Le THEATROPHONE de Ader

LE PREMIER MEDIUM ELECTRIQUE
DE DIFFUSION CULTURELLE


C'est ici le lieu de décrire avec plus de détails cette opération extraordinaire, qui a passé longtemps pour un rêve, et qui n'était qu'une merveilleuse réalité
Les conceptions précoces des usages multi-points du téléphone
Le téléphone électrique de Graham Bell est, par excellence, une forme de communication "point à point", permettant à émetteur et à un récepteur de communiquer.
Cependant, dès sa mise au point, on a imaginé des formes d'usage plus collectif.

En témoigne le dessin "Terrors of the Téléphone" paru dans le magazine new-yorkais Daily Graphic du 15 mars 1877 : on y voit un orateur - ou est-ce un chanteur ? - en nage, gueule ouverte, s'adressant, via une émetteur que prolongent un réseau mondial de fils, à des publics installés à Pékin, San Francisco, Saint-Petersbourg, Dublin et Londres, et réunis autour de récepteurs dont la forme ressemble curieusement à celle de l'appareil émetteur.
D'autres destinations, notamment vers des peuplades insulaires et une sorte de sauvage solitaire, sont également suggérées.
L'historien américain de la radiodiffusion, qui reproduit ce dessin en ouverture de sa monumentale History of Broadcasting in the United States, cite également une chanson populaire, publiée à St-Louis la même année,


The Wondrous Telephone, qui témoigne de ce que, immédiatement, on a imaginé que le téléphone permettrait d'amener les loisirs à domicile :

You stay at home and listen
To the lecture in the hall
Or hear the strains of music
From a fashionable ball !


Graham Bell lui-même aimait, lors des démonstrations du téléphone, faire entendre des orchestres, afin de démontrer les capacités de son invention.

Mais ce sont surtout les perfectionnements apportés au téléphone par le français Clément Ader qui vont permettre, à partir de 1881, la propagation du théâtrophone, première forme de diffusion culturelle recourant à une technologie de communication électrique, et dont l'exploitation commerciale perdurera jusqu'à l'arrivée de la radio.

 

Sommaire

Le théâtrophone de Clément Ader (1881)

L'inventeur français Clément Ader (1845-1921) est principalement connu pour sa contribution au développement de l'aéronautique.
Il fut cependant également un des pionniers du téléphone en France.
Il propose diverses améliorations techniques au téléphone électrique : le "téléphone d'Ader" présente certaines spécificités techniques (système dit "à contact unique", téléphone dit "à surexcitation") qui sont décrites dans la cinquième édition (1887) de l'ouvrage Le téléphone du Comte Th. du Moncel.

En 1880, Ader crée la Compagnie générale des téléphones de Paris, déploie le premier réseau téléphonique de la capitale.

Clément Ader


Plan du dispositif de théâtrophone à l'Opéra durant l'Exposition universelle de Paris (1881).

En 1881, dans le cadre de l'Exposition universelle, Clement Ader conçoit le système du théâtrophone, notons que le terme ne sera utilisé qu'à partir de 1889.

Le théâtrophone tel qu'il a été présenté en 1881 était un système qui permettait de diffuser des concerts ou des pièces de théâtre, captés à l'Opéra, à l'Opéra-Comique ou au Théâtre-Français.
L'inauguration eût lieu en novembre 1881 par le président de la République, Jules Grévy, qui, le premier, eût la possibilité d'offrir à ses invités une audition à domicile.
Le public de l'Exposition universelle pouvait entendre, en recourant à deux écouteurs, les spectacles diffusés à l'Opéra qui se situait à plus de deux kilomètres.
Cette expérience fût l'occasion de découvrir (et d'élaborer des solutions) les problèmes de la captation en direct.
Ader met au point un système de captation qui préfigure la stéréophonie (l'oreillette de droite permet d'entendre les sons captés à la droite de la scène et l'oreillette de gauche ceux capter sur la partie gauche).
Les auditions des représentations de l'Opéra eurent lieu pendant l'automne de 1881, dans quatre salles de l'Exposition d'électricité.
Les transmetteurs employés étaient ceux du téléphone Ader, les mêmes qui fonctionnent aujourd'hui pour la correspondance entre particuliers. Ils étaient placés, au nombre de dix, de chaque côté de la boîte du souffleur.


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Dans Le Ménestrel : journal de musique du 2 octobre 1881 on lisait ;

LA MUSIQUE ET LE THEATRE A L'EXPOSITION D'ÉLECTRICITÉ. .

Les applications de l'électricité aux divers services des théâtres sont nombreuses et .l'Exposition du Palais de l'Industrie nous en montre des spécimens variés. Comme d'ordinaire, ce ne sont pas les découvertes les plus utiles qui. frappent, le plus vivement les curieux. L'immense succès des auditions téléphoniques, fort, intéressantes à coup sûr, mais d'ordre encore fantaisiste, en est la meilleure preuve. Chaque soir le public se presse dans les salles d'audition : il ne serait même pas impossible que la fortune, un peu douteuse au début de l'Exposition d'électricité fût fixée, par cette récréation quotidienne. Suivons donc la foule et commençons par l'étude des téléphones, cette courte revue des applications électriques.
Rien de plus simple que les chambrés d'audition placées au'premier étage du Palais de l'Industrie.Quatre cloisons, capitonnées et matelassées; des tapis épais; des lampes à incandescence dont la lueur aveuglante et cependant mystérieuse étend sur toute la salle Un reflet opalisé. Vous entrez, vous prenez deux forts anneaux, deux grosses bagues à chaton suspendues devant vous, et vous appliquez ce double chaton sur vos oreilles.dès qu'une petite sonnerie vous avertit que l'audition téléphonique va commencer. Aussitôt vous entendez avec une extrême netteté soit les chanteurs de l'Opéra et de I'Opéra-Comique, soit les choeurs, soit l'orchestre, soit enfin le rythme de la danse.
Ces appareils, au nombre de quarante pour deux salles ne suffisent pas à la curiosité du public. Il faut limiter à deux minutes le temps de chaque audition; encore beaucoup d'amateurs s'en retournent-ils désappointés; quant à ceux qui parviennent jusqu'aux appareils, il est curieux d'observer leur surprise. Ils arrivent toujours avec un sourire aux lèvres et un vague scepticisme; mais la netteté des perceptions, l'effet de « relief » que donnent les vibrations téléphoniques semblant avancer et reculer comme recule et avance le chanteur en scène, ne tardent pas à les convaincre. Ils s'arrachent à regret et partent enthousiasmés, bien prêts à crier au miracle.
Il n'y a cependant ni féerie, ni tour de force dans les auditions téléphoniques. Jamais résultat plus curieux n'a été atteint par des procédés plus élémentaires.
Entre les deux bagues brillantes dont les visiteurs du Palais de l'Industrie s'appliquent le chaton sur les oreilles et le mur des salles d'audition se trouvent des cordons de soie contenant des fils métalliques. Ces fils parcourent le Palais de l'Industrie, descendent dans l'égout, arrivent dans les dessous de l'Opéra, et rassortent à droite et à gauche du trou du souffleur, de chaque côté duquel sont placés les transmetteurs.
Les transmetteurs sont fondés sur le principe du microphone Hughes, instrument délicat destiné à saisir les moindres nuances de la voix, à en être pour ainsi dire le microscope. Une planchette en sapin, des traverses de charbon et dix crayons de charbon, disposés en deux séries de cinq charbons chacune, s'appuyant sur ces traverses, voilà les éléments constitutifs; le bruit des voix, les sons de l'orchestre font vibrer la plaque; les vibrations sont transmises aux crayons. Cette sensibilité est extrême: de plus elle est limitée à la seule action des ondulations atmosphériques, grâce à quelques précautions accessoires. Ainsi pour éviter les trépidations, on a installé les transmetteurs de l'Opéra sur des socles de plomb soutenus par quatre pieds en caoutchouc. Le plomb fait masse ; les supports isolent l'appareil du plancher.
Les acteurs et les chanteurs n'ont pas à se préoccuper du transmetteur. A quelque distance qu'ils se fassent entendre, le son est saisi et emmagasiné par l'appareil. Il en résulte même cet effet de relief dont je parlais tout à l'heure et qui cause tant de surprise aux auditeurs du palais de l'Industrie. Quand on regarde une vue de paysage dans un stéréoscope, les détails de la photographie s'accusant ; la perspective s'établit. L'impression est toute semblable dans les auditions téléphoniques. On peut se rendre un compte exact de la distance des chanteurs en scène; on perçoit leurs allées et venues. Il'y a là une sorte d'illusion produiteljpar les deux transmetteurs, qui, placés, .l'un à droite, l'autre à gauche de la scène, . impressionnent variablement les organes auditifs ; il y a aussi le résultat des différences d'intensité des vibrations transmises.
Les sons emmagasinés par le transmetteur sont immédiatement saisis par les fils et: arrivent jusqu'aux récepteurs.
Ces récepteurs sont les deux bagues à chaton que tient en mains
le Visiteur de l'Exposition d'électricité, deux téléphones Bell. Les anses des bagues sont deux aimants, dont les bouts pénètrent dans le chaton. Au fond de ce chaton se trouve une petite plaque en fer-blanc. Cette plaque reçoit les vibrations envoyées par le transmetteur et les reproduit dans leurs nuances les plus délicates.
Quant au rôle de l'électricité, il est tenu par une batterie de piles Léclanché. Ainsi se trouvent accrus lés effets magnétiques, condition essentielle quand il s'agit de transmettre les.bruits téléphoniques à grande distance. Les courants induits «actionnent», l'appareil-et on peut les renforcer à volonté.
¦Le téléphone Bell, et le microphone Hughes sont les éléments de cette remarquable découverte ; mais ou doit les perfectionnements et la combinaison totale à M. Clément Ader, dont l'appareil porte le nom. Cet appareil sera sans doute perfectionné lui-même ; il a encore ce qu'on pourrait appeler les défauts de. ses qualités : il.demande de grandes précautions, son extrême sensibilité le rend, fragile., Il perçoit .mieux la voix des chanteurs que celle des acteurs; il se laisse impressionner très vivement, mais parfois confusément, par l'orchestre. Autant de détails qui seront bientôt corrigés. L'enthousiasme du public reste donc très légitime, les auditions téléphoniques sont une brillante promesse. Quand on voit le chemin parcouru en cent ans par la science des phénomènes électriques, on a la certitude que ceite promesse sera tenue. Quelques années encore et le proscenium de tous nos théâtres sera tapissé de transmetteurs; le réseau déjà si important du Paris souterrain se compliquera d'éléments nouveaux; des milliers de fils parcourront les rues, monteront dans les maisons, transmettant la musique d'Ambroise Thomas et de Charles Gounod, là prose d'Emile Augier et de Victorien Sardou, faisant monter le grand art à tous les étages comme montent déjà le gaz et l'eau. Les amateurs, désireux de ne pas quiter le coin du feu, n'auront qu'à prendre un téléphone Ader pour s'offrir le spectacle dans leur fauteuil. On aura l'opéra et la comédie chez soi, comme on a Enghien ou Vichy à domicile. Et si loin qu'aillent nos grandes cantatrices, qu'elles émigrent à Saint-Pétersbourg ou même à New-York, on pourra encore les entendre. Il suffira d'augmenter le nombre des batteries et de renforcer les courants magnétiques.

(A suivre.) CAMILLE LE SENNE.


Chacun de ces 20 récepteurs était en rapport avec une pile Leclanché et une bobine d'induction correspondait à cette pile. Le fil conducteur double (pour l'aller et le retour) s'étendait sur une longueur de 2 kilomètres environ qui sépare l'Opéra du Palais de l'Industrie. Ces conducteurs étaient placés à la voûte des égouts. Comme les piles se polarisent rapidement, et perdent ainsi de leur puissance, on les changeait de quart d'heure en quart d'heure.
Pour cela, chaque pile avait son commutateur, au moyen duquel, chaque quart d'heure, on mettait le transmetteur en rapport avec une pile nouvelle : pendant ce même temps on rechargeait la pile usée

Pour mieux assurer le bon fonctionnement des appareils, et pour se mettre en garde contre toute cause de dérangement, Mr Ader avait pris certaines précautions, qu'il n'est pas hors de propos de mentionner.
Les transmetteurs microphoniques disposés sur la scène étaient fixés, chacun, sur un socle en plomb, reposant sur des pieds en caoutchouc.

On évitait ainsi les bruits qui, sans cette précaution, auraient été transmis en même temps que les sons, et qui provenaient des pas et des mouvements des acteurs et des danseuses.
L'inertie des masses de plomb servant de supports aux transmetteurs, éteignait ces trépidations, et les empêchait d'arriver à la planchette microphonique du transmetteur.

M. Ader encore une fois précurseur dans son domaine avait jugé indispensable de munir chaque auditeur d'un récepteur double : un pour chaque oreille. Il venait d'inventer la stéréophonie

Et voici la raison de cette particularité.


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Le chanteur n'est pas immobile sur la scène, il passe fréquemment de l'un à l'autre côté de la rampe.

C'est même là une des règles de l'art.

Supposons que le chanteur se trouve à droite du souffleur; la voix actionnera le microphone transmetteur de droite plus énergiquement que celui de gauche, et l'oreille droite de l'auditeur sera plus vivement impressionnée que l'oreille gauche.
Si le chanteur passe à gauche du souffleur, c'est le contraire qui se produira.
Ainsi, quand l'acteur, marche sur la scène, son déplacement se traduit, pour celui qui écoute, par un affaiblissement du son dans un des cornets récepteurs et par un renforcement dans l'autre cornet récepteur.
De là des inégalités d'intensité, qui nuisent à la pureté de la transmission. M. Ader eut l'idée, très ingénieuse, de croiser les impressions arrivant à chaque oreille de l'auditeur, c'est-à-dire, de faire aboutir à l'oreille droite les sons d'un transmetteur et à l'oreille gauche le son d'un second transmetteur, placé à une distance de quelques mètres du premier.
Les transmetteurs sont donc groupés par paires, l'un étant sensiblement éloigné de l'autre.

Chaque personne reçoit l'impression des deux transmetteurs distincts, par l'une et l'autre oreille, ainsi que le montre le diagramme de la figure ci contre, dans laquelle on voit que le chanteur étant placé en A, par exemple, la voix traversant le microphone M, est recueillie par le récepteur B, correspondant à l'oreille droite du spectateur, et à travers le microphone M', par le récepteur B', correspondant à son oreille gauche, et que, lorsque le chanteur se trouve au point A', sa voix est recueillie à travers le microphone M', par le récepteur B', correspondant à son oreille gauche et à travers le microphone M, par le récepteur B, correspondant à l'oreille droite.

Dès lors, le chanteur peut se mouvoir : l'une des deux oreilles de l'auditeur percevra toujours le son à peu près avec la même intensité que l'autre.
Les deux transmetteurs disposés le long de la scène de l'Opéra répondaient à 80 récepteurs Ader pour desservir quarante auditeurs placés dans deux salles du Palais de l'Industrie.

Ces salles étaient disposées de manière à éteindre tout bruit extérieur, qui aurait nui à l'effet sonore que l'on voulait recueillir.
Pour cela, un épais tapis couvrait le parquet; des rideaux et des tentures composaient l'enceinte.
Des portes doubles et faites d'épaisses étoffes en défendaient l'entrée. L'éclairage était faible et triste, pour ne point distraire l'attention des oreilles par l'impression des yeux. Au milieu se tenait, devant une table, un employé, chargé de la surveillance générale.

Le public entrait par fournée de 20 personnes dans chaque salle, et n'y séjournait que à 4 à 5 minutes.
Cet intervalle de temps écoulé, les assistants sortaient par une porte, tandis que la seconde fournée entrait, silencieusement, par la porte opposée.
Grace à ces ingénieuses dispositions, on assistait littéralement à une représentation de l'Opéra.

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On reconnaissait la voix des chanteurs.
Ce n'était pas l'effet d'un rêve lointain, mais celui d'une réalité auditive. Sellier, Boudouresque et Mlle Kraus vous chantaient dans l'oreille. Les choeurs arrivaient pleins et harmonieux, et on ne perdait pas un accord de l'orchestre.
Pendant les entractes, on entendait les bruits de la salle, et même la voix des crieurs de journaux et des marchands de programmes. Et comme, malgré la fidélité de la transmission des sons, on était privé du spectacle de la scène, ces auditions aveugles avaient quelque chose d'étrange, de fantastique, que n'oublieront jamais ceux qui ont pu en jouir.
Rien ne pouvait mieux populariser dans le public les nouveaux progrès de l'électricité.

Comme l'indique du Moncel, "le succès de ces auditions théâtrales a été très grand.
Tous les soirs d'Opéra on faisait queue pour y assister, et cette vogue a continué jusqu'à la fin de l'Exposition.

Bien que des esprits chagrins aient voulu jeter de l'eau sur ce succès au nom de l'art contre ces reproductions musicales, presque toutes les personnes de bonne foi ont été ravies et ont prétendu avoir mieux entendu qu'à l'Opéra, ce qui se conçoit facilement, si l'on réfléchit que les transmetteurs étant interposés entre les acteurs et l'orchestre, celui-ci se trouvait un peu sacrifié au profit des acteurs, dont les paroles pouvaient alors être admirablement entendues".

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Le souvenir de ces belles soirées inspira l'idée de multiplier les auditions téléphoniques théâtrales.
Mais une telle installation est compliquée et coûteuse.
Les frais faits en 1881, par la Société des téléphones, à l'Opéra et au Palais de l'Industrie, atteignirent, dit-on, la somme de 160 000 fr.
Aussi jusqu'à ce jour les reproductions de ce genre ont-elles été rares.
On ne peut citer à Paris que le musée Grévin qui. pendant l'été de 1883, ait imaginé de donner des auditions téléphoniques.
A la fin de l'exposition, le dispositif des microphones de l'Opéra fut démonté. Des auditions théâtrophoniques furent organisées par le Musée Grévin.
Les microphones étaient placés sur la scène de l'Eldorado, un café-concert en vogue.

Seulement, au lieu des chants superbes de l'Opéra, on entendait, au Musée Grévin, le répertoire grossier d'un vulgaire café-concert, l'Eldorado, du boulevard de Strasbourg.
On recevait, par l'oreille droite ce refrain, légué par Thérésa :
« C'est dans l'nez que ça me chatouille ! »
tandis que l'oreille gauche vous faisait entendre cet autre, popularisé par Judic :
« Ah ! si ma mère le savait ! »
Et lorsque, suffoqué par ces chansons idiotes, à demi asphyxié par l'atmosphère irrespirable de la cave
où se faisaient ces auditions, on s'empressait de regagner l'escalier étroit et tournant qui vous ramenait à l'air, relativement pur, du boulevard Montmartre, on était poursuivi par les regards d'une foule de personnages en cire, portant de vieux habits, qui vous fascinaient avec leurs yeux en boule de loto, immobiles et morts.
C'est que tout soleil a son ombre, toute médaille a son revers, toute belle chose a sa caricature.
Les auditions du musée Grévin étaient la caricature des auditions téléphoniques de l'Opéra.

En 1883 voila ce que l'on pouvait penser :
En raison de l'intérêt qui s'attache au phénomène scientifique de ces auditions théâtrales, il n'est pas douteux que la transmission de la musique par la voie du téléphone ne soit appelée à prendre un jour une grande extension.
Ce n'est qu'une question de temps. On arrivera à réaliser ce système de reproduction musicale d'une manière économique, et on pourra alors en généraliser l'usage. L'Opéra, l'Opéra-Comique, le Théâtre Français, pourraient être reliés par des conducteurs téléphoniques à des salles disposées dans ce but particulier, et un jour des spéculateurs trouveront leur bénéfice à créer des établissements consacrés aux répétitions téléphoniques de la musique de ces théâtres.Bien plus, il ne sera pas impossible à un particulier de se procurer le luxe d'une représentation théâtrale à domicile, et d'entendre, sans quitter son salon, les accents du Trouvère, de Faust ou de la Favorite.

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C'est ce qu'expose fort bien le savant rédacteur scientifique du Journal dès Débats, M. H. de Parville, dans l'ouvrage qu'il a publié sur l'Exposilion d'électricité en 1881.

Nous souhaitons, dit M. de Parville, que le public soit bientôt mis à même d'assister, au bout d'un fil télégraphique, aux représentations de l'Opéra, de l'Opéra-Comique et de la Comédie-Française. Il est de règle en ce monde que toute chose nouvelle doit passer par une période d'évolution. On commencera par aller entendre l'Opéra dans un local approprié, qui remplacera les salons de l'Exposition; puis, peu à peu, on tiendra à rester chez soi, et à entendre ce qui se passe à la Comédie-Française, puis à la place Favart, et l'on réclamera un réseau théâtral. On s'abonnera aux téléphones de l'Opéra, de l'Opéra-Comique, etc., comme on s'abonne aujourd'hui aux téléphones de la Société générale. Et dans dix ans on vous invitera à prendre le thé et à assister à une première. Au lieu de la mention, devenue vulgaire : « on dansera, on fera de la musique », les cartes d'invitation porteront : « Audition théâtrale. » Et ailleurs : « à dix heures, Robert-le-Diable, à onze heures, Monologue par Coquelin cadet, etc. »L'inauguration de ce genre de distraction artistique et scientifique fut offerte, comme un hommage à sa haute dignité, au Président de la République française, au mois de novembre 1881.
Le palais de l'Elysée avait été relié, par les moyens ci-dessus décrits, avec la scène de l'Opéra; de sorte que M. Jules Grévy put donner à ses invités la curieuse distraction de l'Opéra à domicile.
Il est évident que ce qui a été réalisé sous des lambris" aristocratiques et officiels, peut, grâce à la science et à l'industrie de notre temps, se produire sous les toits les plus modestes, et que l'Opéra à domicile pourra un un jour être un genre de distraction à la portée de tous.
Autrefois, on louait les appartements avec « le gaz à tous les étages ».
Quand le nouveau service des eaux a permis de distribuer l'eau potable dans les appartements, au moyen d'une colonne montante, les propriétaires parisiens ont mis sur leurs écriteaux : « Eau et gaz à tous les étages ».
Plus tard, quand la construction des ascenseurs s'est simplifiée, et que leur usage est passé des gares de chemin de fer dans les grands hôtels meublés, et de là enfin dans les maisons particulières, les propriétaires des immeubles de Paris ont inscrit sur leurs écriteaux : « Eau, gaz et ascenseur à tous les étages ».
Quand les architectes auront réussi à distribuer, par un calorifère de cave, la chaleur dans toute une maison, et que, d'autre part, la Compagnie des horloges pneumatiques sera parvenue, comme elle l'annonce, à donner à chaque locataire la facilité de se procurer une pendule pour un sou par jour, les propriétaires inscriront avec fierté : « Eau, gaz, ascenseur, heure et chaleur à tous les étages. »
Enfin, un jour viendra, il n'en faut pas douter, où on lira sur l'annonce des appartements à louer : « l'Opéra à tous les étages !»


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Nous représentons dans la figure ci dessous les douceurs de l'Opéra à domicile.
Une belle mondaine, en son élégant salon, se donne le plaisir, sans sortir de chez elle d'entendre, son opéra favori.

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Avec un abonnement au téléphone théâtral, on pourrait se coucher tranquillement, et au lieu de prendre le volume dont la lecture doit forcément amener le sommeil, comme un roman de M. X. ., on décrocherait le téléphone, qui vous ferait entendre le Trouvère ou la Favorite et l'on s'endormirait, en vrai Sybarite, aux sons harmonieux d'une musique aimée.
On pourrait même créer une feuille d'abonnement électrique pour les trois jours d'opéra : lundi, mercredi, vendredi.

On ne tarda pas à reproduire, en province et à l'étranger, une expérience qui avait eu à Paris le plus vif succès.
A Bordeaux, par exemple, plusieurs personnes réunies au bureau central de la Société des téléphones écoutèrent un violoniste de talent qui jouait dans une maison des allées de Tourny; elles saisirent les sons les plus faibles de l'instrument. A Berlin, on installa une liaison téléphonique entre l'Opéra et une salle située dans la Leipziger Strasse, et les auditeurs reconnurent parfaitement la voix de chacun des artistes en scène.
A Charleroi, la compagnie des téléphones Bell fit à ses abonnés, le 14 août 1884, la surprise d'un concert à domicile. Chaque abonné avait reçu, le matin, l'avis suivant : — ConcertTéléphone. — Dimanche, 14 août, concert au bureau central du téléphone Bell. Toutes les communications seront établies à onze heures précises du matin. Mettre le cornet à l'oreille à l'heure juste, sans avertir le bureau central.
Le concert eut lieu à l'heure dite, à la grande satisfaction des nombreux auditeurs.
En septembre 1884, on mit en communication le chalet que la reine des Belges habitait à Ostende avec le théâtre de la Monnaie de Bruxelles. La reine put ainsi entendre, à une distance de plus de deux cent cinquante kilomètres, Guillaume Tell, et, le lendemain, la répétition du Barbier de Séville.
Un peu plus tard, on établit une ligne téléphonique entre le théâtre de la Monnaie et le château de Laeken, où résidait la reine. « Un jour, raconte un journal de Bruxelles, Sa Majesté suivait, par l'appareil téléphonique, la répétition de l'opéra les Templiers, du maestro Litolf. Tout à coup elle eut un tel mouvement de brusque surprise, que le téléphone, lui tomba des mains. C'est qu'elle venait d'entendre le chef d'orchestre, dans un moment d'impatience contre les choeurs, tenir un langage qui n'avait absolument rien d'édifiant. Depuis lors, les répétitions du théâtre de la Monnaie sont conduites de la façon la plus correcte. »
En 1889 on trouve dans les grands hôtels, les cafés et restaurants, ailleurs encore, des théâtrophones, — sortes d'appareils qui tiennent à la fois du téléphone et du distributeur automatique, et qui permettent, moyennant l'introduction d'une pièce de 50 centimes dans une fente ad hoc, d'entendre pendant cinq minutes les artistes qui jouent sur la scène d'un théâtre dont un avertisseur présente le nom dans un guichet pratiqué sur le devant de la boîte.
Vient-il à se produire un entracte pendant la durée de l'audition, aussitôt le nom du premier théâtre est remplacé par un autre, et l'on entend une nouvelle pièce. S'il arrivait qu'à un moment tous les théâtres fussent à l'entracte, l'appareil transmettrait un morceau de piano ou de chant, en sorte que l'auditeur ne risque pas de payer pour ne rien entendre.
Comment ce résultat est-il obtenu ? Le voici.
Le poste central de la compagnie du théâtrophone est relié à des postes secondaires placés dans les théâtres.


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Chacun de ces postes secondaires est muni de piles, bobines, appareils d'appel, commutateurs, etc., et communique avec une série de microphones disposés comme il a été dit.
Les câbles qui relient ces postes secondaires au poste central aboutissent à une rosace sur laquelle viennent également se fixer les câbles desservant les théàtrophones et un certain nombre de câbles allant au bureau central téléphonique de l'avenue de l'Opéra.
Les câbles de théâtrophone sont formés de trois conducteurs; deux, toronnés ensemble, servent à la transmission de la musique; le troisième fait marcher l'avertisseur. Le même câble dessert plusieurs appareils; ainsi, pour ne citer qu'un exemple, la ligne de l'hôtel Continental dessert un nombre total de douze appareils répartis entre les hôtels du Rhin, Dominici, de Londres, Continental, Saint-James, Albion, Windsor, Wagram et Brighton. D'ailleurs, les appareils ne sont pas nécessairement fixes; il suffit de ménager, sur le parcours du câble, des prises de courant sur lesquelles on peut greffer un appareil que l'on veut faire fonctionner; c'est le cas du café de la Paix, qui possède quatre appareils mobiles et soixante prises de courant.
Lorsque l'appareil est fixé, l'avertissement se fait aisément au moyen du troisième conducteur.
Dans le cas d'appareils mobiles, on ne peut plus opérer de la même manière; on dispose alors, en des points déterminés et bien en vue, des avertisseurs fixes, indépendants par conséquent de l'appareil. Celui-ci est muni d'un bouton qui permet de rétablir le synchronisme entre ses indications et celles de l'avertisseur fixe commandé par le poste central.
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La compagnie a installé dans Paris un grand nombre d'appareils; mais, en dehors du service des théâtrophones, elle a des abonnés, c'est-à-dire des particuliers qui, moyennant payement d'une redevance fixe, ont droit à des auditions à domicile.
A ce service est affecté le groupe de câbles allant au bureau central téléphonique de l'avenue de l'Opéra
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Les abonnés du théâtrophone sont nécessairement des abonnés du téléphone ; pour leur donner une audition, l'employée du bureau de l'Opéra relie la ligne qui les dessert avec la ligne venant du poste central du théâtrophone dont le numéro lui est indiqué par la préposée à ce dernier poste.



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Grâce au téléphone et au théâtrophone, le lord maire de Londres a pu, en 1892, offrir à ses invités, au cours d'une réception, le luxe d'une audition de l'Opéra de Paris.
Il n'y a plus qu'une chose à souhaiter : c'est que la science, poursuivant ses conquêtes, double le théâtrophone du théâtrophote, c'est-à-dire d'un appareil qui permette de suivre des yeux les acteurs tandis que l'oreille perçoit leurs paroles ou leurs chants. Le jour où sera réalisé ce desideratum, il sera possible à tout Parisien d'offrir chez lui à autant d'invités qu'il voudra la représentation complète de la pièce en vogue, ou, s'il le préfère, de faire défiler successivement devant eux les troupes des principaux théâtres.
Cela viendra, n'en doutons point; il y a longtemps qu'on l'a dit : le xx° siècle sera encore dans l'enfance qu'on lira sur toutes les maisons nouvelles, au-dessus de la porte d'entrée, cette inscription : Eau, ascenseur, lumière électrique, téléphone et théâtrophone à tous les étages.
Passons, comme le veulent les principes de la bonne littérature, du plaisant au sévère. — S'il sert à transmettre des représentations théâtrales, le téléphone sert aussi à transmettre à distance des sermons et des exercices de piété. Dans plusieurs villes des Etats-Unis, — à Mansfield, à Brooklyn et à Hartford, par exemple, — les personnes que leur grand âge ou des infirmités empêchent de se rendre à l'église peuvent entendre les offices de chez elles. Il en est de même dans certaines localités anglaises, — à Bradford, à Birmingham, à Greenock, etc. A Birmingham, les parents et les amis des malades soignés dans les hôpitaux peuvent correspondre avec eux par le téléphone, prendre de leurs nouvelles sans courir aucun risque d'infection.
La compagnie du théâtrophone : 1890-1932

Les expériences qui avaient eu lieu à Paris en 1881, à l'occasion de l'exposition d'électricité, furent reprises en grand en 1889, lors de l'Exposition universelle.
Concurremment avec le phonographe d'Edison alors dans toute sa nouveauté, les candidats « auditeurs » purent éprouver la sensation rare d'entendre à distance ce qui se jouait sur les grandes scènes parisiennes. Les recettes furent, paraît-il, aussi bonnes qu'en 1881.
De plus, les organisateurs n'avaient pas hésité à faire écouter pendant la journée, c'est-à-dire à la période creuse pendant laquelle les théâtres étaient fermés, des transmissions d'un piano mécanique qui débitait docilement ses bandes perforées et enchantait les oreilles peu exigeantes des badauds de passage.
Pour l'occasion, Ader avait remis à jour ses brevets de 1881 par une série d'additifs. Il avait amélioré l'installation de ses microphones, le long des rampes devenues électriques (elles étaient équipées au gaz quelque dix ans auparavant). Il avait mis au point des casques à deux écouteurs, pour rendre l'audition plus commode. Enfin, il avait prévu un système de commutation polarisé permettant d'envoyer un courant d'appel chez les abonnés au début du spectacle et à la fin des entractes : car, en plus des visiteurs de l'Exposition qui goûtaient en passant aux joies du théâtre téléphoné dans un lieu public, un petit nombre d'usagers du téléphone en étaient bénéficiaires à domicile.


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L'Exposition de 1889 terminée, il fallut trouver une nouvelle utilisation du matériel et, le 26 mai 1890, des batteries d'appareils récepteurs furent placées au foyer du théâtre des Nouveautés.
Une société se constitua, qui prit le nom de Compagnie du théâtrophone et qui entreprit d'étendre les activités de cette attraction.

Un grand coup fut tenté avec un matériel nouveau et des méthodes d'exploitation inédites.
Des récepteurs à encaissement automatique furent placés dans différents lieux publics : cafés, hôtels, cercles, tandis que les microphones étaient installés dans plusieurs théâtres parisiens après de laborieuses négociations avec leurs directeurs ; ceux-ci, à l'instar de nos actuels organisateurs de matchs de football, craignaient sans doute que les retransmissions leur fassent perdre des entrées.

Les nouveaux entrepreneurs, nommés Marinovitch et Szarvady, commandèrent une belle affiche au célèbre dessinateur Jules Chéret, qui faisait d'ailleurs partie du conseil d'administration du Musée Grévin.

De son crayon léger, il croqua une élégante à multiples frisettes, tenant devant ses jolies oreilles les écouteurs Ader du théâtrophone ; étincelante dans sa robe jaune citron, elle apparaissait devant un fond bleu-de-nuit sur lequel se découpait la silhouette d'un "copurchic" à moustaches effilées.

La Parisienne de Chéret prit place non seulement sur les affiches murales, mais aussi, en vignette, sur les appareils récepteurs et constitua la « marque » du nouveau théâtrophone.


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Des boîtes à sous et à sons.
Les appareils publics comportaient à leur partie supérieure deux fentes, une pour les pièces de cinquante centimes qui permettaient une audition de cinq minutes, et une pour les pièces d'un franc grâce auxquelles on prolongeait l'écoute jusqu'à dix minutes.


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Un système indicateur intégré faisait savoir aux clients avec quel théâtre un poste donné pouvait les mettre en relation : cet « affichage » était obtenu à partir de plaquettes montées en éventail sur un axe central mû par un électro-aimant, auquel les impulsion nécessaires étaient envoyées au moyen d'un fil spécial par le central du théâtrophone.


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Le central en question était installé près des grands boulevards, au 23 de la rue Louis-le-Grand, dans un sous-sol où l'on remarquait d'abord le « répartiteur ». Celui-ci, comme tous ceux de l'époque, affectait la forme d'une rosace ; il constituait le point d'aboutissement de tous les circuits d'arrivée provenant des microphones dans les théâtres, et de départ vers les postes publics.

Le central du théâtrophone, à ses débuts. Au fond, la rosace regroupant les circuits d'arrivée et de départ. Au premier plan et au centre, l'émetteur d'impulsions pour la mise à jour, à distance, de l'affichage des postes publics. En haut du meuble-tableau, indicateurs synchronisés avec l'affichage des postes : l'opératrice pouvait ainsi vérifier à quel théâtre chaque appareil était relié
Plus tard, la multiplication du nombre des postes publics et des abonnés rendra nécessaire plusieurs opératrices et des «"tableaux» beaucoup plus complexes.

Le répartiteur était relié, circuit par circuit, à un tableau desservi alors par une seule opératrice. Son travail consistait à établir les liaisons entre les différents théâtres et les appareils à sous, et à mettre à jour les voyants indicateurs de ces derniers par télécommande.

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En 1893 en Hongrie, Le Telefon Hírmondó est un système similaire, ouvert en 1893.
En Angleterre,l'Electrophone un système similaire, aussi inspiré par le Théatrophone a ouvert en 1894.

Comme le soulignait un chroniqueur de l'époque : « C'est un exemple peu commun d'une personne entendant toutes les pièces du répertoire moderne sans pouvoir mettre jamais les pieds dans une salle de spectacles. »
De ce même tableau de commutation partaient également des lignes vers le central téléphonique « Opéra », d'où l'on pouvait joindre ceux des abonnés au réseau du téléphone qui étaient clients du théâtrophone : les transmissions se faisaient alors par l'intermédiaire de leur central d'attache et par le moyen de leur ligne téléphonique normale. Toujours d'après notre chroniqueur, ils « étaient les mieux partagés puisque, chez eux-mêmes, sans sortir de leur appartement et même de leur lit, ils pouvaient se croire transportés dans leur théâtre préféré ». Heureusement, les centraux n'étaient pas encore automatiques et la « demoiselle du téléphone » était en mesure d'interrompre l'audition pour prévenir d'une communication urgente : grave responsabilité, qui pouvait lui valoir d'amères récriminations. Inconvénient de la ligne particulière : plus de stéréophonie.
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MARCEL PROUST, AMATEUR DE THEATROPHONE

Marcel Proust, dont on sait que les problèmes de santé l'incitait à éviter les sorties, fut, comme le révèle sa correspondance, un adepte du théâtrophone.
Le 21 février 1911, il écrit à son ami Reynaldo Hahn : "J'ai entendu hier au théâtrophone un acte des Maîtres Chanteurs [...] et ce soir... tout Pelleas" .
Comme le note Philippe Kolb, éditeur de la Correspondance, cet abonnement de Proust paraît lié à une nouvelle campagne promotionnelle du théâtrophone. Il cite une annonce parue dans le Tout Paris de 1911 :
"Le Théâtre chez soi. Pour avoir à domicile les auditions de : Opéra - Opéra Comique - Variétés - Nouveautés - Comédie française - Concerts Colonne - Châtelet - Scala, s'adresser au Théâtrophone 23, rue louis-le-Grand, tél. 101-03. Prix de l'abonnement permettant à trois personnes d'avoir quotidiennement les auditions : 60 F par mois. Audition d'essai sur demande."
Quelques jours après son abonnement, Proust témoigne une certaine déception, dans une lettre à Georges de Lauris : "Je me suis abonné au théâtrophone dont j'use rarement, où on entend très mal. Mais enfin pour les opéras de Wagner que je connais presque par coeur, je supplée aux insuffisances de l'acoustique. Et l'autre jour, une charmante révélation, qui me tyrannise même un peu : Pelléas. Je ne m'en doutais pas !".

La mauvaise qualité de la transmission n'empêche pas Proust de se faire le propagandiste du système.
En 1912, il recommande à une de ses correspondantes, Mme Strauss, de souscrire au service : "Si vous êtes demain soir chez vous, vous devriez demander le théâtrophone. On donne à l'Opéra la charmante Gwendoline".
En 1913, il revient à la charge auprès de la même Mme Strauss :
"Vous êtes-vous abonnée au théâtrophone ? Ils ont maintenant les concerts Touche et je peux dans mon lit être visité par le ruisseau et les oiseaux de la Symphonie pastorale dont le pauvre Beethoven ne jouissait pas plus directement que moi puisqu'il était complètement sourd. Il se consolait en tâchant de reproduire le chant des oiseaux qu'il n'entendait plus. A la distance du génie à l'absence de talent, ce sont aussi des symphonies pastorales que je fais à ma manière en peignant ce que je ne peux plus voir !".
Commentant cette lettre dans son ouvrage Proust au miroir de sa correspondance, Luc Fraisse remarque que "le théâtrophone n'est pas seulement un épisode anecdotique dans sa vie. [...]. L'abonné mélomane aperçoit dans ce procédé moderne un symbole de sa condition d'écrivain. [...] Abolissant la distance de l'absence, le théâtrophone ressemble à l'écriture selon Proust, en ce qu'il restitue à sa manière une musique retrouvée, un temps retrouvé. Il recrée en outre un chant intérieur, cette mélodie intime dont, à l'image de Vinteuil, tout artiste est habité. Ainsi, le véritable théâtrophone de Proust, c'est son imagination."
Il n'était pas étonnant que, quelques années plus tard, Proust s'intéresse également aux perspectives ouvertes par les travaux sur la vision à distance. Nous y reviendrons.

1930 : trois cents abonnés

Et le théâtrophone connut des jours heureux..., même au domicile de Clément Ader, qui possédait chez lui un énorme champignon permettant à huit auditeurs d'écouter, en monophonie toutefois, la transmission des dernières nouveautés de l'Opéra ou de l'Opéra-Comique.

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Avec les années, les auditeurs, qui étaient le plus souvent des mélomanes devinrent plus exigeants et il fallut améliorer la qualité du service.
Vers les années 1910,— l'électronique n'ayant pas encore fait son apparition—, on recourut au relais Brown pour obtenir une certaine amplification du courant parcourant les lignes et remédier ainsi à l'affaiblissement de l'audition on obtint des résultats intéressants.
Le 24 mai 1913, ce type d'installation permit une transmission audible à Londres, de « Tristan et Isolde » donné à l'Opéra de Paris ; dans l'autre sens, une représentation de l'Alhambra dei Londres était offerte aux auditeurs parisiens.
Les microphones aussi furent améliorés.
Au lendemain de la guerre 1914-1918, chaque abonné au théâtrophone pouvait disposer l'espace d'une soirée et dans le théâtre de son choix, d'un microphone de type « Paris-Rome », c'est-à-dire du même type que les microphones très sensibles dont étaient dotées les opératrices assurant les communications téléphoniques à longue distance.
Mais le système, en lui-même, limitait nombre des bénéficiaires : sans quoi, la rampe du théâtre se serait écroulée sous le poids des appareils, et le nombre des circuits les reliant un à un central serait devenu prohibitif.
En outre, de vieux abonnés compliquaient le travail du personnel en demandant qu'on les place bien entendu « côté violons ».
En 1923, tout se simplifia : on put, à partir d'un microphone rattaché à un amplificateur à lampes, atteindre de multiples usagers.


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En 1930, le théâtrophone était toujours installé rue Louis-Lé-Grand desservait environ trois cents abonnés, dont les demandes d'audition étaient reçues de dix à dix-neuf heures par plusieurs « théâtrophonistes ».
Une grande amélioration était intervenue au domicile des abonnés, ils écoutaient désormais confortablement grâce à un haut-parleur Après des essais avec des appareils à pavillon, la Compagnie avait retenu des diffuseurs Lumière ou SFR, assez semblables à nos haut-parleurs modernes.

Nous terminerons cette étude par l'examen des moyens employés par la Société scientifique industrielle de Marseille pour les auditions téléphoniques du Grand Opéra qui ont eu lieu, aidée du concours actif de M. B. Dupuy, directeur de l'agence de la société générale des Téléphones, dans la Bibliothèque de la Société et à quatre reprises différentes en mars 1882.
Les dispositions adoptées à Marseille étaient les mêmes que celles qui avaient été prises à Paris lors de l'Exposition d'Electricité en 1881.
Bien entendu le nombre des microphones était moindre, de même que les appareils d'audition, mais le système était absolument le même et avait été installé obligeamment entre l'Opéra et le siège de la Société par M. R. G. Brown, Ingénieur Electricien de la Société générale des Téléphones
— Les dispositions prises au grand opéra de Paris sont représentées dans les figures suivantes, qui donnent un dessin de la rampe à gaz montrant de chaque côté de cette rampe une série de microphones.


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A Marseille on s'était contenté des deux appareils placés de chaque côté du trou du souffleur et l'effet n'en a pas été moins bon.
La figure ci contre représente les communications telles qu'elles avaient été établies, afin d'éviter l'induction, les circuits étaient entièrement métalliques, et l'on avait établi quatre fils entre l'Opéra et la salle de la Bibliothèque de la Société, Ces fils étaient reliés à quatre paires de téléphones Ader installés sur une table entourée de sièges et au centre de laquelle ou avait mis une sonnerie devant limiter le temps d'audition accordé aux invités.
On peut voir par notre diagramme que les courants engendrés dans le circuit local des microphones et des bobines primaires placées au théâtre lançaient sur la ligue des courants qui, en la traversant, influençaient les téléphones placés à la Société scientifique industrielle.
Le microphone de droite au théâtre influençait le circuit des fils n°1 et 2 de la ligne dans lequel étaient placés les téléphones 1, 3, 5 et 7 placés à la droite des auditeurs.
Le microphone de gauche faisait passer les courants par les fils 3 et 4 et les téléphones 2, 4, 6 et 8 placés à gauche des auditeurs qui pouvaient ainsi entendre également bien les chants et la musique exécutés des deux côtés de la scène.
La pile, divisée en deux parties, pouvait d'ailleurs, être utilisée par moitié et être renouvelée chaque quart d'heure au moyen d'un commutateur manoeuvrépar l'employé placé au théâtre.
On évitait ainsi l'affaiblissement des sons provenant de l'épuisement de la pile. Un téléphone était mis dans le circuit des fils 1 et 2 pour la personne qui dirigeait les opérations et donnait toutes les cinq minutes le coup de sonnette qui devait renouveler la série d'auditeurs admis par quatre à la fois dans la salle d'audition.

Un autre téléphone placé au théâtre dans le même circuit permettait les communications orales avec ce lieu, pendant les entre actes, quand le commutateur l'introduisait dans le circuit des lignes.

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On se rappellera sans doute avec plaisir l'effet à la fois grandiose et saisissant produit par l'audition téléphonique du Barbier de Séville et de l'Africaine. Les dispositions prises avaient répondu à l'attente de tous .

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Évidemment deux microphones étaient insuffisants et les conditions adoptées à Paris étaient beaucoup plus favorables.
La haute société de Marseille n'en a pas moins pu assister à des séances très-intéressantes au point de vue de l'art et de la science.

Désireuse de pouvoir renouveler quelquefois ces auditions, la Société Scientifique Industrielle de Marseille, d'accord avec le Cercle Artistique, a établi une ligne permanente à deux fils qui lui permet de maintenir des communications téléphoniques constantes entre les deux établissements, aussi bien pour l'audition musicale que pour les échanges verbaux.
Cette ligne peu d'ailleurs être utilisée pour d'autres expériences relatives à la lumière électrique et au transport de la force à distance. La Société Scientifique est aussi reliée, au moyen des appareils d'Ader, au réseau téléphonique de Marseille.
L'un de ces deux fils est installé comme une communication téléphonique ordinaire. Le second, spécialement réservé aux auditions musicales, aboutit, d'un côté, à la salle de musique du Cercle Artistique où sont placés les microphones, les piles et les bobines d'inductions.
Une série de douze téléphones aboutit à la salle des Commissions de la Société Scientifique Industrielle de la manière indiquée par la figure 37. On voit que, dans ce cas, il a suffi d'un circuit ordinaire avec un seul fil et la terre pour retour. Cette disposition suffisait en effet en cette circonstance dans laquelle l'induction n'était pas à redouter, elle est d'ailleurs très-effective par suite d'un groupement particulier des appareils.


On a fait récemment, entre l'Hippodrome et les bureaux de la Compagnie Internationale des Téléphones, 15, place Vendôme, une expérience intéressante.

L'orchestre de l'Hippodrome, qui joue dans la journée et le soir pour les deux représentations quotidiennes, a été entendu par de nombreux invités réunis place Vendôme. Il y avait là 90 récepteurs téléphoniques ; chaque personne en ayant deux, 48 personnes pouvaient entendre à la fois.
Nous allons entrer dans quelques détails sur les dispositions prises par le docteur J. Moser pour obtenir ce résultat .
Grâce à la complaisance de l'Administration de l'Hippodrome et à celle de la Société Générale des Téléphones, on a pu faire usage des deux fils qui servent habituellement à la Direction de l'Hippodrome qui compte parmi les abonnés du réseau de Paris. Mais de ces deux fils, il en fallait un pour l'échange des conversations, ordres donnés, avis transmis, etc., etc., tout à fait indispensables pour mener à bien une opération exécutée, comme celle-ci, entre deux points éloignés.
Il ne restait donc plus qu'un seul fil pour l'audition musicale.
Voici comment les appareils étaient disposés à l'Hippodrome :
II y avait 25 transmetteurs microphoniques montés sur une planche unique, placée elle-même un peu inclinée sur l'horizontale et au-dessus du chef d'orchestre. Les microphones étaient, bien entendu, au-dessus de la planche, protégés de la poussière par une boîte légère.La planche elle-même était suspendue par quatre cordes.

La pile agissant sur ces microphones était composée de 3 accumulateurs Ueynier-Faure au début ; l'intensité du courant était indiquée par un galvanomètre Deprez placé dans le circuit ; on la maintenait sensiblement constante en ajoutant à ces 3 accumulateurs un autre, puis un autre, jusqu'au nombre total de 9. Le résultat aurait pu être obtenu également avec 5 éléments Daniell modèle Reynier, qui ont une très-faible résistance et une constance absolue. Le courant de la pile est dérivé entre les 25 microphones, puis dans les 24 fils primaires de
24 bobines d'inductions, montés par 2 en série et 12 en dérivation. L'intensité du courant est de 12 ampères environ.
Les 24 circuits secondaires des 24 bobines d'induction sont groupés par 4 en série et 6 en dérivation. La résistance de chacune est de 300 ohms, soit pour l'ensemble 1200 ohms.
La ligne de l'Hippodrome, de 3512 mètres de longueur, aboutit 96, rue des Petits-Champs, à l'un des bureaux de la Société Générale des Téléphones auquel arrive également la ligne de la place Vendôme qui est très-courte. Avec le raccordement à la rue des Petits-Champs, la communication était établie. Les récepteurs du type Ader étaient groupés par 16 en série et 6 en dérivation.
La netteté de l'audition a été parfaite et il a paru que tous les auditeurs, ceux de l'après-midi et ceux du soir, partaient satisfaits.
Nous ne croyons pas qu'on puisse contester qu'il y ait là un progrès sensible sur le mode d'installation mis en oeuvre entre l'Opéra et le Palais de l'Industrie, lors de l'Exposition d'électricité de 1881.

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Il y avait d'un côté 10 microphones et de l'autre 80 récepteurs ; mais la moitié seulement des récepteurs était en service à la fois ; il y avait donc en fait 4 récepteurs par microphone avec deux fils, soit en tout 20 fils. La réduction du nombre des fils facilitera la pose ; elle diminuera le coût de l'installation, et par suite permettra un plus grand nombre d'applications.
L'expérience de M. Moser a été faite avec un seul fil, parce que le second avait un autre usage ; mais nous ne prétendons pas que, dans d'autres cas, il faille n'employer qu'un fil; tout au contraire, nous pensons qu'il conviendra généralement d'unir ainsi deux fils pour éviter les bruits d'induction.
Nous dirons en terminant que dans les dispositions de M. Moser la principale nouveauté consiste dans l'association en dérivation des
25 microphones, dans l'association des 24 fils secondaires des bobines d'induction en tension et en quantité comme on fait avec des éléments de pile.
Avant de terminer cette étude, nous dirons quelques mots de la fanfare Ader qu'on voyait à l'Exposition Universelle d'électricité de 1881 et qui a été également présentée à la Société Scientifique Industrielle de Marseille.
Cette fanfare, telle qu'on l'avait installée au Palais de l'Industrie, consistait en quatre cors de chasse ou récepteurs semblables. Chaque récepteur avait sa ligne et sa pile (figure ci contre). Pour une salle de dimensions ordinaires, comme l'est celle des conférences de la Société Scientifique Industrielle, un seul cor suffisait et donnait une sonorité assez grande.


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Le récepteur consiste en un grand et fort aimant permanent en fer à cheval, dont les pôles sont très-rapprochés l'un de l'autre. Une feuille en laiton remplit l'espace compris entre ces pôles. Un fil de cuivre recouvert de soie floche est enroulé autour de chaque pôle en forme de bobine; ces bobines arrivent jusqu'à 5 m/m des bords des pôles de l'aimant et forment un circuit dont les extrémités se rattachent à des bornes placées sur le socle de l'appareil.
L'aimant est fixé à l'intérieur de façon à pouvoir pivoter sur l'axe W et on le renferme dans une boîte en bois munie d'une ouverture latérale. Cette ouverture est close par un diaphragme en bois de 10 cm de long sur 08 de large et n'a qu'un demi millimètre d'épaisseur. Collé au centre de ce diaphragme se trouve un petit bloc de bois C sur la face intérieure duquel est fixée une petite armature en fer doux d de 9 m/m de long, 4 m/m de large et un 1/2 m/m d'épaisseur.
Le fer à cheval est alors ajusté au moyen de la vis E de manière à placer cette petite armature juste en face et presque à toucher ses pôles. Une boîte en bois dans le centre de laquelle on perce un orifice de 25 m/m de diamètre est alors fixée au-devant du diaphragme. Cette boîte a pour effet de protéger le diaphragme et de former autour de lui une chambre résonnante qui augmente l'intensité du son. Celui-ci peut d'ailleurs être considérablement amplifié lorsqu'on fixe à la boîte sonore un pavillon de trompette dont les vibrations métalliques ajoutent à l'effet obtenu.

Le transmetteur ressemble à celui du condensateur chantant ; il consiste en un diaphragme de 1/2 m/m d'épaisseur ayant un morceau de platine soudé à son centre. Le diaphragme est fixé dans un anneau métallique sous lequel est placée, dans un cadre, une vis isolée à pointe de platine qui permet le réglage.
Pour l'obtenir, il suffit de tourner la vis du transmetteur jusqu'à ce qu'elle vienne affleurer le diaphragme métallique.


Quand la ligne est longue, il y a avantage à se servir d'une bobine d'induction en mettant le transmetteur et la pile sur la primaire et le récepteur et la ligne sur la secondaire. La résistance des bobines du récepteur doit, dans ce cas, être de 100 ohms.
Quand la ligne est courte, il est préférable de se dispenser de la bobine d'induction et de mettre le récepteur, le transmetteur et sa pile dans le circuit direct de la ligne. Dans ce cas, la résistance des bobines du récepteur ne devrait pas dépasser 3 ohms.
Six à huit éléments de pile sont suffisants dans les deux cas.

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Pour faire fonctionner l'appareil il suffit de chanter dans l'embouchure du transmetteur à la façon du mirliton et non pas comme si l'on soufflait dans l'embouchure d'une trompette.

Les vibrations produites ainsi ouvrent et ferment alternativement le circuit de la pile dont le courant attire et repousse de même l'armature en fer doux fixée au diaphragme du récepteur.
En effectuant ces différents mouvements, l'armature frappe les pôles de l'aimant permanent avec assez de force pour produire les sons d'un cor de chasse.

La construction du récepteur présente quelques difficultés, et l'on ne devra pas se laisser décourager si l'on s'aperçoit que la petite armature refuse de venir frapper les pôles de l'aimant permanent chaque fois que le circuit est ouvert ou fermé. Cette armature reste parfois même collée à l'aimant, mais ce n'est qu'une simple question de dimensions exactes du diaphragme en bois qui ne doit être ni trop grand, ni trop petit, ni trop flexible, ni trop rigide.

Le brevet ADER fut vendu partout dans le monde et le théâtrophone fut utilisée jusqu'en 1926, à Moscou et 1937 à Paris. Bien sûr, son succès déclina beaucoup après la découverte des ondes hertziennes.
Ader fut surpris de cet engouement, autant qu'il fut surpris de l'échec commercial de certaines de ses inventions. Mais grâce au théâtrophone et au téléphone, Ader devint multimillionnaire

TÉLÉPHONES ET PHONOGRAPHES
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE de 1889

L'illustration du samedi 19 Octobre 1889.

La science moderne a parfois le mot pour rire.
Si tous les ans elle dote l'humanité de canons, explosifs, ou projectiles de plus en plus meurtriers, étrennes utiles mais peu agréables, elle daigne parfois nous offrir en compensation quelque invention ayant, outre son côté pratique, le caractère et le charme de jouets merveilleux, tels le phonographe et le téléphone.

Aussi ces instruments constituent-ils une véritable attraction pour les nombreux visiteurs de l'Exposition, habitants des pays ou des localités où l'art de causer ainsi avec un interlocuteur invisible et placé à grande distance est encore inconnu.
Les curieux se pressent chaque jour, faisant queue le long des câbles de velours rouge qui protègent les appareils mystérieux contre la poussée de leurs admirateurs, dans l'exposition Edison ou au pavillon des téléphones, près la tour Eiffel.
C'est la physionomie de ce coin de l'Exposition que notre dessinateur a croquée sur le vif pour le plus grand plaisir de nos lecteurs.


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Voici, d'abord, les amateurs du phonographe alignés devant la boîte carrée d'où partent les fils conducteurs comme les tentacules d'une pieuvre ; ils ont appliqué à leurs oreilles les récepteurs et sont sous le charme : l'instrument répète, en scandant lentement chaque mot, la phrase gravée sur son rouleau ; une vieille toute attentive sourit avec satisfaction : « C'est qu'on entend comme si quelqu'un vous parlait tout de même, on n'a pas idée de ça à Carpentras ! » Un enfant à grand chapeau marin rejeté en arrière regarde la boîte avec de grands yeux, il espère surprendre le truc; puis deux bons provinciaux, un vieux et un jeune, assez absorbés, les malheureux! pour ne pas voir à deux pas le chef-d'oeuvre d'un inventeur qui en vaut bien d'autres, une toute charmante Parisienne, en toilette exquise. Elle passe, toisant dédaigneusement du coin de oeil les chapeaux mous déformés, et le bibi invraisemblable de la bonne vieille !
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Tout le monde ne partage pas, Dieu merci ! l'indifférence de ces quidams pour le sexe charmant.

Si la galanterie était chassée du reste de la terre, elle se retrouverait certes chez le gros monsieur de notre second dessin (où va-t-elle se nicher ?).
Malgré son épaisse carrure, les rides qui étoilent le coin de sa paupière, sa grosse moustache et ses cheveux mal peignés, il a gardé les saines traditions de galanterie et, qui sait ? quelque prétention à être encore aimable, sinon aimé.

Aussi c'est avec un geste gracieux (ou du moins il l'espère) qu'il passe à sa voisine les récepteurs sortis tout chauds de ses oreilles.
II sourit et esquisse un malin clignement d'œil : dame! c'est le répertoire d'un calé-concert un peu risqué que répète en ce moment l'inconscient instrument. « A vous, belle dame ! » dit-il tout haut, et in petto: « Vous allez en entendre de drôles ! »

La jolie femme reçoit en baissant les yeux le compliment de son adorateur suranné, et risque ses deux mignonnes oreilles ; si le refrain est un peu trop leste, tant pis !


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Voici venir l'abbé Bontemps : le député de sa circonscription a organisé un train à prix réduits pour ses électeurs, et l'abbé ne l'a pas manqué, soyez-en sûrs.
Quelle occasion de voir toutes les merveilles dont l'entretient chaque matin l'Univers ! et surtout le téléphone, cette merveilleuse découverte de la science.
Car l'abbé Bontemps n'est pas un de ces esprits arriérés qui enverraient encore au bûcher, s'il leur était loisible, les successeurs de Galilée.
Non, il sais faire la part du progrès. Son moral, pas plus que son physique de bon vivant, gras et réjoui, n'offre de ressemblance avec la Torquemada à l'esprit atrabilaire, déplorable conséquence d'un estomac délabré.
Après une longue attente, il est arrivé jusqu'à l'instrument : son devancier lui tend les récepteurs : la face hilare, l'abbé les porte à ses oreilles, avec une certaine émotion.
Il va être initié aux mystères de la science moderne !
il écoute ! sa physionomie passe par toutes les expressions de l'attention , de l'intérêt, de la surprise, pour tomber de l'indignation
et dans la consternation. Il est trop initié.
Qu'a-t-il donc entendu ? Ah! voilà : c'est que le téléphone est relié un café-concert et au moment ou le brave abbé entrait en communication, une étoile quelconque attaquait à plein gosier le refrain d'une chanson dont voici le premier vers :
Mon pantalon est décousu (bis), etc.


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L'abbé n'en a pas voulu savoir davantage sur les désordres de la toilette intime de cette jeune personne, nous aimons à le croire ; il a précipitamment raccroché les récepteurs, et reste pensif, les pouces passés mélancoliquement dans la ceinture qui sangle son robuste abdomen.
« Encore un instrument de perdition ! ô mes illusions ! »
Et voilà un ennemi de plus pour Edison !

Puis c'est une longue file d'auditeurs le long des murailles du pavillon téléphonique ; les uns nous montrent la face, les autres le contraire.
Au premier plan, une bien jolie femme assise, enchantée d'une joie enfantine.
Son voisin a de terribles distractions, et, entre nous, il regarde, je crois, plus qu'il n'écoute.
Quant à la jolie voisine, gageons qu'à son tour elle écoute moins qu'elle ne regarde. Comment cela finira-t-il ? Par un mariage peut-être, le mariage au téléphone.
Que de petits romans dont le dénouement aura lieu devant M. le maire auront commencé ainsi dans la galerie des machines, sans que leurs acteurs aient aperçu l'observateur, dessinateur ou romancier, qui les guettait le crayon à la main, faisant de leur naissante idylle un document !
Le spectacle, enfin, est vraiment curieux.


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Louis D'HURCOURT.
L'illustration du samedi 19 Octobre 1889.

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Voyez-vous un de nos grands-pères subitement ressuscité au milieu de la pièce, et voyant cette file de gens silencieux, collés au mur, écoutant avec attention, l'oreille appliquée à des tampons qui ne rendent aucun son? Il se croirait dans une maison de fous, évidemment.
Pour finir, encore deux petites femmes : l'une absorbée par le phonographe, l'autre par le téléphone.

La première, une brave nourrice que la Bourgogne regrette, écoute de ses deux oreilles, ahurie et charmée tout à la fois, pendant qu'assis gravement à ses pieds, Bébé se creuse peut-être sa petite cervelle pour deviner ce que Nounou peut bien faire là. Quand Bébé aura vingt ans, qui sait si téléphone et phonographe ne seront pas démodés et remplacés par d'autres inventions, plus abracadabrantes encore ?

La dernière, dilettante sans doute, a choisi l'appareil en communication avec . l'Opéra-Comique ; le hasard l'a servie, on achève un duo d'amour.
Bercée par la voix chaude du baryton, elle a fermé les yeux, et l'illusion a été si forte que, le morceau terminé, elle pose les récepteurs et applaudit bruyamment, oubliant que le bruit de ses petites mains entrechoquées ne saurait arriver jusqu'à l'objet de son enthousiasme.
Encore un artiste qui ne connaîtra pas son bonheur!
Et voilà quelques bons moments de passés aussi bien pour ceux qui écoutent que pour ceux qui vont regarder écouter.

Les premiers s'en reviennent du Champ-de-Mars enthousiasmés pour les inventions nouvelles ; les seconds publient des croquis et des articles qui feront peut-être se liâtei vers cette partie de l'Exposition les indifférents et les retardataires.

Proust, s’est abonné dans les tout premiers aux retransmissions en direct de l’opéra de Paris.

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Revenons sur "La Voix humaine"

Une femme, après quelques tentatives infructueuses, finit par joindre son amant au téléphone. Elle l'appelle « chéri », mais doit lui rendre leurs lettres et se montrer courageuse.
À travers les non-dits et un moyen de communication défaillant (la communication s'interrompt sans cesse), la pièce présente une rupture amoureuse difficile. La femme aime toujours l'homme à qui elle parle et a tenté de se suicider.

La voix humaine" (consultez le texte en pdf) est une pièce de théâtre en un acte de Jean Cocteau écrite en 1927.
La Voix Humaine est l’une des œuvres majeures du théâtre de Cocteau. Depuis qu'il a été écrit, ce monologue n'a jamais cessé d'être joué dans le monde entier. « Ce qui surtout est émouvant ici, c’est la situation elle-même, ce drame de la présence-absence, ce dialogue-monologue ; et ce qui fait de cette scène rapide une vraie tragédie, c’est cet appareil insensible, image de la fatalité, plutôt que les paroles qu’il apporte et emporte. » (Pierre Bost, Revue hebdomadaire, mars 1930.)

Étonnante de modernité, universelle, La Voix Humaine continue d’inspirer. En 1958, Francis Poulenc, qui est un proche de Jean Cocteau de longue date, en tire une tragédie lyrique en un acte, créée et jouée le 6 février 1959, salle Favart à Paris, avec la soprano Denise Duval.
"Par un curieux mystère ce n'est qu'au bout de quarante ans d'amitié que j'ai collaboré avec Cocteau. Je pense qu'il me fallait beaucoup expérience pour respecter la parfaite construction de La Voix Humaine qui doit être, musicalement, le contraire d'une improvisation", écrivit Francis Poulenc. Ce à quoi Cocteau répondit : "Mon cher Francis, tu as fixé une fois pour toutes, la façon de dire mon texte."
En 1964, le texte de La Voix Humaine est enregistré en une seule prise chez Simone Signoret, dans son appartement, place Dauphine à Paris. Selon le producteur Jacques Canetti, cet enregistrement est l’un des plus beaux qu’il ait vécu et réalisé. Il obtient la même année le Grand Prix du Disque.
En 2021, Pedro Almodóvar devrait faire son retour au cinéma avec un court-métrage expérimental de 29 minutes librement adapté de La Voix Humaine, filmé à Madrid, où Tilda Swinton tient le rôle principal. En 1987, l'extrait final de la pièce fut déjà joué dans le film de Pedro Almodóvar La Loi du désir.

Présentation de La Voix Humaine, dans une version encadrée, lors de son exposition au Musée d'Art Moderne de Paris

Sommaire

Le Téléphone au théâtre (France, 1880-1930) par Isabelle Krzywkowski.

Les indications bibliographiques complètes des pièces étudiées sont fournies dans la titrologie en annexe.

"La lettre est sortie de la littérature le jour où le Narrateur de La Recherche a téléphoné à sa mère. (E. Fantou)"

On sait que l’objet technique est un motif littéraire et artistique fréquent depuis la fin du XVIIIe siècle. On se rend souvent moins clairement compte que, si sa présence peut être motivée par une volonté de réalisme ou de modernité, elle entraîne aussi la question de son « traitement » littéraire, pictural, musical, etc. Souvent, donc, le recours à la technique suppose une double préoccupation : son intérêt thématique d’une part, d’autre part le travail sur les modalités de son utilisation, qui peut conduire à trouver en lui un nouveau mode de
création.
La variété même des interventions proposées pendant ces journées atteste que le téléphone a fait l’objet de nombreuses utilisations en art. L’axe par lequel nous allons l’aborder permettra de donner un aperçu de l’usage que le théâtre en a fait. C’est un peu le hasard qui en a déterminé le corpus : la recherche dans le fichier « Titres » de la Bibliothèque nationale de France et dans les revues spécialisées de l’époque a fait apparaître un nombre
significatif d’auteurs, de la fin du XIXe siècle à l’entre-deux-guerres, qui non seulement recourt à cet objet, mais le juge suffisamment expressif pour en faire le titre d’une œuvre. Nul doute qu’on trouverait les mêmes traces d’intérêt dans les autres genres à la même époque, mais les contraintes du genre théâtral semblent si peu adaptées à l’usage du téléphone que cette étude devenait une occasion de mettre en évidence la manière dont la littérature se saisit, thématiquement, mais aussi formellement, d’un nouvel objet.
Ainsi, au théâtre aussi, le téléphone peut remplacer la lettre, et d’autres choses encore, comme l’explique un des personnages de Le Téléphone en amour :
Que le téléphone rend donc de services !… Au lieu de mettre les domestiques dans la confidence, ou bien d’être obligé d’aller porter soi-même des cartes-télégrammes à la poste pour se fixer rendez-vous, aussitôt que le mari s’absente, vite, un coup de téléphone, et on a en deux minutes la demande et la réponse.(1).
1 A. Damocède, Le Téléphone en amour, 1898, sc. 4.

Gageons que le téléphone ne se borne pas à faire évoluer les mœurs amoureuses et que l’absence des domestiques ou les réponses à distance pourraient bien contribuer à faire évoluer les mœurs théâtrales…
S’il est toujours intéressant de constater qu’un objet peut faire l’objet d’un titre, les éléments fournis par cette titrologie ne manquent pas d’intérêt. Peu de situations précises sont évoquées (trois mariages, une histoire d’amour, une demande de décoration) et deux seulement font directement référence à un fait d’époque : l’existence de « centraux téléphoniques » tenus par les « demoiselles du téléphone ». Pour le reste, les « surprises » et les « farces » fonctionnent comme des références internes au théâtre, particulièrement au genre comique (voir les « Gaietés » ou les « Joies », qui constituent d’ailleurs des antiphrases : on s’énerve beaucoup au téléphone à l’époque !).
Mais la plupart des titres renvoient à la simple « situation » (2 )
« Au téléphone » retranscrit sur ce site, qui semble pour l’essentiel exploitée par le vaudeville

(on ne trouve, outre La Voix humaine de Cocteau, qu’un seul mélodrame).

Il y a cependant lieu de s’étonner de la récurrence de ce sujet et de la volonté d’exploiter théâtralement une situation (pour nous du moins) très quotidienne, apparemment si pauvre en intrigue et surtout qui suppose un personnage… absent – paradoxe dont l’auteur dramatique ne semble pouvoir se sortir qu’avec beaucoup d’habileté…
Pourtant, si l’on en croit Cocteau, le téléphone est devenu, en 1930 (en 1927 pour la rédaction de La Voix humaine), « l’accessoire banal des pièces modernes » (3).
C’est bien ce que cette titrologie semble confirmer, avec un rapport de dates intéressant : le sujet apparaît très tôt (1882 au moins), puis l’on constate un vide dans les années 1910 / 1920 et une reprise dans les années 1920 / 1930, avant de voir le sujet pratiquement disparaître, dans les titres du moins, jusqu’aux années 1980 (4), ce qui correspond historiquement aux différentes améliorations techniques (passage de la batterie locale à la batterie centrale vers 1920), jusqu’à l’installation de « l’automatique » (5), à la suite de laquelle son usage s’est banalisé (6).

La remarque de Cocteau fait apparaître un autre élément important : le téléphone est un objet « moderne », sans doute même est-il chargé, comme la plupart des machines, d’incarner la « modernité ». Dans les pièces qui vont nous occuper, qui sont rien moins qu’un théâtre d’avant-garde, il suffit même le plus souvent à la signifier : être abonné, c’est être un « homme de progrès » (7), et il n’est guère besoin de recourir à d’autres machines. En revanche, ce théâtre se préoccupera de mettre en scène les habitudes particulières qui découlent de l’usage, que ce soit la manière dont on utilise l’objet ou les situations de parole provoquées par l’intermédiaire d’un central non automatique.
À l’évidence, donc, le téléphone permet de conjoindre la touche de modernité, la quotidienneté et la théâtralité nécessaires au « théâtre de boulevard ». Mais si son usage est, de fait, immédiatement récupéré par les situations archétypales du vaudeville, nous verrons que sa présence entraîne une véritable réflexion sur le genre et la pratique du théâtre : le téléphone contient un potentiel dramaturgique et dramatique certain, car il pose des problèmes de jeu, de mise en scène, de théâtralité, voire d’écriture. Dans la mesure, en effet, où il est lié à la voix (8), il se devait d’intéresser le théâtre ; mais dans la mesure où il suppose une voix absente, il ouvre sur une situation théâtrale paradoxale qui obligera les auteurs à trouver des
mises en forme (en scène ou en écriture) originales.

2 Le terme renvoie bien sûr à l’ouvrage contemporain de Georges Polti, Les Trente-six Situations dramatiques, Paris, Mercure de France, 1895, qui répertorie et classe des structures récurrentes au théâtre.
3 Jean Cocteau, préface à La Voix humaine [1927], Paris, Stock, 1930, cité dans Paris, Gallimard, « La Pochothèque », 1995, p. 1093.
4 On notera que cette bibliographie étant titrologique, elle ne permet évidemment pas de rendre compte de l’utilisation du téléphone au théâtre en général ; elle peut cependant être considérée comme un « symptôme » pertinent.
5 Le premier central automatique en France est celui de Nice, installé en octobre 1913, mais la mise systématique en automatique n’est entreprise que vers 1925. La France du tournant du siècle est en retard sur les U.S.A. et plusieurs autres pays européens : on compte en 1900 un téléphone pour 60 habitants aux U.S.A., pour 115 en Suède, 129 en Suisse et 397 en Allemagne, alors qu’il n’y en a encore qu’un pour 1216 habitants en France. Sur l’histoire des réseaux téléphoniques, on pourra entre autres se reporter, en français, à Clairette Hajdu, Au Cœur du téléphone : histoire des instal’, [Pantin], Le Temps des cerises, 1995 ; Le Téléphone à la Belle Époque, Paul Charbon (éd.), Bruxelles, éditions Libro-sciences, 1976 ; « Le Téléphone de 1850 à 1914 », Histoire de la Poste et des télécommunications, actes du 7e colloque de la F.N.A.R.H., t. 2, 1992.
6 L’objet, bien sûr, n’a pas disparu du champ artistique, mais il n’y entre plus, bien souvent, que comme un élément du décor quotidien. Régulièrement cependant sortent des œuvres qui tentent d’en proposer une utilisation originale.
7 Maurice Hennequin, Un mariage au téléphone, 1888, p. 12.
8 Notons d’ailleurs qu’à la même époque, le « théâtrophone » de Clément Ader permettait d’écouter chez soi une
pièce ou un concert

Thèmes et situations

L’inventaire des situations et des thèmes dans lesquels le téléphone apparaît est, du moins pour le corpus qui nous intéresse, assez rapide à établir.
On y retrouve, bien sûr, les thèmes majeurs du vaudeville. L’adultère, d’abord, comme chez Damocède, Marsan, Suzanne Chebroux, ou Zamacoïs, y trouve de nouvelles ressources : un mari entend sa femme le tromper grâce au téléphone, une femme ne cesse de s’assurer que son mari est au travail pendant qu’elle se fait courtiser par son amant, ce qui, bien entendu, nuit quelque peu aux épanchements (9). D’une manière générale, le téléphone est un outil de tromperie, qui permet en particulier de mentir sur le lieu ou l’état dans lequel on se trouve (10).
Il sert, par ailleurs, à se mettre d’accord sur toutes sortes de choses, depuis les demandes en mariage (11), jusqu’aux demandes de décoration (12), situations dont le comique tient bien sûr à la brièveté de la manœuvre, eu égard à l’importance de l’engagement. Il va de soi que, dans le même ordre d’idée, il est d’un grand secours aux amants qui, non contents de pouvoir prendre rendez-vous en toute facilité, profitent souvent de cette conversation différée pour goûter un premier aperçu des plaisirs qui les attendent (13) ; je ne résiste pas au plaisir de faire revivre ce succulent « dialogue » d’André Pascal :

Au revoir ma chérie. (Elle lui embrasse la main tout en écoutant à l’appareil. Madeleine sort. À l’appareil) .À présent je suis seule… oui, elle est partie… – Ouf ! (Éclats de rire) Oui, mon chéri, je vais m’installer à mon aise… (Prenant l’appareil et se dirigeant vers le divan) Toi, viens avec moi. (S’installant sur le divan) Ça y est, je suis étendue sur le divan… avec toi naturellement… très confortablement. Nous allons pouvoir bavarder un bon moment. Oui, je lui ai dit que j’étais en communication avec ma sœur… Tu ne comprenais pas, mon pauvre chéri […] Si je t’aime ? Quelle question ! Ça te fait plaisir quand je te le dis ?… Même par téléphone ? Je n’ai pas pu m’endormir… J’ai pensé à toi toute la journée […] Le téléphone a du bon… Il me semble que tu es là près de moi… Veux-tu être convenable… Comment ? Si j’ai compris ?… Bien sûr, j’ai compris… mais oui… Non, tais-toi… tais-toi… Assez… Assez… moi aussi… […] Attends… j’éteins… l’électricité… Pourquoi ? par habitude… Non !… tais-toi… tais-toi donc… je suis bête !… Je t’adore quand tu me dis cela…
Rideau (14)

9 A. Damocède, op. cit. (le mari et l’épouse utilisent chacun le téléphone pour arranger leurs rendez-vous galants) ; Maurice de Marsan, Par téléphone, 1902 (un mari apprend grâce au téléphone que sa femme le trompe avec leur voisin) ; Suzanne Chebroux, Allô, c’est moi, Edgar !, 1904 (un homme parle au mari en croyant parler à la femme) ; Miguel Zamacoïs, Au bout du fil, 1903 (un homme reçoit une femme qui n’accepte de devenir sa maîtresse que s’il installe un téléphone pour qu’elle puisse rassurer son mari).
10 Hippolyte Raimond et Paul Burani, Le Téléphone, 1882 (une femme utilise le téléphone pour éviter la rencontre de ses deux amants) ; Miguel Zamacoïs, Deux femmes et un téléphone, 1920 (deux amants font un poisson d’avril à leur maîtresse en leur annonçant leur rupture par téléphone) ; Jean Cocteau, op. cit. ; Pierre Valdagne, Allô ! Allô !, 1886 (un mari se réconcilie avec sa femme en croyant parler à une autre au téléphone, alors que celle-ci est chez son amant – bien entendu le meilleur ami du mari).
11 Maurice Hennequin, op. cit., 1888 (un exilé qui croit que sa fiancée l’a trahi oblige un notaire à lui arranger un autre mariage par téléphone) ; Louis de La Garde, Un mariage par téléphone, 1893 (arrestation erronée d’un père et de son fils suite à un quiproquo téléphonique) ; E. du Tesch, Par téléphone, 1909 (des fiancés se téléphonent journellement à l’insu de leurs parents) ; André Mouëzy-Éon, « Les Joies du téléphone » [1942?]
(suite de disputes et de quiproquos téléphoniques).
12 Paul Deroyre, Décoré par téléphone [1908?] (un homme appelle un ministre pour obtenir une décoration).
13 Friedrich Kittler montre du reste que le motif du téléphone repose souvent en littérature sur des connotations érotiques (Voir Grammophon Film Typewriter, Berlin, Brinkmann et Bose, 1986, p. 87-93).
14 André Pascal, Tout s’arrange, s.l., s.é., s.d. [1925?], p. 121-122 (la présidente d’une association de bienfaisance arrange tout, y compris ses rendez-vous amoureux, par téléphone). Voir aussi Octave Pradels, « Les Gaietés du téléphone », 1905 (une femme tente de joindre son couturier et tombe sur un inconnu qui lui fait la cour par téléphone) ; Jules Legoux, Par téléphone, 1883 (une femme appelle sa couturière et croit comprendre
que son fiancé la trompe), ainsi que Damocède et Du Tesch.


Bien qu’apparemment moins souvent, le mélodrame y trouve aussi la possibilité de renouveler ses thèmes par le biais de cet outil « mystérieux, surnaturel » (15) ; le seul exemple rencontré ne manque pas d’intérêt, puisqu’il s’agit d’une pièce écrite pour le Grand Guignol où, contrairement aux habitudes qui rendirent ce théâtre célèbre, l’assassinat n’est justement pas réalisé sur scène, mais perçu… par téléphone : « on les tue ! on les égorge… » – le rideau tombe sur ces cris du mari qui tient le téléphone en main (16).
Mais on trouve également des scènes, voire des intrigues spécifiquement liées à la pratique du téléphone. Dans les premières années surtout, plusieurs pièces prennent pour sujet l’apprentissage du téléphone (17), ce qui donne lieu à toutes sortes d’effets comiques : confusion entre la sonnette de la porte d’entrée et la sonnerie du téléphone (18), incompréhension de l’onomatopée « allo », représentation de l’incapacité de certains à comprendre le fonctionnement de l’objet (19). Très tôt l’on voit également apparaître des situations où le téléphone est utilisé de manière quotidienne, pour les affaires (20), les courses (21), les rendez-vous (22), l’amusement (23) aussi. Sa présence donne alors lieu à des considérations sur le progrès (24), la rapidité nouvelle des communications et les problèmes que cela pose ; il est cependant relativement rare que les commentaires ou les critiques soient explicites : la pièce de Roche dénonce par exemple les travers d’une communication qui sépare les gens (25), mais seule la pièce de Louis de La Garde se construit sur l’opposition de deux opinions (le père contre le fils). Certaines pièces, en revanche, ont pour unique sujet la pratique du téléphone, c’est-à-dire la représentation d’une conversation dont le seul intérêt est d’être passée par téléphone (26).

15 André de Lorde et Charles Foley, Au Téléphone…, Paris, Librairie Molière, s.d. [1901?], p. 28 (un homme entend l’assassinat de sa famille par téléphone). Cette pièce connaît un parcours intéressant : créée le 28 novembre 1901 au théâtre Antoine, avec André Antoine et Jean Kemm, reprise par Firmin Gémier, reçue en 1913 à la Comédie française, mais retirée en octobre 1921 par les auteurs, qui estimaient qu’ils avaient attendu assez longtemps de la voir monter et la donnent alors au théâtre du Grand Guignol.
16 Ibid., p. 30.
17 Par exemple M. Tournebroche, Le Téléphone, 1897 (description des procédures d’un coup de téléphone pour inviter quelqu’un à dîner) ou Jehan d’Agno, Le Gendarme par téléphone, 1902 (un gendarme tente de faire venir du renfort mais ignore comment se servir du téléphone : il écrit, il s’adresse à lui, etc.) ; voir aussi le personnage de la bonne chez Raymond et Burani ou de Lorde et Foley, ou l’héroïne de Pradels.
18 Zamacoïs, Au Bout du fil, 1903 (l’amant qui équipe sa maison pour obéir aux desiderata de sa maîtresse fait des essais sur sa nouvelle installation).
19 À noter qu’on trouve chez une héroïne de Zamacoïs l’idée que l’énervement peut nuire au bon passage du courant (Zamacoïs, Deux femmes et un téléphone, 1920, p. 11), preuve que le fonctionnement du téléphone reste incompréhensible à beaucoup.
20 Par exemple La Garde, op. cit., p. 7, 30, etc. ; de Lorde et Foley (le téléphone est « indispensable en affaire ») ; Pascal, op. cit., acte I. Seule la pièce de Jacques Cossin, Allo Blima… ici 283 (1936) présente une situation plus exceptionnelle (une station météorologique en plein Sahara, où le téléphone, unique point de contact avec la civilisation, sert à transmettre quotidiennement des informations chiffrées sur le temps et, finalement, l’annonce du décès du dernier arrivé).
21 C’est le prétexte des pièces de Legoux, Pradels, Mouëzy-Éon, A. Ducasse-Harispe (« Le Téléphone ! mon cauchemar… » [1928?], où l’on assiste à la dispute d’un abonné avec une téléphoniste).
22 Guy Dorrez, Les Surprises du téléphone, 1931 (un homme tente vainement de joindre un ami pour l’inviter à une promenade) ; Paul Croiset, Arthur au téléphone, 1930 (un garçon fait peur à son frère grâce au téléphone).
23 Chez de Lorde et Foley, un des personnages féminins explique qu’elle adore téléphoner à des amis, à des célébrités (Edmond Rostand, la Belle Otero), ou même composer un numéro au hasard. Voir aussi La Farce du téléphone, d’Henri Farémont (1935) où des enfants recourent au téléphone pour obtenir les réponses de leurs exercices scolaires.
24 La Garde, op. cit., sc. 1 et 10 ; de Lorde et Foley, op. cit., p. 25, 27, 28, etc. ; Marsan parle de « merveilleuse invention » (op. cit., p. 9).

25 Voir aussi les plaintes des personnages de M. de Savoie, Le Téléphone, 1888 (un mari reçoit la déclaration que son propriétaire, qui vient de leur offrir le téléphone, croit faire à sa femme), Pradels, Dorrez, Mouëzy-Éon ou Ducasse-Harispe, mais il s’agit le plus souvent de déboires liés aux difficultés de la communication, comme l’illustre également le « Duo téléphonique » de Mac Nab, fondé sur une série d’incompréhensions.
26 Par exemple Ducasse-Harispe, Pradels, Dorrez, ou Mouëzy-Éon.


Il faut alors accorder une place particulière à ce qui s’avère le principal lieu commun de l’époque en ce qui concerne le téléphone : les « demoiselles » qui font naître tant d’énervement et de fantasmes qu’on leur consacre même des chansons (27). De très nombreux textes mentionnent le processus à suivre et la difficulté que connaît l’usager d’alors : brouillage des voix, interruptions constantes, interventions de tiers, retards font souvent naître des colères dont les employées font régulièrement les frais, et transforment bien souvent l’expérience, comme le dit Ducasse-Harispe, en un « cauchemar » (28). Antony Mars et Maurice Desvallières y puisent les péripéties d’un premier acte qui se passe au « Bureau central des
Téléphones » : le spectateur voit défiler les « demoiselles », leur surveillante et un inspecteur, reçoit le compte rendu des insultes ou des tentatives de séduction par téléphone, assiste à des écoutes clandestines et aux commentaires que tout cela fait naître, l’ensemble dans un rapport assez lâche avec les deux actes qui vont suivre (29).

Roche consacre un monologue à cette « demoiselle » qui devient un parangon de morale hypocrite :
"Dring ! Dring ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? Un abonné qui demande la communication. Vous pouvez attendre, Monsieur. Vous croyez que je me vais me tuer pour mettre en communication des bavards, des amoureux. Je me repose. Je suis fatiguée. […] Je suis une philosophe. […] Ah ! si l’on ne parlait jamais, que de malheurs on éviterait".
Mais le mal est plus grand aujourd’hui qu’il y a ces fameux téléphones, grâce auxquels on n’a même plus la peine de se déranger pour converser avec les gens. Un monsieur, bien tranquille dans son bureau, s’évite cent visites. Il lui faudrait un grand mois pour aller chez Pierre et Paul, dire du mal de son prochain, combiner des affaires louches, préparer de mauvais coups. En une heure, il fait tout cela ; heureusement que nous sommes là, pour mettre bon ordre à un tas d’abus.
"Dring ! Dring ! Vous êtes bien pressé, Monsieur. Les gens honnêtes ne sont jamais si hâtés. Je ne parle pas en étourdie, qui ne sait pas ce qu’elle dit. J’écoute, allez, toutes les conversations et j’en apprends de belles (30).

27 Par exemple « La Demoiselle du téléphone » de Dominus, repris dans Les Refrains de la Butte, Paris, Plessis, 1904.
28 Voir Pradels, La Garde, Ducasse-Harispe, Deroyre, Mouëzy-Éon, Dorrez.
29 Antony Mars et Maurice Desvallières, La Demoiselle du téléphone, 1891

30 E. Roche, La Demoiselle du téléphone, s.d. [v. 1930]

Le téléphone peut donc être « récupéré » pour rajeunir des situations stéréotypées ; mais il peut aussi – comme certains titres invitent à le penser offrir des situations inusitées dont la mise en scène devient la finalité même de la pièce.

Dramaturgie téléphonique

On comprend que l’intérêt premier du téléphone est de permettre le renouvellement d’un certain nombre de procédés comiques traditionnels, en particulier les scènes de quiproquo qui trouvent ainsi des justifications inédites : la mauvaise qualité de la conversation dégénère parfois en un dialogue… de sourds (Mac Nab) ; les erreurs de numérotation peuvent provoquer des arrestations injustes (chez l’Abbé Bernard ou La Garde),
ou encore des « rencontres » imprévues (comme cette jeune femme qu’un inconnu tente de séduire par téléphone chez Pradels) ; le « défaut d’identité », dû au fait qu’on oublie parfois de demander le nom de l’interlocuteur invisible, conduit à des arrivées inattendues (les deux amants qui se retrouvent chez Raymond et Burani, ou l’amant qui téléphone au mari chez Damocède) ou à des interprétations erronées (chez Legoux, une dame se croit trompée par son futur époux) ; enfin, l’écoute à distance permet d’entendre ce que l’on aurait dû ignorer (Marsan), ou fait dire ce que l’on aurait dû taire (le héros de Mouëzy-Éon insulte sa future belle-mère, la femme du personnage de Tournebroche traite son ami de « vieux pot », Edgar parle au mari en croyant parler à sa maîtresse chez S. Chebroux, tandis que le mari reçoit les invitations d’un soupirant chez Maurice de Savoie).
Les insuffisances de la conversation téléphonique donnent également lieu à d’assez nombreux jeux de mots, en particulier ceux qui ont trait à l’onomatopée « allo », déclinée en « à l’eau » (« c’est un porteur d’eau ? – Non, c’est l’appel pour voir si ça fonctionne bien »), « à lot » (« Allo ? — oui, à lot — Allo ? — Non je ne les ai pas jeté à l’eau. — Allo ? — oui, à lot, à loterie »), etc. (31).
Les mécompréhensions sont la source d’un assez grand nombre de situations comiques, qui restent cependant pour la plupart, il faut le reconnaître, assez attendues et répétitives.
Il est donc plus intéressant de voir les conséquences que la présence du téléphone a sur la mise en scène. Notons d’abord que l’objet lui-même est souvent le seul élément de décor mentionné ; Damocède précise même que « le reste est facultatif » et certains auteurs vont jusqu’à envisager des aménagements spéciaux : Louis de La Garde, par exemple, propose un trucage recourant à une voix extérieure, Jules Legoux explique comment construire un faux téléphone.
Surtout, la présence de l’objet commande certains gestes et attitudes que les auteurs le plus souvent précisent en didascalies : tourner la manivelle, appuyer sur un bouton, se saisir de l’appareil qui symbolise le lien avec l’interlocuteur (on a vu que, chez André Pascal, il devient le substitut du corps de l’amant, idée que Cocteau utilisera également dans La Voix humaine (32) ou au contraire le rejeter (comme chez Pradels ou Ducasse-Harispe).
De fait, l’intérêt majeur de l’objet est sans doute le jeu qu’il permet dans le rapport du présent (sur scène) à l’absent (hors scène – donc a priori hors pièce…). Certains auteurs recourent aux changements de lieux : chez de Lorde et Foley ou chez Marsan, le personnage masculin quitte sa famille au premier acte, et le second le montre téléphonant chez lui depuis une autre demeure ; ce déplacement, en impliquant un changement d’acte qui permet le changement de décor, crée un effet de suspens ; mais il utilise aussi une qualité particulière du téléphone, celle de « présentifier » l’absent, pour rassurer :
Téléphonez, ça nous fera de la distraction […] D’entendre sa voix au bout du fil là… ça sera un peu… comme s’il était au milieu de nous ! […] Ah ! cet instrument, c’est une belle invention tout de même… V’là Monsieur à plusieurs lieues… et il va nous causer comme s’il était près de nous, dans cette chambre ! […] Bien sûr quand j’entendrai sa voix, ça me calmera… je n’aurai plus peur… c’est déjà comme si Monsieur était là. (33)

Cette situation paradoxale au théâtre, où rien n’existe en dehors de la scène, est particulièrement efficace lorsqu’il s’agit, comme dans les deux pièces que nous venons de citer, de faire entendre sans les voir un assassinat ou un adultère : le caractère dramatique (même dans une situation a priori comique, comme chez Marsan) est bien sûr augmenté de ce que le spectateur, relayé par celui qui téléphone, se voit obligé d’imaginer la situation.

31 Raymond et Burani, op. cit., p. 6-7 ; Deroyre, op. cit., 1910, p. 7. Voir aussi Legoux, op. cit., p. 9 [« Allons, allons (Prononcer alô, alô.) Drôle d’entrée en conversation ! »] ; Zamacoïs, op. cit., 1903, sc. 1 ; ou encore Deroyre ou Dorrez, chez qui les dialogues sont parsemés de jeux de mots dus à la mauvaise qualité de la communication. À noter qu’« Allo » est assez fréquemment utilisé comme titre, même lorsqu’il n’est pas question de téléphone, comme dans la « revue féerique » de Gorsse et Nanteuil, Allo !… de Vichy !… (1906).
32 Cocteau énumère les différentes attitudes du personnage dans la note liminaire intitulée « Décor » et les utilise pour ponctuer les différentes phases de la pièce (op. cit., p. 1095-1096).
33 André de Lorde et Charles Foley, op. cit., p. 25.


Le téléphone autorise donc un dédoublement tout à fait intéressant au théâtre entre le fait et le dit. Certains personnages, qui ne prennent pas conscience de la distance (puisque, jusqu’alors, la voix impliquait la présence (34), se conduisent comme si leur interlocuteur leur faisait face. Ceci donne bien sûr lieu à de nouveaux effets comiques : une jeune femme qui s’agenouille pour implorer la téléphoniste de lui passer le numéro qu’elle demande chez Pradels, un rond-de-cuir ridicule qui se met au garde-à-vous lorsqu’il croit parler au ministre chez Deroyre, un mari en colère qui frappe l’appareil à défaut de l’amant, chez Savoie, ou encore, chez Marsan, un mari qui s’énerve contre sa femme qu’il entend le tromper parce que
le téléphone a été mal raccroché :
Ah ! c’est comme ça ! (Il crie sur la plaque) Eh bien je vais vous faire voir si je suis parti !… Adèle ! je te défends… tu entends… Je suis là… je suis là… Et vous… sortez… si vous ne voulez pas que je vous flanque par la fenêtre… sortez… Monsieur, je vous chasse !… […] Ah ! les canailles ! les canailles !… Il l’embrasse et elle rit… Oh !… (Hurlant) Nous nous retrouverons Monsieur !… (Atterré) Mais c’est qu’ils ne m’entendent pas !… Ah ! Ah ! Ah ! Non ! par exemple je ne veux pas voir ça ! (Il repousse l’appareil avec dégoût) […] ils sont en train de me faire
cocu…! (35)

On voit que l’usage du téléphone dispose d’une gestuelle pour exprimer qu’on ne parvient pas à prendre en compte l’absence (36).
La conversation téléphonique permet ainsi de créer un lien de complicité avec le spectateur, seul susceptible d’identifier le décalage entre les paroles et les actes ou les pensées. Parfois, la présence d’un tiers sur scène justifie des explications, des commentaires sur la conversation ; Pascal joue de ce procédé pour créer des effets de double sens. D’autres, comme Raymond et Burani ou Zamacoïs, y trouvent un élément de dynamique pour
l’intrigue : chez ce dernier, le spectateur assiste au parcours purement verbal d’une femme qui s’invente des occupations pour cacher à son mari qu’elle lui téléphone depuis l’appartement de son amant ; là encore, l’extérieur est convoqué par l’intermédiaire du téléphone, mais sur un mode comique. La pièce de Cocteau repose en grande partie sur cette technique, mais dans une visée pathétique qu’il est un des rares à avoir aperçue et dont la mise en scène peut jouer de manière assez saisissante : l’héroïne vue par le spectateur diffère totalement de l’héroïne telle qu’elle se décrit à son interlocuteur invisible. Le mensonge que permet la distance – variante intéressante d’une situation de « théâtre dans le théâtre » – prend un caractère dramatique, et Cocteau parvient à des effets de tension efficaces : jusqu’à quel point sa voix ne la trahira-t-elle pas ? Jusqu’à quel point parviendra-t-elle à tenir son mensonge ?
Le téléphone intervient donc différemment de la plupart des accessoires de théâtre (37) : alors que l’objet, au théâtre, a souvent pour fonction de montrer ce que les mots ne peuvent que suggérer (un état d’esprit, un trait de caractère), le téléphone au contraire sépare la parole de l’action : c’est le lieu d’une parole sans corps, tout à fait paradoxale sur scène. Or le théâtre se saisit de cette fragmentation : le téléphone, plus que tout autre objet, fait apparaître le hors-scène et donne au spectateur, en créant un effet de contraste, le plaisir d’un savoir partagé avec le personnage : voilà bien un fonctionnement intéressant de l’énonciation théâtrale.

34 L’une des critiques principales que recevra le téléphone tient à ce pouvoir de désincarnation de la voix. Voir à ce sujet les commentaires de Laurence Dahan-Gaida sur une lettre de Kafka à Milena en mars 1922, où celui-ci considère le téléphone comme ce qui contribue à éliminer « le fantomatique entre les hommes » (cité dans Laurence Dahan-Gaida, « La Science et ses œuvres : de la créature artificielle à la création littéraire », L’Homme artificiel, Paris, Ellipses, 1999, p. 128-129).
35 Marsan, op. cit., p. 10.
36 On sait d’ailleurs que la contemplation d’une personne enfermée à parler dans une cabine téléphonique sera pour Camus l’un des exemples de l’absurde (Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, cité dans Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1979, p. 29).

37 Voir par exemple le « classement textuel de l’objet » (utilitaire / référentiel / symbolique) que propose Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, 1977, rééd. 1982, p. 180.

Écriture dramatique

Si le recours au téléphone s’avère un support très riche de la mise en scène, il impose également, du fait même de ces conditions d’énonciation particulières, des contraintes à l’écriture dramatique (38). Celles-ci sont, pour la plupart, liées à ce paradoxe de la « figure absente ».
Cocteau explique, dans sa préface à La Voix humaine, que la pièce est née de sa fascination pour « la singularité grave des timbres, l’éternité des silences » et le « désaccord de rythme » entre les personnes (39). Il l’entendait, il est vrai, d’un point de vue psychologique ; mais de fait, la conversation téléphonique répond à un rythme propre – une fois encore paradoxal au théâtre, puisqu’il est constitué de blancs.
Le rythme, pour un abonné du début du siècle, est d’abord fait d’interruptions : brouillages, parasites, tierce personne, conversations parallèles, déconnexion impromptue, intervention soudaine des standardistes viennent en permanence gêner le flux de parole, la continuité du dialogue ; il y a, pour ainsi dire, deux paroles qui alternent, avec leur sujet, leur ton, leur rythme même, propres. Les auteurs de ce corpus ont presque tous été sensibles à cette situation dont l’intérêt est multiple : outre les scènes qu’elle permet (quiproquos, colères), elle peut créer des effets de retardement comiques, voire de suspens dramatiques ou pathétiques ; Cocteau fait ainsi de ces pauses nécessaires le marqueur des différentes phases
du dialogue.
Plusieurs auteurs tentent même d’intégrer ces silences à la dramaturgie, utilisant le téléphone comme une variante intéressante du monologue (40). Certains signalent le problème :
« Pendant le dialogue au téléphone, les artistes devront faire attention de laisser entre chaque phrase le temps matériel de la réponse », « le trait indique l’intervalle pendant lequel est censée se faire la réponse » (41). Apparaît alors un discours troué, haché, peu conforme au langage dramatique, même s’il ne s’écarte pas d’un des plus vieux ressorts du comique (le principe de la communication perturbée) et proche du monologue, bien que ce soit un dialogue (de ce fait d’ailleurs plus « vraisemblable »),. Cocteau, dont la pièce se construit sur le renversement du mensonge à l’aveu, a cependant fait de cette qualité particulière de la conversation téléphonique la dynamique dramatique de son texte : parce qu’elle efface le corps, la conversation téléphonique permet aussi de libérer une parole intime (42).
Se pose alors le problème de faire entendre la voix de l’autre, de l’absent. Les solutions les plus diverses ont été adoptées, qui jouent à la fois de l’effet rythmique et de la mise en scène. De Lorde et Foley se bornent à l’évoquer :
Crois-tu que ce soit admirable : tu es près de moi… je sens les moindres inflexions de ta voix… de tes gestes… je te vois presque… oui je te vois…(43)

38 Pierre Larthomas suggère dans son étude sur Le Langage dramatique qu’il pourrait être intéressant d’analyser la nature des rapports entre les accessoires et les éléments verbaux (II, 3, « Le Décor », Paris, Colin, 1972). Il me semble qu’on a ici un assez bon exemple de cette influence de l’objet sur l’écriture.
39 Jean Cocteau, op. cit., p. 1093 et 1090.
40 Plus d’un tiers des textes proposés sont d’ailleurs des monologues (comme il était de mode à l’époque, où pullulent les recueils de « monologues » ou de « scènes » pour jeunes filles, pour hommes, pour enfants, etc.).
41 Marsan, op. cit., deuxième tableau ; Deroyre, op. cit., p. 5 ; voir aussi Ducasse-Harispe ou Raymond et Burani.
42 Nul doute que la communication par écran imprimé, en supprimant la voix, ne l’ait encore un peu plus libérée.
Mais la possibilité de disposer d’écrans qui permettent de visualiser l’interlocuteur (web-cam ou autres), en faisant disparaître l’ambiguïté, risque fort de faire perdre également cette dimension du secret, que le téléphone partage avec la lettre, mais à laquelle il ajoute l’immédiateté d’une parole non contrôlée.
43 De Lorde et Foley, op. cit., p. 30.


Plusieurs auteurs en revanche jouent sur une alternance, le discours du personnage en scène s’interrompant pour répéter (Raymond et Burani, Hennequin) ou commenter (Damocède, Marsan), assurant parfois les questions et les réponses (Pascal). Ces lignes de Jules Legoux jouent de tous les cas de figure avec originalité :
Mademoiselle Andrée, la première de Mademoiselle Clémence… C’est bien vous, mademoiselle ?
Oui, sans doute
Je vous ai attendue, comme c’était convenu, à sept heures
Elle a été très occupée d’une capeline pour Madame de Hautefeuille [c’est elle-même]. Impossible d’aller dîner chez Ledoyen comme elle l’avait promis… mon chéri !
Son chéri ?…
Comment ! Que je ne prenne pas une petite voix de femme pour causer ? Il n’y a personne auprès d’elle : elle est seule…
Qu’est-ce que cela me fait à moi qu’elle soit seule ?
Je ne contrefais pas ma voix, mademoiselle. Je suis Madame de Hautefeuille, et j’attends mon chapeau.
Tous ses regrets ; elle ne savait pas… Je l’aurai ici dans un quart d’heure (44).

Si le caractère oral du passage est artificiel, la tentative d’une transcription alternée, tant visuellement (gras pour l’interlocution, italiques pour les propos rapportés), que grammaticalement (le recours au discours indirect libre, l’alternance des pronoms) atteste la réflexion sur les modalités d’une transcription de ce nouveau type de « monologue-dialogue » (45).
Une autre solution consiste à suspendre le dialogue, en fournissant dans les seules paroles du personnage en scène des éléments permettant de comprendre le déroulement de la conversation. C’est ce que feront, par exemple, Hennequin ou Pradels. Sur scène, cette condition de communication présente en outre l’avantage d’entraîner le spectateur, en l’obligeant à faire un effort de reconstitution. Ceci explique sans doute que la plupart de ces pièces soient très courtes : combien de temps peut-on tenir l’attention d’un spectateur qui n’assiste qu’à la moitié d’une conversation ? Mais Cocteau a poussé le procédé jusqu’à son extrême : le nombre de réponses en « oui / non » est tel que le spectateur n’est souvent pas en état de reconstruire le dialogue ; la parole a alors essentiellement pour fonction de faire sentir l’état de l’héroïne.
Ce travail est parfois redoublé par l’établissement d’un code graphique : le recours à une composition sur deux colonnes chez Mac Nab, l’usage très étendu des points de suspension qui criblent le dialogue et parasitent, par exemple, le texte de Cocteau, voire le recours à des traits de différentes longueurs pour indiquer « l’intervalle pendant lequel est censée se faire la réponse » (46), ou même le jeu d’une alternance graphique, comme nous venons de le voir chez Legoux, donnent à lire un texte démembré qui, à sa manière, n’est pas loin des recherches que mène l’époque sur les jeux de langage et la mise en page. De fait, ce dernier aspect n’est pas sans intérêt, car il manifeste la volonté de donner à « voir » la voix – ce qui rejoint, par des chemins certes détournés, une préoccupation essentielle de la poésie et
du théâtre expérimentaux de l’époque.

Même dans un genre aussi codé que le vaudeville ou le mélodrame, la présence du téléphone permet, ou peut-être plutôt impose des recherches formelles et un renouvellement :
Ce serait une faute de croire, explique Cocteau à propos de La Voix humaine, que l’auteur cherche la solution de quelque problème psychologique. Il ne s’agit que de résoudre des problèmes d’ordre théâtral. (47)

44 Legoux, op. cit., p. 9.
45 Cocteau, op. cit., p. 1096.
46 Deroyre, op. cit., p. 5.

47 Cocteau, op. cit., p. 1094.

En attestent, en quelque sorte, les « sous-genres » que proposent certains auteurs : « comédie-opérette », « fantaisie parodique », « bouffonnerie », « saynète », ou encore « Conversation téléphono-comique, sans fil, à un seul personnage », « Comédie en trois actes et quatre coups de téléphone » : il y a bien là une veine qui cherche à se distinguer de la comédie de boulevard traditionnelle. Ceci illustre bien, je crois, l’idée que l’objet technique introduit en littérature (en art), a des conséquences d’ordre esthétique : il conditionne aussi des formes d’écriture, même si parfois, comme ici, il en fait disparaître d’autres. Ainsi, le téléphone a peut-être tué la lettre, mais il a amené le théâtre à réfléchir sur lui-même.
Une question reste cependant ouverte dans l’état actuel de mes lectures. Il me semble que le théâtre d’avant-garde a peu utilisé le téléphone qui semblait pourtant lui offrir tant de pistes proches de ses propres préoccupations (désincarner la voix et les espaces sont des tentatives récurrentes du théâtre expérimental des années 1910 / 1920, sous l’influence, entre autres, de Jarry) ; peut-être est-ce, justement, parce que ces mêmes expérimentations l’avaient conduit à élaborer d’autres procédés, qui pouvaient se passer d’un objet aussi pesamment « réaliste » que le téléphone ? Mais ce dernier paragraphe ne vaut que jusqu’à preuve du contraire.

Cette communication a été présentée lors du festival La Voix au téléphone organisé par l’I.N.S.A.-Lyon les 22-26 mai 2000.

Annexe : Titrologie

Lorsque la date est différente de celle de la première édition, elle correspond à la date de la première représentation ; la date entre crochets est celle du dépôt légal. Quand le lieu d’édition n’est pas mentionné, il s’agit de Paris.

1882 Hippolyte Raymond et Paul Burani [Paul Roucoux, dit], Le Téléphone, vaudeville en un acte (Tresse, 1883)
1883 Jules Legoux, Par téléphone, saynète (Ollendorff, 1883)
1886 • Pierre Valdagne, Allô ! Allô !, comédie en un acte (Ollendorff, 1886) • Mac Nab, « Duo téléphonique », Poèmes mobiles (Léon Vanier, 1886, repris dans Le Cri Cri, n° 72, 1890 : numéro spécial pour le décès de Mac Nab)
1888 • Maurice Hennequin, Un mariage au téléphone, comédie en un acte (Libraire théâtrale, 1888) • Maurice de Savoie, Le Téléphone [monologue] (in Le Cri Cri, n° 14, 1888)
1891 Antony Mars et Maurice Desvallières, La Demoiselle du téléphone, comédie-opérette en 3 actes, musique de G. Serpette (Librairie théâtrale,1891)
1893 Louis de la Garde, Un mariage par téléphone, comédie (Delhomme et Briguet, 1895)
1897 • M. Tournebroche, Le Téléphone, monologue (F. Laclau aîné, 1897) • Abbé E. Bernard, « Le Coup de téléphone », Scènes comiques pour jeunes gens et pour enfants (Au petit séminaire de Notre Dame de Sainte Garde à Saint Didier (Vaucluse), 1897)
1898 A. Damocède, Le Téléphone en amour, vaudeville en un acte (Albert Clément, s.d. [1898])
1901 André de Lorde et Charles Foley, Au téléphone…, pièce en deux actes (Librairie Molière, s.d. [1902])
1902 • Maurice de Marsan, Par téléphone, fantaisie parodique en un acte et 2 tableaux (Joubert, s.d. [1902]) • Jehan d’Agno, Le Gendarme par téléphone, bouffonnerie en un acte (J. Bricon et A. Lesot,1902), d’après Charles Normand, « Un Gendarme au téléphone, Six nouvelles (A. Colin, 1891)
1903 Miguel Zamacoïs, Au Bout du fil, comédie en un acte (Librairie théâtrale, Éd. Billaudot, s.d. [1904], 6e rééd. 1954,
1904 • Bertol-Graivil et Marc Sonal [Georges Lanos, dit], Le Coup de téléphone, pièce en un acte et deux tableaux (P. –V. Stock, 1904) • Suzanne Chebroux, Allo, c’est moi, Edgar !…, monologue pour homme (Stock, 1904)
1905 Octaves Pradels, « Les Gaietés du téléphone », Monologues pour jeunes femmes et jeunes filles (M. Labbé, s.d. [1908])
1906 H. de Gorsse et G. Nanteuil, Allo !… de Vichy !…, revue féérique en deux actes et dix tableaux (Vichy, imp. C. Bougarel, 1906)
1908 Paul Deroyre, Décoré par téléphone, conversation téléphono-comique, sans fil, à un seul personnage (Bricon et Lesot, 1908, rééd. 1910
1909 E. du Tesch, Par téléphone, monologue en vers (Schaub-Barbré, 1909)
1920 Miguel Zamacoïs, Deux femmes et un téléphone, comédie en un acte (Librairie théâtrale, artistique et littéraire, 1920)
1925 André Pascal [Henri de Rotschild, dit], Tout s’arrange, comédie en 3 actes et 4 coups de téléphone (s.l., s.é., s.d. [Paris, Daunou, 1925])
1928 A. Ducasse-Harispe, « Le Téléphone ! mon cauchemar… », Les Petits Défauts… des autres, six monologues, IV (Niort, H. Boulord, s.d. [1928]
1930? Paul Croiset, Arthur au téléphone, saynète (Lesot, 1931, 6e éd.)
1931 Guy Dorrez, Les Surprises du téléphone, monologue pour homme (Niort, Boulord, s.d. [1931]
1933 J. O. Mercier, « Allô ! Allô ! père Noël », comédie en un acte, Saynètes et scènes comiques à l’usage des écoles et pensionnats, n° 6, (Paris, imp.-libr. Larousse,1933)
1935 Henri Farémont, La Farce du téléphone, comédie en un acte pour enfant [pour quatre garçons ou quatre filles] (Paris, C. Vaubaillon, 1935, rééd. 1948)
1936 Jacques Cossin, Allo Blima… ici 283 [pièce radiophonique ?] (Librairie de théâtre J. L. Lejeune, 1937)
1942 André Mouëzy-Éon, « Les Joies du téléphone », Cinq pièces gaies en un acte et un monologue (Éd. Musicales, s.d. [1942])
v1930 E. Roche, La Demoiselle du téléphone, monologue pour demoiselle (G. Rigolet, s.d.)

Sommaire

La Voix au téléphone organisé par l’I.N.S.A.

Drames téléphoniques, corps fantasmés (Ariane Martinez)

La dissociation de la voix et du corps est l’un des traits marquants de la crise du drame, et de l’avènement de la mise en scène à la fin du XIXe siècle (1). Cette non-convergence de l’action et du discours peut, bien entendu, renvoyer à des causes extra-théâtrales diverses. Causes sociales, notamment : le théâtre du XXe siècle est truffé de personnages muets, ou quasi-muets, qui par leur présence scénique dénoncent le statut d’infériorité qui leur est fait. Causes psychanalytiques, bien entendu : les textes dramatiques témoignent aussi du fait que notre langage peut échapper à notre maîtrise physique (lapsus, contradictions, dénégations), mais aussi que notre corps trahit parfois la parole donnée (actes manqués). Causes technologiques, enfin, puisqu’avec l’invention du cinématographe, du phonographe, du téléphone (2), corps et voix apparaissent comme des éléments potentiellement séparables l’un de l’autre.
Machine au départ conçue comme extraordinaire, avant de faire partie de nos vies ordinaires, le téléphone s’avère être l’un des objets récurrents des écritures théâtrales de 1900 à 2000. Or, ce phénomène ne se contente pas, me semble-t-il, de refléter les usages sociaux qu’on peut faire des appareils modernes. Si les auteurs dramatiques s’emparent du téléphone, c’est parce que ce moyen très simple leur permet, non seulement de dissocier la voix du corps, mais aussi de séparer le locuteur et l’interlocuteur, et de court-circuiter, en quelque sorte, la double énonciation théâtrale, en faisant du spectateur le premier destinataire de la parole prononcée en scène.
Comme l’indique la bibliographie insérée à la fin de cet article, le corpus choisi couvre tout le spectre de la période, allant de 1901 à 2000. Il traverse en outre des genres et des courants variés, des prémisses du Grand-Guignol (Foley et Lorde) au vaudeville (Bertol-Graivil et Sonal), du boulevard (Guitry) au drame psychologique (Cocteau), du théâtre de l’absurde (Ionesco) au théâtre du quotidien (Vinaver). Parfois, le téléphone s’affiche comme medium unique des répliques : c’est le cas dans La Voix humaine de Cocteau, dans Le Téléphone de Worms ou dans Roaming monde de Danan. Mais le plus souvent, il apparaît de manière ponctuelle, dans une scène de la pièce. Si j’ai sélectionné ces textes, et pas d’autres, car il y en de nombreux autres (3), c’est parce que le téléphone joue ici le rôle de révélateur de certaines mutations dramatiques qui s’affirment tout le long du siècle : la perte des repères spatiaux, le brouillage énonciatif croissant, et le développement d’un théâtre mental où les actes se fantasment, plus qu’ils ne s’accomplissent sur scène.

Corps délocalisés – « Tu sais d’où j’appelle ? » (Danan, p. 32) (4)

L’une des spécificités du médium téléphonique, largement exploitée dans nos pièces, repose sur le fait que les protagonistes partagent le même temps, mais pas le même espace. Diverses configurations mettent ainsi en jeu la question de l’absence-présence : les situations dramatiques et les dialogues varient selon les textes.
Dans sept pièces sur les dix étudiées, le locuteur parle à un interlocuteur situé hors-scène, dont le public n’entend jamais les réponses. Aussi le téléphone induit-il un « pseudo-dialogue » ( )5 avec l’absent, un « quasi-monologue », selon l’expression d’Anne Ubersfeld (6). Le discours du protagoniste marque des poses, laisse entendre des temps d’écoute, puis reprend son cours. Souvent, le spectateur comprend ce qui se dit au bout du fil grâce au phénomène de l’écholalie : le personnage reprend telles quelles les paroles de son interlocuteur. Ce système d’échos a plusieurs fonctions. D’abord, il donne une tournure orale et réaliste à l’échange téléphonique. Ensuite, il permet au spectateur de suivre le déroulement de la conversation, tout en en devinant certains éléments. Enfin, il souligne que le théâtre est écoute, autant que prise de parole. Et c’est dans cette écoute du locuteur, seul en scène, que se mesure l’écart qui s’est creusé entre les êtres. Dans L’Homme aux valises, une femme téléphone à sa fille et s’étonne que cette dernière ait changé de mari durant son hospitalisation : « Ce n’est pas possible, quand je suis entrée en clinique, c’était le même [le même mari]. Il y a six mois, tu dis ? [écholalie] Mon Dieu, comme le temps est relatif ! » (Ionesco, p. 1244). Le vrai-faux monologue domine donc dans nos pièces. Il n’est cependant pas le seul cas de figure possible.
Plus rarement, le dialogue apparaît. Chez Danan, par exemple, on entend la « voix » de l’interlocuteur, malgré son absence physique de la scène. Il arrive aussi que les deux personnages soient présents sur le plateau. C’est le cas dans la pièce de Worms, où le quatrième mur avec le spectateur se double d’un autre mur immatériel, mur fictionnel, représenté par l’ombre qui sépare l’homme et la femme, chacun placé sous un faisceau de lumière, à « un bout de la scène » (Worms, p. 7).
Enfin, cas particulier lié à l’usage du répondeur, chez Crimp, et parfois chez Danan, on entend seulement des voix. Rien ne nous est précisé sur la présence, ou non, d’un corps (auditeur ou locuteur) sur la scène durant l’écoute, par le public, de ces messages laissés sur un répondeur.

Dans ces décalages entre corps et voix, ce qui ressort, c’est l’intimité paradoxale que génère le téléphone, « ce plaisir spécial et cruel, cette impression étrange d’être loin de toi et de pouvoir pourtant te parler à l’oreille » (Guitry, p. 37). Les femmes des Travaux et les jours, employées dans un service après-vente par téléphone, confirment cette idée : si les clientes les appellent, « ce n’est pas tellement pour la réclamation », mais pour « un sourire au bout du fil un petit coin chaud quelqu’un qui les écoute qui les comprend » (Vinaver, p. 80-81). Cette proximité vocale dans la distance physique, ce partage du temps en dépit d’une séparation spatiale, reflètent bien entendu le dispositif théâtral, tout en le déplaçant légèrement. On n’est plus dans « l’ici et maintenant », mais bien dans un « là-bas et maintenant », là-bas sur le plateau, là-bas dans la fiction, mais aussi là-bas, hors-scène, où l’interlocuteur se parle plus qu’il ne se représente.

Ce « là-bas » devient d’ailleurs de plus en plus morcelé et indéfini, à mesure que le siècle avance. En effet, si on lit les pièces dans l’ordre chronologique, on notera que les repères spatiaux, clairement posés dans les années 1900, tendent à se multiplier de nos jours, accompagnant en cela le mouvement de globalisation des échanges. Les personnages de Roaming monde parcourent la planète. Leurs messages de voyages d’affaires et de visites touristiques, témoignent d’une humanité conquérante et insatiable, aux points de chute divers : San Francisco, Angkor, Londres, Rome (Danan, p. 24-25). Chez Crimp, la mondialisation s’avère moins heureuse, et le déplacement se teinte d’une inquiétude et d’une perte des repères. L’un des personnages qui appelle Anne, ne sait même plus où il se trouve, perdu qu’il est dans un aéroport, « non-lieu » de la surmodernité (7) : « Anne (pause) C’est moi. (pause) J’appelle de Vienne. (pause). Non, pardon, j’appelle de… Prague. (pause) C’est ça, Prague. (pause) Je suis à peu près sûr que c’est Prague » (Crimp, p. 125).

Aux multiples espaces convoqués par la parole s’adjoint, dans plusieurs textes, une tricherie sur le lieu.
Le personnage n’est pas où il prétend être. Déjà, dans La Voix humaine, la femme s’aperçoit, en rappelant son interlocuteur, que son ancien amant ne l’a pas appelée de chez lui, comme il le prétendait, mais probablement de chez sa maîtresse (Cocteau, p. 458). À l’ère du téléphone portable, on assiste à une situation similaire, mais inversée, dans Roaming monde : « Lui » appelle « Elle », qui prétend être dans un magasin de chaussures, déclaration démentie par la didascalie initiale de la scène :
Elle est avec un amant.
ELLE : Ah, c’est toi.
VOIX DE LUI : Je te dérange ?
ELLE : Non, mais je ne pourrai pas te parler longtemps. Je suis dans un magasin. De chaussures. Tu entends ?
VOIX DE LUI : Qu’est-ce qu’il y a à entendre ?
ELLE : Les chaussures. Tu es où ?
VOIX DE LUI : Chez moi.
ELLE : Toujours sédentaire. (Danan, p. 19)

Au-delà même de la question du lieu, une distance s’impose entre les corps des personnages et les discours qu’ils tiennent sur eux-mêmes. On constate un écart fréquent entre réplique et didascalie : la femme de La Voix humaine prétend n’avoir pas retrouvé les gants de son ancien amant, alors qu’elle les « embrasse passionnément » et les tient collés contre sa joue (Cocteau, p. 455). On pourrait multiplier les exemples à l’envi :
LA FEMME : Je suis sûre que vous êtes à votre table, un verre à la main, fumant votre pipe !
L’HOMME : (retirant brusquement sa pipe de sa bouche. Légère hésitation) Je ne fume pas.
LA FEMME : Puritain, par surcroît ! J’aurais dû m’en douter. (Worms, p. 12)

Ce démenti de la parole par le geste, fait que, à la différence de la pièce radiophonique, le drame téléphonique réclame souvent une scène physique, où le spectateur puisse voir la contradiction entre ce qui se dit et ce qui se fait. Ceci n’empêche pas que certaines de ces pièces, et notamment La Voix humaine, aient donné lieu à des enregistrements sonores célèbres (8). Pourtant, ils ne pouvaient restituer cette dimension essentielle des textes : la mise en doute des discours par le jeu des corps. Cocteau affirmait d’ailleurs, au sujet de La Voix humaine, qu’il avait écrit cette pièce, non dans « la langue » (en auteur), mais bien « dans la voix », c’est-à-dire en acteur. Et de préciser : « Elle ne pouvait être écrite que par un acteur, par un homme rompu au métier des planches. […] J’ai fait la pièce en la jouant et lorsque je la lis, je la monte, j’en indique la mise en scène méticuleuse » (9).

Identités indécises – « C’est toi ? »« C’est moi »

La présence d’un corps en scène n’empêche pourtant pas un certain trouble quant à l’identification des protagonistes. À cet égard, la récurrence de la question « C’est toi ? », ou de l’affirmation « c’est moi » dans les pièces étudiées, est trompeuse. En effet, elle laisse supposer que l’identité du personnage est toute entière contenue dans sa voix, si bien qu’il n’a pas besoin de la décliner. Le code phatique du « allô » est « collectif et pourtant il particularise chaque voix » (10), indique justement Olivier Leplâtre. C’est le cas, notamment, dans les échanges amoureux de nos pièces. Chez Guitry, « Lui » entame son appel par un « Allô, c’est vous, chérie ? – Oui, c’est moi » (Guitry, p. 35). Chez Cocteau, la femme s’inquiète de l’identité de son interlocuteur, en répétant de manière compulsive la question « Allô ! C’est toi ?.............................. c’est toi ? » sans jamais prononcer le prénom de l’homme en question (Cocteau, p. 452). Cet emprunt à nos usages sociaux quotidiens – il nous arrive à tous de dire « c’est moi » au téléphone sans décliner notre identité – a aussi un effet dramaturgique : elle vient souligner l’anonymat du personnage, et le fait tendre vers la figure (11).

En effet, dans de nombreuses pièces, les protagonistes n’ont pas de nom : ils s’appellent « Elle » et « Lui », comme chez Danan ou Guitry ; ou bien « La femme » et/ou « L’homme », chez Cocteau, Worms, ou Ionesco. Par ce procédé, la voix prend une portée universelle, ce que confirme Cocteau dans sa préface : « Il fallait peindre une femme assise, pas une certaine femme, une femme intelligente ou bête, mais une femme anonyme » (Cocteau, p. 447). Danan trouve dans ce flottement identitaire matière à plaisanterie : « VOIX D’ELLE : C’est toi ? / LUI : On dirait, oui » (Danan, p. 13-14). Cette réponse teintée de doute renvoie bien entendu à la situation de « Lui », réveillé au milieu de la nuit, et qui peine à retrouver ses esprits, mais elle est aussi une allusion à la convention fictionnelle : « on dirait » que l’acteur est ce personnage-là. Chez Worms, l’identité se masque volontairement. L’homme refuse de se présenter, et préfère répondre à une question par une insinuation :
Elle se jette sur l’annuaire […] et cherche un numéro, qu’elle forme. […]
LA FEMME : (angoissée) Allô…
L’HOMME : (décroche, très calme, lénifiant même) Oui
LA FEMME : Allô…
L’HOMME : Je suis là.
LA FEMME : Qui êtes-vous ?
L’HOMME : Vous le savez, puisque vous m’avez appelé.
LA FEMME : C’est vous qui m’avez appelée…
L’HOMME : Si vous voulez. (Worms, p. 8)

Même quand les protagonistes ont un nom attribué, le fait qu’ils passent par le medium du téléphone tend à donner un caractère impersonnel à leurs voix. Lors d’une grève de la société Cosson, Yvette et Nicole répètent ce que « la direction », instance d’autorité sans représentant nommé, leur a dicté : « NICOLE : Cosson Après-Vente à votre service quelque retard c’était inévitable mais la direction soucieuse du désagrément souffert par la clientèle a pris les mesures nécessaires ». Ici, l’impersonnel dit la contrainte sociale. Il reflète « ce qu’on nous fait dire », comme le formule justement Yvette (Vinaver, p. 64-67).

Si les personnages en scène affichent un déficit d’identité, on notera que leurs interlocuteurs hors-scène ne se contentent pas d’être anonymes. Ils sont incertains. En effet, lorsque le spectateur assiste à un monologue adressé, il ne sait jamais bien s’il y a, effectivement, dans la fiction, une autre personne au bout du fil. Certaines situations dramatiques le révèlent. Dans L’Homme aux valises, de Ionesco, plusieurs personnages composent tour à tour le même numéro, facile à repérer pour le spectateur, puisqu’il s’agit de la suite : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10. Or, à chaque nouvel appel, le destinataire du coup de fil change d’identité : la femme tombe sur sa fille, l’homme aux valises qui refait ce numéro entend une voix qui lui déclare « Le numéro que vous avez composé n’est pas attribué », puis il renouvelle son appel et parle, enfin, au consul qu’il espérait joindre (Ionesco, p. 1243-1248). Chez Koltès, Zucco entre dans une cabine téléphonique « décroche, fait un numéro, attend », puis il adresse son monologue au téléphone, et ce n’est qu’au moment où il a raccroché que la pute commente « Je vous l’avais dit que c’était un fou. Il parle à un téléphone qui ne marche pas » (Koltès, p. 49). Ces deux exemples mettent l’accent sur la dimension factice de la double énonciation, dénoncée comme un leurre. La variété des interlocuteurs chez Ionesco, ou l’absence d’interlocuteur chez Koltès, tend à faire comprendre au spectateur que c’est à lui que ces discours s’adressent, en premier lieu. Ces situations reposent sur ce que Franc Schuerwegen nomme « la logique de la destinerrance » (12). En appelant, « je ne sais jamais très bien qui j’appelle », et cette ouverture à des interlocuteurs potentiels est aussi une interpellation des spectateurs.

Le fait que la conversation téléphonique, censée être privée, se fasse devant témoin, est d’ailleurs souligné dans de nombreuses pièces, par la récurrence du brouillage énonciatif. « Mais non, madame, raccrochez, nous sommes plusieurs sur la ligne » s’exclame la femme de La Voix humaine, clin d’œil pathétique à sa situation de femme trompée, mais aussi à la présence du public. Et d’ajouter, une fois son amant retrouvé : « C’était un supplice de t’entendre à travers tout ce monde » (Cocteau, p. 452). La dernière séquence de Roaming monde consiste en une conversation entre « Elle » et « Lui », constamment interrompue par l’immixion de voix étrangères – qui parlent en russe, en chinois, en italien, de la quête de l’autre (Danan, p. 31-35). Le dialogue privé apparaît soudain comme public.

Corps invoqués – « Je te vois, tu sais » (Cocteau, p. 456)

Parler à l’autre, au téléphone, c’est aussi parler de l’autre, l’invoquer, le dessiner, et de ce fait, susciter l’imagination du spectateur. « Je te vois, tu sais […] J’ai des yeux à la place des oreilles » affirme la femme de La Voix humaine (Cocteau, p. 456-457), avant de décrire, très précisément, l’attitude supposée de son ancien amant, dont elle prétend connaître tous les gestes. Le public ne saura jamais si elle a vu juste. L’homme de la pièce de Worms se fait plus inquisiteur encore : « Ne mentez pas. Je vous vois » déclare-t-il à la femme, qui lui a reproché, un peu plus tôt, d’être « un voyeur par l’oreille » (Worms, p. 32 et p. 11).

Le drame téléphonique, qui invoque des corps hors-scène, joue fréquemment sur deux situations qui ont à voir avec le fantasme : d’une part la séduction, de l’autre la séparation. Ces deux situations sont d’ailleurs souvent liées dans nos pièces : on appelle l’autre, on le rapproche de soi par la voix, on le convoque ou l’invente dans le langage, puis on raccroche, on le perd. Le téléphone est un médium orphique, un instrument du deuil. Il a beaucoup à voir avec le fort und da freudien, ce jeu compulsif de proximité et d’éloignement qui permet de supporter la séparation. Cette caractéristique du téléphone, de nombreux artistes l’ont pointée, en-dehors même de la sphère théâtrale. Dans Du Côté de Guermantes, le narrateur commente en ces termes la conversation téléphonique qu’il a eue avec sa grand-mère : « Présence réelle que cette voix si proche – dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle ! » (13). Plus récemment, dans son film No sex last night, Sophie Calle compose le numéro de son ami, Hervé Guibert, mort depuis peu, pour faire entendre son annonce de répondeur au spectateur. La voix enregistrée résiste à la disparition du corps, tout en mettant en évidence cette disparition. Les pièces de notre corpus témoignent, elles aussi, de ce deuil permanent qu’est la relation téléphonique. Raccrocher, c’est tantôt mourir (Ionesco, p. 1245 ; Cocteau, p. 452), tantôt tuer l’autre. La femme de Worms le signale plaisamment à son correspondant : « Ce qu’il y a de commode avec vous, c’est que vous, pas même besoin de vous tuer. Je coupe, et pfut ! vous n’existez plus ! Vous n’avez jamais existé ! » avant de préciser, quelques pages plus loin : « Si vous croyez que c’est drôle de parler avec un fantôme » (Worms, p. 23 et 28). Le statut spectral d’autrui ouvre la voie au fantasme de sa présence.

Il arrive ainsi que le drame téléphonique conduise au théâtre mental. Dans ces cas précis, la voix invente des situations ou des corps fictifs, qui n’existent que par et dans le langage. Le spectateur ne saura jamais si ces situations sont effectives, et c’est précisément le doute entre réalité et fantasme qui leur donne leur puissance dramatique. Je citerai trois exemples de ce phénomène récurrent dans les textes.

Le premier est tiré du vaudeville de Bertold-Graivil et Sonal, Le Coup de téléphone. Deux personnages se trouvent sur scène : Amélie Paimbelle et Dumouron. Dumouron est alité suite à une mauvaise chute, et Amélie, pour le distraire, lui lit un roman d’Alphonse Karr, dans lequel un certain Stéphane, en voyeur, assiste aux ébats de deux amants. À cette situation représentée sur scène, s’ajoute un évènement hors-scène : les époux respectifs d’Amélie et Dumouron, Paimbelle et Marthe, ont dû partir pour une affaire et sont retenus loin. Ils viennent de téléphoner à leurs conjoints pour leur annoncer qu’ils passeront la nuit à l’extérieur. Or, suite à ce coup de fil, Dumouron n’a pas raccroché le téléphone. Ce dernier devient outil d’espionnage ou machine à fantasmes jaloux.

AMÉLIE, lisant : Stéphane parle : « O mon Dieu, mon Dieu ! Ils sont au lit ; j’entends des baisers, de longs baisers. Ah ! Elle les rend ; les baisers sont plus fréquents, plus pressés ; elle les rend ; elle lui rend ses baisers ! »
DUMOURON : Taisez-vous ! Non ? je deviens fou ! Ce n’est pas possible !... On entend tout ce qui se passe dans la chambre de Marthe… […] Écoutez ! Écoutez !
Ils tiennent chacun un récepteur et écoutent.
AMÉLIE : Ah !... Ah… Oui… la gredine ! Elle abuse de mon mari… Mais criez donc, vous, criez donc… Allô ! allô ! allô ! allô !
DUMOURON : Gueux ! allô ! allô ! gueux ! allô ! gueux ! allô ! allô !
AMÉLIE : Criez plus fort ! Allô ! allô…
DUMOURON : Je ne peux plus… Je suis enroué ! Allô…
AMÉLIE : Les misérables… (Bertol-Graivil et Sonal, p. 37)

Il est intéressant de noter que les auteurs du vaudeville proposent à ce dénouement une variante « moins brutal[e] », affirment-ils, où Marthe et Paimbelle, censés être fautifs, rentrent à la maison durant le coup de fil, entendent les ébats téléphoniques, et constatent, en souriant, qu’il s’agit en fait de ceux « du jardinier et de la cuisinière » (Bertol-Graivil et Sonal, p. 39-40). Si elle sauve les conventions matrimoniales et bourgeoises, cette fin a aussi l’intérêt de souligner que les sons entendus par Amélie et Dumouron sont potentiellement trompeurs, et qu’en l’absence de la vue, l’adultère ne saurait être certain. On notera d’ailleurs que c’est précisément durant la lecture du roman, par Marthe, que la situation d’adultère surgit, comme si elle était une extrapolation de la fiction littéraire, une hallucination.

Le deuxième exemple, tiré de Au téléphone, de Charles Foleÿ et André Lorde renvoie à un tout autre registre. Ici, la scène décrite est une scène de crime, et non une scène érotique. Marex, parti en voyage d’affaires, assiste, ou croit assister, par téléphone, à l’assassinat de sa femme Marthe, de son fils Pierre, et de sa servante Nanette :

MAREX : […] la porte craque… pour la forcer… c’est impossible : les volets sont solides !… Ah ! Je t’entends trembler… bébé pleure... – Ne faites plus de bruit… fais-le taire… Fais-le donc taire… – mon chéri, tais-toi, je t’en prie, mon cher petit Pierre… Oui, éteignez la lampe… dis à Nanette… Tout de suite… ça les éloignera peut-être !… Je ne sais plus, moi !… ah ! mon Dieu… maintenant… sous les volets des fenêtres ?... Tu crois ?… Ils sont plusieurs… Et aussi derrière la porte ? […] Marthe ! Marthe ! C’est toi qui as crié ?... Réponds… mais réponds…
MADAME RIVOIRE, affolée, à son mari : Il faut prévenir la police.
RIVOIRE, désespéré : Prévenir ? ça se passe à soixante-dix kilomètres d’ici !
MAREX, au téléphone : Ah… encore des cris… Qu’est-ce qu’on leur fait… mais qu’est-ce qu’on leur fait ?… On les tue… On les égorge… Ah ! Au secours ! À l’assassin ! ah ! ah !... ah ! au secours… (Foleÿ et Lorde, p. 34)

Le discours de Marex, témoin auditif direct et commentateur sportif du crime, donne à la scène tout son suspens et son épouvante. La situation est censée être d’autant plus horrible qu’elle n’est pas représentée, mais décrite, et que le spectateur se voit contraint de l’imaginer. Mais on ne m’ôtera pas de l’idée que le recours au téléphone laisse planer un doute sur la réalité des évènements narrés : « mais qu’est-ce qu’on leur fait ?… On les tue… On les égorge… » Les questions de Marex, aussitôt suivies de réponses affirmatives extrêmement précises, pourraient aussi bien signaler qu’il invente la scène, en la racontant aux spectateurs internes que sont Rivoire et sa femme. La pièce s’interrompt d’ailleurs, sans qu’on sache ce qui s’est réellement passé à l’autre bout du fil.

Dans Atteintes à sa vie, de Crimp, dernier exemple plus proche de nous, le locuteur pose clairement son discours comme fictionnel, en convoquant l’idée d’un scénario de thriller à la David Lynch, ou de film catastrophe :

Et si tu étais allongée là, Anne, déjà morte ? Hein ? C’est cela le scénario que je suis censé imaginer ? Un cadavre en train de pourrir près du répondeur ? (léger rire. Pause)
Quoi, les larves de mouches qui écoutent tes messages ?
Ou bien ton immeuble détruit.
Ou bien ta ville détruite. […]
Je deviens morbide, Anne.
Je pense que tu devrais décrocher et me faire sourire, me faire sourire comme autrefois, Anne.
Je sais que tu es là. (Crimp, p. 128)

Bien qu’elle soit retirée aussitôt après avoir été formulée, cette hypotypose toute en suppositions, avec ses questions et ses alternatives, résonne comme une menace ou une prophétie. Elle fait surgir des possibles de l’action, sans les réaliser sur scène, et les pose comme des points de départ pour les scénarios suivants d’Atteintes à sa vie.

Le téléphone fonctionne, dans nos drames, comme une machine à fictionner. En irréalisant le cadre spatial de l’action (énoncé plus que montré), en autorisant les décalages entre le dire et le faire, en impersonnalisant les propos, il fait émerger des situations et des corps, construits et fantasmés par et dans la voix. Ce faisant, il invite le spectateur à mettre en doute la parole des personnages, à multiplier les hypothèses, et enfin, à s’inventer des mondes.

Bibliographie

Le corpus est présenté dans l’ordre chronologique : la date indiquée en début de ligne est celle de l’écriture de la pièce, ou de la création du spectacle. Vient ensuite l’édition du texte, pour le repérage des passages cités dans l’article.
1901 : Foleÿ, Charles et Lorde, André, Au téléphone, pièce en deux actes, Paris, LibrairieMolière, 1905, troisième édition.
1904 : Bertol-Graivil et Sonal, Marc [Georges Lanos, dit], Le Coup de téléphone, pièce en un acte et deux tableaux, Paris, Stock, 1904.
1916 : Guitry, Sacha, Acte II de Faisons un rêve : une pièce, un dossier, une actualité (1916), Paris, L’Avant-scène théâtre, 1er septembre 2008, n° 1247.
1930 : Cocteau, Jean, La Voix humaine, dans Théâtre complet, Paris, Gallimard, 2003, « La Pléiade ».
1975 : Ionesco, Eugène, Scène XII de L’Homme aux valises, dans Théâtre complet, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart, Paris, Gallimard, 1991.
1979 : Vinaver, Michel, Les Travaux et les jours, dans Théâtre complet 4, Paris, L’Arche 2002.
1979 : Worms, Jeannine, Le Téléphone, dans Pièces pendulaires, Paris, L’Avant-Scène théâtre, Collection des Quatre vents, 2002.
1997 : Crimp, Martin, scénario 1 : « tous vos messages sont effacés » de Atteintes à sa vie, traduit de l’anglais par Christophe Pellet avec la collaboration de Michelle Pellet, dans Le Traitement, Atteintes à sa vie, Paris, L’Arche, 2002.
2000 : Danan, Joseph, Roaming monde, Vitry-sur-scène, les éditions de la gare, 2005.

Notes de bas de page

1 On pourrait multiplier les exemples de cette situation de dissociation. Du côté du texte, je me contenterai de faire référence au dernier acte de La Mort de Tintagiles, de Maeterlinck (1894), où l’enfant disparaît derrière une porte de fer, et où ses appels à l’aide répétés témoignent de la vie qui est en train de le quitter. Dans ce cas-ci, la voix subsiste, alors que le corps demeure caché aux yeux des spectateurs. Du côté de la mise en scène, on rappellera la découverte de Stanislavski face aux rôles tchékhoviens, rôles si peu loquaces qu’ils réclament de l’acteur une existence physique détachée de la réplique, une vie silencieuse indépendante du rythme de la parole. Dans ce cas-là, à l’inverse, le corps maintient sa présence scénique et son activité, même quand la voix se retire.

2 Lire à ce sujet : Sylvain Briens, Technique et Littérature : train, téléphone et génie littéraire suédois ; suivi d’une anthologie de la poésie suédoise du train et de téléphone, Paris, L’Harmattan, 2003.

3 Ne serait-ce que dans la période allant de 1880 à 1930 (en léger décalage avec la nôtre), Isabelle Krzywkowski a répertorié trente-et-une pièces, dont le titre comprend le terme de « téléphone », dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, et dans les revues spécialisées. Elle en a proposé une analyse, dans une communication présentée lors du festival La Voix au téléphone organisé par l’I.N.S.A.-Lyon les 22-26 mai 2000.

4 Les références aux pièces du corpus seront abrégées de la sorte dans tout l’article : elles comprendront seulement le nom de l’auteur et le numéro de page de la citation. Pour identifier la référence complète de l’ouvrage, il suffit de se reporter à la bibliographie en fin d’article.

5 Expression empruntée à Jean-Pierre Beaumarchais, « Seuls en scène ou l’art du monologue », in Sacha Guitry, Faisons un rêve, une pièce, un dossier, une actualité, L’Avant-scène théâtre, 1er septembre 2008, p. 84.

6 « Nous appellerons quasi-monologue une forme particulière de soliloque, celle qui contient une demande, explicite ou non, adressée à un interlocuteur muet. » Anne Ubserfeld, « Le quasi-monologue dans le théâtre contemporain, Yasmina Réza et Bernard-Marie Koltès », Études théâtrales n° 19, 2000, p. 88.

7 Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, 1992.

8 Lire à ce sujet Melissa Van Drie, « Que se passe-t-il quand le visage écoute ? Le visage téléphonique de La Voix humaine (1930) », in Ligéia, Dossier « Art et frontalité », n° 81-82-83-84, janvier-juin 2008, p. 43.

9 Jean Cocteau, « dactylogrammes non numérotés retrouvés à Milly-la-Forêt (date probable : 1930) », cité par Francis Ramirez et Christian Rolot, Notice de La Voix humaine, dans Théâtre complet, Paris, Gallimard, 2003, La Pléiade, p. 1675.

10 Olivier Leplâtre, Appel à communications, écritures du téléphone, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 205.

11 Les figures « ne sont que des apparitions, dont le sens se négocie par et dans la parole, et qui, au nom du jeu de la représentation, refusent souvent toute idée de permanence, de profondeur, et de densité ontologique » (Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le Personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Montreuil-sous-bois, Théâtrales, 2006, p. 118).

12 Franc Schuerwegen, À distance de voix, essai sur les « machines à parler », Lille, Presses universitaires de Lille, 1994, p. 113.

13 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes (Livre I), Paris, Gallimard, 1988, Collection « Folio Classiques », p. 126.

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