) Je suggérerai que les dirigeants de l'industrie ignorèrent pendant longtemps ou réprimèrent la sociabilité au téléphone pour l'essentiel parce que ces conversations ne correspondaient pas à l'idée qu'ils se faisaient de l'utilisation de cette technologie. Après des dizaines d'années d'obstination de la part des abonnés, et probablement poussée par la concurrence des nouvelles technologies comme la voiture ou la radio, l'industrie dut se résoudre à adopter la sociabilité comme un moyen d'exploiter le téléphone. Cet argument signifie qu'un retard d'une génération a été pris à cause d'un malentendu entre les abonnés et la façon dont ils utilisaient le téléphone et les industriels et la façon dont ils pensaient qu'il le serait Une variante de cet argument (proposée par plusieurs lecteurs de cet article) suggère qu'il n'y avait pas de malentendu, que l'attitude de l'industrie et sa publicité reflétait justement les pratiques du public. La stratégie de vente changea vers le milieu des années 20 parce qu'en fait, les gens utilisaient plus le téléphone de cette façon que d'une autre. Cet accroissement de la "visite téléphonique" eut peut-être lieu pour une ou plusieurs raisons: la chute du coût réel, un progression du nombre des abonnés disponibles pour téléphoner, une transmission de la voix plus claire, des instruments plus confortables (du téléphone mural au combiné "français"), les tarifs à l'impulsion, une intimité plus grande grâce à l'automatique. La commercialisation suivit ainsi l'usage. Répondre à cet argument de façon complète, demanderait des preuves détaillées sur l'utilisation du téléphone en dépassement horaire. Nous ne disposons pas de matériau pour cela. Dans les souvenirs des gens de l'époque, on ne bavardait pas autant au téléphone dans "l'ancien temps" mais on ne peut évidemment pas spécifier dans quelles proportions ni nous dire quand changèrent les habitudes.58 D'un autre côté, les anecdotes, les commentaires des contemporains et les fragments de données commerciales (par exemple l'étude" de 1909 à Seattle) font penser que les interlocuteurs privés faisaient déjà des "visites téléphoniques" régulières avant le milieu des années 1920, quelque soit l'étiquette donnée à ces appels, et ils étaient au moins égaux en nombre à ceux concernant la "gestion de la maison". La publicité de cette période poussait presque uniquement à un usage pratique et ignorait ou réprimait l'utilisation sociale. Le changement d'utilisation par les abonnés pourrait avoir aidé à presser le changement dans la publicité, bien qu'il n'y en ait pas de preuve directe dans les archives de l'industrie. Longtemps, un certain malentendu exista pourtant entre l'utilisation réelle et la commercialisation. Son origine apparaît comme culturelle dans une large mesure. Cette explication devient encore plus plausible si l'on fait une comparaison avec le cas parallèle de l'automobile. Les premiers producteurs d'autos étaient d'anciens fabriquants de bicyclettes qui avaient appris leurs techniques de production et leur stratégie de commercialisation (par exemple le système des concessionnaires, les modèles annuels) pendant la grande folie du cycle dans les années 1890. Tout comme la bicyclette autrefois, l'automobile devait être un jouet pour les riches. Les premières campagnes de vente l'envisageaient comme un instrument de loisir pour la promenade, le tourisme et la course. Un publicitaire se demandait même en 1906 si "l'automobile devait être un caprice comme la bicyclette ou un facteur durable dans l'industrie du pays". (59) Les utilisations pratiques de l'automobile furent perçues très vite dans l'industrie. Spécialement après le succès de la Ford modèle T, la publicité commença à insister sur les thèmes de l'utilité et de la sociabilité, en particulier sur le fait que les familles pouvaient être renforcées par les voyages ensemble. Les publicitaires tout comme les observateurs indépendants se félicitaient du rôle de l'automobile pour briser l'isolement et accroître la vie des communautés. (60) Comme avec le téléphone, les vendeurs d'automobiles suivirent largement une stratégie commerciale fondée sur l'expérience de la technologie "mère"; ils soulignèrent une série d'utilisations limitée et familières à tous; et il leur fallut se faire aux usages plus larges et plus populaires. Les producteurs d'automobiles apprirent simplement plus vite. Il ne fait pas de doute que d'autres changements sociaux contribuèrent aussi à ce que j'ai appelé la découverte de la sociabilité et des explications différentes peuvent être trouvées. L'une d'entre elles, très importante, a trait à l'évolution dans la publicité. Les tactiques publicitaires, comme il a été noté plus tôt, évoluèrent vers des thèmes "plus doux" avec une plus grande emphase sur les charmes d'un objet, sur le plaisir plutôt que sur les aspects - pratiques d'un produit Elles focalisèrent également de façon croissante sur les femmes en tant que consommatrices principales et les femmes furent plus tard associées à la sociabilité téléphonique. (61) Les patrons d'AT&T ont peut-être été lents à adopter ces nouvelles tactiques, en partie parce que leur agence de publicité, N.W. Ayer, était particulièrement conservatrice. Mais dans cette analyse, la publicité pour le téléphone suivit en général la publicité de base peut-être partiellement parce que les patrons d'AT&T attribuaient le succès de l'automobile et d'autres technologies à cette forme de commercialisation. (62) Cependant, demeurent ces preuves circonstanciées et directes en faveur de la perte d'influence des traditions du télégraphe sur l'industrie du téléphone, sous l'influence des pratiques du public.
sommaire Aujourd'hui, la plupart des appels téléphoniques
privés sont destinés -aux amis ou à la famille,
souvent pour le plaisir de la conversation. Il a pu également
en être ainsi il y a deux ou trois générations aussi.
(63) Aujourd'hui, l'industrie du téléphone encourage ces
appels; il y a soixante- quinze ans, elle les décourageait. Les
vendeurs de téléphones affirmaient alors que le téléphone
privé était indispensable pour les urgences; cette fonction
est maintenant tenue pour évidente. Les vendeurs affirmaient
que le téléphone était utile pour faire le marché;
cette fonction persiste ("Laissez vos doigts marcher...")
mais cela n'a jamais paru vraiment très
important aux abonnés privés. (64) NOTES 1. Une partie des documents présentés
dans cet article est issue d'un article présenté à
la Social Science History Association, Washington D.C., en Octobre 1983.
Les recherches ont reçu une aide financière du National
Endowment for the Humanities (bourse RO-20612), de la National Science
Foundation (bourse SES83-O93O1), la Russel Sage Foundation et le Committee
on Research, Université de Californie, Berkeley. La suite des
travaux fut conduite au Center for Advanced Study in the Behavorial
Sciences, Stanford, Californie, avec le soutien financier de l'Andrew
W. Mellon Foundation. Les recherches d'archives furent facilitées
par l'assistance généreuse de gens de l'industrie du téléphone:
à AT&T, Robert Lewis, Robert Carnet et Mildred Ettlinger;
au San Francisco Museum Pioneer Telephone Museum, Don Thrall, Ken Rolin
et Norm Hawker; au Museum of Indépendant Telephony, Peggy Chronister;
à Pacific Bell, Robert Deward; à Bell Canada Historical,
Stephanie Sykes et Nina Bederian-Gardner; à Illinois Bell, Rita
Lapka; John A. Fleckner au National Museum of American History nous
aida aussi. Nos remerciements i ce qui furent interrogés pour
cet article: Tom Winburn, Stan Damkroger, George Hawk Hurst, C. Duncan
Hutton, Fred Johnson, Charles Morrish et Frank Pamphilon. Plusieurs
assistants contribuèrent à ce travail: Melanie Archer,
John Chan (qui dirigea les interviews), Steve Derné, Keith Dierkx,
Molly Haggard, Barbara Loomis et Mary Waters. Plusieurs lecteurs commentèrent
ce texte dans ses premières versions: Victoria Bonnell, Paul
Burstein, Glenn Carroll, Bernard Finn, Robert Garnet, Roland Marchand,
Michael Schudson, John Staudenmaier, S.J., Ann Swidler, Joel Tarr, Landgon
Winner ainsi que les auditeurs de la présentation de cet article.
APPELS PRIVES, SIGNIFICATIONS INDIVIDUELLES Un vieil homme habitant Antioch en Californie raconte qu'étant jeune, avant la Première Guerre mondiale, il se rendait quelquefois à cheval chez un de ses riches voisins. « Un jour, pendant le déjeuner, le téléphone a sonné. C'était un téléphone manuel à magnéto qu'on venait d'installer. M. Henry a répondu, il était tout heureux : "Je viens de parler avec Concord ! Aussi clair que si je parlais avec quelqu'un dans cette pièce !" disait-il. Il était quand même obligé de hurler dans l'appareil... Moi, je n'étais pas terriblement impressionné. J'ai toujours considéré que l'innovation et le progrès allaient de soi. Mais c'était quand même une sacrée machine. » L'excitation de M. Henry aussi bien que le détachement de notre interlocuteur montrent combien les réactions personnelles au téléphone peuvent varier, en même temps que les conséquences individuelles. Nous allons tenter, dans cet article, d'évaluer
comment les Américains ont utilisé le téléphone
durant la première moitié du XXe siècle et quelle
en était pour eux la signification personnelle.
On a beaucoup discuté sur cette signification. Les industriels
affirmaient que le téléphone apporte la puissance et préserve
la vie de famille ; les critiques prétendaient que la sonnerie
du téléphone est mauvaise pour les nerfs et détruit
l'intimité ; le gourou des médias, Marshall McLuhan, traçait
un portrait de la transcendance électronique ; et récemment,
une essayiste, qui note que les oreilles qui reçoivent les appels
sont des orifices, fait une analyse freudienne du téléphone
(1). Comment effectuer une modeste étude de psychologie
historique du téléphone ? Comment surprendre les conversations
de personnes disparues depuis longtemps et en soupeser les implications
- implications qu'elles-mêmes n'ont peut-être pas entièrement
appréciées ? (1) RONNELL, 1989, 95 et suiv., 265. Ce traitement
littéraire complexe aboutit à bien d'autres implications
quant au téléphone, qui se situent presque toutes dans
un domaine différent de celui de la présente étude.
Voir aussi HALTMAN, 1990. D'après les publicités AT & T, le téléphone favorise « les relations étroites dans une société personnalisée » et « fournit simultanément un moyen de surmonter la distance en rétablissant des contacts interpersonnels simples et immédiats ». L'opinion de Marshal McLuhan est à peu près la même : « Avec l'électricité, nous rétablissons partout des relations de personne à personne comme à l'échelle du plus petit village », (la terminologie employée, « rétablir », « reconstituer », souligne comme l'indique Roland Marchand que certains observateurs considèrent la technologie moderne comme un moyen de revenir à un passé idéal (4). D'autres enthousiastes rattachent le téléphone à la vie de famille. Dans un essai rédigé pour un magazine AT & T, Margaret Mead disserte sur les capacités du téléphone à rapprocher les familles. Un certain nombre de chansons sentimentales de la fin du XIXe siècle brodent sur le téléphone : c'est le cas par exemple de ballades intitulées « Kissing Papa Thro's the Telephone », « Love by Telephone » et « Hello, Is This Heaven ? Is Grandpa There ? ». Nombre de commentateurs - responsables administratifs, porte- parole de l'industrie, auteurs d'articles de magazines populaires (dont certains sans aucun doute incités par les publicitaires) - vantent le téléphone comme moyen d'alléger l'isolement en milieu rural (5). Mais d'autres sont moins favorables. L'un des soucis a toujours été que le téléphone, en permettant à chacun de remplacer les rencontres face à face par des communications électroniques, n'aboutisse à un semblant de relations « réelles ». Un récit publié en 1893 prédit ce que sera l'Amérique en 1993 : les familles vivront dans des maisons dispersées, n'ayant que des voisins de « sentiments et qualités » comparables, effectueront leur travail par des moyens électroniques et ne se rencontreront qu'à l'occasion des cérémonies (les futuristes qui nous annoncent aujourd'hui un pays de « cottages électroniques » dispersés ne sont après tout pas si inventifs). Ce que beaucoup reprochent à ce voisinage téléphonique est qu'il constitue un « type de collectivité plus vaste mais moins profond ». Un sociologue de la technique, Ron Wes- trum, a récemment affirmé que « la venue du téléphone a entamé la destruction des processus sociaux... Les gens en sont venus à accepter la séparation physique du moment que le contact pouvait être maintenu par le téléphone. Mais le contact téléphonique n'est pas comme une présence et crée une autre sorte de société... ». Un souci connexe est que les relations téléphoniques
manquent, par essence, d'authenticité et risquent, si elles deviennent
coutumières, de nuire aux autres interactions. Le sociologue
Peter Berger, par exemple, affirme : Une autre inquiétude est de voir le téléphone
autoriser trop d'interactions sociales ou de la mauvaise espèce.
En 1899, un Anglais note que le jour où chaque foyer pourra appeler
tous les autres doit être craint « par le citoyen sain et
raisonnable ». Un professeur américain fulmine, en 1929
: Malcolm Willey et Stuart Rice concluent aussi que «
l'isolement personnel - ? inaccessibilité aux appels d autrui
pour accaparer notre attention - est de plus en plus rare et, lorsqu'on
le souhaite, de plus en plus difficile à obtenir ». Les
agresseurs les plus répandus sont les vendeurs par téléphone.
Un lecteur écrit, en 1937, au « Reader's Digest »
pour se plaindre qu'il n'y ait « pas une pièce dans la
maison si intime qu'ils ne puissent y pénétrer par téléphone
(7) ». Pour certains, la mauvaise espèce
de sociabilité téléphonique inclut les bavardages
et les cancans, « les échanges de potins entre femmes sottes
» (nous reparlerons des femmes un peu plus loin). En réalité,
bien des gens, à l'intérieur comme à l'extérieur
de l'industrie du téléphone considéraient les conversations
« inutiles » comme une invasion insupportable du foyer.
De même, certains s'inquiétaient de voir le téléphone
autoriser les indiscrétions, surtout entre femmes non surveillées
et hommes étrangers, conduire à des contacts inappropriés
de la part de personnes de classes inférieures, ou simplement
ouvrir à n'importe qui l'accès à la famille. Les
gens s'inquiétaient aussi du risque d'indiscrétion de
la part de ceux qui pouvaient surprendre une conversation, qu'ils soient
dans la même pièce, qu'ils écoutent sur une ligne
partagée, qu'il s'agisse d'opérateurs trop curieux ou
de fonctionnaires (8). (5) MEAD, 1976, 12-14. Robert COLLINS, 1977, 141-142,
a décompté plus de 650 chansons axées sur le téléphone
écrites entre 1877 et 1937. A propos des articles de magazines,
cf. WEINSTEIN, 1976. Parmi les commissions gouvernementales, citons
celle du Sénat des Etats-Unis : Report of the Country Life Commission.
Des commentaires industriels paraissaient régulièrement
dans Telephony. Cf. aussi, POOL, 1983, 129-31. Les études effectuées depuis trente ans laissent entendre que les gens aujourd'hui téléphonent de leur foyer plutôt pour des raisons sociales ou vaguement personnelles que pour des raisons pratiques. Les recherches d'AT&T font apparaître que la moitié des appels d'un domicile quelconque sont dirigés vers cinq numéros seulement, ce qui indique l'organisation de conversations répétées avec un petit cercle d'amis et de membres de la famille. En 1975, à New York, un incendie mit en panne des milliers de téléphones privés pendant trois semaines. Lors d'une étude postérieure, la plupart des répondants affirmèrent que ce qui leur manquait le plus c'était de pouvoir appeler ou recevoir des appels de leurs amis et parents (9). D'après un sondage de 1985, les Californiens estiment que près des trois quarts des appels locaux passés depuis la maison sont de cet ordre (contre un huitième seulement pour les affaires du foyer). Parmi les Américains interrogés en 1982 sur leurs activités de loisirs, près de la moitié parlent au téléphone avec des amis ou des parents à peu près tous les jours - soit un peu moins que le nombre de personnes qui regardent la télévision ou lisent un journal chaque jour, mais plus que ceux qui font du sport, lisent des livres, font des courses, boivent de l'alcool, ou ont des relations sexuelles quotidiennes. Aujourd'hui, dans les autres nations même en voie de développement, la plupart des appels sont dirigés vers les amis ou la famille (10). En ce qui concerne notre période nous disposons d'une recherche effectuée à Seattle en 1909 par écoute téléphonique. Sur l'ensemble des appels interceptés, 30 % étaient « des bavardages inutiles », 15 % des invitations et 20 % des appels de la maison au bureau - sans doute, pour une partie, de la femme à son mari. A peu près la moitié renferment donc un certain contenu social, à une époque où à peine un tiers des foyers de Seattle avait le téléphone. De plus, ces appels duraient en moyenne 7 minutes (à comparer avec environ 4 minutes aujourd'hui), ce qui permet également de penser à une conversation. (11) Faute d'évaluation statistique fiable pour les
appels de nature sociale dans les premières années, nous
devons utiliser les commentaires contemporains et les souvenirs
des gens âgés. Pour les premières décennies
du XXe siècle, les témoignages les plus remarquables et
les plus cohérents indiquent que les populations rurales, et
en particulier les femmes d'agriculteurs, dépendaient totalement
du téléphone pour leurs relations sociales, du moins jusqu'à
ce qu'elles deviennent propriétaires d'automobiles. Ces femmes
utilisaient le téléphone pour rompre leur isolement, organiser
les activités collectives, se tenir au courant des nouvelles,
aider leurs enfants à se faire des amis, etc. Les enquêtes administratives déplorent l'isolement et l'ennui de la vie rurale pour les femmes, mais indiquent que le téléphone - et l'automobile - sont des moyens d'assurer une vie collective (14). (10) Appels adressés à cinq numéros
: MAYER, 1977, 228. Les constatations pour la Californie sont extraites
de Field Research Corporation, Residence Customer Usage, 40-43. L'enquête
sur les loisirs vient de United Media Enterprises. Where does the time
go ?, tableau 2.1. Des conversations téléphoniques quotidiennes
ou presque avec les amis ou la famille sont annoncées par 45
%, la télévision par 72 %, la lecture de journaux par
70 %, la musique par 46 %, le sport par 35 %, la lecture pour le plaisir
par 24 %, les courses par 6 %, la boisson par 9 % et le sexe par 1 1
%. Le même tableau montre aussi que 33 % des répondants
affirment ne jamais écrire de lettres à leurs amis ou
à leur famille, mais 3 % seulement ne parlent jamais avec eux
par téléphone. Les parents célibataires et les
adolescents sont les usagers les plus fréquents du téléphone,
les couples travaillant tous les deux et les couples sans enfants sont
les moins fréquents (ibid., tableau 2.2). Une enquête suisse
estime que la moitié des appels sont dirigés vers la famille
ou les amis (JEANNIN et al., « Pratiques et représentations
télécommunicationnelles des ménages suisses ».
Dans une vaste étude effectuée à Lyon, on a demandé
à plusieurs centaines de personnes de tenir un journal de leurs
appels en les caractérisant individuellement. Les chercheurs
ont classé les appels en deux catégories, fonctionnelle
et relationnelle. En fréquence, les appels relationnels (bavardages,
prise de nouvelles familiales, etc.) ne représentent qu'environ
45 % du nombre des appels. En temps, ils en représentent 60 %.
Les auteurs concluent à la destruction définitive du «
mythe du téléphone convivial ». Les résultats
de cette étude sont peut-être différents d'autres
résultats pour des raisons culturelles ou de mesure (CLAISSE
et ROWE, « The Telephone in Question »). SAUNDERS et al.,
1983, fournissent les données d'enquêtes effectuées
dans quatre pays en voie de développement où la proportion
d'appels à la famille ou aux amis varie entre 40 % en Thaïlande
rurale et 69 % au Chili urbain. (Le chiffre pour le Royaume-Uni est
de 74 %.) Pour les appels faits à partir de téléphones
publics, la proportion en direction des amis et de la famille varie
de 2 à 76 % selon le pays (page 222). On notera que ces auteurs
s'efforcent de souligner la valeur économique du téléphone
pour les pays en voie de développement. Cf. aussi SAUNDERS et
WAR- FORD, « Evaluation of Telephone Projects in Less Developed
Countries ». Cf. aussi SINGER, 1981, et Synge et al., 1982. La plupart des trente-cinq habitants de Californie du Nord que nous avons interrogés se souvenaient d'une utilisation considérable du téléphone à des fins de sociabilité. Deux d'entre eux avaient été standardistes dans leur jeunesse. L'un, un homme de San Rafael, né en 1902, rapporte que la plupart des appels qu'il connectait étaient d'ordre personnel plutôt que professionnel. Une femme de San Rafael, née en 1903, qui avait tenu un standard de campagne, raconte que bien souvent les gens se faisaient des « visites » par téléphone. Une femme de Palo Alto, née en 1892, était la fille d'un médecin de San Francisco. On lui avait appris à ne pas « encombrer la ligne » pour ne pas empêcher la réception des appels d'urgence et pourtant elle téléphonait fréquemment à ses amis. Rentrant de l'école à pied avec une camarade qu'elle quittait au coin de la rue, elle se rappelle qu'aussitôt elle lui passait un coup de téléphone. D'autres, surtout de Palo Alto, nous ont raconté qu'ils utilisaient souvent le téléphone étant enfants. Un homme né en 1893 se souvient que peu de ses amis avaient le téléphone dans les premières années du siècle mais qu'il appelait régulièrement ceux qui l'avaient. Un autre, né en 1908, nous a raconté : « J'utilisais le téléphone pour parler à mon père à son bureau, appeler les garçons avec lesquels je jouais, appeler une fille pour lui fixer un rendez-vous. » Une femme née l'année suivante déclare : « J'ai l'impression que nous avons toujours eu le téléphone. Ma mère comme moi nous l'utilisions, surtout pour bavarder avec des amis. » Une femme de San Rafael, née en 1907, raconte que sa mère et son père utilisaient peu le téléphone mais que les enfants s'en servaient régulièrement pour bavarder avec leurs copains. D'autres se souviennent d'usages sociaux du téléphone en arrivant à l'âge des relations amoureuses ou de leur première installation personnelle. Au nombre de ceux- ci on trouve en particulier, une femme de Palo Alto, née en 1900, dont le père avait interdit la présence d'un téléphone dans la maison où elle avait passé son enfance. Un homme de San Rafael, né en 1908, se souvient qu'étant jeune homme, il s'en servait pour organiser ses sorties et qu'après son mariage sa femme appelait les magasins pour passer ses commandes et bavarder avec ses amis et sa famille. D'autres, ayant des souvenirs de « visites » par téléphone, affirment que c'était quelqu'un d'autre dans la famille qui le faisait, en général leur mère, leur sur, leur femme. Une femme d'Antioch, née en 1908, raconte que sa mère appelait régulièrement ses amies pour bavarder. « Une dame en particulier, tous les matins à 9 heures, pour se raconter ce qui se passait. » Un homme de San Rafael, né en 1909, relate que sa famille se fit installer le téléphone vers 1915 et que sa sur tenait de longues conversations, mais que lui- même ne l'utilisait que pour ses affaires ou pour prendre des rendez-vous. Un homme d'Antioch, né en 1911, raconte que sa famille avait le téléphone à partir de 1920. Il ne l'utilisait pas beaucoup, puisqu'il vivait à proximité de ses amis, et son père s'en servait surtout pour appeler le bureau. Mais sa mère et sa sur en faisaient grand usage : « Maman bavardait pendant des heures, assise sur le tabouret de piano... Mon père disait, "Raccroche et va leur faire une visite". C'était probablement un excellent moyen pour tuer le temps. Moi, je ne croyais pas aux longues conversations téléphoniques, mais chacun avait son opinion. » Une minorité des personnes interrogées décrit les appels d'ordre social comme limités. Quelques-uns, assez rares, n'ont pas eu de téléphone avant l'âge adulte. D'autres disent qu'on les empêchait de bavarder par téléphone ou que cela ne les intéressait pas. La fille d'un médecin de Palo Alto, née en 1907, nous a raconté que personne n'utilisait beaucoup le téléphone dans son enfance car il fallait laisser la ligne libre pour les appels médicaux. Une femme ayant grandi dans la campagne aux environs d'Antioch rappelle : «Je n'avais pas le droit d'y toucher. "Ne bavarde pas avec ça et n'y touche pas !" Je pense que je ne m'en servais pas beaucoup. Les enfants ne discutaient pas par téléphone parce qu'il pouvait y avoir un message important à recevoir et il ne fallait pas occuper la ligne. Nous avions un téléphone, c'était pour ma mère parce qu'elle pouvait appeler l'épicier ou le boucher, leur dire ce qu'elle voulait et ils le lui livraient. » Quelques autres se décrivent, comme le dit une femme d'Antioch, née en 1911, comme n'étant « pas amateur de téléphone ». Sa famille, propriétaire d'une laiterie, était abonnée au téléphone et ses amis aussi, mais elle n'appelait pas beaucoup. Elle leur faisait des visites impromptues et ne sortait guère, de sorte qu'elle n'en avait pas vraiment l'usage. Beaucoup, et peut-être la plupart de ceux qui disent n'avoir pas utilisé le téléphone, l'associent pourtant à une fonction de sociabilité, comme cette femme que nous venons de citer. Elle pouvait rendre visite à ses amis et n'avait donc pas besoin de les appeler. Une femme de San Rafael, née en 1902, raconte que ses parents utilisaient peu leur téléphone car ils ne parlaient pas anglais. Quand elle se fut installée ailleurs, d'abord comme étudiante puis en tant que professeur, elle donnait fort peu de coups de téléphone car elle ne connaissait pratiquement personne dans ces nouvelles villes. Après son mariage, son mari et elle, peu sociables, s'en servirent. Une femme de Palo Alto, née en 1895, avait passé une partie de son enfance à San José. Son père téléphonait souvent pour des raisons professionnelles, mais elle déclare : « Je n'avais pas de bons amis à San José, je n'étais donc pas particulièrement intéressée par le téléphone. » Dans les souvenirs de ce genre, l'usage du téléphone est lié à l'amitié. Bon nombre de nos interviewés établissent une comparaison entre les « visites par téléphone » de leur jeunesse et le flot de paroles actuel. Une femme d'Antioch, née en 1903, dit : « Nous ne dépendions certainement pas du téléphone comme on le fait aujourd'hui... Non, le téléphone n'était pas autant utilisé. On s'en allait voir les gens et leur rendre visite en personne. » Pour certains, la conversation d'ordre social ne se développa qu'au cours des années. Une femme de San Rafael, née en 1910, raconte qu'au contraire des gens actuels sa famille n'utilisait pas beaucoup le téléphone à des fins sociales, même si l'on s'en servait pour organiser ses rendez- vous. Elle indique que la conversation était limitée lorsque peu de gens avaient le téléphone. A mesure que le nombre d'abonnés a augmenté, les appels sociaux se sont multipliés. Ils augmentèrent aussi quand ses frères et surs quittèrent la maison, sa mère s' efforçant de rester en contact avec eux. Un homme de San Rafael, né en 1913, se rappelle que les conversations téléphoniques avec des amis étaient rares au début des années 30, mais se sont multipliées à mesure que la vie sociale s'amplifiait. Après son mariage, l'accroissement s'est poursuivi, mais sans atteindre, dit-il, le niveau actuel de fréquence et de longueur des conversations. Les diverses femmes âgées interrogées par Lana Rakow dans le Wisconsin rural avaient des souvenirs comparables. Quelques-unes ont indiqué que les gens n'utilisaient pas autant le téléphone qu'aujourd'hui, surtout pour bavarder : « On utilise beaucoup plus le téléphone aujourd'hui. C'était quelque chose de très commode dans les premières années, quand j'étais trop occupée à élever les enfants, faire le jardin, les conserves et tout ça. On s'en servait comme ses inventeurs l'avaient prévu, pour vous aider au fil de la journée. En fait, je n'aime pas beaucoup prendre mon téléphone et faire une visite, mais c'est en partie ce qui se passe dans l'autre sens, c'est peut-être pour cela que je ne le fais pas. » Dans ses débuts, le téléphone, avec les lignes partagées et la mauvaise qualité du son, était un instrument pratique et non social. C'est pourquoi, racontent les personnes interrogées par Rakow, cela n'a pas manqué beaucoup à ceux qui ont perdu leur abonnement au moment de la grande dépression. De plus, « les femmes à cette époque n'avaient pas autant de temps à consacrer au téléphone que nous en avons aujourd'hui », dit l'une d'elles. « Je suis sûre que ma mère se sentait seule parfois, mais la pauvre avait tellement de travail. » Mais même ceux qui minimisent l'utilisation du téléphone lui accordent un certain rôle social : « Je ne me servais pas beaucoup du téléphone à l'époque, nous dit une fermière, seulement pour bavarder avec les voisines. » Une autre rappelle que « les femmes à cette époque n'avaient pas le temps de téléphoner comme nous l'avons aujourd'hui... mais (maman) et Mme B. ne se perdaient pas de vue et bavardaient... ». Une femme ayant été opératrice en milieu rural se rappelle la nécessité d'imposer une limite de 10 minutes aux abonnés des lignes partagées (16). Les femmes interrogées par Rakow se plaignent couramment de « bavardes » notoires qui utilisaient à tort le téléphone pour de longues conversations « juste pour passer en revue tout ce qui se passait dans la région. Elles n'avaient pas la radio. Elles n'avaient rien que le téléphone ou un vieux journal ayant toujours un ou deux jours de retard... Pour ceux qui aimaient utiliser le téléphone pour entretenir les relations avec d'autres personnes, ce fut une amélioration considérable de notre mode de vie » (17). Les répondantes de Rakow considèrent les bavardes d'hier et d'aujourd'hui comme suspectes sur le plan moral et mettent leur point d'honneur à préciser qu'elles étaient différentes. N'oublions pas que les compagnies du téléphone, du moins jusqu'à la fin des années 20, précisaient que l'instrument était destiné aux affaires de la maison et non aux bavardages « frivoles ». On ne sait pas pourquoi les répondantes de Rakow accordent apparemment moins de rôle social au téléphone que les personnes que nous avons pu interroger à An- tioch, Palo Alto et San Rafael. Les différences proviennent peut-être de la région, du pays, de l'accès au téléphone ou de la méthode d'enquête (18). Quoi qu'il en soit, les femmes du Wisconsin et leur famille utilisaient régulièrement le téléphone à des fins dépassant les besoins pratiques, même si c'était dans une moindre mesure que les Californiennes. La plupart des femmes âgées de milieu rural ayant fourni un témoignage oral dans le cadre d'un projet historique sur ? Indiana ont parlé de sociabilité téléphonique. Une minorité seulement affirme avoir limité ses appels aux nécessités pratiques. Deux ont dit qu'elles « s'amusaient » au téléphone. L'une d'elles rapporte : « Quand les hommes arrivaient et avaient besoin d'utiliser le téléphone, si quelqu'un était en train de parler, ils se contentaient de faire marcher la sonnette et de dire "J'ai besoin du téléphone", alors les femmes s'arrêtaient, les laissaient s'en servir, et puis se rappelaient. Elles pouvaient à nouveau en disposer (19). » Pour résumer, les gens d'autrefois faisaient manifestement des usages variés du téléphone, comme aujourd'hui, et peut-être plus encore. Certains le dédaignaient ou n'y voyaient qu'un appareil destiné aux questions « sérieuses ». D'autres « aimaient » le téléphone et bavardaient librement par cet intermédiaire, mais ils étaient sans doute moins nombreux qu'à l'heure actuelle. Le plus frappant est cependant de constater que les gens s'appelaient souvent pour des raisons sociales, et fréquemment pour une simple « visite », dès 1910. Mais peut-être ce terme de « gens » n'est-il pas suffisamment précis. Les citations rapportées ici à propos de l'attitude commerciale de l'industrie du téléphone suggèrent que le terme le plus approprié ici serait « les femmes ». (16) RAKOW, 1987, 218, 160-61, 159, 230 et 210. sommaire Commentaire préalable : ce sujet est un thème de controverse. Des ouvrages de Mark Twain jusqu'aux dessins humoristiques actuels du « New Yorker », les femmes et le téléphone est un sujet de plaisanteries. Pour beaucoup, et sans aucun doute pour les dirigeants des débuts de l'industrie téléphonique, le bavardage au téléphone représentait « une nouvelle folie féminine ». Les sociologues ne sont pas de cet avis. La conversation et même les potins jouent un rôle important dans les processus sociaux, en contribuant à l'entretien des réseaux et à la construction des collectivités (21). Quiconque écarterait ce sujet en le jugeant négligeable ou sexiste ne ferait que reprendre l'attitude des industriels, journalistes et autres critiques de sexe masculin qui ? écartent sans tenir compte du sérieux avec lequel les femmes abordent la conversation. Les Nord-Américains sont persuadés que les femmes parlent plus au téléphone que les hommes : il se trouve que ce stéréotype est correct. L'industrie du téléphone a toujours associé les femmes avec cet appareil. Pour les spécialistes du tournant du siècle, « les femmes bavardes et leurs conversations électriques frivoles sur des sujets personnels sans intérêt s'opposent aux conversations efficaces, professionnelles et orientées vers le travail des hommes d'affaires et des professionnels » (22). Des études récentes établissent une corrélation plus fiable entre les femmes et l'usage du téléphone. Des recherches effectuées pour l'essentiel par AT&T montrent que les Américaines actuelles ont plus de chances d'avoir un téléphone chez elles que les hommes, que le nombre de femmes ou d'adolescentes d'un foyer permet de prévoir mieux que le nombre d'hommes la fréquence des appels, et que ce sont les femmes qui font le plus grand nombre d'appels longue distance à partir de leur domicile. Une enquête australienne a montré que les femmes font des appels téléphoniques plus prolongés que les hommes. Une grande étude française a constaté que les femmes passent beaucoup plus de temps que les hommes au téléphone, quel que soit leur statut professionnel. Une enquête anglaise montre que les femmes appellent leurs parents et amis beaucoup plus souvent que les hommes. Une enquête effectuée dans l'Ontario chez les gens âgés de 40 ans et plus a montré que les femmes ont deux ou trois fois plus de chances d'appeler leurs amis que les hommes. Une enquête sur les gens âgés de New York a permis de constater que les conversations téléphoniques entre une personne âgée et son aide sont plus courantes si l'une ou l'autre est une femme. Une étude des réseaux sociaux de Toronto a établi une corrélation entre la fréquence des appels et la proportion de femmes constituant le réseau (23). Toutes ces études confirment que les femmes actuelles sont de beaucoup plus grandes utilisatrices du téléphone privé que les hommes. Pour en revenir à l'époque de cette étude,
les questionnaires de budget-temps remplis par des New-Yorkais habitant
les faubourgs avant la Seconde Guerre mondiale révèlent
que les femmes déclarent consacrer quatre fois plus de temps
au téléphone que les hommes (24). Les études sur
les ménages entre 1900 et 1936, l'enquête nationale sur
le niveau de vie de 1918, ainsi que l'étude des familles rurales
de Dubuque County (1924) conduisent à une conclusion semblable
: plus la proportion de femmes adultes dans une maison est importante,
plus cette maison avait de chances d'avoir un téléphone
(25). (20) Cette section abrège mais aussi met à
jour les travaux de C. FISCHER, 1988. « Gender and the Residential
Telephone » ; on trouvera dans l'article lui-même des détails
théoriques et empiriques plus étendus. En fait, à quelles fins les femmes américaines
utilisaient-elles le téléphone entre 1900 et 1940 ? Si les femmes d'il y a quelques générations commençaient à acquérir une « affinité » pour le téléphone mais ne ployaient guère dans la gestion de leur foyer, à quoi leur servait-il ? La conversation avec la famille et les amis, telle est la réponse que le chercheur canadien Michèle Martin tire d'un examen des publicités, articles de journaux et rapports industriels contemporains. En dépit des efforts des compagnies pour orienter leur utilisation du téléphone, les femmes en faisaient à leur tête - « activités délinquantes » - et se servaient surtout du téléphone pour faire leurs visites (34). Des preuves plus concrètes de cette assertion nous sont fournies par une étude inhabituelle auprès des ménagères, effectuée en 1930. Dans le cadre d'une enquête très générale, quoique peu systématique, sur la manière dont les femmes passent leur temps, des économistes du gouvernement avaient demandé aux anciennes élèves de « Seven Sister » de remplir des questionnaires budget-temps. Les formulaires encourageaient les femmes à rendre compte de toutes leurs activités sur une semaine complète (35). J'ai sélectionné au hasard et étudié les formulaires remplis par 62 interviewées pour un total de 250 jours. Ces 250 formulaires n'indiquaient que 83 appels téléphoniques. Comme la plupart de ces femmes de situation relativement élevée avaient très probablement le téléphone, ce chiffre très faible indique que, pour la majorité d'entre elles, téléphoner était un événement non remarquable qui ne méritait pa d'être noté (une seule femme a indiqué qu'elle utilisait le téléphone de sa voisine). Sur les appels téléphoniques indiqués, 30 à 50 % concernaient apparemment des commandes de biens et de services, et 30 à 50 % des questions personnelles ou sociales. Sur tous les appels notés, donnés ou reçus, 25 à 40 % étaient d'ordre commercial et 30 à 50 % d'ordre social. Cela représente sans doute une évaluation prudente de la fréquence des « appels sociaux » (36). (31) Dans la documentation diffusée aux vendeurs
en 1933, Bell Company affirme que plus de 50 % des ménagères
de Washington « préfèrent faire leurs courses par
téléphone plutôt qu'en personne » (Printers'
Ink. 1933). Une enquête Bell de 1930 auprès de 4 500 ménages
d'une seule ville a constaté que 40 % des abonnés étaient
« disposés » à acheter par téléphone,
mais dans une autre enquête, une faible majorité de 800
abonnés a répondu oui à la question : « Aimez-
vous faire vos courses par téléphone ? » D'après
la même source, les commandes téléphoniques représentent
juste 50 % des affaires dans les grands magasins les plus importants
(SHAW, 1934). Compte tenu de l'intérêt que la compagnie
de téléphone pouvait avoir à exagérer les
chiffres, il nous faut conclure que jusque dans les années 30,
seule une minorité de femmes faisait des courses par téléphone.
Nous avons déjà vu que les femmes de fermiers utilisaient le téléphone pour entretenir leurs activités sociales et créer des liens collectifs dans les régions rurales. Dans les régions urbaines, les femmes de classe moyenne et supérieure utilisaient aussi le téléphone pour des activités d'organisation, comme les membres du Women's Business and Professional Club de Palo Alto (37). Les jeunes habitantes des villes l'utilisaient aussi pour discuter avec leurs amoureux, comme l'ont indiqué certaines de nos répondantes. Dans les entretiens en Indiana, une femme rappelle : « Nous étions les seules du voisinage à avoir le téléphone et nos voisins les plus proches avaient plusieurs filles qui recevaient beaucoup d'appels. J'ouvrais la fenêtre, je poussais un cri et elles arrivaient à toute vitesse. » En 1930, la rubrique sur les bonnes manières dans un journal mettait en garde « Patty » : « Pour être sûre que son amoureux "la respecte et l'admire", elle ne l'appelle pas pendant les heures de travail... et (à la maison) elle ne doit pas l'exposer aux railleries de sa famille en lui imposant des conversations téléphoniques d'une longueur ridicule. » En 1934, la compagnie des téléphones de Palo Alto dut ajouter un standard à Stanford Union car, « avec 80 femmes y résidant, l'encombrement téléphonique était tel pendant les heures à rendez-vous, aux alentours du déjeuner et du dîner, que le service en était ralenti » (38). Les preuves dont nous disposons indiquent que les femmes appelaient plus souvent pour des raisons de sociabilité - organiser des rencontres sociales et faire la conversation - que pour d'autres raisons, surtout après les premières années du téléphone et surtout sur les lignes privées (c'est-à-dire non collectives) (39). Cela confirme le stéréotype selon lequel les femmes ont plus d'affinité pour le téléphone que les hommes, en particulier en ce qui concerne la conversation. A quoi correspond donc cette différence liée au sexe ? (36) Comme les répondantes citaient fréquemment
les appels téléphoniques sans donner d'explications ou
fort peu, je n'ai pu qu'évaluer les portions de ces diverses
catégories. L'évaluation basse prend pour hypothèse
que les appels ne rentrent dans la catégorie sociale que s'ils
sont explicitement indiqués comme tels (par exemple « appeler
une amie ») alors que l'évaluation haute s'appuie sur des
hypothèses plus hardies (par exemple un appel non expliqué
donné après 18 heures est considéré comme
d'ordre social). La plupart des déviations plausibles des données
auraient tendu à réduire le nombre des appels d'ordre
social : cette étude a été effectuée pour
voir quelle était l'ampleur du travail assumé par les
femmes au foyer ; les instructions données aux interviewées
impliquaient clairement que l'intérêt essentiel de l'enquête
était de noter toutes les activités ménagères
; l'échantillon est constitué de femmes actives et aisées
(beaucoup ayant un travail à temps partiel, bénévole
ou rémunéré), exactement le type de femmes généralement
trop occupées pour bavarder au téléphone ; le souci
de prestige évident dans certaines réponses (une femme
indique par exemple que ses lectures du soir se font en grec, une autre
dans le domaine de la psychologie) en conduisit sans doute une bonne
partie à minimiser les « visites par téléphone,
apparemment frivoles. D"autre part, le travail impliqué
par la réponse à ce questionnaire a peut-être conduit
à sélectionner trop de femmes ayant du temps libre (les
achats par téléphone n'ont sans doute pas été
minimisés, simplement parce qu'ils étaient courants ;
on trouve très fréquemment l'indication d'achats personnels,
en moyenne une fois tous les deux jours). En résumé, il
est raisonnable de penser que, même parmi ces femmes de classe
moyenne supérieure et sans doute femmes d'intérieur qualifiées,
la sociabilité représentait l'usage le plus courant du
téléphone Trois réponses paraissent plausibles. D'abord, les femmes modernes sont plus isolées du contact des adultes pendant la journée que les hommes, elles se sont donc emparées du téléphone pour rompre leur isolement (40). Ensuite, les devoirs d'une femme mariée comprennent en général un rôle de gestion sociale - prendre des rendez-vous, préparer les festivités, se tenir informée de la santé de la famille et des amis, les informer de ce qui se passe dans la famille ; les hommes négligent ce genre de tâche. D'ailleurs, le plus souvent c'est l'épouse qui entretient la communication avec la famille de son mari aussi bien qu'avec la sienne. Selon Rakow, « parler au téléphone est un travail que font les femmes pour entretenir le tissu collectif... » (41). Enfin, les femmes nord-américaines sont plus à l'aise au téléphone que les hommes nord-américains car elles sont en général plus sociables qu'eux. La recherche a montré que, si l'on met de côté leurs possibilités plus limitées de contact social, les femmes sont plus adaptées socialement et plus intimes au téléphone que les hommes, quelles qu'en soient les raisons - constitution psychologique, structure sociale, expériences d'enfance ou normes culturelles. Le téléphone correspond donc mieux au style caractéristique d'interaction personnelle des femmes que des hommes (42), Pour souligner ce point, certaines preuves indiquent que les avantages des femmes sur les hommes en matière de sociabilité sont plus grands pour les contacts téléphoniques que pour l'interaction face à face (43). D'après certains, les femmes, en utilisant
le téléphone pour accomplir leurs tâches de secrétaire
de la vie sociale de la famille, se sont enfoncées plus profondément
encore dans ce rôle chrono- phage (44). Il n'existe cependant
guère de preuves que ce type de tâche ait pris aux femmes
plus ou moins de temps à cause du téléphone. Quelques
femmes ont dit à Lana Rakow que la possession d'un téléphone
les rendait vulnérables aux demandes d'aide - conseiller, réconforter,
organiser, etc. La charge de travail de la confidente peut effectivement
s'être élargie. Mais pour les demandeuses, le renforcement
de cette possibilité d'obtenir une aide fut sans doute un bienfait.
Il est probable que l'utilisation du téléphone a facilité
l'uvre sociale qu'hommes et femmes attendaient des femmes, que
cela fût juste ou non. Nous ne pouvons calculer un bilan des réconforts
et des charges sans disposer de plus de preuves comparatives sous la
forme de données montrant par exemple que, dans des lieux comparables
dépourvus de téléphone, les charges sociales des
femmes étaient plus ou moins lourdes. sommaire Si les Américains du Nord, avant la Seconde Guerre
mondiale - et surtout les femmes - utilisaient essentiellement le téléphone
privé pour des appels sociaux, en quoi cet usage a-t-il affecté
la nature de leurs relations sociales ? Le téléphone a-t-
il par exemple remplacé les conversations face à face
? Les urbanistes aujourd'hui expriment en général cette
question, le plus souvent par rapport au monde des affaires, sous la
forme du compromis « communication/transport » : le service
du téléphone réduit-il les déplacements
individuels en permettant aux hommes d'affaires d'accomplir les mêmes
tâches par téléphone ? Ou ces appels ont-ils en
fait augmenté les déplacements en engendrant un plus grand
nombre d'affaires ? (47). La première hypothèse (remplacement des visites personnelles par les contacts téléphoniques) possède une forme faible et une forme forte. La forme faible postule que les gens sont devenus paresseux et ont commencé à appeler au téléphone leurs voisins et leurs amis au lieu d'aller les voir. D'après la forme forte, le fait d'avoir le téléphone a encouragé les gens à vivre plus loin les uns des autres. Par exemple, une fille devenue adulte pouvait s'installer en ville en laissant vivre à la ferme ses parents âgés dès qu'elle avait la possibilité de les joindre par téléphone. Les fragments de preuves dont nous disposons correspondent mieux à la première forme, la plus faible, selon laquelle les gens remplaçaient les visites par des appels téléphoniques.
D'après les Lynd, les relations de voisinage auraient diminué à Middletown au cours de la période achevée en 1924, et le téléphone en serait en partie responsable. Plusieurs femmes qu'ils ont interrogées parlent d'une réduction du nombre de visites, soit au cours de leur vie d'adulte, soit par comparaison avec l'époque de leur mère. Deux de ces femmes attribuent cette diminution au fait d'avoir des enfants, d'autres à l'indépendance croissante des uns et des autres, ou aux clubs sociaux, mais quelques-unes font allusion au téléphone. L'une remarque : « Au lieu d'aller voir quelqu'un comme les gens en avaient l'habitude, aujourd'hui on se contente de téléphoner. » Une autre note : « Quand le téléphone est arrivé, il prenait beaucoup de temps parce qu'on était tout à coup à portée de beaucoup plus de gens, mais il a permis d'économiser tout le temps perdu jusque-là avec les femmes qui vous tombaient dessus pendant qu'on s'efforçait d'abattre le travail de la matinée » (49). Dans un contexte différent, certains observateurs estiment que le téléphone a réduit la fréquence des visites en ville des fermiers et donc leur participation à la collectivité (50). Nos informateurs âgés de Californie du Nord établissent une image plus complexe des rapports entre appels téléphoniques et visites. Plusieurs nous ont dit qu'au début du XXe siècle le téléphone a remplacé les visites impromptues. Une femme d'An- tioch, née en 1903, et citée plus haut, affirme : « Nous ne dépendions pas du téléphone comme vous aujourd'hui... Non, on ne s'en servait pas autant, on allait voir les gens et leur rendre visite en personne. » Un homme d'Antioch rappelle à propos des années 20 « Les voisins et les amis venaient souvent faire un tour en passant à cette époque, on n'avait donc pas besoin du téléphone. » Et une autre femme d'Antioch, née en 1915, se rappelle de visites téléphoniques entre sa famille habitant un ranch et ses grands-parents habitant la ville : « Ils s'appelaient les uns les autres. C'était plus facile à faire que de parcourir cinq milles juste pour un petit bonjour. » Ces commentaires laissent entendre que l'appel téléphonique remplaçait la conversation face à face et que, peut-être, le fait d'avoir le téléphone mit un frein aux visites personnelles (51). D'après d'autres interviewés, le téléphone aurait permis d'augmenter le nombre total des conversations. Certains se rappellent qu'étant jeunes ils appelaient fréquemment leurs amis. (Aujourd'hui l'un des appels les plus courants est celui qu'échangent des adolescents qui viennent de se quitter à la sortie de l'école (52) exactement comme cela se passait il y a quatre-vingts ans et comme nous l'a raconté la fille du médecin de San Francisco.) De même, un certain nombre se souvenait d'avoir entendu leur mère bavarder régulièrement avec ses voisines au téléphone. Si quelques-uns de ces bavardages remplaçaient peut-être des visites, il s'agissait sans doute bien souvent de conversations qui n'auraient pas eu lieu autrement. Quelques-unes de nos interviewées ont aussi noté que leur mère se servait plus du téléphone à partir du moment où ses enfants quittaient la maison. C'est-à-dire qu'une mère pouvait ainsi parler à des enfants adultes qu'elle voyait peu souvent. La perception courante selon laquelle le téléphone aurait aidé à briser l'isolation des femmes de la campagne implique aussi que ces appels se soient ajoutés à l'ensemble des rapports sociaux. De plus, beaucoup d'appels longue distance sont certainement des conversations qui n'auraient pas eu lieu sans le téléphone. (49) LYND et LYND 1929, 273-75, citations extraites
de la page 275. Enfin, les souvenirs d'utilisation du téléphone pour organiser des rendez-vous, des rencontres ou des voyages suggèrent que le téléphone pouvait faciliter les rencontres personnelles, même s'il n'en était pas la source. Ces gens auraient probablement trouvé d'autres moyens de s'organiser, mais, sans le téléphone, beaucoup de rencontres n'auraient sans doute pas eu lieu. Dans le même ordre d'idées, une femme de San Rafael née en 1907 a fait le commentaire suivant : comme tout le monde savait conduire, il fallait passer un coup de fil pour être sûr de rencontrer chez elles les personnes que l'on allait voir. Les trois types de rapports entre appels téléphoniques
et visites semblent être apparus au cours de la période
qui nous intéresse. Les recherches récentes ont permis d'évaluer la situation respective des communications et des transports dans les interactions personnelles. Quelques études font apparaître une substitution croisée du téléphone et des visites. Par exemple, dans l'enquête auprès des abonnés de New York ayant été temporairement privés de téléphone en 1975, 34 % indiquent des visites plus fréquentes pendant cette interruption. Après l'effondrement d'un pont entre deux parties de la ville de Hobart, en Tasmánie, les appels téléphoniques ont augmenté (53). Mais dans d'autres études effectuées aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Chili, les abonnés au téléphone annoncent un plus grand nombre total de contacts sociaux que ceux qui ne l'ont pas ; les abonnés font des visites et écrivent des lettres plus souvent que les non- abonnés. Ces corrélations confirment l'hypothèse selon laquelle l'utilisation du téléphone multiplie toutes les formes de contacts (54). Le téléphone a-t-il donc « détruit... la vieille habitude des visites » ? C'est une conclusion trop forte. L'utilisation du téléphone a sans doute apporté une modification modérée des pratiques de visite au cours de la première moitié du siècle. Les gens ont abandonné certaines visites qu'ils auraient faites et en particulier les visites impromptues. L'habitude, pratiquée dans une certaine élite, de « faire des visites », carte en main, à des jours et heures précis où l'on restait chez soi était sans doute en déclin de toute façon. Les utilisateurs du téléphone ont modifié le caractère des autres visites en téléphonant pour arranger et confirmer leurs rendez-vous. Enfin, il est probable que les gens ont pris l'habitude d'utiliser le téléphone pour des choses qu'ils n'auraient pas faites, en particulier prendre rendez-vous dans des lieux publics. Le téléphone a donc eu un effet peut-être limité sur les visites mais il a surtout apporté une grande différence dans les possibilités d'organiser des rendez- vous hors de chez soi. De plus, les différents types de populations ont réagi de manières diverses. Nous ne saurons jamais si le nombre total des conversations face à face avec des gens extérieurs à la maison a diminué à cause du téléphone, mais il est beaucoup plus probable que le volume total des conversations d'ordre social ait connu une augmentation notable. Le téléphone fut probablement à l'origine d'une augmentation de tous les types de conversations. (53) WURTZEL et TURNER (voir dans ce numéro),
1987, 254 ; LEE, 1980. William MICHELSON a constaté lors d'une
enquête effectuée à Toronto que les gens ont tendance
à téléphoner plus souvent pendant l'hiver qu'au
printemps, sans doute parce qu'ils utilisent le téléphone
pour éviter de se déplacer par temps froid (MICHEL- SON,
1971). Quelques-unes des preuves nous orientent toutefois vers la version forte de l'argument de substitution, selon lequel la disponibilité du téléphone aurait, au cours des ans, encouragé les gens à vivre plus loin les uns des autres, avec une transformation obligatoire des relations face à face en relations téléphoniques, présumées plus faibles. Tel est par exemple le reproche exprimé par le sociologue Ron Westrum : les techniques de communication « autorisent la destruction de la collectivité car elles encouragent... les relations à distance » (55). Nous n'avons aucune preuve que le téléphone ait encouragé la séparation (la mobilité résidentielle aux Etats-Unis a en fait diminué depuis cent et quelques années) (56). Aucun de nos interviewés n'a indiqué une telle tendance, mais peut-être n'y ont-ils pas pensé. Nos preuves n'apportent non plus aucun éclaircissement sur l'hypothèse opposée, selon laquelle les gens se seraient éloignés pour d'autres raisons, par exemple la recherche d'emploi, le téléphone permettant le maintien de relations qui, sans lui, auraient disparu. Quoi qu'il en soit, l'hypothèse selon laquelle une bonne part des rencontres face à face sont devenues téléphoniques conduit à craindre que ce type de relation manque de profondeur sur le plan émotif. Même un publicitaire travaillant pour une compagnie de téléphone n'oserait affirmer que l'appel téléphonique apporte autant d'intimité que le contact visuel ou physique, ou qu'une amitié par téléphone peut être aussi profonde que lorsqu'on partage des repas, des promenades, ou que l'on est simplement côte à côte. Mais il ne s'agit pas de savoir si une conversation téléphonique est aussi riche qu'une conversation face à face : ce n'est probablement pas le cas (57). Il s'agit de savoir si le téléphone permet d'entretenir des relations ou n'apporte qu'une intimité « inauthentique » ? Malcolm Willey et Stuart Rice, analystes pleins de sang- froid, s'inquiètent de voir les contacts sociaux devenir brefs et impersonnels (sous l'effet du téléphone et de l'automobile) et estiment que cela entraîne une perte « de ces valeurs inhérentes aux discussions personnelles plus intimes, prolongées à loisir » (58). Quelle que soit l'importance de ce problème, nous ne sommes pas en mesure de le résoudre directement avec les preuves disponibles. Les études récentes montrent que les gens disent se trouver « plus proches » des amis et parents qui vivent à plus grande distance que de leurs relations proches, même lorsqu'ils les voient régulièrement. Si chacun dépend des personnes qui se trouvent à proximité pour un certain type de sociabilité et d'assistance pratique, on s'adresse aussi souvent aux parents et amis lointains pour obtenir une assistance émotive et pratique dans les moments critiques. Finalement, les Américains disent qu'ils préfèrent une certaine distance entre eux et leurs amis (59). Les principaux critiques affirment cependant que, même si les gens estiment avoir des relations intimes honnêtes et profondes, ils ne se rendent pas compte que les rapports établis par téléphone manquent de telles qualités et sont « inauthentiques ». Il est donc impossible de résoudre cette question à partir des témoignages personnels. Et pourtant, nous ne disposons pas de grand-chose d'autre. Lana Rakow conclut de ses entretiens : « Même pour ceux qui utilisent le téléphone pour le compagnonnage et la conversation, il n'est pas toujours considéré comme un remplacement approprié du bavardage face à face. » La formule « pas toujours » implique que ses répondants le considèrent habituellement comme approprié. A l'occasion d'une enquête effectuée au Canada auprès d'utilisateurs du téléphone d'âge moyen ou avancé, environ les deux tiers des plus de cinquante-cinq ans ont été tout à fait d'accord avec la formule : « J'ai le sentiment que je n'ai qu'à soulever le combiné pour me trouver au milieu de ma famille. » Parmi le groupe de cinquante-quatre ans et moins, 55 % des femmes mais 37 % seulement des hommes étaient du même avis. Les personnes interrogées en Australie par Ann Moyal estiment que « le téléphone joue un role clé et continu dans la construction des relations amicales et familiales (60) ». (55) WESTRUM, 1991. Pour évaluer la qualité des relations sociales voici plus d'un demi-siècle, il faut s'appuyer sur les témoignages personnels plus encore que ne l'ont fait les études récentes. Nos interviewés n'ont jamais firmé qu'ils avaient jugé les relations téléphoniques insatisfaisantes dans les années 20 et 30. Certains critiquaient l'excès de bavardages inutiles au téléphone, mais aucun n'a critiqué l'authenticité des relations téléphoniques (il est vrai toutefois que nous n'avons pas approfondi avec eux cette question particulière). C'est là un problème qui attend des recherches plus subtiles. Enfin, que dire des inconvénients d'un excès de sociabilité - une maison submergée d'appels téléphoniques ou le fait que n'importe qui puisse entendre vos conversations ? Les gens très occupés, les journalistes et, dans ses dernières années, Alexander Graham Bell lui-même, se plaignent d'être dérangés par le téléphone. Lillian Gilbreth, experte en efficacité ménagère, encourage les femmes à organiser leur vie pour éviter les appels téléphoniques ou vivre autour d'eux. (61) Toutefois, les gens ordinaires semblaient avoir peu de reproches de ce genre à exprimer pour les années couvertes par cette étude. Quelques femmes ont dit à Lana Rakow qu'elles se trouvaient obligées d'écouter les problèmes d'autres femmes parce qu'elles étaient atteignables par téléphone. Une femme de Middletown citée plus haut a raconté que les gens s'adressaient à elle parce qu'elle était disponible (mais elle a aussi déclaré que cette interruption valait mieux qu'une visite impromptue) (62), mais les récriminations sur de telles intrusions ne sont pas apparues dans les souvenirs généraux sur les premiers emplois du téléphone, cités précédemment, ou dans nos propres entretiens. Les appels non désirés ne posaient pas non plus beaucoup de problèmes aux spécialistes des bonnes manières ; ils s'inquiétaient plus d'un « bavardage » excessif lors d'appels désirés (le souci provoqué par les appels non désirés pourrait évidemment être plus fort aujourd'hui). Les indiscrétions, par ailleurs, étaient une source d'inquiétude fréquente, surtout sur les lignes rurales. Dès le début du téléphone, les utilisateurs exprimèrent le souci d'être entendus, d'abord et tout simplement par les autres personnes présentes dans la même pièce, car il fallait parler fort, mais aussi par les opérateurs ou les autres abonnés d'une ligne partagée (63). Plusieurs femmes d'agriculteurs de l'Indiana se rappellent joyeusement comment elles écoutaient sur les lignes des fermes : « J'étais aussi indiscrète que tout le monde mais j'apprenais des tas de choses », dit l'une. Une autre commente : « C'est vrai, nous faisions des visites par téléphone et puis nous écoutions les conversations des autres. C'était très amusant. Tout le monde savait ce qui se passait et ce que tous les voisins faisaient. » Une des non-répondantes se rappelle que sa tante, opératrice du standard local, écoutait « toutes les conversations ». Une autre relate, par manière de plaisanterie, que, si sa famille n'appelait pas beaucoup, elle utilisait énormément le téléphone pour écouter les autres. L'indiscrétion sur les lignes rurales provoqua
beaucoup de tapage. Ce fut sans doute l'un des éléments
majeurs dans le cas le plus spectaculaire de controverse suscitée
par le téléphone : la décision des amish de Pennsylvanie
de refuser cet appareil. D'après un récit : Nous pouvons dire en résumé que les Américains du début du XXe siècle n'utilisaient pas le téléphone pour recréer le système de relations personnelles du temps de l'innocence, en dépit des convictions de Marshall McLuhan, des réformateurs de la vie rurale, et des rédacteurs de publicité de AT&T. Toutefois, l'adoption du téléphone encouragea sans doute les gens à avoir des conversations personnelles plus fréquentes avec leurs amis et leurs familles qu'ils n'en avaient l'habitude jusque-là, même si cela conduisit à écourter certaines visites. Entretenir des relations personnelles par téléphone était sans doute chose rare avant le début du XXe siècle, mais devint courant dans les classes moyennes et dans les populations agricoles à partir de 1910 ou 1920. Ce genre de conversation prit une ampleur énorme après le milieu du siècle, époque où le téléphone devint presque universel. Aujourd'hui encore, certains Américains, et en particulier les hommes, ne sont pas devenus des familiers du téléphone et l'utilisent rarement pour bavarder. Sans doute une petite proportion haïssait-elle le téléphone dans ses débuts : c'est peut-être encore le cas pour certains aujourd'hui. Les femmes des classes moyennes et les fermières entretenaient plus souvent des relations par téléphone ; c'est probablement pour elles que cette technologie représenta la plus grande transformation de leur existence. (Les femmes des classes laborieuses habitant les villes ne faisaient pas à cette époque partie des gros usagers du téléphone et nous connaissons peu de choses sur la manière dont elles l'utilisaient.) Si une conversation téléphonique ne remplace pas une rencontre face à face, bien des gens semblent y avoir trouvé une manière satisfaisante - et parfois la seule - de rester « en contact ». L'authenticité des relations fondées sur le téléphone est beaucoup plus difficile à évaluer, mais affirmer son authenticité n'est pour l'instant qu'une hypothèse, hypothèse que la plupart des usagers ne font d'ailleurs pas. Sous un angle plus large, nous ne disposons pas des preuves nécessaires pour juger si les gens, conscients de l'utilité du téléphone pour maintenir une certaine proximité-sociale, ont de ce fait choisi de mettre une distance physique entre eux-mêmes et leur famille et leurs amis. (61) Kenneth HALTMAN cite plusieurs articles du New
York Times dont les auteurs se plaignent de l'intrusion du téléphone,
et un autre daté de 1922 révélant que BELL lui-même
ne voulut jamais avoir le téléphone dans son bureau (HALTMAN,
1990, 343 ; GILBRETH, 1927, 79-81). Un certain nombre de technologies domestiques se répandirent dans les foyers américains au XXe siècle. Ralentis en partie par la Grande Dépression, le téléphone et l'automobile n'ont pas connu une diffusion aussi rapide que les appareils électriques et électroniques. sommaire Quelles sont les conséquences psychologiques du téléphone ? Certains analystes affirment qu'il fait naître
un sentiment de pouvoir - comme l'affirme AT&T (65) - ou d'aliénation,
ou même de sexualité infantile. Les caractères psychologiques
du téléphone ont changé au fil de l'histoire. D'après
John Brooks, les auteurs littéraires et de théâtre
utilisaient le téléphone comme symbole de sophistication
et d'émerveillement avant la Seconde Guerre mondiale, puis ensuite
comme symbole de menace, de violence et d'impuissance (par exemple,
un téléphone posé sur la scène, comme un
fusil, exposé au premier acte se déclenche avant le rideau
final) (66). Nous allons envisager deux thèmes psychologiques
courants avant 1940 : rapidement, le téléphone en tant
qu'emblème de modernité et ensuite, plus longuement, le
téléphone en tant que source de tension. Les publicitaires affirmaient que le téléphone indiquait et produisait une qualité psychologique de modernité. En 1905, une publicité disait aux femmes : « Etre moderne, c'est épargner son temps et ses nerfs en téléphonant ». Pour une publicité de 1909, l'affichette Bell System accrochée près des téléphones payants est « L'enseigne de la civilisation ». Dans les publicités d'autres produits, la scène comprend souvent un téléphone pour associer ces produits à la modernité et à la puissance. D'autres gens rattachaient le téléphone à la modernité : les communautés amish et mennonite se divisèrent à propos du téléphone en partie parce qu'il menaçait de les mettre trop en contact avec le monde moderne (67). Quelque-uns de nos interviewés ont décrit le téléphone en termes suggérant la crainte. L'homme d'Antioch cité au début de cet article indique un sentiment de ce genre. Un homme de Palo Alto, né en 1892, rappelle : « Je me souviens encore de l'installation du premier téléphone chez un voisin. Tout le monde était si anxieux de parler au téléphone. » Une femme de Palo Alto, née en 1895, nous a également dit : « Je me souviens nettement du jour où nous avons eu le téléphone. C'était quelque chose ! » Toutefois, les plus jeunes de nos interviewés et surtout ceux qui ont été élevés en ville montrent plus de nonchalance. Ils sont plus enclins à dire, comme une femme de Palo Alto née en 1909 : « J'ai l'impression qu'on a toujours eu le téléphone. » Une femme d'Antioch née en 1903 note : « Le téléphone n'était pas une affaire si merveilleuse. Ce n'était pas comme si on n'en avait jamais vu. Ils en avaient à la boutique ou chez les voisins. » D'après nos interviewés, le téléphone
était courant, sauf peut-être dans les foyers ruraux, en
Californie du Nord, à partir de 1910. Il n'effrayait ou n'étonnait
personne et ne symbolisait rien de spécial pour les abonnés
si ce n'est peut-être une certaine aisance. D'ailleurs, les journaux
locaux cessèrent vite de s'intéresser au téléphone.
A certains niveaux, la relation entre téléphone et modernité
subsista probablement, subtile et inconsciente, mais exploitable par
les publicitaires. Une cuisine avec téléphone semblait
plus moderne qu'une cuisine sans téléphone. Les preuves
dont nous disposons suggèrent cependant qu'à partir de
1910 bien peu d'Américains jugeaient le téléphone
spectaculaire. (65) Par exemple, une publicité de 1909 intitulée
« The Sixth Sense - the Power of Personal Projection » (Le
sixième sens - le pouvoir de projection personnelle) explique
aux hommes d'affaires que le téléphone « prolonge
votre personnalité jusqu'à ses limites extrêmes
». Une autre, la même année, dit : « Si n'importe
quel homme dans l'Union fait sonner sur son bureau son téléphone
BELL, n'importe quel autre homme, à la plus grande distance possible,
est instantanément à ses ordres. » (Collection Ayer,
National Museum of American History). Rythme, tension et anxiété Le téléphone, comme le notent certains observateurs, accéléra le rythme de vie, obligea les gens à être en alerte et suscita de ce fait un sentiment durable de tension. En 1919, un journaliste britannique déclare : « L'utilisation du téléphone laisse peu de place à la réflexion, n'améliore pas le caractère, et engendre une fébrilité qui n'est pas favorable au bonheur domestique et au confort. » Un auteur financé par AT&T écrit en 1910 que le téléphone fait la vie « plus tendue, alerte, vivante. » En 1976, dans son histoire de AT&T, John Brooks affirme que les premiers téléphones « créaient une nouvelle habitude d'esprit - l'habitude d'être tendu et en alerte, de demander et d'attendre des résultats immédiats, que ce soient en affaires, en amour ou dans les autres formes de relations sociales » (68). Ces jugements correspondent à une réalité intuitive (et seront approuvés avec emphase par les personnes occupées qui se sentent débordées par les appels téléphoniques). Si les gens deviennent anxieux lorsqu'ils sont impatients que leur correspondant réponde à leur appel, ou sont constamment sur les nerfs parce que leur téléphone peut sonner à tout moment, ils sont probablement plus tendus qu'ils ne le seraient sans téléphone. Nous sommes aujourd'hui familiarisés avec ce genre de personnes qui cherchent à se mettre en vacances de téléphone. Mais quelles preuves avons-nous pour confirmer Thypothèse que le téléphone créa une tension chez les Américains de la première moitié du siècle ? Nous pouvons étudier les commentaires des anciens pour y trouver des expressions d'anxiété ou d'irritabilité liées au téléphone. Une femme âgée de ? Indiana rappelle que le téléphone « me faisait peur » et une autre que sa mère avait peur du téléphone car elle avait été frappée par la foudre. Deux femmes de Hoosier déclarent simplement qu'elles n'aimaient pas le téléphone et ne l'utilisaient qu'en cas de nécessité. Quelques-unes de nos répondantes expriment un certain dédain pour le téléphone - « Je ne suis pas une personne à téléphone » - mais sans que l'on puisse déterminer si cela reflète une tension. Une femme de San Rafael, née en 1902, raconte que son mari n'aimait pas le téléphone et qu'il avait horreur qu'elle-même ou ses enfants soient en train de l'utiliser quand il revenait de son travail mais, là non plus, on ne sait pas si ce déplaisir provenait de sa nervosité ou d'une autre source. Sur les trois douzaines de personnes que nous avons interviewées, seules ces quelques-unes ont fait des commentaires pouvant laisser entendre que le téléphone provoquait de l'anxiété. Pour la plupart, la tension n'est pas un élément important des souvenirs touchant au téléphone. L'une des causes de cette tension pourrait être
la crainte de recevoir de mauvaises nouvelles. Une femme a dit à
Lana Rakow qu'au cours de la Première Guerre mondiale les gens
qui n'avaient pas reçu récemment de nouvelles de leurs
fils mobilisés en Europe avaient horreur d'entendre sonner le
téléphone. Une enquête AT&T a constaté
que les gens âgés trouvent désagréable la
sonnerie du téléphone car ils craignent qu'elle ne leur
apporte de mauvaises nouvelles. Pourtant, dans la même étude,
des gens d'âge moyen et les jeunes jugent cette sonnerie stimulante
car elle « promet de mettre fin à l'ennui » (69).
Il semble que les comptes rendus expriment plus souvent des commentaires
de cette sorte. Une femme de ? Indiana déclare : « Nous
en étions très amateurs ; il nous amusait beaucoup. »
Une autre dit en écho : « Nous adorions le téléphone
» (70). Quelques-unes de nos interviewées élevées
dans des fermes appréciaient dans le téléphone
un sentiment de sécurité accru. Un homme d'Antioch, né
en 1911, s'extasie : Pourcentage de foyers ayant le téléphone,
1902-1940. Ces commentaires positifs sont nettement plus nombreux que ceux qui expriment de l'anxiété. L'une des rares études systématiques effectuées
dans les années 30 s'est attachée à étudier
les sentiments exprimés à l'égard de trois formes
de communications. Une société d'étude de marché,
dont on ne connaît pas la source de financement, a interrogé
200 hommes et femmes de quatre villes américaines. Les enquêteurs
ont d'abord demandé aux interviewés ce qu'ils pensaient
que les gens en général éprouvaient, et ce qu'eux-mêmes
ressentaient à l'égard des télégrammes,
du téléphone et des lettres (les réponses à
la question générale et à la question personnelle
étaient les mêmes). La question clé était
: « Sans tenir compte de frais ou du temps, pensez-vous que certaines
personnes soient légèrement mal à l'aise ou hésitent
d'une manière quelconque à... (La liste ci-dessous donne
les pourcentages de réponses affirmatives :) Sur les 66 personnes ayant exprimé un certain malaise quand il s'agissait de faire des appels téléphoniques, près de la moitié se plaignent qu'il soit difficile d'entendre ou de se faire entendre, ou encore d'autres problèmes de services tels que la difficulté à atteindre les interlocuteurs ; 28 % sont intimidés ou ne savent pas quoi dire et 15 % trouvent que l'appel est une perte de temps car les gens parlent trop. Sur les 66 personnes qui se sont dites mal à l'aise de recevoir un appel téléphonique, plusieurs se sont plaintes de mal entendre, plusieurs étaient intimidées quand il s'agissait de parler au téléphone et 38 ont déclaré que c'est « une perte de temps, ennuyeux, dérangeant » (le rapport a regroupé ces trois derniers commentaires). D'après la meilleure estimation, mois de 20 % des 200 personnes interrogées ont exprimé une anxiété à propos de l'utilisation du téléphone. Si l'on y ajoute les intimidés, c'est peut-être 25 %, ou plus, qui expriment une certaine tension à propos de l'usage du téléphone (71). Par contre, la plupart des gens n'aiment pas recevoir des télégrammes parce qu'ils craignent des mauvaises nouvelles ; beaucoup ont horreur d'envoyer des télégrammes pour ne pas faire peur à leur destinataire ; et la plupart détestent écrire des lettres en raison du temps et de l'effort nécessaires ou parce qu'ils ne savent pas bien s'exprimer. Bien peu objectent à recevoir des lettres. Lorsqu'on leur demande leur mode de communication préféré, les répondants classent l'appel téléphonique en premier et l'écriture d'une lettre en dernier (notons toutefois que cette enquête a été effectuée vers la fin de notre période d'étude et peut donc refléter une familiarisation tardive avec le téléphone (72). (68) Chamber's Journal, 1989 : CASSON, 1910, 231
; BROOKS, 1976, 117-18 ; cf. aussi S. KERN, 1976, 91. Nous pouvons aussi envisager quelques enquêtes récentes, mais avec certaines réserves en raison de l'évolution probable des réactions au téléphone, à mesure que cette technologie est devenue plus courante cette technologie est devenue plus courante. Nous avons déjà parlé de l'enquête AT & T au cours de laquelle les interviewés jeunes et d'âge moyen ont déclaré que la sonnerie du téléphone était stimulante. Evaluation des coûts du téléphone
et de l'automobile en pourcentage du salaire d'un ouvrier
dans l'industrie. Benjamin Singer a demandé à 138 résidents de London (Ontario) comment ils réagissaient quand le téléphone sonne à l'heure du repas. 44 % déclarent que cela leur est égal, 15 % sont un peu agacés, et 9 % se mettent en colère. Pour les appels qui les dérangent devant la télévision, moins de 10 % annoncent de l'irritation. Pour en revenir à ce que nous avons dit plus haut, c'est un nombre beaucoup plus important, 30 % des répondants, qui expriment des objections à propos des visites inattendues. Les appels au milieu de la nuit, toutefois, en dérangent ou en mettent en colère 63 %. A la question sur les inconvénients du téléphone, environ la moitié signalent les interruptions ou les appels indésirables. D'une manière générale, même si le dérangement et les appels à un mauvais moment sont considérés comme des problèmes, nos répondants n'ont exprimé qu'une irritation modérée à ce propos (73). Nous pouvons à nouveau consulter les entretiens effectués à Manhattan avec 190 personnes ayant été privées de téléphone pendant trois semaines en 1975. La grande majorité déclarent s'être senties mal à l'aise, isolées, impuissantes et frustrées. Pourtant, près de la moitié affirment que « la vie était moins agitée ». Une minorité substantielle, par conséquent, estime qu'avoir le téléphone rend la vie plus agitée et en même temps renforce leur maîtrise sur leur existence. (Chose ironique, après avoir rapporté ces constatations, les auteurs concluent que, « s'il peut réduire la solitude et le malaise, la contribution probable (du téléphone) au malaise de la personnalisation urbaine ne doit pas être sous-estimée » - sans apporter aucune preuve à l'appui pour démontrer ce qu'est « le malaise de la dépersonnalisation urbaine) (74). Nous pouvons combiner ces éléments en
quelques essais de conclusion. (73) MAYER, 1977, SINGER, 1981, 62-63, 26, 14-15.
Dans les années 10 et 20, les Américains
utilisaient surtout leur téléphone privé à
des fins de sociabilité. Ce n'était pas totalement vrai
pour tout le monde : pour les femmes plus que
pour les nommes, pour les jeunes plus que pour les gens âgés,
pour les personnes grégaires plus que pour les timides. Quel
est le mode de communication que le téléphone remplaça
chez les Américains ? L'automobile fit en fait un sort plus cruel à
la vie sociale. Les Américains riches l'utilisèrent pour
remplacer la voiture à cheval dans les deux premières
décennies du nouveau siècle. Comme les Américains
de classe moyenne et même les fermiers, ils adoptèrent
l'automobile à la place du train pour faire des voyages. A partir
de 1920, beaucoup de gens des classes moyennes urbaines avaient abandonné
le tramway au profit de l'automobile pour aller à leur travail
ou faire leurs courses en ville. Certains observateurs estiment que
la conduite automobile élimina aussi d'autres activités
telles que l'église, les veillées en famille autour du
feu et l'habitude de se courtiser sous la véranda (79). C'est en ce sens que le téléphone comme l'automobile étaient, avant la Seconde Guerre mondiale et dans leurs usages privés, des « technologies de sociabilité » (et donc peut-être de ce fait typiquement « féminines »). Leur utilisation eut pour résultat net de renforcer l'ampleur des activités sociales et de la sorte d'accélérer la vie sociale. La plupart des gens semblent avoir accueilli favorablement cette évolution, du moins consciemment. (77) ARONSON, Téléphone et société.
(Voir dans cette livraison de Réseaux NDLR.)
Notre thème de recherche serait plus spectaculaire si nous pouvions impliquer le téléphone dans ? apparition de certains aspects de la modernité psychologique - la rationalité, l'angoisse, l'anxiété, la déshu- manisation, etc. Les faits disponibles, indiquant que les Américains ont intégré le téléphone à leur vie quotidienne, ne semblent pas se prêter à cette exploitation. Mais il y a quelque chose de plus profond à voir les gens comme des participants actifs, assimilant dans leur existence une transformation matérielle majeure. Sans aucun doute, ces existences y ont subi des transformations, mais qui furent pour la plupart le produit conscient de l'emploi des choses par les hommes, et non pas la prise de contrôle des hommes par les choses. Traduit de l'américain par Florence HERBULOT |