Le Téléphone
au théâtre
Le développement du monologue au XIXe
siècle sest appuyé sur le vaudeville, parce que
le goût du public sest porté à ce genre dramatique
qui se caractérise par des monologues satiriques ayant pris la
forme comique. Dans le monologue du XIXe siècle, le comique a
été exploité par lutilisation du quiproquo,
comme dans les pièces de Feydeau. Mais la révolution romantique
annoncée par Hugo a certainement contribué au développement
de la fonction du monologue. Il est à remarquer que le monologue
hugolien sest caractérisé par la forme classique
avec quelques changements comme la fausse délibération
lorsque le héros veut prendre une décision, mais quil
ne peut pas la prendre. Par ailleurs, à la fin du siècle,
linvention du téléphone a aidé plusieurs
écrivains à écrire des pièces en monologue.
À la fin du XIXe Siècle, un phénomène supplémentaire
apparaît : en 1876, le développement du monologue a véritablement
pris la voie de la technologie.
Pourrait-on parler de « la discontinuité technologique
» provoquée par linvention du téléphone
de Bell ?
Lutilisation de lappareil dans lacte de communication
a -t-elle un effet au niveau de la continuité du discours ?
Cette invention a désormais incité plusieurs auteurs à
écrire leurs pièces reposant sur le téléphone
comme outil de communication entre les personnages.
La relation entre le téléphone et le monologue apparaît
au moment où le coup de fil est sur le point dêtre
interrompu, parce que le locuteur utilisera le mot « Allô
» pour recommencer la communication avec lautre personne.
À partir de cette relation, le monologue peut aussi se caractériser
par le dialogisme lorsque le locuteur se dédouble et se parle
à lui- même dans le téléphone. En dautres
mots, le personnage imagine les répliques de lautre personnage
(imaginaire) auquel il sadresse et imagine y répondre.
Par conséquent, « lun des intérêts majeurs
du téléphone est le caractère technologique quil
donne à la parole, elle-même fondatrice du monologue».
Par exemple, le téléphone est utilisé pour la première
fois en 1882 dans une pièce de Hippolyte Raimond et Paul Burani,
qui sintitule « Le Téléphone » : cest
un vaudeville en un acte qui a été représenté
au Théâtre de lAthénée-Comique. Cette
pièce nous présente une femme qui utilise le téléphone
pour saffranchir de la rencontre de ses amants.
Le rapport entre le monologue et le téléphone se développe
aussi dans « Par Téléphone » de Jules
Legoux en 1883 : un monologue traite le problème de la jalousie
conjugale dune femme dupée par son mari. Dans cette pièce,
on remarque que la présence de lautre apparaît à
partir de la répétition des paroles de lautre personne
avec Madame de Hautefeuille à qui elle parle. Elle a pensé
quune charte conjugale axée sur la jalousie et la confiance
réciproque, mais cette confiance est perdue à cause de
la tromperie de son mari quelle a accidentellement découvert
par le téléphone ...
Par conséquent, cet appareil joue un rôle important dans
le développement du monologue à la fin du XIXe siècle.
Cette invention que Madame de Hautefeuille a remerciée, grâce
au téléphone, elle a bien su comment son mari la
trompé. « La jalousie, ah ! comme je la comprends bien
! Et
et quelle jolie invention le téléphone ! ».
sommaire
Le Téléphone
au théâtre France, 1880-1930 Par Isabelle
Krzywkowski
(Les indications bibliographiques complètes des pièces
étudiées sont fournies dans la titrologie en annexe).
La lettre est sortie de la littérature le jour où le
Narrateur de La Recherche a téléphoné à
sa mère. (E. Fantou)
On sait que lobjet technique est un motif littéraire et
artistique fréquent depuis la fin du XVIIIe siècle. On
se rend souvent moins clairement compte que, si sa présence peut
être motivée par une volonté de réalisme
ou de modernité, elle entraîne aussi la question de son
« traitement » littéraire, pictural, musical, etc.
Souvent, donc, le recours à la technique suppose une double préoccupation
: son intérêt thématique dune part, dautre
part le travail sur les modalités de son utilisation, qui peut
conduire à trouver en lui un nouveau mode de création.
La variété même des interventions proposées
pendant ces journées atteste que le téléphone a
fait lobjet de nombreuses utilisations en art.
Laxe par lequel nous allons laborder permettra de donner
un aperçu de lusage que le théâtre en a fait.
Cest un peu le hasard qui en a déterminé le corpus
: la recherche dans le fichier « Titres » de la Bibliothèque
nationale de France et dans les revues spécialisées de
lépoque a fait apparaître un nombre significatif
dauteurs, de la fin du XIXe siècle à lentre-deux-guerres,
qui non seulement recourt à cet objet, mais le juge suffisamment
expressif pour en faire le titre dune uvre. Nul doute quon
trouverait les mêmes traces dintérêt dans les
autres genres à la même époque, mais les contraintes
du genre théâtral semblent si peu adaptées à
lusage du téléphone que cette étude devenait
une occasion de mettre en évidence la manière dont la
littérature se saisit, thématiquement, mais aussi formellement,
dun nouvel objet.
Ainsi, au théâtre aussi, le téléphone peut
remplacer la lettre, et dautres choses encore, comme lexplique
un des personnages de "Le Téléphone en amour"
:
Que le téléphone rend donc de services !
Au lieu
de mettre les domestiques dans la confidence, ou bien dêtre
obligé daller porter soi-même des cartes-télégrammes
à la poste pour se fixer rendez-vous, aussitôt que le mari
sabsente, vite, un coup de téléphone, et on a en
deux minutes la demande et la réponse (1) .
1 - A. Damocède, Le Téléphone en amour, 1898,
sc. 4.
Gageons que le téléphone ne se borne pas à faire
évoluer les murs amoureuses et que labsence des domestiques
ou les réponses à distance pourraient bien contribuer
à faire évoluer les murs théâtrales
Sil est toujours intéressant de constater quun objet
peut faire lobjet dun titre, les éléments
fournis par cette titrologie ne manquent pas dintérêt.
Peu de situations précises sont évoquées (trois
mariages, une histoire damour, une demande de décoration)
et deux seulement font directement référence à
un fait dépoque : lexistence de « centraux
téléphoniques » tenus par les « demoiselles
du téléphone ». Pour le reste, les « surprises
» et les « farces » fonctionnent comme des références
internes au théâtre, particulièrement au genre comique
(voir les « Gaietés » ou les « Joies »,
qui constituent dailleurs des antiphrases : on sénerve
beaucoup au téléphone à lépoque !).
Mais la plupart des titres renvoient à la simple « situation
» (2) « au téléphone », qui semble pour
lessentiel exploitée par le vaudeville (on ne trouve, outre
La Voix humaine de Cocteau, quun seul mélodrame).
Il y a cependant lieu de sétonner de la récurrence
de ce sujet et de la volonté dexploiter théâtralement
une situation (pour nous du moins) très quotidienne, apparemment
si pauvre en intrigue et surtout qui suppose un personnage
absent
paradoxe dont lauteur dramatique ne semble pouvoir se sortir
quavec beaucoup dhabileté
Pourtant, si lon en croit Cocteau, le téléphone
est devenu, en 1930 (en 1927 pour la rédaction de La Voix humaine),
« laccessoire banal des pièces modernes » (3).
Cest bien ce que cette titrologie semble confirmer, avec un rapport
de dates intéressant : le sujet apparaît très tôt
(1882 au moins), puis lon constate un vide dans les années
1910 / 1920 et une reprise dans les années 1920 / 1930, avant
de voir le sujet pratiquement disparaître, dans les titres du
moins, jusquaux années 1980 (4), ce qui correspond historiquement
aux différentes améliorations techniques (passage de la
batterie locale à la batterie centrale vers 1920), jusquà
linstallation de « lautomatique » (5), à
la suite de laquelle son usage sest banalisé (6).
2 - Le terme renvoie bien sûr à louvrage contemporain
de Georges Polti, Les Trente-six Situations dramatiques, Paris, Mercure
de France, 1895, qui répertorie et classe des structures récurrentes
au théâtre.
3 - Jean Cocteau, préface à La Voix humaine [1927], Paris,
Stock, 1930, cité dans Paris, Gallimard, « La Pochothèque
», 1995, p. 1093.
4 - On notera que cette bibliographie étant titrologique, elle
ne permet évidemment pas de rendre compte de lutilisation
du téléphone au théâtre en général
; elle peut cependant être considérée comme un «
symptôme » pertinent.
5 - Le premier central automatique en France est celui de Nice, installé
en octobre 1913, mais la mise systématique en automatique nest
entreprise que vers 1925. La France du tournant du siècle est
en retard sur les U.S.A. et plusieurs autres pays européens :
on compte en 1900 un téléphone pour 60 habitants aux U.S.A.,
pour 115 en Suède, 129 en Suisse et 397 en Allemagne, alors quil
ny en a encore quun pour 1216 habitants en France. Sur lhistoire
des réseaux téléphoniques, on pourra entre autres
se reporter, en français, à Clairette Hajdu, Au Cur
du téléphone : histoire des instal, [Pantin],
Le Temps des cerises, 1995 ; Le Téléphone à la
Belle Époque, Paul Charbon (éd.), Bruxelles, éditions
Libro-sciences, 1976 ; « Le Téléphone de 1850 à
1914 », Histoire de la Poste et des télécommunications,
actes du 7e colloque de la F.N.A.R.H., t. 2, 1992.
"La voix humaine"
(consultez le texte en pdf) pièce de théâtre
en un acte de Jean Cocteau écrite en 1927.
La Voix Humaine est lune des uvres
majeures du théâtre de Cocteau. Depuis qu'il a été
écrit, ce monologue n'a jamais cessé d'être
joué dans le monde entier. Il met en scène une femme
quittée, parlant au téléphone pour la dernière
fois à lhomme qui la trahie.
« Ce qui surtout est émouvant ici, cest la situation
elle-même, ce drame de la présence-absence, ce dialogue-monologue
; et ce qui fait de cette scène rapide une vraie tragédie,
cest cet appareil insensible, image de la fatalité,
plutôt que les paroles quil apporte et emporte. »
(Pierre Bost, Revue hebdomadaire, mars 1930.)
Étonnante de modernité, universelle, La Voix Humaine
continue dinspirer. En 1958, Francis Poulenc, qui est un proche
de Jean Cocteau de longue date, en tire une tragédie lyrique
en un acte, créée et jouée le 6 février
1959, salle Favart à Paris, avec la soprano Denise Duval.
"Par un curieux mystère ce n'est qu'au bout de quarante
ans d'amitié que j'ai collaboré avec Cocteau. Je pense
qu'il me fallait beaucoup expérience pour respecter la parfaite
construction de La Voix Humaine qui doit être, musicalement,
le contraire d'une improvisation", écrivit Francis Poulenc.
Ce à quoi Cocteau répondit : "Mon cher Francis,
tu as fixé une fois pour toutes, la façon de dire
mon texte."
En 1964, le texte de La Voix Humaine est enregistré en une
seule prise chez Simone Signoret, dans son appartement, place Dauphine
à Paris. Selon le producteur Jacques Canetti, cet enregistrement
est lun des plus beaux quil ait vécu et réalisé.
Il obtient la même année le Grand Prix du Disque.
En 2021, Pedro Almodóvar devrait faire son retour au cinéma
avec un court-métrage expérimental de 29 minutes librement
adapté de La Voix Humaine, filmé à Madrid,
où Tilda Swinton tient le rôle principal. En 1987,
l'extrait final de la pièce fut déjà joué
dans le film de Pedro Almodóvar La Loi du désir.

Présentation de La Voix Humaine, dans une version encadrée,
lors de son exposition au Musée d'Art Moderne de Paris |
La remarque de Cocteau fait apparaître un autre
élément important : le téléphone est un
objet « moderne », sans doute même est-il chargé,
comme la plupart des machines, dincarner la « modernité
». Dans les pièces qui vont nous occuper, qui sont rien
moins quun théâtre davant-garde, il suffit
même le plus souvent à la signifier : être abonné,
cest être un « homme de progrès » (7),
et il nest guère besoin de recourir à dautres
machines. En revanche, ce théâtre se préoccupera
de mettre en scène les habitudes particulières qui découlent
de lusage, que ce soit la manière dont on utilise lobjet
ou les situations de parole provoquées par lintermédiaire
dun central non automatique.
À lévidence, donc, le téléphone permet
de conjoindre la touche de modernité, la quotidienneté
et la théâtralité nécessaires au «
théâtre de boulevard ». Mais si son usage est, de
fait, immédiatement récupéré par les situations
archétypales du vaudeville, nous verrons que sa présence
entraîne une véritable réflexion sur le genre et
la pratique du théâtre : le téléphone contient
un potentiel dramaturgique et dramatique certain, car il pose des problèmes
de jeu, de mise en scène, de théâtralité,
voire décriture. Dans la mesure, en effet, où il
est lié à la voix (8), il se devait dintéresser
le théâtre ; mais dans la mesure où il suppose une
voix absente, il ouvre sur une situation théâtrale paradoxale
qui obligera les auteurs à trouver des mises en forme (en scène
ou en écriture) originales.
6 - Lobjet, bien sûr, na pas disparu
du champ artistique, mais il ny entre plus, bien souvent, que
comme un élément du décor quotidien. Régulièrement
cependant sortent des uvres qui tentent den proposer une
utilisation originale.
7 - Maurice Hennequin, Un mariage au téléphone, 1888,
p. 12.
8 - Notons dailleurs quà la même époque,
le « théâtrophone
» de Clément Ader permettait découter chez
soi une pièce ou un concert.
sommaire
Thèmes et situations
Linventaire des situations et des thèmes dans lesquels
le téléphone apparaît est, du moins pour le corpus
qui nous intéresse, assez rapide à établir.
On y retrouve, bien sûr, les thèmes majeurs du vaudeville.
Ladultère, dabord, comme chez Damocède, Marsan,
Suzanne Chebroux, ou Zamacoïs, y trouve de nouvelles ressources
: un mari entend sa femme le tromper grâce au téléphone,
une femme ne cesse de sassurer que son mari est au travail pendant
quelle se fait courtiser par son amant, ce qui, bien entendu,
nuit quelque peu aux épanchements (9). Dune manière
générale, le téléphone est un outil de tromperie,
qui permet en particulier de mentir sur le lieu ou létat
dans lequel on se trouve (10) .
Il sert, par ailleurs, à se mettre daccord sur toutes sortes
de choses, depuis les demandes en mariage (11), jusquaux demandes
de décoration (12), situations dont le comique tient bien sûr
à la brièveté de la manuvre, eu égard
à limportance de lengagement. Il va de soi que, dans
le même ordre didée, il est dun grand secours
aux amants qui, non contents de pouvoir prendre rendez-vous en toute
facilité, profitent souvent de cette conversation différée
pour goûter un premier aperçu des plaisirs qui les attendent
(13) ; je ne résiste pas au plaisir de faire revivre ce
succulent « dialogue » dAndré Pascal :
Au revoir ma chérie. (Elle lui embrasse la main tout en écoutant
à lappareil. Madeleine sort. À lappareil)
À présent je suis seule
oui, elle est partie
Ouf ! (Éclats de rire) Oui, mon chéri, je vais
minstaller à mon aise
(Prenant lappareil et
se dirigeant vers le divan) Toi, viens avec moi. (Sinstallant
sur le divan) Ça y est, je suis étendue sur le divan
avec toi naturellement
très confortablement. Nous allons
pouvoir bavarder un bon moment. Oui, je lui ai dit que jétais
en communication avec ma sur
Tu ne comprenais pas, mon pauvre
chéri [
] Si je taime ? Quelle question ! Ça
te fait plaisir quand je te le dis ?
Même par téléphone
? Je nai pas pu mendormir
Jai pensé à
toi toute la journée [
] Le téléphone a du
bon
Il me semble que tu es là près de moi
Veux-tu être convenable
Comment ? Si jai compris ?
Bien sûr, jai compris
mais oui
Non, tais-toi
tais-toi
Assez
Assez
moi aussi
[
] Attends
jéteins
lélectricité
Pourquoi ? par habitude
Non !
tais-toi
tais-toi donc
je suis bête !
Je tadore quand tu me dis cela
Rideau (14)
9 - A. Damocède, op. cit. (le mari et lépouse
utilisent chacun le téléphone pour arranger leurs rendez-vous
galants) ; Maurice de Marsan, Par téléphone, 1902 (un
mari apprend grâce au téléphone que sa femme le
trompe avec leur voisin) ; Suzanne Chebroux, Allô, cest
moi, Edgar !, 1904 (un homme parle au mari en croyant parler à
la femme) ; Miguel Zamacoïs, Au bout du fil, 1903 (un homme reçoit
une femme qui naccepte de devenir sa maîtresse que sil
installe un téléphone pour quelle puisse rassurer
son mari).
10 - Hippolyte Raimond et Paul Burani, Le Téléphone, 1882
(une femme utilise le téléphone pour éviter la
rencontre de ses deux amants) ; Miguel Zamacoïs, Deux femmes et
un téléphone, 1920 (deux amants font un poisson davril
à leur maîtresse en leur annonçant leur rupture
par téléphone) ; Jean Cocteau, op. cit. ; Pierre Valdagne,
Allô ! Allô !, 1886 (un mari se réconcilie avec sa
femme en croyant parler à une autre au téléphone,
alors que celle-ci est chez son amant bien entendu le meilleur
ami du mari).
11 - Maurice Hennequin, op. cit., 1888 (un exilé qui croit que
sa fiancée la trahi oblige un notaire à lui arranger
un autre mariage par téléphone) ; Louis de La Garde, Un
mariage par téléphone, 1893 (arrestation erronée
dun père et de son fils suite à un quiproquo téléphonique)
; E. du Tesch, Par téléphone, 1909 (des fiancés
se téléphonent journellement à linsu de leurs
parents) ; André Mouëzy-Éon, « Les Joies du
téléphone » [1942?] (suite de disputes et de quiproquos
téléphoniques).
12 - Paul Deroyre, Décoré par téléphone
[1908?] (un homme appelle un ministre pour obtenir une décoration).
13 - Friedrich Kittler montre du reste que le motif du téléphone
repose souvent en littérature sur des connotations érotiques
(Voir Grammophon Film Typewriter, Berlin, Brinkmann et Bose, 1986, p.
87-93).
14 - André Pascal, Tout sarrange, s.l., s.é., s.d.
[1925?], p. 121-122 (la présidente dune association de
bienfaisance arrange tout, y compris ses rendez-vous amoureux, par téléphone).
Voir aussi Octave Pradels, « Les Gaietés du téléphone
», 1905 (une femme tente de joindre son couturier et tombe sur
un inconnu qui lui fait la cour par téléphone) ; Jules
Legoux, Par téléphone, 1883 (une femme appelle sa couturière
et croit comprendre que son fiancé la trompe), ainsi que Damocède
et Du Tesch.
Bien quapparemment moins souvent, le mélodrame y trouve
aussi la possibilité de renouveler ses thèmes par le biais
de cet outil « mystérieux, surnaturel » (15) ; le
seul exemple rencontré ne manque pas dintérêt,
puisquil sagit dune pièce écrite pour
le Grand Guignol où, contrairement aux habitudes qui rendirent
ce théâtre célèbre, lassassinat nest
justement pas réalisé sur scène, mais perçu
par téléphone : « on les tue ! on les égorge
» le rideau tombe sur ces cris du mari qui tient le téléphone
en main (16).
Mais on trouve également des scènes, voire des intrigues
spécifiquement liées à la pratique du téléphone.
Dans les premières années surtout, plusieurs pièces
prennent pour sujet lapprentissage du téléphone
(17), ce qui donne lieu à toutes sortes deffets comiques
: confusion entre la sonnette de la porte dentrée et la
sonnerie du téléphone (18), incompréhension de
lonomatopée « allo », représentation
de lincapacité de certains à comprendre le fonctionnement
de lobjet (19). Très tôt lon voit également
apparaître des situations où le téléphone
est utilisé de manière quotidienne, pour les affaires
(20), les courses (21), les rendez-vous (22), lamusement (23)
aussi. Sa présence donne alors lieu à des considérations
sur le progrès (24), la rapidité nouvelle des communications
et les problèmes que cela pose ; il est cependant relativement
rare que les commentaires ou les critiques soient explicites : la pièce
de Roche dénonce par exemple les travers dune communication
qui sépare les gens (25) , mais seule la pièce de Louis
de La Garde se construit sur lopposition de deux opinions (le
père contre le fils). Certaines pièces, en revanche, ont
pour unique sujet la pratique du téléphone, cest-à-dire
la représentation dune conversation dont le seul intérêt
est dêtre passée par téléphone (26).
15 - André de Lorde et Charles Foley, Au Téléphone
,
Paris, Librairie Molière, s.d. [1901?], p. 28 (un homme entend
lassassinat de sa famille par téléphone). Cette
pièce connaît un parcours intéressant : créée
le 28 novembre 1901 au théâtre Antoine, avec André
Antoine et Jean Kemm, reprise par Firmin Gémier, reçue
en 1913 à la Comédie française, mais retirée
en octobre 1921 par les auteurs, qui estimaient quils avaient
attendu assez longtemps de la voir monter et la donnent alors au théâtre
du Grand Guignol.
16 - Ibid., p. 30.
17 - Par exemple M. Tournebroche, Le Téléphone, 1897 (description
des procédures dun coup de téléphone pour
inviter quelquun à dîner) ou Jehan dAgno, Le
Gendarme par téléphone, 1902 (un gendarme tente de faire
venir du renfort mais ignore comment se servir du téléphone
: il écrit, il sadresse à lui, etc.) ; voir aussi
le personnage de la bonne chez Raymond et Burani ou de Lorde et Foley,
ou lhéroïne de Pradels.
18 - Zamacoïs, Au Bout du fil, 1903 (lamant qui équipe
sa maison pour obéir aux desiderata de sa maîtresse fait
des essais sur sa nouvelle installation).
19 - À noter quon trouve chez une héroïne de
Zamacoïs lidée que lénervement peut nuire
au bon passage du courant (Zamacoïs, Deux femmes et un téléphone,
1920, p. 11), preuve que le fonctionnement du téléphone
reste incompréhensible à beaucoup.
20 - Par exemple La Garde, op. cit., p. 7, 30, etc. ; de Lorde et Foley
(le téléphone est « indispensable en affaire »)
; Pascal, op. cit., acte I. Seule la pièce de Jacques Cossin,
Allo Blima
ici 283 (1936) présente une situation plus exceptionnelle
(une station météorologique en plein Sahara, où
le téléphone, unique point de contact avec la civilisation,
sert à transmettre quotidiennement des informations chiffrées
sur le temps et, finalement, lannonce du décès du
dernier arrivé).
21 - Cest le prétexte des pièces de Legoux, Pradels,
Mouëzy-Éon, A. Ducasse-Harispe (« Le Téléphone
! mon cauchemar
» [1928?], où lon assiste à
la dispute dun abonné avec une téléphoniste).
22 - Guy Dorrez, Les Surprises du téléphone, 1931 (un
homme tente vainement de joindre un ami pour linviter à
une promenade) ; Paul Croiset, Arthur au téléphone, 1930
(un garçon fait peur à son frère grâce au
téléphone).
23 - Chez de Lorde et Foley, un des personnages féminins explique
quelle adore téléphoner à des amis, à
des célébrités (Edmond Rostand, la Belle Otero),
ou même composer un numéro au hasard. Voir aussi La Farce
du téléphone, dHenri Farémont (1935) où
des enfants recourent au téléphone pour obtenir les réponses
de leurs exercices scolaires.
24 - La Garde, op. cit., sc. 1 et 10 ; de Lorde et Foley, op. cit.,
p. 25, 27, 28, etc. ; Marsan parle de « merveilleuse invention
» (op. cit., p. 9).
25 - Voir aussi les plaintes des personnages de M. de Savoie, Le
Téléphone, 1888 (un mari reçoit la déclaration
que son propriétaire, qui vient de leur offrir le téléphone,
croit faire à sa femme), Pradels, Dorrez, Mouëzy-Éon
ou Ducasse-Harispe, mais il sagit le plus souvent de déboires
liés aux difficultés de la communication, comme lillustre
également le « Duo téléphonique » de
Mac Nab, fondé sur une série dincompréhensions.
26 Par exemple Ducasse-Harispe, Pradels, Dorrez, ou Mouëzy-Éon.
Il faut alors accorder une place particulière à ce qui
savère le principal lieu commun de lépoque
en ce qui concerne le téléphone : les « demoiselles
» qui font naître tant dénervement et de fantasmes
quon leur consacre même des chansons (27) . De très
nombreux textes mentionnent le processus à suivre et la difficulté
que connaît lusager dalors : brouillage des voix,
interruptions constantes, interventions de tiers, retards font souvent
naître des colères dont les employées font régulièrement
les frais, et transforment bien souvent lexpérience, comme
le dit Ducasse-Harispe, en un « cauchemar » (28). Antony
Mars et Maurice Desvallières y puisent les péripéties
dun premier acte qui se passe au « Bureau central des Téléphones
» : le spectateur voit défiler les « demoiselles
», leur surveillante et un inspecteur, reçoit le compte
rendu des insultes ou des tentatives de séduction par téléphone,
assiste à des écoutes clandestines et aux commentaires
que tout cela fait naître, lensemble dans un rapport assez
lâche avec les deux actes qui vont suivre (29). Roche consacre
un monologue à cette « demoiselle » qui devient un
parangon de morale hypocrite :
Dring ! Dring ! Quest-ce quil y a encore ? Un abonné
qui demande la communication. Vous pouvez attendre, Monsieur. Vous croyez
que je me vais me tuer pour mettre en communication des bavards, des
amoureux. Je me repose. Je suis fatiguée. [
] Je suis une
philosophe. [
] Ah ! si lon ne parlait jamais, que de malheurs
on éviterait.
Mais le mal est plus grand aujourdhui quil y a ces fameux
téléphones, grâce auxquels on na même
plus la peine de se déranger pour converser avec les gens. Un
monsieur, bien tranquille dans son bureau, sévite cent
visites. Il lui faudrait un grand mois pour aller chez Pierre et Paul,
dire du mal de son prochain, combiner des affaires louches, préparer
de mauvais coups. En une heure, il fait tout cela ; heureusement que
nous sommes là, pour mettre bon ordre à un tas dabus.
Dring ! Dring ! Vous êtes bien pressé, Monsieur. Les gens
honnêtes ne sont jamais si hâtés. Je ne parle pas
en étourdie, qui ne sait pas ce quelle dit. Jécoute,
allez, toutes les conversations et jen apprends de belles (30)
.
Le téléphone peut donc être « récupéré
» pour rajeunir des situations stéréotypées
; mais il peut aussi comme certains titres invitent à
le penser offrir des situations inusitées dont la mise
en scène devient la finalité même de la pièce.
27 Par exemple « La Demoiselle du téléphone »
de Dominus, repris dans Les Refrains de la Butte, Paris, Plessis, 1904.
28 Voir Pradels, La Garde, Ducasse-Harispe, Deroyre, Mouëzy-Éon,
Dorrez.
29 Antony Mars et Maurice Desvallières, La Demoiselle du téléphone,
1891
30 E. Roche, La Demoiselle du téléphone, s.d. [v. 1930]
sommaire
Dramaturgie téléphonique
On comprend que lintérêt premier du téléphone
est de permettre le renouvellement dun certain nombre de procédés
comiques traditionnels, en particulier les scènes de quiproquo
qui trouvent ainsi des justifications inédites : la mauvaise
qualité de la conversation dégénère parfois
en un dialogue
de sourds (Mac Nab) ; les erreurs de numérotation
peuvent provoquer des arrestations injustes (chez lAbbé
Bernard ou La Garde), ou encore des « rencontres » imprévues
(comme cette jeune femme quun inconnu tente de séduire
par téléphone chez Pradels) ; le « défaut
didentité », dû au fait quon oublie parfois
de demander le nom de linterlocuteur invisible, conduit à
des arrivées inattendues (les deux amants qui se retrouvent chez
Raymond et Burani, ou lamant qui téléphone au mari
chez Damocède) ou à des interprétations erronées
(chez Legoux, une dame se croit trompée par son futur époux)
; enfin, lécoute à distance permet dentendre
ce que lon aurait dû ignorer (Marsan), ou fait dire ce que
lon aurait dû taire (le héros de Mouëzy-Éon
insulte sa future belle-mère, la femme du personnage de Tournebroche
traite son ami de « vieux pot », Edgar parle au mari en
croyant parler à sa maîtresse chez S. Chebroux, tandis
que le mari reçoit les invitations dun soupirant chez Maurice
de Savoie).
Les insuffisances de la conversation téléphonique donnent
également lieu à dassez nombreux jeux de mots, en
particulier ceux qui ont trait à lonomatopée «
allo », déclinée en « à leau
» (« cest un porteur deau ? Non, cest
lappel pour voir si ça fonctionne bien »), «
à lot » (« Allo ? oui, à lot
Allo ? Non je ne les ai pas jeté à leau.
Allo ? oui, à lot, à loterie »), etc.(31).
31 - Raymond et Burani, op. cit., p. 6-7 ; Deroyre, op. cit., 1910,
p. 7. Voir aussi Legoux, op. cit., p. 9 [« Allons, allons (Prononcer
alô, alô.) Drôle dentrée en conversation
! »] ; Zamacoïs, op. cit., 1903, sc. 1 ; ou encore Deroyre
ou Dorrez, chez qui les dialogues sont parsemés de jeux de mots
dus à la mauvaise qualité de la communication. À
noter qu« Allo » est assez fréquemment utilisé
comme titre, même lorsquil nest pas question de téléphone,
comme dans la « revue féerique » de Gorsse et Nanteuil,
Allo !
de Vichy !
(1906).
Les mécompréhensions sont la source dun assez grand
nombre de situations comiques, qui restent cependant pour la plupart,
il faut le reconnaître, assez attendues et répétitives.
Il est donc plus intéressant de voir les conséquences
que la présence du téléphone a sur la mise en scène.
Notons dabord que lobjet lui-même est souvent le seul
élément de décor mentionné ; Damocède
précise même que « le reste est facultatif »
et certains auteurs vont jusquà envisager des aménagements
spéciaux : Louis de La Garde, par exemple, propose un trucage
recourant à une voix extérieure, Jules Legoux explique
comment construire un faux téléphone.
Surtout, la présence de lobjet commande certains gestes
et attitudes que les auteurs le plus souvent précisent en didascalies
: tourner la manivelle, appuyer sur un bouton, se saisir de lappareil
qui symbolise le lien avec linterlocuteur (on a vu que, chez André
Pascal, il devient le substitut du corps de lamant, idée
que Cocteau utilisera également dans La Voix humaine (32) ou
au contraire le rejeter (comme chez Pradels ou Ducasse-Harispe).
De fait, lintérêt majeur de lobjet est sans
doute le jeu quil permet dans le rapport du présent (sur
scène) à labsent (hors scène donc
a priori hors pièce
). Certains auteurs recourent aux changements
de lieux : chez de Lorde et Foley ou chez Marsan, le personnage masculin
quitte sa famille au premier acte, et le second le montre téléphonant
chez lui depuis une autre demeure ; ce déplacement, en impliquant
un changement dacte qui permet le changement de décor,
crée un effet de suspens ; mais il utilise aussi une qualité
particulière du téléphone, celle de « présentifier
» labsent, pour rassurer :
Téléphonez, ça nous fera de la distraction [
]
Dentendre sa voix au bout du fil là
ça sera
un peu
comme sil était au milieu de nous ! [
]
Ah ! cet instrument, cest une belle invention tout de même
Vlà Monsieur à plusieurs lieues
et il va nous
causer comme sil était près de nous, dans cette
chambre ! [
] Bien sûr quand jentendrai sa voix, ça
me calmera
je naurai plus peur
cest déjà
comme si Monsieur était là. (33)
Cette situation paradoxale au théâtre, où rien nexiste
en dehors de la scène, est particulièrement efficace lorsquil
sagit, comme dans les deux pièces que nous venons de citer,
de faire entendre sans les voir un assassinat ou un adultère
: le caractère dramatique (même dans une situation a priori
comique, comme chez Marsan) est bien sûr augmenté de ce
que le spectateur, relayé par celui qui téléphone,
se voit obligé dimaginer la situation.
32 - Cocteau énumère les différentes attitudes
du personnage dans la note liminaire intitulée « Décor
» et les utilise pour ponctuer les différentes phases de
la pièce (op. cit., p. 1095-1096).
33 - André de Lorde et Charles Foley, op. cit., p. 25.
Le téléphone autorise donc un dédoublement tout
à fait intéressant au théâtre entre le fait
et le dit. Certains personnages, qui ne prennent pas conscience de la
distance (puisque, jusqualors, la voix impliquait la présence34),
se conduisent comme si leur interlocuteur leur faisait face. Ceci donne
bien sûr lieu à de nouveaux effets comiques : une jeune
femme qui sagenouille pour implorer la téléphoniste
de lui passer le numéro quelle demande chez Pradels, un
rond-de-cuir ridicule qui se met au garde-à-vous lorsquil
croit parler au ministre chez Deroyre, un mari en colère qui
frappe lappareil à défaut de lamant, chez
Savoie, ou encore, chez Marsan, un mari qui sénerve contre
sa femme quil entend le tromper parce que le téléphone
a été mal raccroché :
Ah ! cest comme ça ! (Il crie sur la plaque) Eh bien je
vais vous faire voir si je suis parti !
Adèle ! je te défends
tu entends
Je suis là
je suis là
Et
vous
sortez
si vous ne voulez pas que je vous flanque par
la fenêtre
sortez
Monsieur, je vous chasse !
[
] Ah ! les canailles ! les canailles !
Il lembrasse
et elle rit
Oh !
(Hurlant) Nous nous retrouverons Monsieur
!
(Atterré) Mais cest quils ne mentendent
pas !
Ah ! Ah ! Ah ! Non ! par exemple je ne veux pas voir ça
! (Il repousse lappareil avec dégoût) [
] ils
sont en train de me faire cocu
! (35)
On voit que lusage du téléphone dispose dune
gestuelle pour exprimer quon ne parvient pas à prendre
en compte labsence (36).
34 - Lune des critiques principales que recevra le téléphone
tient à ce pouvoir de désincarnation de la voix. Voir
à ce sujet les commentaires de Laurence Dahan-Gaida sur une lettre
de Kafka à Milena en mars 1922, où celui-ci considère
le téléphone comme ce qui contribue à éliminer
« le fantomatique entre les hommes » (cité dans Laurence
Dahan-Gaida, « La Science et ses uvres : de la créature
artificielle à la création littéraire »,
LHomme artificiel, Paris, Ellipses, 1999, p. 128-129).
35 Marsan, op. cit., p. 10.
36 On sait dailleurs que la contemplation dune personne
enfermée à parler dans une cabine téléphonique
sera pour Camus lun des exemples de labsurde (Le Mythe de
Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, cité dans Paris, Gallimard,
coll. « Idées », 1979, p. 29).
La conversation téléphonique permet ainsi de créer
un lien de complicité avec le spectateur, seul susceptible didentifier
le décalage entre les paroles et les actes ou les pensées.
Parfois, la présence dun tiers sur scène justifie
des explications, des commentaires sur la conversation ; Pascal joue
de ce procédé pour créer des effets de double sens.
Dautres, comme Raymond et Burani ou Zamacoïs, y trouvent
un élément de dynamique pour lintrigue : chez ce
dernier, le spectateur assiste au parcours purement verbal dune
femme qui sinvente des occupations pour cacher à son mari
quelle lui téléphone depuis lappartement de
son amant ; là encore, lextérieur est convoqué
par lintermédiaire du téléphone, mais sur
un mode comique. La pièce de Cocteau repose en grande partie
sur cette technique, mais dans une visée pathétique quil
est un des rares à avoir aperçue et dont la mise en scène
peut jouer de manière assez saisissante : lhéroïne
vue par le spectateur diffère totalement de lhéroïne
telle quelle se décrit à son interlocuteur invisible.
Le mensonge que permet la distance variante intéressante
dune situation de « théâtre dans le théâtre
» prend un caractère dramatique, et Cocteau parvient
à des effets de tension efficaces : jusquà quel
point sa voix ne la trahira-t-elle pas ? Jusquà quel point
parviendra-t-elle à tenir son mensonge ?
Le téléphone intervient donc différemment de la
plupart des accessoires de théâtre (37) : alors que lobjet,
au théâtre, a souvent pour fonction de montrer ce que les
mots ne peuvent que suggérer (un état desprit, un
trait de caractère), le téléphone au contraire
sépare la parole de laction : cest le lieu dune
parole sans corps, tout à fait paradoxale sur scène. Or
le théâtre se saisit de cette fragmentation : le téléphone,
plus que tout autre objet, fait apparaître le hors-scène
et donne au spectateur, en créant un effet de contraste, le plaisir
dun savoir partagé avec le personnage : voilà bien
un fonctionnement intéressant de lénonciation théâtrale.
sommaire
Écriture dramatique
Si le recours au téléphone savère un support
très riche de la mise en scène, il impose également,
du fait même de ces conditions dénonciation particulières,
des contraintes à lécriture dramatique (38) . Celles-ci
sont, pour la plupart, liées à ce paradoxe de la «
figure absente ».
Cocteau explique, dans sa préface à La Voix humaine, que
la pièce est née de sa fascination pour « la singularité
grave des timbres, léternité des silences »
et le « désaccord de rythme » entre les personnes
(39). Il lentendait, il est vrai, dun point de vue psychologique
; mais de fait, la conversation téléphonique répond
à un rythme propre une fois encore paradoxal au théâtre,
puisquil est constitué de blancs.
Le rythme, pour un abonné du début du siècle, est
dabord fait dinterruptions : brouillages, parasites, tierce
personne, conversations parallèles, déconnexion impromptue,
intervention soudaine des standardistes viennent en permanence gêner
le flux de parole, la continuité du dialogue ; il y a, pour ainsi
dire, deux paroles qui alternent, avec leur sujet, leur ton, leur rythme
même, propres. Les auteurs de ce corpus ont presque tous été
sensibles à cette situation dont lintérêt
est multiple : outre les scènes quelle permet (quiproquos,
colères), elle peut créer des effets de retardement comiques,
voire de suspens dramatiques ou pathétiques ; Cocteau fait ainsi
de ces pauses nécessaires le marqueur des différentes
phases
du dialogue.
37 - Voir par exemple le « classement textuel de lobjet
» (utilitaire / référentiel / symbolique) que propose
Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre, Paris, Éditions
sociales, 1977, rééd. 1982, p. 180.
38 - Pierre Larthomas suggère dans son étude sur Le Langage
dramatique quil pourrait être intéressant danalyser
la nature des rapports entre les accessoires et les éléments
verbaux (II, 3, « Le Décor », Paris, Colin, 1972).
Il me semble quon a ici un assez bon exemple de cette influence
de lobjet sur lécriture.
39 Jean Cocteau, op. cit., p. 1093 et 1090.
Plusieurs auteurs tentent même dintégrer ces silences
à la dramaturgie, utilisant le téléphone comme
une variante intéressante du monologue (40). Certains signalent
le problème :
« Pendant le dialogue au téléphone, les artistes
devront faire attention de laisser entre chaque phrase le temps matériel
de la réponse », « le trait indique lintervalle
pendant lequel est censée se faire la réponse »
(41). Apparaît alors un discours troué, haché, peu
conforme au langage dramatique, même sil ne sécarte
pas dun des plus vieux ressorts du comique (le principe de la
communication perturbée) et proche du monologue, bien que ce
soit un dialogue (de ce fait dailleurs plus « vraisemblable
»),. Cocteau, dont la pièce se construit sur le renversement
du mensonge à laveu, a cependant fait de cette qualité
particulière de la conversation téléphonique la
dynamique dramatique de son texte : parce quelle efface lecorps,
la conversation téléphonique permet aussi de libérer
une parole intime (42).
Se pose alors le problème de faire entendre la voix de lautre,
de labsent. Les solutions les plus diverses ont été
adoptées, qui jouent à la fois de leffet rythmique
et de la mise en scène. De Lorde et Foley se bornent à
lévoquer :
Crois-tu que ce soit admirable : tu es près de moi
je sens
les moindres inflexions de ta voix
de tes gestes
je te vois
presque
oui je te vois
(43)
40 - Plus dun tiers des textes proposés
sont dailleurs des monologues (comme il était de mode à
lépoque, où pullulent les recueils de « monologues
» ou de « scènes » pour jeunes filles, pour
hommes, pour enfants, etc.).
41 Marsan, op. cit., deuxième tableau ; Deroyre, op. cit., p.
5 ; voir aussi Ducasse-Harispe ou Raymond et Burani.
42 Nul doute que la communication par écran imprimé, en
supprimant la voix, ne lait encore un peu plus libérée.
Mais la possibilité de disposer décrans qui permettent
de visualiser linterlocuteur (web-cam ou autres), en faisant disparaître
lambiguïté, risque fort de faire perdre également
cette dimension du secret, que le téléphone partage avec
la lettre, mais à laquelle il ajoute limmédiateté
dune parole non contrôlée.
43 De Lorde et Foley, op. cit., p. 30.
Plusieurs auteurs en revanche jouent sur une alternance, le discours
du personnage en scène sinterrompant pour répéter
(Raymond et Burani, Hennequin) ou commenter (Damocède, Marsan),
assurant parfois les questions et les réponses (Pascal).
Ces lignes de Jules Legoux jouent de tous les cas de figure avec originalité
:
Mademoiselle Andrée, la première de Mademoiselle
Clémence
Cest bien vous, mademoiselle ?
Oui, sans doute
Je vous ai attendue, comme cétait convenu, à
sept heure.
Elle a été très occupée dune capeline
pour Madame de Hautefeuille [cest elle-même]. Impossible
daller dîner chez Ledoyen comme elle lavait promis
mon chéri !
Son chéri ?
Comment ! Que je ne prenne pas une petite voix de femme pour causer
? Il ny a personne auprès delle : elle est seule
Quest-ce que cela me fait à moi quelle soit seule
?
Je ne contrefais pas ma voix, mademoiselle. Je suis Madame de
Hautefeuille, et jattends mon chapeau.
Tous ses regrets ; elle ne savait pas
Je laurai ici dans
un quart dheure (44).
Si le caractère oral du passage est artificiel, la tentative
dune transcription alternée, tant visuellement (gras pour
linterlocution, italiques pour les propos rapportés), que
grammaticalement (le recours au discours indirect libre, lalternance
des pronoms) atteste la réflexion sur les modalités dune
transcription de ce nouveau type de « monologue-dialogue »
(45).
44 - Legoux, op. cit., p. 9.
45 - Cocteau, op. cit., p. 1096.
Une autre solution consiste à suspendre le dialogue, en fournissant
dans les seules paroles du personnage en scène des éléments
permettant de comprendre le déroulement de la conversation. Cest
ce que feront, par exemple, Hennequin ou Pradels. Sur scène,
cette condition de communication présente en outre lavantage
dentraîner le spectateur, en lobligeant à faire
un effort de reconstitution. Ceci explique sans doute que la plupart
de ces pièces soient très courtes : combien de temps peut-on
tenir lattention dun spectateur qui nassiste quà
la moitié dune conversation ? Mais Cocteau a poussé
le procédé jusquà son extrême : le
nombre de réponses en « oui / non » est tel que le
spectateur nest souvent pas en état de reconstruire le
dialogue ; la parole a alors essentiellement pour fonction de faire
sentir létat de lhéroïne.
Ce travail est parfois redoublé par létablissement
dun code graphique : le recours à une composition sur deux
colonnes chez Mac Nab, lusage très étendu des points
de suspension qui criblent le dialogue et parasitent, par exemple, le
texte de Cocteau, voire le recours à des traits de différentes
longueurs pour indiquer « lintervalle pendant lequel est
censée se faire la réponse » (46), ou même
le jeu dune alternance graphique, comme nous venons de le voir
chez Legoux, donnent à lire un texte démembré qui,
à sa manière, nest pas loin des recherches que mène
lépoque sur les jeux de langage et la mise en page. De
fait, ce dernier aspect nest pas sans intérêt, car
il manifeste la volonté de donner à « voir »
la voix ce qui rejoint, par des chemins certes détournés,
une préoccupation essentielle de la poésie et du théâtre
expérimentaux de lépoque.
Même dans un genre aussi codé que le vaudeville ou le mélodrame,
la présence du téléphone permet, ou peut-être
plutôt impose des recherches formelles et un renouvellement :
Ce serait une faute de croire, explique Cocteau à propos de La
Voix humaine, que lauteur cherche la solution de quelque problème
psychologique. Il ne sagit que de résoudre des problèmes
dordre théâtral. (47)
En attestent, en quelque sorte, les « sous-genres » que
proposent certains auteurs : « comédie-opérette
», « fantaisie parodique », « bouffonnerie »,
« saynète », ou encore « Conversation téléphono-comique,
sans fil, à un seul personnage », « Comédie
en trois actes et quatre coups de téléphone » :
il y a bien là une veine qui cherche à se distinguer de
la comédie de boulevard traditionnelle. Ceci illustre bien, je
crois, lidée que lobjet technique introduit en littérature
(en art), a des conséquences dordre esthétique :
il conditionne aussi des formes décriture, même si
parfois, comme ici, il en fait disparaître dautres. Ainsi,
le téléphone a peut-être tué la lettre, mais
il a amené le théâtre à réfléchir
sur lui-même.
Une question reste cependant ouverte dans létat actuel
de mes lectures. Il me semble que le théâtre davant-garde
a peu utilisé le téléphone qui semblait pourtant
lui offrir tant de pistes proches de ses propres préoccupations
(désincarner la voix et les espaces sont des tentatives récurrentes
du théâtre expérimental des années 1910 /
1920, sous linfluence, entre autres, de Jarry) ; peut-être
est-ce, justement, parce que ces mêmes expérimentations
lavaient conduit à élaborer dautres procédés,
qui pouvaient se passer dun objet aussi pesamment « réaliste
» que le téléphone ? Mais ce dernier paragraphe
ne vaut que jusquà preuve du contraire.
Cette communication a été présentée lors
du festival La Voix au téléphone organisé par lI.N.S.A.-Lyon
les 22-26 mai 2000.
46 - Deroyre, op. cit., p. 5.
47 - Cocteau, op. cit., p. 1094.
sommaire
Annexe : Titrologie
Lorsque la date est différente de celle de la première
édition, elle correspond à la date de la première
représentation ; la date entre crochets est celle du dépôt
légal. Quand le lieu dédition nest pas mentionné,
il sagit de Paris.
1882 Hippolyte Raymond et Paul Burani [Paul Roucoux, dit], Le Téléphone,
vaudeville en un acte (Tresse, 1883)
1883 Jules Legoux, Par téléphone, saynète (Ollendorff,
1883)
1886 Pierre Valdagne, Allô ! Allô !, comédie
en un acte (Ollendorff, 1886)
1886 Mac Nab, « Duo téléphonique »,
Poèmes mobiles (Léon Vanier, 1886, repris dans Le Cri
Cri, n° 72, 1890 : numéro spécial pour le décès
de Mac Nab)
1888 Maurice Hennequin, Un
mariage au téléphone, comédie en un acte (Libraire
théâtrale, 1888)
1888 Maurice de Savoie, Le Téléphone [monologue]
(in Le Cri Cri, n° 14, 1888)
1891 Antony Mars et Maurice Desvallières, La Demoiselle du téléphone,
comédie-opérette en 3 actes, musique de G. Serpette (Librairie
théâtrale, 1891)
1893 Louis de la Garde, Un mariage par téléphone, comédie
(Delhomme et Briguet, 1895)
1897 M. Tournebroche, Le Téléphone, monologue (F.
Laclau aîné, 1897)
1897 Abbé E. Bernard, « Le Coup de téléphone
», Scènes comiques pour jeunes gens et pour enfants (Au
petit séminaire de Notre Dame de Sainte Garde à Saint
Didier (Vaucluse), 1897)
1898 A. Damocède, Le Téléphone en amour, vaudeville
en un acte (Albert Clément, s.d. [1898])
1901 André de Lorde et Charles Foley, Au téléphone
,
pièce en deux actes (Librairie Molière, s.d. [1902])
1902 Maurice de Marsan, Par téléphone, fantaisie
parodique en un acte et 2 tableaux (Joubert, s.d. [1902])
1902 Jehan dAgno, Le Gendarme par téléphone,
bouffonnerie en un acte (J. Bricon et A. Lesot,1902), daprès
Charles Normand, « Un Gendarme au téléphone, Six
nouvelles (A. Colin, 1891)
1903 Miguel Zamacoïs, Au Bout du fil, comédie en un acte
(Librairie théâtrale, Éd. Billaudot, s.d. [1904],
6e rééd. 1954,
1904 Bertol-Graivil et Marc Sonal [Georges Lanos, dit], Le Coup
de téléphone, pièce en un acte et deux tableaux
(P. V. Stock, 1904)
1904 Suzanne Chebroux, Allo, cest moi, Edgar !
, monologue
pour homme (Stock, 1904)
1905 Octaves Pradels, « Les Gaietés du téléphone
», Monologues pour jeunes femmes et jeunes filles (M. Labbé,
s.d. [1908])
1906 H. de Gorsse et G. Nanteuil, Allo !
de Vichy !
, revue
féérique en deux actes et dix tableaux (Vichy, imp. C.
Bougarel, 1906)
1908 Paul Deroyre, Décoré par téléphone,
conversation téléphono-comique, sans fil, à un
seul personnage (Bricon et Lesot, 1908, rééd. 1910
1909 E. du Tesch, Par téléphone, monologue en vers (Schaub-Barbré,
1909)
1920 Miguel Zamacoïs, Deux femmes et un téléphone,
comédie en un acte (Librairie théâtrale, artistique
et littéraire, 1920)
1925 André Pascal [Henri de Rotschild, dit], Tout sarrange,
comédie en 3 actes et 4 coups de téléphone (s.l.,
s.é. s.d. [Paris, Daunou, 1925])
1928 A. Ducasse-Harispe, « Le Téléphone ! mon cauchemar
», Les Petits Défauts
des autres, six monologues,
IV (Niort, H. Boulord, s.d. [1928]
1930 Paul Croiset, Arthur au téléphone, saynète
(Lesot, 1931, 6e éd.)
1931 Guy Dorrez, Les Surprises du téléphone, monologue
pour homme (Niort, Boulord, s.d. [1931]
1933 J. O. Mercier, « Allô ! Allô ! père
Noël », comédie en un acte, Saynètes et scènes
comiques à lusage des écoles et pensionnats, n°
6, (Paris, imp.-libr. Larousse,1933)
1935 Henri Farémont, La Farce du téléphone,
comédie en un acte pour enfant [pour quatre garçons ou
quatre filles] (Paris, C. Vaubaillon, 1935, rééd. 1948)
1936 Jacques Cossin, Allo Blima
ici 283 [pièce radiophonique
?] (Librairie de théâtre J. L. Lejeune, 1937)
1942 André Mouëzy-Éon, « Les Joies du
téléphone », Cinq pièces gaies en un acte
et un monologue (Éd. Musicales, s.d. [1942])
v1930 E. Roche, La Demoiselle du téléphone, monologue
pour demoiselle (G. Rigolet, s.d.)
[N.B. : le catalogue du même éditeur signale Un Mariage
téléphonique, dont je nai pas encore trouvé
trace].
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