1970 Les télécommunications : affaire d'Etat ou entreprise au service du public
Etude de Robert J. Chapuis


PLUS encore que les techniques et leurs progrès, ce sont les « structures » des organismes assurant le service des télécommunications qui, le plus souvent, ont conditionné et qui conditionnent encore le développement de celles-ci.
L'histoire des télécommunications éléariques est maintenant vieille de près d'un siècle et demi. Tout au long de cette déjà longue histoire, deux tendances, deux conceptions se sont opposées :
— la première que nous désignerons ici sous le patronyme d'esprit d'entreprise,
— la seconde, caractérisée sous le nom d'esprit d'administration.

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1. ADMINISTRATIONS D'ÉTAT ET EXPLOITATIONS PRIVÉES

Cette dichotomie correspond, en fait, à la manière dont est assuré, dans les différents pays du monde, le service public des télécommunications :
— dans la plupart des pays, spécialement en Europe (à l'exception — et encore partiellement — du Danemark, de l'Espagne et de la Finlande), par des administrations, c'est-à-dire par des services ou des départements gouvernementaux ; dans un certain nombre de pays, essentiellement en
Amérique du Nord, par des entreprises ou « exploitations » privées (placées cependant sous la haute surveillance d'organismes gouvernementaux assurant ce que l'on appelle en terminologie américaine une « régulation »).
Il ne faut cependant pas être manichéen. La distinction classique ci-dessus entre entreprise privée et administration n'implique évidemment pas que l'esprit d'entreprise fasse défaut aux administrations, pas plus que l'esprit de gestion aux entreprises privées ! La nature des choses n'en fait pas moins que chacune de ces deux catégories d'exploitant des télécommunications est très marquée par son statut et par le plus ou moins grand degré
de liberté qui en résulte.

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2. LA NOTION DE « MONOPOLE NATUREL » DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

Une remarque s'impose en tout premier lieu.
Qu'elles soient assurées par des entreprises privées ou par des administrations, les télécommunications bénéficient, et ont bénéficié, d'un régime de monopole absolu. (Ou plutôt, faudrait il dire, bénéficiaient en tout pays de ce monopole, car ce n'est maintenant plus universellement vrai et, depuis quelques années, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ce régime de monopole est actuellement battu en brèche.)
A part le service des Postes, auquel sont d'ailleurs liées la plupart des administrations de télécommunications, il y a peu de secteurs d'activités économiques qui soient soumis à un régime de monopole aussi absolu que celui des télécommunications.
Dans le domaine des transports, le monopole qu'avaient à la fin du dixneuvième siècle les chemins de fer a fait place à une concurrence acharnée entre le rail, la route et les transports aériens. Dans le domaine de la production d'énergie, le monopole de distribution, que possède en France EDF pour l'énergie électrique, est soumis à la concurrence des autres formes d'énergie : pétrole, gaz naturel, charbon.
Les télécommunications, au contraire, constituent un domaine vraiment particulier et exclusif, à l'intérieur duquel la seule concurrence qui peut exister est celle, interne, entre les divers modes de télécommunications : téléphone, télégraphe, télex, transmissions de données... Concurrence interne, car tous ces modes de télécommunications relèvent —exception faite pour le continent nord-américain — d'un même service public.
Le monopole que possède les télécommunications découle de la nature même des services qu'elles procurent.
Dans le passé, aux Etats-Unis par exemple, ou plus près de nous à Tanger quand le Maroc était encore un Etat sous protectorat, l'on a connu des situations assez baroques où dans la même ville existaient pour le service urbain plusieurs réseaux téléphoniques en concurrence et sans aucune interconnexion possible entre eux. Il était alors nécessaire pour un usager de disposer de deux (quelquefois même de trois) téléphones distincts sur son bureau s'il voulait pouvoir entrer en relation avec l'ensemble des abonnés d'une même ville. Situation absurde s'il en est, fort heureusement inexistante de nos jours, et qui constitue le modèle type, peut-être un peu simpliste, de la démonstration a contrario du monopole à reconnaître — ne fut-ce que du point de vue de l'usager — au service téléphonique.
Cette notion de « monopole naturel » pour les télécommunications fut reconnue d'emblée dans certains pays (l'Allemagne) lorsque débuta, vers les années 1880, le service téléphonique.
Ce fut le cas en France, en 1889, lorsque, sur la proposition du ministre des Postes et Télégraphes d'alors, M. Cochery , l'Etat français mit fin aux concessions qu'il avait accordées (pour des durées limitées) à des entreprises privées pour l'exploitation du service téléphonique dans une dizaine de villes de France :
— Paris en premier lieu,
— des grandes villes, capitales régionales ou, ce qui est assez caractéristique, des villes portuaires : Lyon, Marseille, Bordeaux, Nantes, Rouen, Le Havre, — ainsi que Saint-Etienne et Angoulême.
Ces concessions, la première datant de 1879, avaient été initialement accordées à plusieurs petites sociétés qui, à partir de 1881, avaient fusionné pour constituer une seule et même Compagnie, la Société générale des téléphones.
Dans d'autres pays, particulièrement pour l'Europe au Royaume-Uni, et surtout aux Etats-Unis, la conception d'un monopole naturel à attribuer à un réseau téléphonique — aussi bien urbain qu'interurbain — fut plus longue à prévaloir. Elle fut cependant, mais sous des formes diverses :
— au Royaume-Uni, monopole du GPO (General Post Office) à partir du janvier 1912 ;
— aux Etats-Unis, à partir des années 1910, octroi de concessions exclusives à des compagnies privées mais avec, en contrepartie, l'institution d'un système de « régulation » avec un contrôle assuré par des autorités gouvernementales (Interstate Commerce Commission), à partir de 1910, sur le plan fédéral et engagements de non-empiètement sur les « chasses gardées » (Kingsbury Commitment, 1913).
Depuis, disons, 1920 jusqu'à ces quelques dernières années, la notion de « monopole naturel » était une notion universellement reconnue en tout pays et considérée comme inhérente de facto aux télécommunications. Les progrès technologiques, en raison des économies substantielleis d'échelle qu'ils impliquaient, ne faisaient que donner plus de poids à cette notion. U existe, en effet, peu de domaines oti le phénomène d'économie d'échelle se manifeste avec autant d'amplitude que ce n'est le cas pour les télécommunications. Pour le profane, disons que, pour certains types d'équipements, un doublement des investissements peut permettre de satisfaire à une demande dix fois plus élevée !
Cette notion de monopole naturel, si merveilleuse en théorie de par sa simplicité, est cependant depuis ces dernières années fortement battue en brèche. Cette constatation s'applique, en premier lieu, aux Etats-Unis. De longues et parfois interminables discussions au Congrès y ont provoqué des changements substantiels de structures quant au régime de concessions accordées aux sociétés exploitantes, changements portant essentiellement sur le service a grande distance (interurbain) et sur les applications autres que celles purement téléphoniques. C'est la politique dite de « dérégulation », une politique qui tend actuellement à déborder de son cadre purement national pour vouloir s'étendre aux relations internationales entre les Etats-Unis et les autres pays, non sans amener pas mal d'âpres controverses et en constituant maintenant un sujet tout à fait à l'ordre du jour. Dans le sillage des Etats-Unis, la politique gouvernementale du Royaume-Uni a également profondément modifié les structures traditionnelles d'exploitation des divers services de télécommunications de ce pays.
Les problèmes de monopole et de contrôle gouvernemental sont, comme le sait bien tout théoricien de droit public, intrinsèquement liés et ont fait couler depuis toujours beaucoup d'encre. Contrôle des tarifs, obligations de desserte non différenciée des usagers, normes de qualité, minimum du service à assurer, etc., autant de problèmes sur lesquels il n'y a évidemment pas lieu de s'étendre plus ici.

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3. QUELQUES MANIFESTATIONS CARACTÉRISTIQUES DE L'ESPRIT D'ENTREPRISE ET DE L'ESPRIT D'ADMINISTRATION DANS L'HISTOIRE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS.

Revenons-en plutôt à un cadre historique, destiné à susciter une réflexion sur les interactions entre développements techniques et environnement social. C'est là un sujet plus que jamais d'actualité devant une éclosion exubérante de nouveaux services de télécommunications, une floraison si riche que le profane rencontre quelques difficultés à ne pas s'y perdre devant leur diversité.
Essayons en premier Heu de définir, au moins très sommairement, ces deux tendances antagonistes mentionnées précédemment : esprit d'entreprise et esprit d'administration, qui, tout au long d'un siècle et demi, se sont entrecroisées, le plus souvent opposées, quelquefois complémentaires, pour tisser le maillage de l'organisation de nos réseaux de télécommunications.
La première de ces tendances est celle que caractérise un souci d'innovation : elle n'hésite pas à faire pour cette fin largement appel à des capitaux extérieurs.
La seconde est dominée par des conditions de prudente gestion et de rentabilité économique : elle est économe de ses deniers et répugne à toute immixtion extérieure, en préférant vivre en parfaite autarcie.
Et après toutes ces remarques préliminaires, plongeons nous maintenant dans l'histoire des télécommunications, une histoire des temps passés, parfois bien révolus, pour y trouver des exemples hautement caractéristiques de la manifestation de ces deux tendances.

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4. EXEMPLES TYPES DE L'« ESPPRTT D'ENTREPRISE » DANS L'HISTOIRE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

4.1, C'est dans le domaine des liaisons internationales et surtout intercontinentales que nous trouverons les exemples les plus caractéristiques d'esprit d'entreprise. Ceci est d'ailleurs tout à fait naturel car l'ouverture d'une nouvelle liaison, alors que rien n'existait jusqu'alors, représente à la fois une mutation radicale et l'accomplissement de longs efforts tendus vers la réalisation d'une tâche bien déterminée. Au contraire, l'impact de réalisations faites sur un plan national, dans un réseau déjà existant, se voit complètement estompé, dilué, dans un processus de développement continu.

4.2, Un des plus beaux exemples d'esprit d'entreprise que l'on puisse rencontrer dans l'histoire des télécommunications est constitué par la pose du premier câble télégraphique transatlantique, menée à bien de 1855 à 1866 sous la direction énergique de l'Américain Cyrus Field.
L'histoire ou, pour mieux dire, l'épopée de cette pose du premier câble transatlantique est une histoire merveilleuse. C'est un véritable roman d'aventures et, pour mieux en décrire les péripéties, ce serait plutôt un film de long métrage, avec de bons acteurs et de magnifiques reconstitutions historiques, qu'il faudrait.
On peut même s'étonner qu'un tel film n'ait jamais été fait quand on voit fleurir, de tous côtés, les films — malheureusement documentaires et, le plus généralement, publicitaires — consacrés aux télécommunications. Avis donné aux producteurs de l'industrie du cinéma et aux réalisateurs de bons scénarios !...
Plus succinctement ici, retraçons les hauts faits de cette histoire.
Les débuts de la pose du câble commencent en 1857. Des gravures de l'époque, que l'on retrouve maintenant dans les musées, nous montrent les opérations de déroulement du câble depus Agamemnon, qui est encore un vaisseau à coque de bois.
Au cours de la pose, le câble sera rompu plusieurs fois. Le 8 août 1858, la première liaison télégraphique entre les deux côtés de l'océan est ouverte. Elle n'aura cependant qu'une existence de très courte durée. Moins d'un mois après la transmission du premier message télégraphique, le câble est définitivement hors de service.
C'est en 1865, après la fin de la guerre de Sécession, que la pose d'un nouveau câble transocéanique est reprise, toujours par Cyrus Field. Il fait construire à cet effet le Great Eastern, le plus grand bateau au monde de son époque, un bateau cette fois-ci à coque métallique, un précurseur de ce que seront les grands transatlantiques de la fin du siècle dernier et du début de notre siècle.
Le câble transatlantique sera finalement mis en service en juillet 1866.
Le caractère spectaculaire de l'entreprise, attesté par d'innombrables articles de presse de l'époque, l'aspect anecdotique qu'offrent maintenant pour nous les nombreuses gravures illustrant dans des revues d'alors les reportages sur le Great Eastern et sur la pose du câble ne doivent pas, aujourd'hui, occulter à nos yeux ce que fut le côté financier de l'entreprise et l'immensité des capitaux engagés. On ne sait que trop, actuellement, ce que coûte (ou coûtait, puisque l'on n'en construit plus) la construction d'un transatlantique : France, Queen Elizabeth, Queen Mary ou Normandie .
Le Great Eastern, conçu spécialement pour la pose du câble transatlantique, était, toutes proportions historiques gardées, un mastodonte de leur importance.
La technique de la pose d'un câble d'une si grande longueur était, au milieu du XIX^ siècle, encore incertaine. On n'était même pas sûr que l'amplitude des signaux télégraphiques à l'extrémité du câble, avec toutes les distorsions et tout l'affaiblissement introduits par celui-ci, permette de détecter et d'interpréter ces signaux.
Ce fut l'énergie de l'homme exceptionnel qu'était Cyrus Field qui permit de rassembler les capitaux nécessaires et plus encore de mener à bien l'entreprise. Quelle fut sa rentabilité économique, en dépit des tarifs fort élevés réclamés pour chaque mot de télégramme échangé ? Nous n'en savons pas grandchose et il y a peu d'études à ce sujet. De toute façon, l'échange rapide (instantané quand il n'y avait pas de files d'attente) des messages télégraphiques entre l'Europe et le continent nord américain eut un impact considérable, économique (les cours de la Bourse et ceux des marchés de « commoditiés ») aussi bien que social (la diffusion des nouvelles et l'extraordinaire expansion des agences de presse).
L'émulation que suscitèrent la réalisation du premier câble télégraphique et la création, à sa suite, de nombreuses compagnies privées de câbles télégraphiques sous-marins permet cependant de juger que cette « grande première », quelque pari risqué qu'elle pût avoir été à ses débuts, avait été une entreprise rentable, sans doute même hautement rentable.

4,3. Quatre-vingt-dix ans plus tard, la mise en service, en 1956, du premier câble téléphonique transatlantique, le câble TAT1, entre l'Ecosse et Terre-Neuve représentera, de même, à la fois une grande première technologique et une entreprise d'une importance comparable à celle du premier câble télégraphique transatlantique.
Le TAT 1, premier des câbles transatlantiques téléphoniques, sera le prédécesseur de bien d'autres câbles transocéaniques.
Retiré du service en 1978, soit vingt-deux ans après sa pose (et conformément aux prévisions économiques ayant présidé à son établissement et qui prévoyait pour lui une durée utile de vie de vingt ans), T A T 1 aura marqué l'avènement d'une ère nouvelle, celle du service téléphonique à l'échelle mondiale. Le trafic téléphonique intercontinental allait, dès lors, prendre une expansion d'allure explosive, avec, depuis près de trente ans, un taux de croissance soutenu se situant aux environs de 2 5% (soit un rythme exponentiel avec doublement du trafic écoulé tous les trois ans) au fur et à mesure que s'ouvraient de nouveaux moyens de communication transcontinentaux.
Tous les progrès de la technique, qui faisaient passer la capacité d'un câble transatlantique de 36 voies téléphoniques (TATl 1956) à 4 200 voies (TAT 7, 1983) et bientôt TAT 8 (horizon 1988, câble à fibres optiques avec une capacité de 40 000 voies téléphoniques), arrivaient à maîtriser la croissance du coût des investissements nécessaires à l'installation de chacun des câbles de la nouvelle génération : 50 millions de dollars 1956 pour le TAT 1, 200 millions de dollars 1982 pour le TAT 7, en dépit de l'augmentation substantielle de capacité de trafic que chacun d'eux offrait par rapport à ses prédécesseurs.
Néanmoins, et c'est là un phénomène caractéristique à noter, tous ces câbles installés étaient réalisés en « joint-venture » par des consortiums rassemblant souvent une multiplicité d'entreprises administrations. Pour le TAT 7, par exemple, copropriété entre :
• 50 %, American Carriers : 6 compagnies,
• 50 %, Partenaires européens : 19 administrations.
Troisième exemple, non moins significatif, celui de l'avènement des satellites commerciaux de télécommunications.
Un avènement qui est marqué par le lancement d'Early Bird, le premier satellite géostationnaire à avoir écoulé, en juin 1965, du trafic commercial (après diverses réalisations expérimentales — Telstar, Syncom- en 1962 et 1963).
Le succès de ce premier satellite géostationnaire assura aux télécommunations et à leurs administrations une auréole incomparable de prestige. En France, les visiteurs de la station terrienne de Pleumeur-Bodou commencèrent à se presser aussi nombreux que le sont à Paris les touristes au pied de la tour Eiffel pour en faire l'ascension.
Entreprise spectaculaire certes, mais également fort lourde financièrement, que la réalisation d'un système de télécommunications par satellite, même si en définitive cela représente un investissement hautement rentable... Là encore, ce fut un consortium de partenaires associés (cette fois, sous la forme d'une organisation internationale suigeneris, l'Intelsat, qui présida à la réalisation des travaux. Un consortium, dont la nécessité s'imposait d'ailleurs, non seulement du fait des contraintes financières, mais aussi en raison du monopole absolu que, parmi les pays partenaires de l'Intelsat, les USA étaient seuls alors à détenir en ce qui concerne les vecteurs (fusées) susceptibles de lancer un satellite géostationnaire (et ceci jusqu'en 1979-1980, années des premiers tirs de qualification de la fusée européenne Ariane).
Depuis 1965, les satellites géostationnaires de télécommunication ont connu une expansion considérable, tant en nombre de satellites lancés qu'en tant que capacité de trafic offerte par chacun d'eux :
— sur le plan intercontinental, avec toutes les générations successives: IntelsatI (20voies téléphoniques, 1965) jusqu'à IntelsatV (1980, 12 000 voies téléphoniques) ;
— sur le plan du service interurbain national (ou régional, cf. Arabsat) avec en 1983 près d'une vingtaine de pays ayant recours à des satellites nationaux — ou régionaux).

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5. EXEMPLES TYPES DE L'« ESPRIT D'ADMINISTRATION » DANS L'HISTOIRE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

5.1. Un des exemples les plus caractéristiques que l'on puisse trouver de l'influence déterminante qu'a exercée la tendance « esprit d'administration » sur le développement d'un service de télécommunications est celui que nous offre la situation du service téléphonique dans la première partie de notre siècle.
Pour mettre en évidence le rôle fondamental des structures d'organisation des services de télécommunication sur leur développement, on ne saurait trouver meilleure démonstration que celle offerte par la comparaison de la pénétration du téléphone qui existait juste avant la Première Guerre mondiale :
— dans le continent nord-américain (service assuré par des compagnies privées),
— dans les pays européens (service assuré par des administrations d'Etat).
Il s'agissait de deux mondes séparés par l'Atlantique, mais dont les économies étaient de richesses en tout point comparables.
C'était une époque en laquelle les bouleversements monétaires d'après 1914 (et qui se sont perpétués jusqu'à nos jours) n'avaient pas encore fait leurs ravages et où, par conséquent, les comparaisons financières n'étaient point faussées par des va-et-vient incessants de rapport de taux de change. C'était le temps du « franc-or » (un franc-or à parité immuable avec le dollar or ou la livre sterling). C'était le temps dit de la « Belle Epoque ».
« Toutes choses égales d'ailleurs », on est donc bien dans les conditions optimales qui puissent offrir un modèle destiné à tester la validité d'une thèse ou l'influence d'un facteur.
Or, -en ce qui concerne la diffusion du téléphone dans les deux continents séparés par l'Atlantique, que pouvait-on constater ? D'un côté de l'Océan, une très large pénétration du service et sa popularité dans toutes les couches de la population américaine, une popularité soutenue d'ailleurs par une publicité commerciale, chose complètement inconnue en Europe. De l'autre côté, en Europe, une diffusion très restreinte, limitée à
quelques offices (administratifs, bancaires, industriels) et à un cercle très restreint d'hommes d'affaires ou de notables importants.
Un abîme de différence par conséquent, avec entre ces deux continents un rapport de densités téléphoniques qui était de l'ordre de 1 à 10 !
En Europe, l'on ne se souciait guère de cette disparité. On y subissait les longues attentes du service interurbain ou l'impossibilité d'obtenir un raccordement, sans grandes protestations : on n'y pouvait rien, et on y était aussi indifférent qu'aux caprices du temps et de la température. D'autre part, dans la société bourgeoise et capitaliste d'Europe, des finances de laquelle dépendait toute expansion économique et industrielle, le téléphone et son développement n'intéressaient en rien les hommes d'affaires, banquiers ou industriels. C'était la responsabilité de l'Etat et il n'y avait pour eux aucun profit à retirer de l'expansion du téléphone.
L'épargne française allait ainsi s'investir en emprunts russes ou en valeurs sud-américaines...

5.2. Le téléphone n'intéressant virtuellement personne en Europe, les ouvrages qui lui étaient consacrés étaient alors rarissimes et n'obtenaient, de plus, qu'une audience infime de lecteurs.
On a ressuscité dernièrement l'un d'entre eux, un petit livre d'un auteur anglais, Herbert Laws Webb, The Development of the Téléphone in Europe, Ce livre était publié en 1910, en Grande-Bretagne, soit deux ans avant la reprise totale janvier 1912 par le GPO britannique de l'ensemble du service téléphonique jusqu'alors assuré essentiellement par une exploitation privée, la National Téléphone Company. Son auteur se manifestait comme un farouche partisan d'une exploitation non étatique et comme résolument opposé à tout monopole gouvernemental sur le service téléphonique. Citons sa conclusion : « Le monopole gouvernemental a littéralement étranglé le développement du téléphone en Europe. »
Une plume acide, on le voit, mais qui n'était pas seulement celle d'un pamphlétaire... H. L. Webb procède à une analyse détaillée de l'état des réseaux des divers pays européens, de la France en particulier, et opère des diagnostics dont la valeur — méconnue parce que complètement ignorée — est toujours d'actualité, même si les raisons par lui invoquées sont. Dieu merci, plutôt considérées mamtenant (mais pas depuis tellement d'années) comme des vérités premières. Les causes du sous-développement téléphonique dues à l'existence d'administration d'Etat sont en effet pour lui les suivantes :
1, Les ressources financières nécessaires font défaut : « Un frein absolu pour tout développement. »
2, Ce défaut résulte d'une irresponsabilité financière tant de la part des autorités gouvernementales que de ses fonctionnaires: « There is no man responsihle for the financial success. »
3, Les autorités gouvernementales ou le Parlement préfèrent toujours fixer les tarifs à un niveau bas, plutôt que promouvoir une meilleure qualité de service et une plus grande efficience, alors que ce sont celles-ci qui doivent assurer l'expansion du réseau et des trafics : Efficiency is the best possible advertiser, »
4, Il n'existe aucune politique à long terme, aucune planification, aucune étude scientifique des trafics et des tarifs, aucune politique commerciale p lur promouvoir une expansion du service.
5, Les structures administratives sont des structures sclérosées, elles placent les responsables du service téléphonique sous la coupe de ceux responsables du télégraphe et/ou de la poste.
Seules, aux yeux de H. L. Webb, trouvaient grâce les administrations téléphoniques d'Allemagne (en raison de sa politique moins restrictive pour les investissements à opérer) et de Suisse (« la brillante exception »). L'auteur se montrait particulièrement critique à l'égard de la France, notant par exemple que la densité téléphonique y était trois fois inférieure à ce qu'elle était en Allemagne.

5.3, La période entre les deux guerres mondiales perpétua sensiblement en France les errements dénoncés par H. L. Webb vis-à-vis d'une administration d'Etat pour le service téléphonique.
Une seule exception notable, la création par la loi de finances du 30 juin 1923 d'un « budget annexe » séparé pour ie ministère des PTT. Jusqu'alors, les recettes des services des télécommunications allaient se perdre dans la masse du budget général, le ministère des Finances décidant souverainement, chaque année, des investissements, et il n'y avait pour les télécommunications, comme pour la poste, aucune corrélation entre recettes et dépenses, ni comptabilité séparée comportant budget d'exploitation et budget d'investissements.

5.4, La guerre de 1914-1918 avait mis en évidence les insuffisances criantes du réseau interurbain pour la Défense nationale.
Cette évidence se manifesta de façon encore plus tangible quand, de 1917 à 1918, le corps expéditionnaire américain amena avec lui ses équipements Western Electric de répéteurs pour câbles et liaisons à grande distance (LGD), une technique alors inconnue en France. Ce fut l'origine de la création en 1922 du Service des lignes souterraines à grande distance qui, bon gré mal gré, et avec le temps, réussissait, au sein des structures administratives du ministère des PTT, à se tailler une place presque équivalente à celle d'une véritable entreprise industrielle.
Pour ce service, le financement des investissements, la clé de tout développement, était en grande partie assuré par une imputation massive sur les crédits des « réparations allemandes ». Plus tard, quand il n'y eut plus ces paiements allemands, le ministère des PTT fit, à partir de 1935, largement appel à des crédits prélevés sur le budget de la Défense nationale! On en fera de même après la Seconde Guerre mondiale, et, plus encore, pour des investissements massifs en câbles coaxiaux, au temps de la « guerre froide » et quand l'OTAN, jusqu'en 1965, avait son siège en France et offrait ses crédits.

5,5, Autant de manières d'éluder la question majeure, celle de la mobilisation de ressources financières nécessaires à un développement du réseau. Avec également, pour remédier aux situations les plus criantes de pénurie, la perpétuation du système (un système datant de 1890) dit des «avances remboursables» demandées aux autorités municipales et départementales, à titre de palliatif. Y. Stourdzé relève avec pertinence l'effet pervers qu'introduisit un tel mode de financement :
« Paradoxalement, si l'Etat est [alors] bien le propriétaire des téléphones, il n'en est pas le financeur. Distinction essentielle.
Et c'est en identifiant les bailleurs de fonds qu'il [est] possible de comprendre la « logique » des choix. Une logique qui présida à la mise en place d'un réseau déséquilibré. Des choix qui, en définitive, étaient « du ressort presque exclusif des notables locaux », sans aucune vue d'ensemble du réseau. Et, en conséquence, « un réseau français qui n'était qu'un agglomérat de circuits à courte distance sans qu'aucune charpente puissante de moyens de transmission vienne en constituer l'ossature » (à l'inverse de ce qui avait été le cas depuis 1907 aux Etats-Unis avec le « Long Lines » de l'ATT).

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6. POURQUOI LES TÉLECOMMUNICATIONS FURENT-ELLES EN FRANCE UNE AFFAIRE D'ÉTAT

6.1. Le monopole des télécommunications considéré comme affaire d'Etat représente en France une doctrine aussi ancienne que le sont les télécommunications.
De ses débuts en 1 794 jusqu'à sa fin dans les années 1850, le réseau télégraphique Chappe est destiné uniquement à la transmission des messages de l'Etat, ceux de l'état-major et ceux du ministère de l'Intérieur. Cette transmission se faisait sous le signe du secret le plus absolu et, en conséquence, point relativement peu connu et qui mérite d'être mentionné, l'agent qui manœuvrait les bras du sémaphore était choisi parmi des postulants ayant bien sûr une bonne vue, mais qui étaient même souvent des illettrés... La fonction d'un agent qui portait le nom de « stationnaire
» était purement mécanique et consistait à servir de simples « répéteur » pour reproduire fidèlement la combinaison des bras du sémaphore qu'il voyait à la tour en amont de la sienne sur le chemin du message. Qui plus est, les messages télégraphiques comportaient un codage par mot qui les rendait quasi indéchiffrables pour tout agent sauf ceux, assermentés, opérant la traduction des codes à l'extrémité de la ligne.
L'accès du réseau télégraphique pour la correspondance publique n'était pas admis. Privilège assez exorbitant du pouvoir d'Etat que de pouvoir être le seul à disposer de l'information instantanée et de pouvoir à sa discrétion en garder jalousement le secret ! Conception autocratique du pouvoir. Dans l'exercice de leurs tâches, bien des hommes politiques aux affaires aimeraient certes qu'il en soit toujours ainsi, et il est même des Etats où subsistent encore des traces d'une telle situation.

6.2. Ouvrir le service télégraphique au public apparaîtra ainsi en France comme une innovation extraordinaire. D'autant plus extraordinaire que ni le public, ni même la presse ne le réclamaient.
C'est à Arago qu'on doit l'octroi de cette liberté, qui maintenant nous paraît être comme allant de soi. François Arago, non seulement laissera son nom comme un des plus illustres dans l'histoire des sciences, mais, dans la société de son temps, il exerce une influence prééminente, un peu à l'image de celle que jouera, dans les années 1947-1970, Louis Armand, ces deux personnalités ayant d'ailleurs beaucoup de traits communs dans leur caractère, leur intelligence novatrice et l'action qu'ils ont su exercer.
La collection des Œuvres complètes de F . Arago est pleine d'enseignements et de réflexions souvent caustiques et acerbes vis-à-vis de l'inertie des administrations. (On ne saurait trop en recommander la leaure pour qui veut philosopher de nos jours sur l'évolution des techniques et sur les meilleures politiques à adopter en recherches et pour les investissements.)
Arago était membre — très écouté — de la Chambre des députés sous la monarchie de Louis-Philippe. La préface de ses Œuvres complètes mentionne :
« F. Arago a immédiatement compris l'avenir de la télégraphie électrique. Il s'est attaché à hâter l'adoption en France du nouveau système de communication, et il a insisté pour qu'il ne restât pas un monopole gouvernemental, et qu'il pût être employé dans les correspondances particulières, chose qui en France, en 1846, paraissait une énormité. »
Et le recueil donne le texte de trois discours prononcés par lui à la Chambre des députés sur les télégraphes. Nous nous bornerons ci-après uniquement à de très brefs extraits des deux premiers de ces discours.
Le 2 juin 1842, M. Arago annonce à la Chambre des députés que les télégraphes électriques remplaceraient prochainement tous les autres télégraphes, et, en conséquence, il combattit un projet de loi qui demandait une allocation de 30 000 francs pour faire des essais d'une télégraphie de nuit :
« Une réflexion : nous sommes à la veille de voir disparaître non seulement les télégraphes de nuit, mais encore les télégraphes de jour actuels. »
« Tout cela sera remplacé par les télégraphes électriques.
Ces télégraphes transmettront les dépêches à toutes les distances, quelque temps qu'il fasse, et cela avec une vitesse incroyable. De Paris à Perpignan les nouvelles arriveront en moins d'une seconde. »
Le 29 avril 1845, F. Arago donnait à la Chambre quelques renseignements sur les premiers résultats obtenus en France dans l'établissement des télégraphes électriques.
Extrait du Moniteur:
« M. Arago. — J e suis heureux d'annoncer que les résultats des expériences pour faire l'essai en grand de la télégraphie électrique sont très favorables, et que dimanche prochain nous établirons, sans aucun doute, une communication électrique régulière Paris et Rouen. »
Et, pour conclure son discours, Arago ajoutait cette réflexion qui paraissait en son temps presque révolutionnaire :
« En Amérique, on se sert de la télégraphie électrique pour des communications particulières, et on n'y a reconnu aucun inconvénient. Pourquoi n'arriverait-on pas à employer aussi en France le télégraphe électrique dans les correspondances particulières ? J'ajouterai, pour rassurer les personnes qui doutent de la rapidité de la transmission électrique, qu'il est prouvé par des expériences incontestables, que l'électricité se meut dans les fils de métal avec une vitesse de plus de 77 000 lieues par seconde. »
Ce sera une loi du 29 novembre 1850 de la IF République qui mettra le télégraphe à la disposition du public, cette époque correspondant sensiblement à l'avènement des «télégraphes électriques».

6.3. Initialement, simple utilisation subsidiaire du réseau télégraphique d'Etat, le trafic télégraphique du public connaîtra très vite une rapide expansion. Les liaisons télégraphiques électriques, débordant le cadre des frontières d'un pays, traverseront — nous l'avons vu — l'océan Atlantique. Une réglementation au sujet des tarifs et de diverses dispositions (autorisation de langages chiffrés, etc.) s'avère nécessaire. Ce sera l'objet de la conférence de plénipotentiaires qui rassemblait la quasi-totalité des pays européens et qui avait été convoquée par l'empereur Napoléon I l I.
Négociations internationales, et par conséquent, là encore, affaire d'Etat. L'usage des télécommunications internationales sera désormais du ressort du droit international public, et non du droit commercial international. Les communications sont d'une nature tout autre que ne le sont de vulgaires marchandises, un argument historique qui, dans la mesure où il y a toujours un respect des traditions séculaires, une base fondamentale du droit international, pourrait être précieux en notre époque où les zélateurs de la « dérégulation » voudraient assimiler les communications purement et simplement aux produits du commerce, objet des règles du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) !...

6.4. De bons auteurs ont vu dans le monopole d'Etat sur les télécommunications un reflet des conceptions politiques hégéliennes sur le rôle de l'Etat. L'Allemagne, à la suite de la Prusse, constitue en fait le meilleur exemple du monopole le plus strict exercé sur les télécommunications par l'Etat, sans qu'il n'y ait jamais eu aucune déviation, même temporaire, de cette philosophie politique et ceci en dépit de tous les bouleversements de structures par lesquels est passé ce pays depuis 1919. Jusqu'en 1910, le «modèle allemand» fut celui dont s'inspireront les autres pays européens, en s'opposant à ce que l'on appelait le « modèle américain » avec une abondante littérature à ce propos, en particulier dans le Journal Télégraphique.

6.5. Les considérations ci-dessus sont vraiment historiques et remontent à des temps maintenant bien révolus. « Le décor et les acteurs ont été profondément modifiés. Les classes sociales en présence, la nature des intérêts économiques, la technologie, enfin, ont connu de saisissantes métamorphoses », nous dit Y Stourze. Le poids des traditions, les habitudes prises par le public ont cependant, en France, complètement enraciné depuis plus de cent ans l'inséparabilité de l'Etat et de la gestion des télécommunications.
Ceci au sein d'un ministère des PTT auquel sont si fortement attachés « la Poste » entreprise de main-d'œuvre, qui trouve fort avantageuse financièrement sa symbiose avec les Télécommunications, quand se creuse pour elle le déficit d'un budget postal ; et les syndicats, dont les travailleurs tiennent extrêmement à leur statut de fonctionnaires et à leur appartenance à la « fonction publique ».

6.6. Les nationalisations de 1945, qui instituèrent EDF, GDF, Charbonnages de France, etc., introduisirent le concept d'« entreprises industrielles nationales » offrant :
— à ces entreprises une large liberté d'action avec en particulier des possibilités étendues d'appel à des financements extérieurs;
— à leur personnel des « statuts » en tous points comparables
— sinon même parfois plus avantageux — que ceux de la fonction publique.
La grande vague de modernisation, en 1945, des structures industrielles de la nation se borna à des innovations radicales dans ce qui était considéré comme les secteurs clés des activités nationales de production. L'idée d'offrir aux « Télécommunications » des possibilités d'action comparables à celle des jeunes entreprises nationalisées qui venaient d'être créées ne fut jamais évoquée à ce moment-là par qui que ce soit, quels qu'aient pu être les multiples avantages qui en auraient été retirés pour le développement des télécommunications. Pour de multiples raisons :
• A cette époque, les activités des télécommunications étaient entièrement orientées vers la reconstruction du réseau national, des artères à grande distance particulièrement, et ceci en premier lieu pour les besoins de l'Etat.
• Les télécommunications pour le public passaient au dernier rang des priorités (elles ne figurèrent même pas dans les actions prioritaires retenues par les premiers des « Plans » (quadriennaux) élaborés par le Commissariat général du Plan).
• Les modalités d'exercice des entreprises nationalisées, dont la structure était quasi indédite, n'avaient pas encore fait leurs preuves et démontré leur efficacité.
• Entre les règles d'un service d'Etat et les contraintes d'un service à caractère industriel, le statut des PTT, avec son budget annexe, était considéré comme un «hybride» parfaitement satisfaisant de par la semi-autonomie financière qu'il offrait à ce ministère.
• Enfin, last but not least, les Télécommunications n'avaient pas vu encore leur autonomie, comme branche spécifique d'activité du ministère des PTT, être reconnue ni admise.

6.7. Pour les Télécommunications, conquérir au sein du ministère des PTT cette autonomie de gestion fut, des années 1940 à maintenant, une « longue marche » pour reprendre l'expression — très évocatrice de toutes les difficultés que Mao rencontrait dans les déserts de l'arrière-pays chinois — qu'utilise L.J . Libois dans son livre Genèse des télécommunications (op.cit.) comme titre du chapitre qu'il consacre à la description des multiples étapes que comporta ce processus.

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7. POURQUOI, PLUS ENCORE QUE JAMAIS, LES TÉLÉCOMMUNICATIONS SONT-ELLES ACTUELLEMENT EN FRANCE UNE AFFAIRE D'ÉTAT ?

7.1. En 1983, la situation des télécommunications se présente en France d'une façon entièrement nouvelle.
Leur poids financier dans l'économie de la nation, la reconnaissance du rôle moteur que le service des télécommunications exerce pour le développement des activités économique du pays, le rôle de chef de file de la « filière électronique » française qui vient de leur être attribué placent les Télécommunications aux premiers rangs des préoccupations gouvernementales.
Plus que jamais, elles sont donc affaire d'Etat.

7.2. Trois points forts caractérisent cette nouvelle situation des télécommunications et appellent quelques brèves réflexions :
Le premier, l'extraordinaire diversification des services de télécommunications qu'offrent les derniers progrès de la technique, n'est que le reflet en France d'une tendance valable dans tous les pays industriels les plus avancés.
Les deux autres points forts sont propres à notre Hexagone.
Ce sont :
— l'expansion considérable qu'a prise au cours de la décennie 1970 la diffusion du téléphone dans toutes les couches de la population française : environ 85 % des Français, âgés de 15 ans et plus, d'après un sondage IFOP organisé par l'IREST^^ disposent maintenant du téléphone à domicile.
— les décisions, y compris les plus récentes, qui ont concentré entre les mains d'une (ou deux) entreprise(s) nationalisée(s) l'essentiel de la production des matériels destinés à équiper le réseau des télécommunications publiques.

7.3. En ce qui concerne ce dernier point, l'observateur international ne peut s'empêcher de remarquer que la situation française actuelle va se trouver, en définitive, assez analogue à celle dite de r « intégration verticale » qui, pour la plus grande prospérité du service téléphonique américain, était celle en vigueur aux USA quand, jusqu'à ces derniers temps, l'American Téléphone and Telegraph Co. (ATT) y disposait à la fois :
— des Compagnies du Bell System et de son «Long Lines », exploitant le service,
— de la Western Electric, fournissant les équipements pour ce service.
L'intégration verticale est également le « levier » qui fut inlassablement recherché par toutes les sociétés multinationales fabricants d'équipements de télécommunication quand, en des temps maintenant révolus, elles s'efforçaient d'acquérir, en maints pays, les « concessions » leur offrant la possibilité d'être les exploitants du service.
L'observateur internationl se doit également d'observer que la dépendance d'une même autorité à la fois des services d'exploitation du service et des industries de construction d'équipements de télécommunications est aussi celle qui prévaut en URSS (ministère des PTT et ministère des Industries électriques), sous l'égide de l'Etat soviétique.
A en juger d'après les résultats des deux modèles « américain » et « soviétique » quant au développement du réseau et des services, l'on se rendra compte que, beaucoup plus que des organigrammes de structures au plus haut niveau, ce qui importe, ce sont les relations d'étroite symbiose entre «fabricants» et « exploitants » sous l'égide d'une commune autorité, ainsi que les étroites relations entre ingénieurs et hommes de ces deux branches complémentaires.

7.4. En ce qui concerne le deuxième point fort de la situation française (la très large diffusion du téléphone qui existe maintenant), il faut noter ce qui constitue une sorte de paradoxe.
En 1889, quand, en annonçant des avenirs radieux pour le développement du téléphone, l'Etat français nationalisait le service téléphonique, l'on butait tout de suite sur la question des financements nécessaires. Pourquoi engager des dépenses budgétaires prélevées sur la collectivité nationale pour assurer un service dont ne bénéficierait qu'une infime minorité de la population, celle d'ailleurs la plus opulente ? Et du coup les crédits d'investissement étaient — et avec ces excellentes raisons — mesurés au compte-gouttes, au grand détriment du développement du service.
Tout autre est maintenant la situation, ce qui justifie pleinement le monopole d'Etat, un monopole au service, virtuellement, de tous les habitants du pays.
La logique des choses, ci-dessus mentionnée, amènerait à conclure que le lancement de nouveaux services, avec tous les risques que comportent des erreurs — souvent rencontrées — quant à l'évaluation de l'audience que peuvent avoir ces nouveaux services vis-à-vis d'utilisateurs potentiels indéterminés, relève normalement d'une organisation sui generis plus proche de l'entreprise privée que du monopole d'une administration étatique.
(Ceci du moins dans la mesure où ces nouveaux services ne doivent pas être considérés comme des « rejetons » naturels de services traditionnels.)

7.5.
Le fait qu'il y a maintenant presque complet recouvrement entre les populations des familles françaises (et foyers fiscaux) et des « abonnés au téléphone » ouvre également des perspectives alléchantes, non point pour les familles ou les « abonnés », mais pour l'Etat et ses finances. Il n'y a rien de plus indolore qu'un léger glissement des paliers et « quantum » de tarification pour qui reçoit le relevé bimestriel et ses dépenses téléphoniques... Et dans un certain nombre de pays où le service des télécommunications est affaire de compagnies privées, l'Etat ne manque pas de prélever sa dîme sur le montant des factures qu'elles adressent à leurs usagers. En France, au contraire, du fait que les Télécommunications y sont service d'Etat, leurs transactions et leurs recettes se voient exemptées de la TVA (contrairement à ce qui est le cas pour, par exemple, EDF).
Il fut un temps où était préconisé comme panacée pour les prélèvements fiscaux un impôt sur l'énergie (à l'image ou en extension de ce qui existe avec les taxes sur carburants). Verra-ton un jour r « impôt sur la communication » sous une forme ou sous une autre, insidieuse ou proclamée ? Ce serait une version nouvelle de la gabelle, la communication étant maintenant devenue le « sel » de notre existence quotidienne...
Plus que jamais, les télécommunications ont donc toutes les chances pour devenir plus encore affaire d'Etat.

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CONCLUSION

Le titre de cet article comporte un deuxième volet : « les télécommunications au service du public ». Qu'est donc devenu ce dernier ? La réponse est toute simple. Le public, maintenant, c'est le citoyen. Cela n'empêche évidemment pas celui-ci de porter son jugement, même critique, sur le fonctionnement du service.
Il ne semble pas d'ailleurs que ses critiques soient de nos jours virulentes comme au temps où les chansonniers brocardaient ce service et où le célèbre « 22 à Asnières » devenait un des fleurons du patrimoine national ! Le sondage cité de l'IFOP plaçait ces derniers temps, pour le degré de satisfaction rencontrée, le téléphone en tête des services offerts au public avec plus de 80 % de la population de l'échantillon du sondage se considérant comme satisfaits.
Nous avons opposé dans cet article l'esprit d'administration et l'esprit d'entreprise, ce qu'il ne faut pas confondre avec le dilemme administration d'Etat/entreprise privée. L'esprit d'entreprise a maintenant largement pénétré les structures de l'administration.
L'accès à des financements extérieurs est une des caractéristiques majeures d'une gestion à long terme qu'ont su obtenir les Télécommunications. L'ouverture de « services commerciaux» (Agences commerciales de Télécommunications, etc.) et un immense effort de relations publiques ont
complètement transformé l'image de marque des « Télécommunications » vis-à-vis du public.
Après les modèles historiques « américain » et « allemand » largement cités dans cet article, après le « modèle suédois » d'excellent service admirablement géré par Telverket (une administration d'Etat spécifique aux télécommunications) qui fut largement évoqué en France dans les années 1960, on commence maintenant dans le monde à parler du « modèle français ».

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Notes
1. Une courte biographie de Louis-Adolphe Cochery dans L.-J. Libois, Genèse et croissance des télécommunications, Masson, Paris, 1983, pp. 206-208.
2. En 1889, la Société générale des téléphones, dont les activités d'exploitation du service téléphonique étaient nationalisées, utilisa les indemnités d'éviction qui lui furent accordées, pour se transformer en une société de fabrication d'équipements téléphoniques et prit le nom de Société industrielle des téléphones. Cette dernière est l'ancêtre de la Compagnie industrielle des téléphones (CIT) du groupe CGE.
3. On la trouvera, décrite un peu plus en détail qu'ici aux pages 27-28 du livre de L.-J. Libois, Genèse et croissance des télécommunications (op. cit.).
4. Réédition par Arno Press, New York en 1974 et larges citations dans lOOyears of Téléphone Switching, vol. I, « 1878-1960's », R. Chapuis, North Rolland, Amsterdam, 1982, pp. 142-145.
5. Y. Stourdzé, Généalogie de la commutation, CNRS Paris, MIT Boston, 1979.
6. Gide, Paris et T. O. Weigel, Leipzig, 1862.
7. Et, devant une Chambre de députés un peu médusée, qui se demandait si sa session ne s'était pas convertie en une séance de l'Académie des sciences, Arago continuait son discours en faisant l'historique de la télégraphie électrique :
« L'idée de ce moyen de communication remonte à Franklin. Mais celle d'employer les batteries galvaniques pour ce genre de télégraphes a été présentée, pour la première fois d'une manière applicable, par notre compatriote, l'illustre Ampère. Depuis lors, l'idée a beaucoup grandi.
« Elle a reçu des perfectionnements considérables. Nous avons vu, en 1838, à l'Académie des sciences, un appareil construit par un physicien américain nommé M. Morse et qu'on a pu faire fonctionner. Il ne s'agissait pas seulement d'une communication verbale, d'une description écrite ; on avait l'appareil sous les yeux. Dans ce système, il n'est pas besoin de stationnaires. La machine écrit elle-même la dépêche.
« M. Wheatstone a ajouté encore beaucoup à l'invention de M. Morse. Ses appareils sont admirables... »
8. L'Union internationale des télécommunications (UIT) de Genève commémore cette date comme origine — lointaine — de son existence comme
organisation internationale, ce qui en fait d'ailleurs la doyenne d'âge parmi toutes celles maintenant en existence.
9. Contrairement à la France, par exemple, à propos des concessions privées accordées pour l'exploitation du téléphone à des sociétés privées de 1879 à 1889.
10. Publié par le Bureau international des administrations télégraphiques de Berne, une revue mensuelle qui est le prédécesseur du fournal des Télécommunications publié par l'UlT (Genève).
11. Y. Stourze, Généalogie de la commutation, op. cit., p. 2. 12. Bulletin de l'IREST(Institut de recherches économiques et sociales sur les télécommunications), n°30, septembre 1983.
13.De même également dans les pays socialistes de l'est de l'Europe.

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