Le téléphone et la littérature

Bien embêté pour nommer ces objets en évolution rapide. Le nommer par le nom de leur marque est habituel, mais gênant : on est assez soumis à leur racket permanent (mais on l’accepte : révolution en temps réel, comment ne pas suivre ?). Et puis d’ailleurs, toutes les marques se ressemblent. Donc, appeler ça téléphone ? Mais je déteste le téléphone, j’en dissémine le moins possible le numéro : pire, en ce moment, j’ai régulièrement des appels concernant le précédent propriétaire de mon nouveau numéro, et je plains la personne qui éventuellement a hérité de celui que j’ai utilisé dix ans, avant ce changement.
Pourtant, le téléphone et la littérature ont une histoire commune
: extraordinaire passage de Proust dans La Prisonnière – où placer l’appareil pour que l’usage domestique (la commande à la poissonnerie) et l’usage collectif (il doit aussi servir aux parents) ne soit pas incompatible avec l’appel éventuel d’Albertine en milieu de nuit, même si l’appel ne viendra pas ? C’est que le téléphone n’est pas transportable, belle lettre de Proust aussi, qui s’est abonné dans les tout premiers aux retransmissions en direct de l’opéra de Paris, après une longue soirée Debussy ou Wagner debout dans son vestibule, le cornet tenu à la main face à l’oreille droite, sur les contradictions du progrès.
Mais Cocteau, dans La voix humaine, en fait le vecteur même de sa forme artistique : le théâtre représente sur scène les locuteurs de la parole exacerbée, disséquée, séparée du monde pour mieux le subvertir. Avec l’arrivée du téléphone, un interlocuteur disparaît : il s’en induit quoi, pour l’exercice de la parole, et pour cet acteur seul sur la scène avec son téléphone sur une table, créant la totalité de l’espace parlé, y compris le silence des réponses ? On est en 1935.
Il s’agit donc pour moi, trois quarts de siècle plus loin, d’un ordinateur de poche. Par ordre de fréquence, j’y convoque mes outils réseaux, mon compte e-mail, l’appareil-photo, l’enregistreur vocal. J’y dispose aussi d’un plan avec fonction d’itinéraire en direct par repérage satellitaire, du moins sur le territoire français (sinon, il faut payer en sus), de la navigation web, de plusieurs lecteurs de livres numériques ou de textes personnels selon leurs formats, et d’une vaste quantité de musique, dans des conditions d’écoute confortables. J’y dispose aussi des « applications » dédiées d’organes de presse, d’un traducteur, de dictionnaires, d’un mini scanner qui convertit en texte une page de document via l’appareil photo, sans oublier le réveil-matin, le chronomètre et l’altimètre. Il n’y a donc aucune raison objective d’appeler téléphone cet appareil qui m’accompagne dans la quasi-totalité de mes déplacements, et le changement radical est là : où nous revenions consulter le web après une absence dans la ville, il nous est accessible en permanence, qu’on garde le choix du rythme des consultations, ou qu’on laisse l’appareil vous les notifier. Il déplace en retour notre capacité à documenter le réel : photographie, enregistrements sonores ou filmiques, je disposais auparavant d’outils dédiés pour chacune de ces fonctions, aux capacités nettement supérieures à celles de mon non-téléphone. Il m’est même arrivé de penser que la résistance au web des professions culturelles, amis libraires ou théâtreux, venait de la façon dont le téléphone s’était imposé comme outil principal, et de leur difficulté à en restreindre l’usage. Mon ordinateur de poche me permet d’écrire et rapatrier sur mon ordinateur des notations brèves, d’intervenir sur mon site pour corriger ou compléter, ou commenter sur les sites des autres : mais je n’y ai pas l’environnement global que me procure mon ordinateur (qui inclut aussi une fonction de téléphonie importante, via Skype). Que voilà bien du temps et des mots gâchés à un asservissement de privilégié, et la puissance économique – avec ses enjeux de prescription culturelle – transférée aux tout-puissants fournisseurs d’accès, via notre forfait. Et côté comique, dans le métro ou les lieux d’attente, à voir si fréquemment l’appareil tenu à la main, les deux fils qui les relient aux oreilles des gens dans leur bulle, ou les pouces crispés sur les messages-texte. Où que je sois encore, l’accès à des ressources denses aussi bien que des sources d’information pointue, et la capacité à glisser d’une ressource lente (livre) à un fil d’actualité, ou prolonger ma communication écrite privée ou professionnelle. Qu’est-ce que cela change en retour à mon rapport à l’ordinateur, que je laisse plus facilement s’ancrer sur mes pratiques d’écriture, hors réseau ? Comment je peux aussi solliciter l’ordinateur de poche pour une intervention textuelle directement propagée par les réseaux, et qu’est-ce que cela déporte du rapport de la littérature au monde, si on multiplie ce geste minuscule à échelle de tous ceux qui le pratiquent ? Et puis soubassement immédiat : l’ordinateur de poche, avec fonction téléphone, est un outil non seulement immensément populaire, mais qui est la vraie nappe de diffusion numérique à échelle du monde. L’intégration de la fonction photographie sur les téléphones portables remonte à quelques années, mais n’était pas requise d’office sur les précédents appareils. La fonction d’accès aux sites Internet était encore l’apanage des appareils les plus sophistiqués depuis, elle ne l’est plus. La question de la propulsion et de la recommandation se pose autrement : pour moi-même, sur mon ordinateur de poche qui n’est pas un téléphone, je peux ouvrir le navigateur web et aller surveiller si pas trop d’irruption de messages inamicaux ou polluants sur mon site, et bien sûr j’ai accès à ma page liens qui me permettra d’aller visiter les sites amis. Mais j’utilise plutôt les outils réseaux et les recommandations d’articles ou de liens de mes propres abonnements : l’outil donc qui peut permettre l’appel à mes propres articles (posant cette question si décisive de l’association de ressources qui nous appartiennent en propre, et de leur propulsion),place dans la même poche l’écran de même taille tout autour du monde, pour tant de ceux qui n’auront pas, cependant, ni la même langue ni les mêmes intérêts que ceux qui me font recourir à cet outil. L’enjeu politique devient énorme, si le partage peut se faire de si loin, simplement ouvert : le téléphone-ordinateur m’importe, parce que ceux qui l’utilisent m’importe, et ce qu’on a à bousculer pour devenir citoyens du monde.
Comment l’appeler, alors, cet appareil ? C’était bien plus facile avec le couteau suisse.

Alain Freudiger en 2023 auteur de "Au téléphone" publié récemment chez Héros-Limite, explore la constellation de souvenirs et de pensées incidentes que lui inspire l’évocation de cet appareil.
Entre les années 1980 et les années 2020, le téléphone a connu de nombreuses évolutions et révolutions techniques. Passant de l’analogique à l’électronique, du téléphone à cadran au sans fil, puis du téléphone portable au smartphone. Vivant cette période en témoin et en usager, Alain Freudiger a voulu évoquer ces changements – si rapides qu’ils laissent peu de traces et peu de mots, même s’ils sont perceptibles pour chaque personne qui les éprouve – et s’en occuper de manière littéraire. Ce recueil de textes rend au plus près l’« expérience du téléphone ». Et cela de multiples manières et par toutes sortes d’approches : souvenirs, réflexions, épiphanies, micro-récits, transcriptions, évocations… L’écriture s’attache à des petits gestes rarement aperçus, peu documentés, encore plus rarement mis en mots, mais qui en disent long sur nous, à travers les formes littéraires de la légèreté, de l’évanescence, du « sur le vif ». Des miniatures et des poèmes qui sont autant de facettes ou d’instantanés de notre « condition téléphonique » et de ses rapides mutations.

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Nous le savons tous, la révolution numérique a bouleversé en profondeur nos conditions de vie. Désormais les objets communicants sont au cœur de la compréhension des mutations sociales actuelles et au cœur de nos pratiques les plus ordinaires.
Il est de fait normal que le téléphone portable se soit inséré dans le roman comme objet courant. Il met le plus souvent en scène des conduites conversationnelles entre les personnages. Il est tout simplement représentatif du réel et de nos comportements actuels.
Mais si le portable a profondément modifié les interactions entre les individus et leurs pratiques de communication dans la vie courante, comme dans le roman, il a également stimulé l’imaginaire de certains écrivains. Ainsi quelques romanciers n’hésitent plus à construire leur intrigue autour de cet objet ordinaire qu’est devenu le téléphone cellulaire.
Bien avant le portable, dans les premières années ou le téléphone fut commercialisé, les écrivains exploitent abondamment les métaphores techniques dans leur travail littéraire.

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1883 "Le Vingtième Siècle" est un roman d'anticipation écrit et illustré par Albert Robida. Publié aux éditions Georges Decaux en 1883, le roman aborde le genre du merveilleux scientifique en traitant avec humour les progrès scientifiques et technologiques.
Éditions Georges Decaux, 1883.
Éditions Édouard Dentu, 1883, sous le titre Le Vingtième Siècle, roman d'une Parisienne d'après-demain.
Éditions Édouard Dentu, 1884, sous le titre Le Vingtième Siècle, roman d'une Parisienne d'après-demain avec des illustrations inédites d'Albert Robida.
Librairie illustrée Montgrédien, 1893, dans le recueil Le Vingtième Siècle suivi de La vie électrique.
Éditions Édouard Dentu, 1895, sous le titre Le Vingtième Siècle, roman d'une Parisienne d'après-demain.
La Science Illustrée no 471 au no 522, du 5 décembre 1896 au 27 novembre 1897.
Le Populaire no 5903 au no 5963, du 16 avril au 15 juin 1939, sous le titre Le XXe siècle vu par Albert Robida.
Albert Robida décrit la vie quotidienne des Parisiens des années 1952 à 1959 et expose les nombreuses inventions qui ont révolutionné les moyens de communication et les transports.
L'auteur parsème le récit de nombreuses inventions, à l'instar du téléphonoscope, véritable emblème de la société future, ou encore du tube, système de transports qui a rendu obsolète la locomotive. Outre l'omniprésence de ces nouvelles technologies, Albert Robida décrit une société dont les femmes sont complètement émancipées et occupent à présent tous les postes à responsabilité, y compris dans l'armée. Par ailleurs, la société est si bien parvenue à encadrer toutes les activités, qu'elle a naturellement aboli bagne, peine de mort et même prison.
Dans les numéro de La Science Illustrée du 28 novembre 1891 au 30 juillet 1892, il publie l'ouvrage La vie électrique qui fait figure de complément de l'ouvrage Le Vingtième Siècle puisqu'il précise les événements de l'année 1955 en approfondissant l'emploi générique et polyvalent de l'électricité.

Robida profite de l'intrigue, assez simple, pour présenter un monde du futur très différent de celui des lecteurs de 1883 : parmi les inventions qu'il décrit, le téléphonoscope préfigure à la fois la télévision, l'Internet et les appareils nomades. Il permet la visiophonie, mais il offre aussi des distractions (spectacles, feuilletons, dont l'un intitulé Purée de poubelles, informations). Les programmes sont entrecoupés de publicités obsédantes. L'appareil est constitué d'un mince écran de verre accroché comme un tableau au mur du salon, mais il existe aussi une version de poche qui permet à chacun de suivre les programmes à tout moment.
Robida écrit ainsi : « Excellent pour les voyageurs, le téléphonoscope !... on ne craint plus de s’expatrier, puisque tous les soirs on retrouve sa famille au bureau du téléphonoscope ! ». Comme pour la télévision moderne, le dispositif est couramment désigné par l'abréviation « télé ».


1884 August Strindberg (1849-1912), écrivain suédois montre très jeune un grand intérêt pour les sciences et les techniques, il comprend par ailleurs très vite les possibilités stylistiques des innovations techniques. Il a su transformer ses compétences techniques et scientifiques en nouvelles métaphores et renouveler non seulement la langue suédoise mais aussi et surtout la langue littéraire.

Dans la troisième nuit du long poème "Nuits de somnambule par jours éveillés" (1884), c’est probablement la première apparition du téléphone dans la poésie suédoise.
Photo de Strindberg en nihiliste russe, autoportrait, Gersau (Suisse), 1886.

Après des études scientifiques avortées à l’université, Strindberg s’inscrit au cours de la Compagnie nationale du télégraphe puis se tourne vers la littérature. Il déclare à maintes reprises son désir d’être reconnu comme homme de sciences et publie de nombreux articles scientifiques, dans des domaines variés : chimie, médecine, mathématiques, astronomie, optique, zoologie, météorologie ou encore botanique. Quel est le bilan de ses activités techniques et scientifiques ? Malgré ses expérimentations, il n’a inventé aucun objet technique et il n’a fait comme scientifique aucune découverte remarquable. Mais ses compétences scientifiques dans des domaines très larges et parfaitement en phase avec les dernières avancées du savoir montrent l’exceptionnelle faculté de Strindberg à sentir les prémices de mouvements de pensée, à capter les évolutions de la société de son époque. C’est en 1884 que Strindberg donne un premier témoignage du téléphone. Dans la troisième nuit du long poème Nuits de somnambule par jours éveillés (1884), quatre ans seulement après l’ouverture de la première ligne téléphonique en Suède, et moins de dix ans après l’invention du téléphone électrique par Alexander Graham Bell, il intègre le téléphone à sa production poétique et s’exalte du « chant nouveau, hymne aux électro-aimants que propage le téléphone » (p. 65). C’est probablement la première apparition du téléphone dans la poésie suédoise. Lors d’une visite au musée des techniques à Paris, Strindberg prend conscience que les machines sont la marque du xixe siècle et de la modernité. Le téléphone trouve sa place dans la description du nouveau culte aux objets techniques.
A son retour de voyage en 1889, il redécouvre Stockholm, ville métamorphosée par le développement technique et industriel et complète le poème Nuits de somnambule par jours éveillés par une cinquième nuit appelée « le réveil ». Il y décrit ce nouveau paysage urbain décoré de lignes téléphoniques et conclut : « le conte est devenu vérité » (p. 131). Strindberg joue sur la dimension onirique et fantasmagorique de l’innovation technique. Le somnambule se réveille ici de son rêve parisien et découvre une ville transfigurée par la révolution industrielle.
Strindberg s’abonne au téléphone au tournant du siècle. Conscient des dangers possibles de cette invention, Strindberg demande à ne pas figurer dans l’annuaire téléphonique. Il est ainsi en quelque sorte en Suède l’inventeur de la liste rouge. Comme il l’exprime dans la pièce de théâtre Pâques (Påsk, 1901), il craint la violence des mots échangés au téléphone et ressent la nécessité de se protéger des intrusions non désirées dans sa vie privée. La nouvelle « Une demi-feuille de papier » (« Ett halvt ark papper », 1903) témoigne de cette réalité. Un homme est sur le point de quitter l’appartement où il a vécu avec sa femme récemment décédée. Son regard croise alors une feuille de papier posée près du téléphone. Une liste de numéros y figure et rend compte des événements passés. Elle est pour lui l’occasion de parcourir en deux minutes les deux années qu’il vient de vivre. L’écrivain précise : « Une tranche de vie sur une demi-feuille de papier ». Les notes gribouillées sur un bout de papier deviennent des points de repère dans la description d’une réalité quotidienne ordinaire et permettent à l’écrivain de susciter l’imagination du lecteur à partir des indications apparemment triviales que sont quelques numéros de téléphone sur une feuille de papier. Par cette construction dramatique, il confère au téléphone une puissance symbolique sans précédent : le téléphone peut témoigner des événements décisifs de la vie d’un homme. Œuvre courte mais efficace, elle dévoile sa volonté d’adapter l’esthétique littéraire aux comportements créés par le téléphone. Le téléphone, en tant qu’innovation technique, est associé à une écriture littéraire tournée vers la modernité et lui donne une signification esthétique.

Strindberg exploite les possibilités dramatiques des télécommunications en plaçant la pièce de théâtre La Danse de mort (1900) sur une île reliée au continent par le téléphone et le télégraphe. La femme du capitaine apprend en cachette à télégraphier afin d’éviter les écoutes téléphoniques des standardistes. Le télégraphe nourrit toutes les tensions du huis-clos insulaire et finit par provoquer la mort du capitaine. Il décède d’une crise cardiaque lorsqu’il reçoit le télégramme du colonel lui annonçant la rupture de leur relation : « Le télégraphe fait entendre un signal, une seule fois puis c’est le silence. Le capitaine, saisi d’une angoisse mortelle, tressaille ; il reste debout, immobile, la main sur le cœur, l’oreille tendue » (p. 56). Le télégraphe rythme implacablement la danse de mort.

Dans le drame onirique Le Songe (1902), les dieux écoutent la plainte des hommes. A la fin de l’échange entre le poète et Agnès une bouée apparaît. Il s’agit de la gardienne de la mer qui chante lorsqu’un danger se profile. Le poète conclut que c’est « un pylône de téléphone… un pylône qui monte jusqu’au ciel… C’est la tour de Babel moderne, avec ses câbles qui montent et permettent à ceux de là-haut de se tenir au courant… » (p.82). Il y a chez Strindberg cette idée récurrente d’une communication avec une réalité non visible. Les innovations techniques telles que le téléphone ou l’appareil photographique sont selon lui des artefacts qui peuvent permettre de rendre visible l’invisible.

Strindberg comprend par ailleurs très vite les possibilités stylistiques des innovations techniques et exploite abondamment les métaphores techniques dans son travail littéraire. Pour lui, écrire à l’ère industrielle c’est inventer une nouvelle langue. Il n’hésite pas à affirmer dans un article intitulé « Qu’est-ce que le moderne ? » publié en français en 1894 : « A` nous, hommes de vapeur, d’électricité´, de poste par poste, de téléphone, un volume à trois francs cinquante, qui se lise entre Paris et Versailles. A nous le langage de téléphone : bref, net, correct ! »
Il annonce ainsi de façon visionnaire le travail linguistique que les poètes des avant-gardes allaient développer en lien avec les objets techniques.
Strindberg a ainsi su transformer ses compétences techniques et scientifiques en nouvelles métaphores et renouveler non seulement la langue suédoise mais aussi et surtout la langue littéraire. Cela a conféré à son œuvre une force créatrice dynamique exceptionnelle. Il s’est efforcé d’effacer les frontières disciplinaires entre science, technique et littérature et de montrer que ce qu’on a appelé « les deux cultures » ne forment en fait qu’une seule culture.

Plus connu et réferencé sur ce site, Marcel Proust « A la recherche du temps perdu » est passée dans le domaine public. A cette occasion nous avons cherché à savoir comment Proust, mort en 1922, témoin d'un monde en mutation, avait fait place dans son oeuvre à une technique nouvelle : le téléphone. A la fin du dix-neuvième siècle, l'artiste -peintre ou écrivain - croise la technique. Fasciné et inquiet, Proust rencontre la machine. L'objet technique pénètre son univers. « l’appel téléphonique est délibérément associé au féminin » , elle s’arrête en particulier sur l’épisode du Côté de Guermantes (1920-1921) où le narrateur, croyant parler à sa grand-mère, a en réalité, à la suite d’un quiproquo, été mis en relation avec celle d’un voisin d’hôtel. Toute l’angoisse téléphonique est résumée dans ces quelques lignes : la grand-mère est un substitut maternel (angoisse du Fort-Da) dont on craint d’autant plus la disparition que, par la force des choses, elle n’est plus jeune (angoisse de la mort – d’ailleurs, la mort de la grand-mère est l’un des événements traumatiques de la Recherche) ; à quoi il faut ajouter le trouble qui s’ensuit du remplacement d’une grand-mère par une autre (angoisse de découvrir l’Autre là on l’on attendait le Même, le différent à la place du semblable, l’étranger au lieu du familier).
« Qui est à l’appareil ? » demande le titre du deuxième chapitre (pp. 67-97) de Téléphonez-moi. C’est là, d’une certaine façon, la question centrale de l’essai. Téléphoner, d’un point de vue communicationnel, c’est parler sans savoir précisément à qui l’on parle, c’est prêcher, non dans le désert, mais pour l’inconnu.

"La voix humaine" (consultez le texte en pdf) est une pièce de théâtre en un acte de Jean Cocteau écrite en 1927.
La Voix Humaine est l’une des œuvres majeures du théâtre de Cocteau. Depuis qu'il a été écrit, ce monologue n'a jamais cessé d'être joué dans le monde entier. Il met en scène une femme quittée, parlant au téléphone pour la dernière fois à l’homme qui l’a trahie.
« Ce qui surtout est émouvant ici, c’est la situation elle-même, ce drame de la présence-absence, ce dialogue-monologue ; et ce qui fait de cette scène rapide une vraie tragédie, c’est cet appareil insensible, image de la fatalité, plutôt que les paroles qu’il apporte et emporte. » (Pierre Bost, Revue hebdomadaire, mars 1930.)

Étonnante de modernité, universelle, La Voix Humaine continue d’inspirer. En 1958, Francis Poulenc, qui est un proche de Jean Cocteau de longue date, en tire une tragédie lyrique en un acte, créée et jouée le 6 février 1959, salle Favart à Paris, avec la soprano Denise Duval.
"Par un curieux mystère ce n'est qu'au bout de quarante ans d'amitié que j'ai collaboré avec Cocteau. Je pense qu'il me fallait beaucoup expérience pour respecter la parfaite construction de La Voix Humaine qui doit être, musicalement, le contraire d'une improvisation", écrivit Francis Poulenc. Ce à quoi Cocteau répondit : "Mon cher Francis, tu as fixé une fois pour toutes, la façon de dire mon texte."
En 1964, le texte de La Voix Humaine est enregistré en une seule prise chez Simone Signoret, dans son appartement, place Dauphine à Paris. Selon le producteur Jacques Canetti, cet enregistrement est l’un des plus beaux qu’il ait vécu et réalisé. Il obtient la même année le Grand Prix du Disque.
En 2021, Pedro Almodóvar devrait faire son retour au cinéma avec un court-métrage expérimental de 29 minutes librement adapté de La Voix Humaine, filmé à Madrid, où Tilda Swinton tient le rôle principal. En 1987, l'extrait final de la pièce fut déjà joué dans le film de Pedro Almodóvar La Loi du désir.

Présentation de La Voix Humaine, dans une version encadrée, lors de son exposition au Musée d'Art Moderne de Paris.

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Le téléphone portable et l'écriture la littéraire

« Tout relève de l’imagination et de l’imagination tout révèle. Il paraît que le téléphone est utile : n’en croyez rien, voyez plutôt l’homme à ses écouteurs se convulsant, qui crie Allô ! Qu’est-il qu’un toxicomane du son, ivre mort de l’espace vaincu et de la voix transmise ? » Louis Aragon
« Il y a eu la lessive, le linge qui sèche, le repassage. Le gaz, l’électricité. Les enfants. » Les choses, Georges Perec

Et j’ajouterai : le téléphone portable, c’est là notre sujet. Un sujet littéraire ?
Le progrès technique est une donnée incontournable de l’époque contemporaine. Les objets connectés sont des éléments centraux de notre mode de vie et de nos modes culturels. La littérature peut intégrer cette présence de la technique comme une donnée naturelle à l’existence de ses personnages, elle peut en dénoncer les excès, être fascinée ou hostile, mais ne peut pas rester hors de ce phénomène.
On parle même de mutation humaine en décrivant l’homme contemporain accroché à ses écrans, l’homme connecté qui zappe et… lit moins ou ne lit plus du tout.
Ainsi, les objets techniques, éléments de la vie, sont de plein droit des thèmes de la littérature, même si, d’une certaine façon, ils prennent sa place.

Pour Frédérique Toudoire-Surlapierre, le portable « impose à la littérature d’être aussi efficace qu’un coup de téléphone ! »,
Michel Serres était en extase devant sa manipulation par des poucettes agiles.
Nous ne sommes pas obligés de partager ces enthousiasmes, mais il faut l’accepter, bien rares sont ceux qui résistent aux sirènes du téléphone portable. L’écriture, si elle reste proche de la vie, si elle veut restituer la vibration particulière de son époque, peut-elle totalement s’extraire de ce type de sujets ? Mais comment l'écrire ?

Le piège de ce type de sujet très contemporain, c’est de rester prisonnier de leur aspect habituel et concret, les scènes de pertes ou d'addiction dans la stricte restitution de l'oralité et des formules convenues et répétée, pour le dire simplement, le risque, c'est la banalité.
On peut y échapper par l'utilisation d'un ton original : humour, ironie... aller jusqu'à l'absurde.
Au niveau du style, le propre de la technologie étant de limiter l’accès à notre vie intérieure, est-il légitime d'employer un langage littéraire ?
Si l'on ne raconte pas d'une façon extérieure, s'il s'agit d'exprimer l'addiction, le vide, la perte, et même si cela peut sembler paradoxal, les outils littéraires peuvent permettre l'expression des sensations, du trouble du désir, du manque...
La perte du téléphone peut être l’occasion de pendre conscience d’une intériorité masquée sous les appels, les messages , les jeux.
Le transfert sur l’objet technologique neutralise les émotions et les angoisses, mais ne les supprime pas, sa perte les fait surgir comme autant de spectres, mais cela peut aussi être une possibilité de se retrouver : se perdre, pour se retrouver autrement.
Quelque chose s’ouvre ? Cela peut être un moment d’épiphanie, un autre thème littéraire passionnant.

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Le téléphone mobile devient maintenant un outil multifonction. Au Japon, où le temps passé dans les transports en commun est très important pour chaque habitant, se développent de nouvelles utilisations du combiné téléphonique.
En 2007, trois romans écrits pour être lu sur un téléphone s’inscrivaient en tête des meilleures ventes.
Sur les 10 titres les plus populaires en 2007, la moitié étaient des keitai shosetsu (romans mobiles), des romans d'abord «diffusés» sur téléphone cellulaire, avant d'être vendus sous forme imprimée. Depuis 2000, plus d'une soixantaine de keitai shosetsu ont été publiés sous forme de livre, d'autres ont été adaptés en manga.
Comme les jeux disponibles sur les mobiles, on télécharge ces romans d’un nouveau genre sur le portable, puis on les lit le temps de se rendre au travail. Il existe même la possibilité d’envoyer un mail à l’auteur afin de lui suggérer quelques corrections ou pistes pour la suite.
On est en plein dans le roman interactif. Le téléphone va-t-il maintenant révolutionner aussi la littérature ?

L'Italien Robert Bernocco a innové en mettant en ligne, sur Lulu.com, le premier roman écrit en SMS.

2007 Sans plume ni papier ni machine à écrire ni ordinateur, l'Italien Robert Bernocco, vient de publier son premier roman, Compagni di Viaggio (Compagnon de voyage). Un ouvrage de science-fiction qui n'a pas encore rencontré, comme on dit, son public : treize exemplaires seulement de ce titre, disponible en italien, espagnol et anglais, ont été vendus depuis la mi-mai.
Le livre n'en est pas moins l'objet d'une grande curiosité sur le Net. Car la particularité de Compagni di Viaggio est d'avoir été intégralement rédigé sur téléphone portable. Une première ! Informaticien de profession, l'auteur a écrit son texto de 384 pages par bribes de 160 caractères, lors du trajet quotidien entre son domicile et son lieu de travail.
"Dans les transports en commun, j'ai réalisé que mon imagination était productive et que les idées foisonnaient. Je me suis mis peu à peu à écrire sur mon téléphone pendant mon temps libre", explique-t-il, en prenant soin d'ajouter que "cette oeuvre est structurée comme un livre."

Grâce à l'outil de frappe prédictive intégré à son téléphone, qui facilite l'écriture des SMS, cet écrivain ingénieux a échelonné son projet sur dix-sept semaines. Le temps de rédiger son livre, de transférer au fur et à mesure les paragraphes sur son ordinateur, puis de retraiter le texte.
"La relecture et la mise en page ont été fastidieuses", se remémore M. Bernocco, insistant sur le fait que "ce livre n'est non pas rédigé en langage SMS, mais bel et bien en style littéraire classique".

"Nous sommes dans une ère de l'innovation, et les gens n'ont plus le temps de se consacrer aux arts et encore moins, pour les écrivains, de trouver un éditeur, voire d'écrire. Roberto Bernocco en est le parfait exemple. C'est un créateur qui n'hésite pas à tirer parti des outils qui nous entourent".
Après les pocket films (films de poche tournés et montés sur mobile), Robert Bernocco inaugure la "littérature cellulaire" et entend bien bouleverser le milieu du livre avec cette production atypique. L'outil de communication le plus répandu de la planète inspire ses utilisateurs et s'immisce, de manière expérimentale, dans le monde des arts.

Les portables nippons sont bien plus performants que les nôtres et jouent à plein leur rôle de lecteur de contenus lors des heures de transports. Cela donne lieu à un véritable marché. Le téléchargement de ce type de romans représentait au Japon un chiffre d'affaires de près de 100 millions de dollars pour les maisons d'édition et sites spécialisés en la matière. Un des principaux éditeurs virtuels, Papyless, propose un catalogue de plus de 80 000 titres.
Ce qui est encore plus frappant, c’est que certains de ces nouveaux romans sont eux-mêmes écrits sur téléphone portable… Ainsi Rin, une jeune étudiante de 21 ans a écrit If You sur le clavier de son cellulaire, sur une période de six mois, dans le train qui la menait de la maison à son travail à temps partiel. Le texte s’est vendu à 400 000 exemplaires.
«Ce qui fait le succès des keitai shosetsu, c'est leur absence de décalage avec la réalité telle que la vivent leurs lecteurs», explique Shintaro Nakanashi, professeur et sociologue à l'Université de Yokohama. Il n'y a plus de fossé entre l'auteur et le lecteur, dont les réalités se fondent au fil des pages.

Qu’en est-il de l’avenir du livre papier ?
L’Europe a encore un train de retard dans ce domaine. Déjà en mai 2007, Robert Bernocco, informaticien de formation, a terminé la rédaction d'un roman de 384 pages, écrit en 17 semaines sur le clavier de son Nokia. L'ouvre de science-fiction, Compagni di viaggio (Compagnons de voyage) est écrite de façon traditionnelle, sans recours au langage abrégé des SMS. Le livre a été publié sur Lulu.com, un site créé en 2002 qui permet aux auteurs de diffuser et de vendre leurs romans sur le Web tout en en gardant le contrôle éditorial et légal.
La question est désormais posée de la prééminence de l’ère numérique sur l’ère du papier… Va-t-on bientôt amener avec soi sa bibliothèque, comme c’est maintenant le cas pour la musique sous format MP3 ?
«Nous allons avoir l'équivalent d'une armoire de livres dans notre veste. Nos enfants n'auront plus mal au dos en se rendant à l'école et [...] on ne trimballera plus des valises de deux tonnes au moment des départs en vacances», soulignait récemment l'auteur Frédéric Beigbeder. «Le progrès va peut-être détruire le livre, mais le progrès ne détruira pas la lecture, ni l'écriture, ni la littérature !», conclut-il.
Reste à espérer que ces romans d’un nouveau genre sauront aussi dépasser les romans de gare…

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