1970 Les télécommunications
: affaire d'Etat ou entreprise au service du public
Etude de Robert J. Chapuis
PLUS encore que les techniques et leurs progrès, ce sont les
« structures » des organismes assurant le service des télécommunications
qui, le plus souvent, ont conditionné et qui conditionnent encore
le développement de celles-ci.
L'histoire des télécommunications éléariques
est maintenant vieille de près d'un siècle et demi. Tout
au long de cette déjà longue histoire, deux tendances,
deux conceptions se sont opposées :
la première que nous désignerons ici sous le patronyme
d'esprit d'entreprise,
la seconde, caractérisée sous le nom d'esprit d'administration.
sommaire
1. ADMINISTRATIONS D'ÉTAT ET EXPLOITATIONS PRIVÉES
Cette dichotomie correspond, en fait, à la manière dont
est assuré, dans les différents pays du monde, le service
public des télécommunications :
dans la plupart des pays, spécialement en Europe (à
l'exception et encore partiellement du Danemark, de l'Espagne
et de la Finlande), par des administrations, c'est-à-dire par
des services ou des départements gouvernementaux ; dans un certain
nombre de pays, essentiellement en
Amérique du Nord, par des entreprises ou « exploitations
» privées (placées cependant sous la haute surveillance
d'organismes gouvernementaux assurant ce que l'on appelle en terminologie
américaine une « régulation »).
Il ne faut cependant pas être manichéen. La distinction
classique ci-dessus entre entreprise privée et administration
n'implique évidemment pas que l'esprit d'entreprise fasse défaut
aux administrations, pas plus que l'esprit de gestion aux entreprises
privées ! La nature des choses n'en fait pas moins que chacune
de ces deux catégories d'exploitant des télécommunications
est très marquée par son statut et par le plus ou moins
grand degré
de liberté qui en résulte.
sommaire
2. LA NOTION DE « MONOPOLE NATUREL » DES TÉLÉCOMMUNICATIONS
Une remarque s'impose en tout premier lieu.
Qu'elles soient assurées par des entreprises privées ou
par des administrations, les télécommunications bénéficient,
et ont bénéficié, d'un régime de monopole
absolu. (Ou plutôt, faudrait il dire, bénéficiaient
en tout pays de ce monopole, car ce n'est maintenant plus universellement
vrai et, depuis quelques années, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni,
ce régime de monopole est actuellement battu en brèche.)
A part le service des Postes, auquel sont d'ailleurs liées la
plupart des administrations de télécommunications, il
y a peu de secteurs d'activités économiques qui soient
soumis à un régime de monopole aussi absolu que celui
des télécommunications.
Dans le domaine des transports, le monopole qu'avaient à la fin
du dixneuvième siècle les chemins de fer a fait place
à une concurrence acharnée entre le rail, la route et
les transports aériens. Dans le domaine de la production d'énergie,
le monopole de distribution, que possède en France EDF pour l'énergie
électrique, est soumis à la concurrence des autres formes
d'énergie : pétrole, gaz naturel, charbon.
Les télécommunications, au contraire, constituent un domaine
vraiment particulier et exclusif, à l'intérieur duquel
la seule concurrence qui peut exister est celle, interne, entre les
divers modes de télécommunications : téléphone,
télégraphe, télex, transmissions de données...
Concurrence interne, car tous ces modes de télécommunications
relèvent exception faite pour le continent nord-américain
d'un même service public.
Le monopole que possède les télécommunications
découle de la nature même des services qu'elles procurent.
Dans le passé, aux Etats-Unis par exemple, ou plus près
de nous à Tanger quand le Maroc était encore un Etat sous
protectorat, l'on a connu des situations assez baroques où dans
la même ville existaient pour le service urbain plusieurs réseaux
téléphoniques en concurrence et sans aucune interconnexion
possible entre eux. Il était alors nécessaire pour un
usager de disposer de deux (quelquefois même de trois) téléphones
distincts sur son bureau s'il voulait pouvoir entrer en relation avec
l'ensemble des abonnés d'une même ville. Situation absurde
s'il en est, fort heureusement inexistante de nos jours, et qui constitue
le modèle type, peut-être un peu simpliste, de la démonstration
a contrario du monopole à reconnaître ne fut-ce
que du point de vue de l'usager au service téléphonique.
Cette notion de « monopole naturel » pour les télécommunications
fut reconnue d'emblée dans certains pays (l'Allemagne) lorsque
débuta, vers les années 1880, le service téléphonique.
Ce fut le cas en France, en 1889, lorsque, sur la proposition du ministre
des Postes et Télégraphes d'alors, M. Cochery
, l'Etat français mit fin aux concessions qu'il avait accordées
(pour des durées limitées) à des entreprises privées
pour l'exploitation du service téléphonique dans une dizaine
de villes de France :
Paris en premier lieu,
des grandes villes, capitales régionales ou, ce qui est
assez caractéristique, des villes portuaires : Lyon, Marseille,
Bordeaux, Nantes, Rouen, Le Havre, ainsi que Saint-Etienne et
Angoulême.
Ces concessions, la première datant de 1879, avaient été
initialement accordées à plusieurs petites sociétés
qui, à partir de 1881, avaient fusionné pour constituer
une seule et même Compagnie, la Société générale
des téléphones.
Dans d'autres pays, particulièrement pour l'Europe au Royaume-Uni,
et surtout aux Etats-Unis, la conception d'un monopole naturel à
attribuer à un réseau téléphonique
aussi bien urbain qu'interurbain fut plus longue à prévaloir.
Elle fut cependant, mais sous des formes diverses :
au Royaume-Uni, monopole du GPO (General Post Office) à
partir du janvier 1912 ;
aux Etats-Unis, à partir des années 1910, octroi
de concessions exclusives à des compagnies privées mais
avec, en contrepartie, l'institution d'un système de «
régulation » avec un contrôle assuré par des
autorités gouvernementales (Interstate Commerce Commission),
à partir de 1910, sur le plan fédéral et engagements
de non-empiètement sur les « chasses gardées »
(Kingsbury Commitment, 1913).
Depuis, disons, 1920 jusqu'à ces quelques dernières années,
la notion de « monopole naturel » était une notion
universellement reconnue en tout pays et considérée comme
inhérente de facto aux télécommunications. Les
progrès technologiques, en raison des économies substantielleis
d'échelle qu'ils impliquaient, ne faisaient que donner plus de
poids à cette notion. U existe, en effet, peu de domaines oti
le phénomène d'économie d'échelle se manifeste
avec autant d'amplitude que ce n'est le cas pour les télécommunications.
Pour le profane, disons que, pour certains types d'équipements,
un doublement des investissements peut permettre de satisfaire à
une demande dix fois plus élevée !
Cette notion de monopole naturel, si merveilleuse en théorie
de par sa simplicité, est cependant depuis ces dernières
années fortement battue en brèche. Cette constatation
s'applique, en premier lieu, aux Etats-Unis. De longues et parfois interminables
discussions au Congrès y ont provoqué des changements
substantiels de structures quant au régime de concessions accordées
aux sociétés exploitantes, changements portant essentiellement
sur le service a grande distance (interurbain) et sur les applications
autres que celles purement téléphoniques. C'est la politique
dite de « dérégulation », une politique qui
tend actuellement à déborder de son cadre purement national
pour vouloir s'étendre aux relations internationales entre les
Etats-Unis et les autres pays, non sans amener pas mal d'âpres
controverses et en constituant maintenant un sujet tout à fait
à l'ordre du jour. Dans le sillage des Etats-Unis, la politique
gouvernementale du Royaume-Uni a également profondément
modifié les structures traditionnelles d'exploitation des divers
services de télécommunications de ce pays.
Les problèmes de monopole et de contrôle gouvernemental
sont, comme le sait bien tout théoricien de droit public, intrinsèquement
liés et ont fait couler depuis toujours beaucoup d'encre. Contrôle
des tarifs, obligations de desserte non différenciée des
usagers, normes de qualité, minimum du service à assurer,
etc., autant de problèmes sur lesquels il n'y a évidemment
pas lieu de s'étendre plus ici.
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3. QUELQUES MANIFESTATIONS CARACTÉRISTIQUES DE L'ESPRIT D'ENTREPRISE
ET DE L'ESPRIT D'ADMINISTRATION DANS L'HISTOIRE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS.
Revenons-en plutôt à un cadre historique, destiné
à susciter une réflexion sur les interactions entre développements
techniques et environnement social. C'est là un sujet plus que
jamais d'actualité devant une éclosion exubérante
de nouveaux services de télécommunications, une floraison
si riche que le profane rencontre quelques difficultés à
ne pas s'y perdre devant leur diversité.
Essayons en premier Heu de définir, au moins très sommairement,
ces deux tendances antagonistes mentionnées précédemment
: esprit d'entreprise et esprit d'administration, qui, tout au long
d'un siècle et demi, se sont entrecroisées, le plus souvent
opposées, quelquefois complémentaires, pour tisser le
maillage de l'organisation de nos réseaux de télécommunications.
La première de ces tendances est celle que caractérise
un souci d'innovation : elle n'hésite pas à faire pour
cette fin largement appel à des capitaux extérieurs.
La seconde est dominée par des conditions de prudente gestion
et de rentabilité économique : elle est économe
de ses deniers et répugne à toute immixtion extérieure,
en préférant vivre en parfaite autarcie.
Et après toutes ces remarques préliminaires, plongeons
nous maintenant dans l'histoire des télécommunications,
une histoire des temps passés, parfois bien révolus, pour
y trouver des exemples hautement caractéristiques de la manifestation
de ces deux tendances.
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4. EXEMPLES TYPES DE L'« ESPPRTT D'ENTREPRISE » DANS
L'HISTOIRE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS
4.1, C'est dans le domaine des liaisons internationales
et surtout intercontinentales que nous trouverons les exemples les plus
caractéristiques d'esprit d'entreprise. Ceci est d'ailleurs tout
à fait naturel car l'ouverture d'une nouvelle liaison, alors
que rien n'existait jusqu'alors, représente à la fois
une mutation radicale et l'accomplissement de longs efforts tendus vers
la réalisation d'une tâche bien déterminée.
Au contraire, l'impact de réalisations faites sur un plan national,
dans un réseau déjà existant, se voit complètement
estompé, dilué, dans un processus de développement
continu.
4.2, Un des plus beaux exemples d'esprit d'entreprise
que l'on puisse rencontrer dans l'histoire des télécommunications
est constitué par la pose du premier
câble télégraphique transatlantique, menée
à bien de 1855 à 1866 sous la direction énergique
de l'Américain Cyrus Field.
L'histoire ou, pour mieux dire, l'épopée de cette pose
du premier câble transatlantique est une histoire merveilleuse.
C'est un véritable roman d'aventures et, pour mieux en décrire
les péripéties, ce serait plutôt un film de long
métrage, avec de bons acteurs et de magnifiques reconstitutions
historiques, qu'il faudrait.
On peut même s'étonner qu'un tel film n'ait jamais été
fait quand on voit fleurir, de tous côtés, les films
malheureusement documentaires et, le plus généralement,
publicitaires consacrés aux télécommunications.
Avis donné aux producteurs de l'industrie du cinéma et
aux réalisateurs de bons scénarios !...
Plus succinctement ici, retraçons les hauts faits de cette histoire.
Les débuts de la pose du câble commencent en 1857. Des
gravures de l'époque, que l'on retrouve maintenant dans les musées,
nous montrent les opérations de déroulement du câble
depus Agamemnon, qui est encore un vaisseau à coque de bois.
Au cours de la pose, le câble sera rompu plusieurs fois. Le 8
août 1858, la première liaison télégraphique
entre les deux côtés de l'océan est ouverte. Elle
n'aura cependant qu'une existence de très courte durée.
Moins d'un mois après la transmission du premier message télégraphique,
le câble est définitivement hors de service.
C'est en 1865, après la fin de la guerre de Sécession,
que la pose d'un nouveau câble transocéanique est reprise,
toujours par Cyrus Field. Il fait construire à cet effet le Great
Eastern, le plus grand bateau au monde de son époque, un bateau
cette fois-ci à coque métallique, un précurseur
de ce que seront les grands transatlantiques de la fin du siècle
dernier et du début de notre siècle.
Le câble transatlantique sera finalement mis en service en juillet
1866.
Le caractère spectaculaire de l'entreprise, attesté par
d'innombrables articles de presse de l'époque, l'aspect anecdotique
qu'offrent maintenant pour nous les nombreuses gravures illustrant dans
des revues d'alors les reportages sur le Great Eastern et sur la pose
du câble ne doivent pas, aujourd'hui, occulter à nos yeux
ce que fut le côté financier de l'entreprise et l'immensité
des capitaux engagés. On ne sait que trop, actuellement, ce que
coûte (ou coûtait, puisque l'on n'en construit plus) la
construction d'un transatlantique : France, Queen Elizabeth, Queen Mary
ou Normandie .
Le Great Eastern, conçu spécialement pour la pose du câble
transatlantique, était, toutes proportions historiques gardées,
un mastodonte de leur importance.
La technique de la pose d'un câble d'une si grande longueur était,
au milieu du XIX^ siècle, encore incertaine. On n'était
même pas sûr que l'amplitude des signaux télégraphiques
à l'extrémité du câble, avec toutes les distorsions
et tout l'affaiblissement introduits par celui-ci, permette de détecter
et d'interpréter ces signaux.
Ce fut l'énergie de l'homme exceptionnel qu'était Cyrus
Field qui permit de rassembler les capitaux nécessaires et plus
encore de mener à bien l'entreprise. Quelle fut sa rentabilité
économique, en dépit des tarifs fort élevés
réclamés pour chaque mot de télégramme échangé
? Nous n'en savons pas grandchose et il y a peu d'études à
ce sujet. De toute façon, l'échange rapide (instantané
quand il n'y avait pas de files d'attente) des messages télégraphiques
entre l'Europe et le continent nord américain eut un impact considérable,
économique (les cours de la Bourse et ceux des marchés
de « commoditiés ») aussi bien que social (la diffusion
des nouvelles et l'extraordinaire expansion des agences de presse).
L'émulation que suscitèrent la réalisation du premier
câble télégraphique et la création, à
sa suite, de nombreuses compagnies privées de câbles télégraphiques
sous-marins permet cependant de juger que cette « grande première
», quelque pari risqué qu'elle pût avoir été
à ses débuts, avait été une entreprise rentable,
sans doute même hautement rentable.
4,3. Quatre-vingt-dix ans plus tard, la mise en service,
en 1956, du premier câble téléphonique transatlantique,
le câble TAT1, entre l'Ecosse et Terre-Neuve représentera,
de même, à la fois une grande première technologique
et une entreprise d'une importance comparable à celle du premier
câble télégraphique transatlantique.
Le TAT 1, premier des câbles transatlantiques téléphoniques,
sera le prédécesseur de bien d'autres câbles transocéaniques.
Retiré du service en 1978, soit vingt-deux ans après sa
pose (et conformément aux prévisions économiques
ayant présidé à son établissement et qui
prévoyait pour lui une durée utile de vie de vingt ans),
T A T 1 aura marqué l'avènement d'une ère nouvelle,
celle du service téléphonique à l'échelle
mondiale. Le trafic téléphonique intercontinental allait,
dès lors, prendre une expansion d'allure explosive, avec, depuis
près de trente ans, un taux de croissance soutenu se situant
aux environs de 2 5% (soit un rythme exponentiel avec doublement du
trafic écoulé tous les trois ans) au fur et à mesure
que s'ouvraient de nouveaux moyens de communication transcontinentaux.
Tous les progrès de la technique, qui faisaient passer la capacité
d'un câble transatlantique de 36 voies téléphoniques
(TATl 1956) à 4 200 voies (TAT 7, 1983) et bientôt TAT
8 (horizon 1988, câble à fibres optiques avec une capacité
de 40 000 voies téléphoniques), arrivaient à maîtriser
la croissance du coût des investissements nécessaires à
l'installation de chacun des câbles de la nouvelle génération
: 50 millions de dollars 1956 pour le TAT 1, 200 millions de dollars
1982 pour le TAT 7, en dépit de l'augmentation substantielle
de capacité de trafic que chacun d'eux offrait par rapport à
ses prédécesseurs.
Néanmoins, et c'est là un phénomène caractéristique
à noter, tous ces câbles installés étaient
réalisés en « joint-venture » par des consortiums
rassemblant souvent une multiplicité d'entreprises administrations.
Pour le TAT 7, par exemple, copropriété entre :
50 %, American Carriers : 6 compagnies,
50 %, Partenaires européens : 19 administrations.
Troisième exemple, non moins significatif, celui de l'avènement
des satellites commerciaux de télécommunications.
Un avènement qui est marqué par le lancement d'Early Bird,
le premier satellite géostationnaire à avoir écoulé,
en juin 1965, du trafic commercial (après diverses réalisations
expérimentales Telstar, Syncom- en 1962 et 1963).
Le succès de ce premier satellite géostationnaire assura
aux télécommunations et à leurs administrations
une auréole incomparable de prestige. En France, les visiteurs
de la station terrienne de Pleumeur-Bodou commencèrent à
se presser aussi nombreux que le sont à Paris les touristes au
pied de la tour Eiffel pour en faire l'ascension.
Entreprise spectaculaire certes, mais également fort lourde financièrement,
que la réalisation d'un système de télécommunications
par satellite, même si en définitive cela représente
un investissement hautement rentable... Là encore, ce fut un
consortium de partenaires associés (cette fois, sous la forme
d'une organisation internationale suigeneris, l'Intelsat, qui présida
à la réalisation des travaux. Un consortium, dont la nécessité
s'imposait d'ailleurs, non seulement du fait des contraintes financières,
mais aussi en raison du monopole absolu que, parmi les pays partenaires
de l'Intelsat, les USA étaient seuls alors à détenir
en ce qui concerne les vecteurs (fusées) susceptibles de lancer
un satellite géostationnaire (et ceci jusqu'en 1979-1980, années
des premiers tirs de qualification de la fusée européenne
Ariane).
Depuis 1965, les satellites géostationnaires de télécommunication
ont connu une expansion considérable, tant en nombre de satellites
lancés qu'en tant que capacité de trafic offerte par chacun
d'eux :
sur le plan intercontinental, avec toutes les générations
successives: IntelsatI (20voies téléphoniques, 1965) jusqu'à
IntelsatV (1980, 12 000 voies téléphoniques) ;
sur le plan du service interurbain national (ou régional,
cf. Arabsat) avec en 1983 près d'une vingtaine de pays ayant
recours à des satellites nationaux ou régionaux).
sommaire
5. EXEMPLES TYPES DE L'« ESPRIT D'ADMINISTRATION » DANS
L'HISTOIRE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS
5.1. Un des exemples les plus caractéristiques
que l'on puisse trouver de l'influence déterminante qu'a exercée
la tendance « esprit d'administration » sur le développement
d'un service de télécommunications est celui que nous
offre la situation du service téléphonique dans la première
partie de notre siècle.
Pour mettre en évidence le rôle fondamental des structures
d'organisation des services de télécommunication sur leur
développement, on ne saurait trouver meilleure démonstration
que celle offerte par la comparaison de la pénétration
du téléphone qui existait juste avant la Première
Guerre mondiale :
dans le continent nord-américain (service assuré
par des compagnies privées),
dans les pays européens (service assuré par des
administrations d'Etat).
Il s'agissait de deux mondes séparés par l'Atlantique,
mais dont les économies étaient de richesses en tout point
comparables.
C'était une époque en laquelle les bouleversements monétaires
d'après 1914 (et qui se sont perpétués jusqu'à
nos jours) n'avaient pas encore fait leurs ravages et où, par
conséquent, les comparaisons financières n'étaient
point faussées par des va-et-vient incessants de rapport de taux
de change. C'était le temps du « franc-or » (un franc-or
à parité immuable avec le dollar or ou la livre sterling).
C'était le temps dit de la « Belle Epoque ».
« Toutes choses égales d'ailleurs », on est donc
bien dans les conditions optimales qui puissent offrir un modèle
destiné à tester la validité d'une thèse
ou l'influence d'un facteur.
Or, -en ce qui concerne la diffusion du téléphone dans
les deux continents séparés par l'Atlantique, que pouvait-on
constater ? D'un côté de l'Océan, une très
large pénétration du service et sa popularité dans
toutes les couches de la population américaine, une popularité
soutenue d'ailleurs par une publicité commerciale, chose complètement
inconnue en Europe. De l'autre côté, en Europe, une diffusion
très restreinte, limitée à
quelques offices (administratifs, bancaires, industriels) et à
un cercle très restreint d'hommes d'affaires ou de notables importants.
Un abîme de différence par conséquent, avec entre
ces deux continents un rapport de densités téléphoniques
qui était de l'ordre de 1 à 10 !
En Europe, l'on ne se souciait guère de cette disparité.
On y subissait les longues attentes du service interurbain ou l'impossibilité
d'obtenir un raccordement, sans grandes protestations : on n'y pouvait
rien, et on y était aussi indifférent qu'aux caprices
du temps et de la température. D'autre part, dans la société
bourgeoise et capitaliste d'Europe, des finances de laquelle dépendait
toute expansion économique et industrielle, le téléphone
et son développement n'intéressaient en rien les hommes
d'affaires, banquiers ou industriels. C'était la responsabilité
de l'Etat et il n'y avait pour eux aucun profit à retirer de
l'expansion du téléphone.
L'épargne française allait ainsi s'investir en emprunts
russes ou en valeurs sud-américaines...
5.2. Le téléphone n'intéressant virtuellement
personne en Europe, les ouvrages qui lui étaient consacrés
étaient alors rarissimes et n'obtenaient, de plus, qu'une audience
infime de lecteurs.
On a ressuscité dernièrement l'un
d'entre eux, un petit livre d'un auteur anglais, Herbert Laws Webb,
The
Development of the Téléphone in Europe,
Ce livre était publié en 1910, en
Grande-Bretagne, soit deux ans avant la reprise totale janvier 1912
par le GPO britannique de l'ensemble du service téléphonique
jusqu'alors assuré essentiellement par une exploitation privée,
la National Téléphone Company. Son auteur se manifestait
comme un farouche partisan d'une exploitation non étatique et
comme résolument opposé à tout monopole gouvernemental
sur le service téléphonique. Citons sa conclusion : «
Le monopole gouvernemental a littéralement étranglé
le développement du téléphone en Europe. »
Une plume acide, on le voit, mais qui n'était pas seulement celle
d'un pamphlétaire... H. L. Webb procède à une analyse
détaillée de l'état des réseaux des divers
pays européens, de la France en particulier, et opère
des diagnostics dont la valeur méconnue parce que complètement
ignorée est toujours d'actualité, même si
les raisons par lui invoquées sont. Dieu merci, plutôt
considérées mamtenant (mais pas depuis tellement d'années)
comme des vérités premières. Les causes du sous-développement
téléphonique dues à l'existence d'administration
d'Etat sont en effet pour lui les suivantes :
1, Les ressources financières nécessaires font défaut
: « Un frein absolu pour tout développement. »
2, Ce défaut résulte d'une irresponsabilité financière
tant de la part des autorités gouvernementales que de ses fonctionnaires:
« There is no man responsihle for the financial success. »
3, Les autorités gouvernementales ou le Parlement préfèrent
toujours fixer les tarifs à un niveau bas, plutôt que promouvoir
une meilleure qualité de service et une plus grande efficience,
alors que ce sont celles-ci qui doivent assurer l'expansion du réseau
et des trafics : Efficiency is the best possible advertiser, »
4, Il n'existe aucune politique à long terme, aucune planification,
aucune étude scientifique des trafics et des tarifs, aucune politique
commerciale p lur promouvoir une expansion du service.
5, Les structures administratives sont des structures sclérosées,
elles placent les responsables du service téléphonique
sous la coupe de ceux responsables du télégraphe et/ou
de la poste.
Seules, aux yeux de H. L. Webb, trouvaient grâce les administrations
téléphoniques d'Allemagne (en raison de sa politique moins
restrictive pour les investissements à opérer) et de Suisse
(« la brillante exception »). L'auteur se montrait particulièrement
critique à l'égard de la France, notant par exemple que
la densité téléphonique y était trois fois
inférieure à ce qu'elle était en Allemagne.
5.3, La période entre les deux guerres mondiales perpétua
sensiblement en France les errements dénoncés par H. L.
Webb vis-à-vis d'une administration d'Etat pour le service téléphonique.
Une seule exception notable, la création par la loi de finances
du 30 juin 1923 d'un « budget annexe » séparé
pour ie ministère des PTT. Jusqu'alors, les recettes des services
des télécommunications allaient se perdre dans la masse
du budget général, le ministère des Finances décidant
souverainement, chaque année, des investissements, et il n'y
avait pour les télécommunications, comme pour la poste,
aucune corrélation entre recettes et dépenses, ni comptabilité
séparée comportant budget d'exploitation et budget d'investissements.
5.4, La guerre de 1914-1918 avait mis en évidence les
insuffisances criantes du réseau interurbain pour la Défense
nationale.
Cette évidence se manifesta de façon encore plus tangible
quand, de 1917 à 1918, le corps expéditionnaire américain
amena avec lui ses équipements Western Electric de répéteurs
pour câbles et liaisons à grande distance (LGD), une technique
alors inconnue en France. Ce fut l'origine de la création en
1922 du Service des lignes souterraines à grande distance qui,
bon gré mal gré, et avec le temps, réussissait,
au sein des structures administratives du ministère des PTT,
à se tailler une place presque équivalente à celle
d'une véritable entreprise industrielle.
Pour ce service, le financement des investissements, la clé de
tout développement, était en grande partie assuré
par une imputation massive sur les crédits des « réparations
allemandes ». Plus tard, quand il n'y eut plus ces paiements allemands,
le ministère des PTT fit, à partir de 1935, largement
appel à des crédits prélevés sur le budget
de la Défense nationale! On en fera de même après
la Seconde Guerre mondiale, et, plus encore, pour des investissements
massifs en câbles coaxiaux, au temps de la « guerre froide
» et quand l'OTAN, jusqu'en 1965, avait son siège en France
et offrait ses crédits.
5,5, Autant de manières d'éluder la question majeure,
celle de la mobilisation de ressources financières nécessaires
à un développement du réseau. Avec également,
pour remédier aux situations les plus criantes de pénurie,
la perpétuation du système (un système datant de
1890) dit des «avances remboursables» demandées aux
autorités municipales et départementales, à titre
de palliatif. Y. Stourdzé relève avec pertinence l'effet
pervers qu'introduisit un tel mode de financement :
« Paradoxalement, si l'Etat est [alors] bien le propriétaire
des téléphones, il n'en est pas le financeur. Distinction
essentielle.
Et c'est en identifiant les bailleurs de fonds qu'il [est] possible
de comprendre la « logique » des choix. Une logique qui
présida à la mise en place d'un réseau déséquilibré.
Des choix qui, en définitive, étaient « du ressort
presque exclusif des notables locaux », sans aucune vue d'ensemble
du réseau. Et, en conséquence, « un réseau
français qui n'était qu'un agglomérat de circuits
à courte distance sans qu'aucune charpente puissante de moyens
de transmission vienne en constituer l'ossature » (à l'inverse
de ce qui avait été le cas depuis 1907 aux Etats-Unis
avec le « Long Lines » de l'ATT).
sommaire
6. POURQUOI LES TÉLECOMMUNICATIONS FURENT-ELLES EN FRANCE
UNE AFFAIRE D'ÉTAT
6.1. Le monopole des télécommunications considéré
comme affaire d'Etat représente en France une doctrine aussi
ancienne que le sont les télécommunications.
De ses débuts en 1 794 jusqu'à sa fin dans les années
1850, le réseau télégraphique Chappe est destiné
uniquement à la transmission des messages de l'Etat, ceux de
l'état-major et ceux du ministère de l'Intérieur.
Cette transmission se faisait sous le signe du secret le plus absolu
et, en conséquence, point relativement peu connu et qui mérite
d'être mentionné, l'agent qui manuvrait les bras
du sémaphore était choisi parmi des postulants ayant bien
sûr une bonne vue, mais qui étaient même souvent
des illettrés... La fonction d'un agent qui portait le nom de
« stationnaire
» était purement mécanique et consistait à
servir de simples « répéteur » pour reproduire
fidèlement la combinaison des bras du sémaphore qu'il
voyait à la tour en amont de la sienne sur le chemin du message.
Qui plus est, les messages télégraphiques comportaient
un codage par mot qui les rendait quasi indéchiffrables pour
tout agent sauf ceux, assermentés, opérant la traduction
des codes à l'extrémité de la ligne.
L'accès du réseau télégraphique pour la
correspondance publique n'était pas admis. Privilège assez
exorbitant du pouvoir d'Etat que de pouvoir être le seul à
disposer de l'information instantanée et de pouvoir à
sa discrétion en garder jalousement le secret ! Conception autocratique
du pouvoir. Dans l'exercice de leurs tâches, bien des hommes politiques
aux affaires aimeraient certes qu'il en soit toujours ainsi, et il est
même des Etats où subsistent encore des traces d'une telle
situation.
6.2. Ouvrir le service télégraphique au public
apparaîtra ainsi en France comme une innovation extraordinaire.
D'autant plus extraordinaire que ni le public, ni même la presse
ne le réclamaient.
C'est à Arago qu'on doit l'octroi de cette liberté, qui
maintenant nous paraît être comme allant de soi. François
Arago, non seulement laissera son nom comme un des plus illustres dans
l'histoire des sciences, mais, dans la société de son
temps, il exerce une influence prééminente, un peu à
l'image de celle que jouera, dans les années 1947-1970, Louis
Armand, ces deux personnalités ayant d'ailleurs beaucoup de traits
communs dans leur caractère, leur intelligence novatrice et l'action
qu'ils ont su exercer.
La collection des uvres complètes de F . Arago est pleine
d'enseignements et de réflexions souvent caustiques et acerbes
vis-à-vis de l'inertie des administrations. (On ne saurait trop
en recommander la leaure pour qui veut philosopher de nos jours sur
l'évolution des techniques et sur les meilleures politiques à
adopter en recherches et pour les investissements.)
Arago était membre très écouté
de la Chambre des députés sous la monarchie de Louis-Philippe.
La préface de ses uvres complètes mentionne :
« F. Arago a immédiatement compris l'avenir de la télégraphie
électrique. Il s'est attaché à hâter l'adoption
en France du nouveau système de communication, et il a insisté
pour qu'il ne restât pas un monopole gouvernemental, et qu'il
pût être employé dans les correspondances particulières,
chose qui en France, en 1846, paraissait une énormité.
»
Et le recueil donne le texte de trois discours prononcés par
lui à la Chambre des députés sur les télégraphes.
Nous nous bornerons ci-après uniquement à de très
brefs extraits des deux premiers de ces discours.
Le 2 juin 1842, M. Arago annonce à la Chambre des députés
que les télégraphes électriques remplaceraient
prochainement tous les autres télégraphes, et, en conséquence,
il combattit un projet de loi qui demandait une allocation de 30 000
francs pour faire des essais d'une télégraphie de nuit
:
« Une réflexion : nous sommes à la veille de voir
disparaître non seulement les télégraphes de nuit,
mais encore les télégraphes de jour actuels. »
« Tout cela sera remplacé par les télégraphes
électriques.
Ces télégraphes transmettront les dépêches
à toutes les distances, quelque temps qu'il fasse, et cela avec
une vitesse incroyable. De Paris à Perpignan les nouvelles arriveront
en moins d'une seconde. »
Le 29 avril 1845, F. Arago donnait à la Chambre quelques renseignements
sur les premiers résultats obtenus en France dans l'établissement
des télégraphes électriques.
Extrait du Moniteur:
« M. Arago. J e suis heureux d'annoncer que les résultats
des expériences pour faire l'essai en grand de la télégraphie
électrique sont très favorables, et que dimanche prochain
nous établirons, sans aucun doute, une communication électrique
régulière Paris et Rouen. »
Et, pour conclure son discours, Arago ajoutait cette réflexion
qui paraissait en son temps presque révolutionnaire :
« En Amérique, on se sert de la télégraphie
électrique pour des communications particulières, et on
n'y a reconnu aucun inconvénient. Pourquoi n'arriverait-on pas
à employer aussi en France le télégraphe électrique
dans les correspondances particulières ? J'ajouterai, pour rassurer
les personnes qui doutent de la rapidité de la transmission électrique,
qu'il est prouvé par des expériences incontestables, que
l'électricité se meut dans les fils de métal avec
une vitesse de plus de 77 000 lieues par seconde. »
Ce sera une loi du 29 novembre 1850 de la IF République qui mettra
le télégraphe à la disposition du public, cette
époque correspondant sensiblement à l'avènement
des «télégraphes électriques».
6.3. Initialement, simple utilisation subsidiaire du réseau
télégraphique d'Etat, le trafic télégraphique
du public connaîtra très vite une rapide expansion. Les
liaisons télégraphiques électriques, débordant
le cadre des frontières d'un pays, traverseront nous l'avons
vu l'océan Atlantique. Une réglementation au sujet
des tarifs et de diverses dispositions (autorisation de langages chiffrés,
etc.) s'avère nécessaire. Ce sera l'objet de la conférence
de plénipotentiaires qui rassemblait la quasi-totalité
des pays européens et qui avait été convoquée
par l'empereur Napoléon I l I.
Négociations internationales, et par conséquent, là
encore, affaire d'Etat. L'usage des télécommunications
internationales sera désormais du ressort du droit international
public, et non du droit commercial international. Les communications
sont d'une nature tout autre que ne le sont de vulgaires marchandises,
un argument historique qui, dans la mesure où il y a toujours
un respect des traditions séculaires, une base fondamentale du
droit international, pourrait être précieux en notre époque
où les zélateurs de la « dérégulation
» voudraient assimiler les communications purement et simplement
aux produits du commerce, objet des règles du GATT (General Agreement
on Tariffs and Trade) !...
6.4. De bons auteurs ont vu dans le monopole d'Etat sur les télécommunications
un reflet des conceptions politiques hégéliennes sur le
rôle de l'Etat. L'Allemagne, à la suite de la Prusse, constitue
en fait le meilleur exemple du monopole le plus strict exercé
sur les télécommunications par l'Etat, sans qu'il n'y
ait jamais eu aucune déviation, même temporaire, de cette
philosophie politique et ceci en dépit de tous les bouleversements
de structures par lesquels est passé ce pays depuis 1919. Jusqu'en
1910, le «modèle allemand» fut celui dont s'inspireront
les autres pays européens, en s'opposant à ce que l'on
appelait le « modèle américain » avec une
abondante littérature à ce propos, en particulier dans
le Journal Télégraphique.
6.5. Les considérations ci-dessus sont vraiment historiques
et remontent à des temps maintenant bien révolus. «
Le décor et les acteurs ont été profondément
modifiés. Les classes sociales en présence, la nature
des intérêts économiques, la technologie, enfin,
ont connu de saisissantes métamorphoses », nous dit Y Stourze.
Le poids des traditions, les habitudes prises par le public ont cependant,
en France, complètement enraciné depuis plus de cent ans
l'inséparabilité de l'Etat et de la gestion des télécommunications.
Ceci au sein d'un ministère des PTT auquel sont si fortement
attachés « la Poste » entreprise de main-d'uvre,
qui trouve fort avantageuse financièrement sa symbiose avec les
Télécommunications, quand se creuse pour elle le déficit
d'un budget postal ; et les syndicats, dont les travailleurs tiennent
extrêmement à leur statut de fonctionnaires et à
leur appartenance à la « fonction publique ».
6.6. Les nationalisations de 1945, qui instituèrent EDF,
GDF, Charbonnages de France, etc., introduisirent le concept d'«
entreprises industrielles nationales » offrant :
à ces entreprises une large liberté d'action avec
en particulier des possibilités étendues d'appel à
des financements extérieurs;
à leur personnel des « statuts » en tous points
comparables
sinon même parfois plus avantageux que ceux de la
fonction publique.
La grande vague de modernisation, en 1945, des structures industrielles
de la nation se borna à des innovations radicales dans ce qui
était considéré comme les secteurs clés
des activités nationales de production. L'idée d'offrir
aux « Télécommunications » des possibilités
d'action comparables à celle des jeunes entreprises nationalisées
qui venaient d'être créées ne fut jamais évoquée
à ce moment-là par qui que ce soit, quels qu'aient pu
être les multiples avantages qui en auraient été
retirés pour le développement des télécommunications.
Pour de multiples raisons :
A cette époque, les activités des télécommunications
étaient entièrement orientées vers la reconstruction
du réseau national, des artères à grande distance
particulièrement, et ceci en premier lieu pour les besoins de
l'Etat.
Les télécommunications pour le public passaient
au dernier rang des priorités (elles ne figurèrent même
pas dans les actions prioritaires retenues par les premiers des «
Plans » (quadriennaux) élaborés par le Commissariat
général du Plan).
Les modalités d'exercice des entreprises nationalisées,
dont la structure était quasi indédite, n'avaient pas
encore fait leurs preuves et démontré leur efficacité.
Entre les règles d'un service d'Etat et les contraintes
d'un service à caractère industriel, le statut des PTT,
avec son budget annexe, était considéré comme un
«hybride» parfaitement satisfaisant de par la semi-autonomie
financière qu'il offrait à ce ministère.
Enfin, last but not least, les Télécommunications
n'avaient pas vu encore leur autonomie, comme branche spécifique
d'activité du ministère des PTT, être reconnue ni
admise.
6.7. Pour les Télécommunications, conquérir
au sein du ministère des PTT cette autonomie de gestion fut,
des années 1940 à maintenant, une « longue marche
» pour reprendre l'expression très évocatrice
de toutes les difficultés que Mao rencontrait dans les déserts
de l'arrière-pays chinois qu'utilise L.J . Libois dans
son livre Genèse des télécommunications
(op.cit.) comme titre du chapitre qu'il consacre à la description
des multiples étapes que comporta ce processus.
sommaire
7. POURQUOI, PLUS ENCORE QUE JAMAIS, LES TÉLÉCOMMUNICATIONS
SONT-ELLES ACTUELLEMENT EN FRANCE UNE AFFAIRE D'ÉTAT ?
7.1. En 1983, la situation des télécommunications
se présente en France d'une façon entièrement nouvelle.
Leur poids financier dans l'économie de la nation, la reconnaissance
du rôle moteur que le service des télécommunications
exerce pour le développement des activités économique
du pays, le rôle de chef de file de la « filière
électronique » française qui vient de leur être
attribué placent les Télécommunications aux premiers
rangs des préoccupations gouvernementales.
Plus que jamais, elles sont donc affaire d'Etat.
7.2. Trois points forts caractérisent cette nouvelle situation
des télécommunications et appellent quelques brèves
réflexions :
Le premier, l'extraordinaire diversification des services de télécommunications
qu'offrent les derniers progrès de la technique, n'est que le
reflet en France d'une tendance valable dans tous les pays industriels
les plus avancés.
Les deux autres points forts sont propres à notre Hexagone.
Ce sont :
l'expansion considérable qu'a prise au cours de la décennie
1970 la diffusion du téléphone dans toutes les couches
de la population française : environ 85 % des Français,
âgés de 15 ans et plus, d'après un sondage IFOP
organisé par l'IREST^^ disposent maintenant du téléphone
à domicile.
les décisions, y compris les plus récentes, qui
ont concentré entre les mains d'une (ou deux) entreprise(s) nationalisée(s)
l'essentiel de la production des matériels destinés à
équiper le réseau des télécommunications
publiques.
7.3. En ce qui concerne ce dernier point, l'observateur international
ne peut s'empêcher de remarquer que la situation française
actuelle va se trouver, en définitive, assez analogue à
celle dite de r « intégration verticale » qui, pour
la plus grande prospérité du service téléphonique
américain, était celle en vigueur aux USA quand, jusqu'à
ces derniers temps, l'American Téléphone and Telegraph
Co. (ATT) y disposait à la fois :
des Compagnies du Bell System et de son «Long Lines »,
exploitant le service,
de la Western Electric, fournissant les équipements pour
ce service.
L'intégration verticale est également le « levier
» qui fut inlassablement recherché par toutes les sociétés
multinationales fabricants d'équipements de télécommunication
quand, en des temps maintenant révolus, elles s'efforçaient
d'acquérir, en maints pays, les « concessions » leur
offrant la possibilité d'être les exploitants du service.
L'observateur internationl se doit également d'observer que la
dépendance d'une même autorité à la fois
des services d'exploitation du service et des industries de construction
d'équipements de télécommunications est aussi celle
qui prévaut en URSS (ministère des PTT et ministère
des Industries électriques), sous l'égide de l'Etat soviétique.
A en juger d'après les résultats des deux modèles
« américain » et « soviétique »
quant au développement du réseau et des services, l'on
se rendra compte que, beaucoup plus que des organigrammes de structures
au plus haut niveau, ce qui importe, ce sont les relations d'étroite
symbiose entre «fabricants» et « exploitants »
sous l'égide d'une commune autorité, ainsi que les étroites
relations entre ingénieurs et hommes de ces deux branches complémentaires.
7.4. En ce qui concerne le deuxième point fort de la situation
française (la très large diffusion du téléphone
qui existe maintenant), il faut noter ce qui constitue une sorte de
paradoxe.
En 1889, quand, en annonçant des avenirs radieux pour le développement
du téléphone, l'Etat français nationalisait le
service téléphonique, l'on butait tout de suite sur la
question des financements nécessaires. Pourquoi engager des dépenses
budgétaires prélevées sur la collectivité
nationale pour assurer un service dont ne bénéficierait
qu'une infime minorité de la population, celle d'ailleurs la
plus opulente ? Et du coup les crédits d'investissement étaient
et avec ces excellentes raisons mesurés au compte-gouttes,
au grand détriment du développement du service.
Tout autre est maintenant la situation, ce qui justifie pleinement le
monopole d'Etat, un monopole au service, virtuellement, de tous les
habitants du pays.
La logique des choses, ci-dessus mentionnée, amènerait
à conclure que le lancement de nouveaux services, avec tous les
risques que comportent des erreurs souvent rencontrées
quant à l'évaluation de l'audience que peuvent
avoir ces nouveaux services vis-à-vis d'utilisateurs potentiels
indéterminés, relève normalement d'une organisation
sui generis plus proche de l'entreprise privée que du
monopole d'une administration étatique.
(Ceci du moins dans la mesure où ces nouveaux services ne doivent
pas être considérés comme des « rejetons »
naturels de services traditionnels.)
7.5. Le fait qu'il y a maintenant presque complet recouvrement entre
les populations des familles françaises (et foyers fiscaux) et
des « abonnés au téléphone » ouvre
également des perspectives alléchantes, non point pour
les familles ou les « abonnés », mais pour l'Etat
et ses finances. Il n'y a rien de plus indolore qu'un léger glissement
des paliers et « quantum » de tarification pour qui reçoit
le relevé bimestriel et ses dépenses téléphoniques...
Et dans un certain nombre de pays où le service des télécommunications
est affaire de compagnies privées, l'Etat ne manque pas de prélever
sa dîme sur le montant des factures qu'elles adressent à
leurs usagers. En France, au contraire, du fait que les Télécommunications
y sont service d'Etat, leurs transactions et leurs recettes se voient
exemptées de la TVA (contrairement à ce qui est le cas
pour, par exemple, EDF).
Il fut un temps où était préconisé comme
panacée pour les prélèvements fiscaux un impôt
sur l'énergie (à l'image ou en extension de ce qui existe
avec les taxes sur carburants). Verra-ton un jour r « impôt
sur la communication » sous une forme ou sous une autre, insidieuse
ou proclamée ? Ce serait une version nouvelle de la gabelle,
la communication étant maintenant devenue le « sel »
de notre existence quotidienne...
Plus que jamais, les télécommunications ont donc toutes
les chances pour devenir plus encore affaire d'Etat.
sommaire
CONCLUSION
Le titre de cet article comporte un deuxième volet : «
les télécommunications au service du public ». Qu'est
donc devenu ce dernier ? La réponse est toute simple. Le public,
maintenant, c'est le citoyen. Cela n'empêche évidemment
pas celui-ci de porter son jugement, même critique, sur le fonctionnement
du service.
Il ne semble pas d'ailleurs que ses critiques soient de nos jours virulentes
comme au temps où les chansonniers brocardaient ce service et
où le célèbre « 22 à Asnières
» devenait un des fleurons du patrimoine national ! Le sondage
cité de l'IFOP plaçait ces derniers temps, pour le degré
de satisfaction rencontrée, le téléphone en tête
des services offerts au public avec plus de 80 % de la population de
l'échantillon du sondage se considérant comme satisfaits.
Nous avons opposé dans cet article l'esprit d'administration
et l'esprit d'entreprise, ce qu'il ne faut pas confondre avec le dilemme
administration d'Etat/entreprise privée. L'esprit d'entreprise
a maintenant largement pénétré les structures de
l'administration.
L'accès à des financements extérieurs est une des
caractéristiques majeures d'une gestion à long terme qu'ont
su obtenir les Télécommunications. L'ouverture de «
services commerciaux» (Agences commerciales de Télécommunications,
etc.) et un immense effort de relations publiques ont
complètement transformé l'image de marque des «
Télécommunications » vis-à-vis du public.
Après les modèles historiques « américain
» et « allemand » largement cités dans cet
article, après le « modèle suédois »
d'excellent service admirablement géré par Telverket (une
administration d'Etat spécifique aux télécommunications)
qui fut largement évoqué en France dans les années
1960, on commence maintenant dans le monde à parler du «
modèle français ».
sommaire
Notes
1. Une courte biographie de Louis-Adolphe Cochery dans L.-J. Libois,
Genèse et croissance des télécommunications, Masson,
Paris, 1983, pp. 206-208.
2. En 1889, la Société générale des téléphones,
dont les activités d'exploitation du service téléphonique
étaient nationalisées, utilisa les indemnités d'éviction
qui lui furent accordées, pour se transformer en une société
de fabrication d'équipements téléphoniques et prit
le nom de Société industrielle des téléphones.
Cette dernière est l'ancêtre de la Compagnie industrielle
des téléphones (CIT) du groupe CGE.
3. On la trouvera, décrite un peu plus en détail qu'ici
aux pages 27-28 du livre de L.-J. Libois, Genèse et croissance
des télécommunications (op. cit.).
4. Réédition par Arno Press, New York en 1974 et larges
citations dans lOOyears of Téléphone Switching, vol. I,
« 1878-1960's », R. Chapuis, North Rolland, Amsterdam, 1982,
pp. 142-145.
5. Y. Stourdzé, Généalogie de la commutation, CNRS
Paris, MIT Boston, 1979.
6. Gide, Paris et T. O. Weigel, Leipzig, 1862.
7. Et, devant une Chambre de députés un peu médusée,
qui se demandait si sa session ne s'était pas convertie en une
séance de l'Académie des sciences, Arago continuait son
discours en faisant l'historique de la télégraphie électrique
:
« L'idée de ce moyen de communication remonte à
Franklin. Mais celle d'employer les batteries galvaniques pour ce genre
de télégraphes a été présentée,
pour la première fois d'une manière applicable, par notre
compatriote, l'illustre Ampère. Depuis lors, l'idée a
beaucoup grandi.
« Elle a reçu des perfectionnements considérables.
Nous avons vu, en 1838, à l'Académie des sciences, un
appareil construit par un physicien américain nommé M.
Morse et qu'on a pu faire fonctionner. Il ne s'agissait pas seulement
d'une communication verbale, d'une description écrite ; on avait
l'appareil sous les yeux. Dans ce système, il n'est pas besoin
de stationnaires. La machine écrit elle-même la dépêche.
« M. Wheatstone a ajouté encore beaucoup à l'invention
de M. Morse. Ses appareils sont admirables... »
8. L'Union internationale des télécommunications (UIT)
de Genève commémore cette date comme origine lointaine
de son existence comme
organisation internationale, ce qui en fait d'ailleurs la doyenne d'âge
parmi toutes celles maintenant en existence.
9. Contrairement à la France, par exemple, à propos des
concessions privées accordées pour l'exploitation du téléphone
à des sociétés privées de 1879 à
1889.
10. Publié par le Bureau international des administrations télégraphiques
de Berne, une revue mensuelle qui est le prédécesseur
du fournal des Télécommunications publié par l'UlT
(Genève).
11. Y. Stourze, Généalogie de la commutation, op. cit.,
p. 2. 12. Bulletin de l'IREST(Institut de recherches économiques
et sociales sur les télécommunications), n°30, septembre
1983.
13.De même également dans les pays socialistes de l'est
de l'Europe.
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