LE DÉVELOPPEMENT DU TÉLÉPHONE EN FRANCE DEPUIS LES ANNÉES 1950
POLITIQUE DE RECHERCHE ET RECHERCHE D'UNE POLITIQUE
par Pascal Griset Comment est-on passé du « 22 à Asnières
» au téléphone installé dans les voitures particulières
? La lutte pour le contrôle des télécommunications est un enjeu central pour la détermination des rapports de force entre les Etats et les entreprises à l'orée du 21e siècle. La France à travers ses entreprises fait partie des adversaires qui ont déjà brisé quelques lances sur un terrain pouvant sembler plus ouvert par la dérégulation intervenue aux Etats-Unis. La France est donc présente, avec ses atouts et ses handicaps, dans cet affrontement où ne sont acceptés que les meilleurs. Pourtant, au-delà des paramètres financiers et technologiques, l'évaluation du potentiel français doit également intégrer une analyse des rapports entretenus entre les pouvoirs publics et les entreprises privées dans ce domaine, monopole d'Etat. Le développement du téléphone en
France après la seconde guerre mondiale montre combien les choix
en matière de télécommunications peuvent être
l'enjeu de rivalités politiques, mais il révèle aussi
les qualités et les limites d'un modèle français
de politique industrielle. La société française n'a intégré que très lentement l'importance des télécommunications pour son avenir économique et culturel. Dès la fin des années 1950, les différentes dimensions du problème apparaissaient pourtant clairement. Le développement du téléphone intégrait tout d'abord d'importants enjeux techniques. Le passage des techniques électromécaniques aux techniques électroniques en commutation fut une révolution sans précédent entraînant une impitoyable sélection entre les entreprises et les nations, seules quelques-unes, pour des raisons à la fois techniques et financières, pouvant assumer ce grand saut. Le téléphone est également, à double titre, un enjeu industriel. L'industrie des télécommunications est devenue une industrie de pointe. Son développement s'intègre dans celui de l'industrie électronique et spatiale, avec les synergies que Ton devine avec le domaine militaire. Les investissements sont colossaux, mais les profits, pour les rares gagnants, sont à leur mesure. Deuxième aspect, l'équipement d'un pays en télécommunications modernes et bon marché est un élément majeur qui participe à la compétitivité des entreprises dans tous les domaines. Enfin, découlant des éléments précédents, le téléphone et son industrie sont un extraordinaire enjeu politique. Enjeu de politique internationale, car la maîtrise des réseaux de télécommunications internationaux est un élément décisif dans la politique étrangère d'une grande puissance ; enjeu de politique intérieure, car aucune politique industrielle cohérente ne peut se faire en dehors des télécommunications, et tout gouvernement doit donc avoir un contrôle assez étroit de l'évolution de ce secteur. L'histoire des quarante dernières années
nous révèle que des acteurs aux conceptions et aux intérêts
différents, voire divergents, étaient concernés par
cette activité : l'administration, les industriels, les politiques,
les « usagers »... de plus en plus... « consommateurs
». Cette industrie était bien faible au regard des
besoins d'une grande nation industrialisée. sommaire Les centraux de commutation, qui sont au réseau
téléphonique ce que l'échangeur est au réseau
autoroutier, ont été, au cur de l'évolution
technologique du téléphone, l'enjeu économique le
plus important. Le travail des ingénieurs de RME commença
par une période de recherche libre destinée à explorer
sans a priori les différentes démarches envisageables. Les
premières expériences anglo-saxonnes servirent ainsi d'une
certaine manière à déterminer « ce qu'il ne
fallait pas faire » et toutes les options du CNET s'éloignèrent
des choix américains et britanniques. A la fin des années 1950, malgré le développement des transistors, l'électronique reposait encore dans de nombreux cas sur les lampes à vide. Ainsi, ce fut avec des lampes que les Britanniques tentèrent la mise au point de leur central temporel. Ce prototype, que certains n'hésitèrent pas à surnommer « l'usine à gaz », était extrêmement volumineux et peu performant. Il nécessitait un système de climatisation et termina sa carrière en 1963, véritable diplodocus témoin de cette préhistoire de la commutation électronique. Les Britanniques furent ainsi « fâchés » avec le temporel pour deux décennies. Dans le cadre moins ambitieux de la commutation spatiale, les Américains adoptèrent des diodes à gaz dans le premier central réalisé à Morris dans l'Illinois (novembre 1960). Le choix des composants s'avérait donc déterminant pour l'efficacité, la faisabilité du système, mais également pour sa rentabilité. P. Lucas, ingénieur dans l'équipe RME, explique ainsi les grandes options qui inspirèrent les choix français en la matière : « La politique suivie à cette époque fut de chercher à utiliser des composants dont la diffusion probable devait être la plus large possible, c'est-à-dire de coller le plus possible aux technologies de l'informatique dont le marché serait certainement plus large que celui de la communication ». Quelle lucidité dans ce choix alors qu'à cette époque les Américains, il est vrai plus favorisés en matière de crédits, développaient des composants spécifiques très coûteux ! La programmation des centraux, autre élément clef, s'avéra être d'une extrême complexité. Ce ne fut que très lentement que les problèmes furent évalués dans toutes leurs dimensions, et les retards de mise au point des systèmes, lorsqu'ils survinrent, furent bien souvent dus à une sous-estimation du temps nécessaire à la programmation. Le programme du central de Morris comportait déjà 50 000 instructions. Parallèlement à la recherche, l'industrialisation était préparée grâce à la mise en place de structures de coopération avec les industriels. Depuis 1959, l'administration et les industriels avaient en effet joint leurs efforts en matière de commutation au sein d'une société d'économie mixte, la SOCO- TEL. Le CNET, de par ses statuts, coordonnateur de l'industrie des télécommunications en France, jouait un rôle important dans cet organisme. Invités par le CNET à se joindre à l'effort effectué en matière de commutation électronique, les industriels, qu'ils soient purement français ou filiales d'ITT, se montrèrent très réservés, voire hostiles à cette orientation. Lors de la réunion des membres de SOCOTEL, le 15 décembre 1960, un projet de recherche portant sur le spatial, le SE 400, fut rejeté en raison de l'opposition des industriels qui le jugeaient trop ambitieux. Cette journée reste dans bien des mémoires comme un événement marquant. Les débats furent tellement tendus qu'aucun compte rendu n'en fut réalisé. Les industriels étaient préoccupés
avant tout par le marché français et donc par les contrats
des années à venir, qui portaient sur des équipements
uniquement électromécaniques (système Crossbar).
Leurs ambitions et celles du CNET qui voulait mettre en uvre une
politique à long terme s'accordaient mal. Le projet refusé
par SOCOTEL fut dès lors entièrement assumé par RME
et, selon P. Lucas, « entra dans la clandestinité ».
Rebaptisé SOCRATE, il devint la première réalisation
de commutation électronique opérationnelle en France. Le premier prototype de central temporel relié
au réseau, PLATON, fut installé
à Perros-Guirec le 26 janvier 1970. Le CNET orienta la CIT, Compagnie industrielle des téléphones,
filiale de la CGE, vers la technologie la plus en pointe, le temporel,
quitte à réaliser pour elle l'essentiel de l'effort de recherche.
Il semble que la filiale de la CGE, malgré l'intérêt
porté au projet par Ambroise Roux, accueillît la proposition
avec peu d'enthousiasme. Les conditions « très favorables
» proposées par le CNET forcèrent pourtant ces quelques
réticences. Loin de constituer des « logiques » successives, la politique de recherche et la politique industrielle étaient donc bien présentes conjointement dans les orientations prises par P. Marzin dès la fin des années 1950 en confiant à une entreprise française l'innovation technologique radicale que constituait le temporel, le CNET avait forgé une arme destinée à écarter les filiales d'ITT celle-ci n'ayant pas suivi l'évolution technologique du temporel au moment des choix d'équipements. C'était une option risquée, car elle engageait la principale entreprise française dans une voie difficile. Elle était cependant la seule possibilité d'échapper à l'influence prépondérante des capitaux étrangers dans la commutation française et laissait entrevoir de véritables possibilités de développement pour les exportations. Dès 1972, la baisse constante du prix des composants électroniques et la progression rapide des études permettaient au CNET d'être optimiste : « La commutation temporelle arrive plus tôt que ne l'avaient prévu la plupart des techniciens. Sans doute faut-il s'en féliciter, car ainsi pourrons-nous hâter la transformation du réseau en un réseau universel permettant d'acheminer indifféremment de la parole et des données ». Le CNET n'entendait pas pour autant donner un monopole
à la filiale de CGE. Dès 1973, l'appel à un autre
fournisseur était prévu : « II est proposé
d'engager un second constructeur dans la production et l'installation
de centraux E10 à partir du programme 1975 », pouvait-on
lire dans un rapport. Ce texte poursuivait et ces quelques mots
contiennent l'aboutissement d'une démarche de plusieurs années
: « Le choix est à faire entre les sociétés
du groupe ITT (LMT, CGCT), STE, SAT et AOIP. La logique technique devait donc réduire tout « naturellement » la place de LMT et de la GCGT, leur participation à l'équipement du pays passant obligatoirement par une licence sur le matériel temporel. Forte de cette avance technologique, la CIT devait donc se trouver en position de force sur les marchés étrangers. Son matériel, accepté par une administration importante, disposerait d'une crédibilité considérable, ses coûts de production ne seraient pas alourdis par le versement de royalties à une entreprise étrangère. Pour la première fois depuis son arrivée sur le marché français, ITT allait donc se trouver en état d'infériorité technologique face à une entreprise française. La modernisation, en fait le véritable développement tant attendu du réseau téléphonique français pourrait s'appuyer sur une technologie nationale. sommaire II restait à concrétiser ces projets, car, tandis que le CNET réalisait cet effort considérable de recherche, l'équipement du pays en téléphone suivait toujours son rythme d'escargot. Ce fut en fait lors de la présidence de Georges Pompidou que les décisions furent enfin prises pour combler un retard de plus en plus ridicule et pénalisant pour un pays industrialisé. Le rôle de Yves Guéna, ministre des PTT, fut important pour débloquer certaines pesanteurs, la nomination du directeur du CNET, Pierre Marzin, à la tête de l'administration des télécommunications montrant à tous que l'avenir devait être fondé sur une technologie française. Le premier problème à résoudre était celui du financement du programme d'équipement. Pour cela, l'emprunt fut retenu comme la meilleure solution et des sociétés de financement furent créées pour mobiliser l'épargne vers le téléphone. La décision fut prise à la fin de l'année 1969 par la loi autorisant la création des sociétés de financement des télécommunications. L'agrément conjoint des PTT et du ministère des Finances intervint le 24 décembre 1969. Joyeux Noël pour le téléphone puisque cette organisation, bien que son efficacité fut parfois contestée, constitua la base de tout son développement futur ] ! Quatre sociétés furent créées : FINEXTEL en février 1970, CODETEL en janvier 1971, AGRITEL en juin 1972, CREDITEL en octobre 1972. Pour permettre à l'administration d'être mieux à même d'assumer le développement du téléphone, des réformes de structures furent également réalisées. La création en 1968 de la Direction générale des télécommunications (DGT), la suppression en 1971 du Secrétariat général aux PTT amorçaient l'émancipation des télécommunications, leur plus grande indépendance par rapport aux Postes, dans une administration dont l'unité était cependant préservée. Ainsi, pour la première fois en 1970, le budget des Postes et celui des Télécommunications furent présentés séparément. Une importante réflexion sur le rôle et l'organisation de l'administration fut également menée. En février 1974, la commission de contrôle parlementaire sur le téléphone rendait un rapport dont les conclusions ne pouvaient qu'entraîner une profonde réforme de l'organisation des télécommunications françaises. « L'activité du ministère des PTT a incontestablement un caractère industriel et commercial... Il faudrait songer de le scinder en deux administrations distinctes, postes et services financiers d'une part, télécommunications d'autre part. Pour ces dernières un établissement public des télécommunications serait créé », estimaient les députés. Loin d'être destiné à un oubli rapide, ce projet avait reçu un accueil tout à fait positif à l'Elysée : Bernard Esambert, conseiller de Georges Pompidou, avait convaincu le Président et ce dernier était favorable à la réalisation de cette réforme. Bien entendu, des difficultés pouvaient être attendues de la part des syndicats, certaines grèves l'avaient démontré, et il est certain que la mise en place d'un tel changement aurait été délicate. Il reste que la volonté politique était affirmée et que ces propos ont un air très familier pour qui suit les débats sur les télécommunications en 1989 ! Au début de l'année 1974 tout semblait donc être en place pour que le plan mis en uvre par. le CNET puisse enfin aboutir. Des structures de financement étaient en place, une entreprise française disposait d'une avance technologique de plusieurs années sur ITT, une administration des télécommunications plus autonome laissait entrevoir des structures plus souples pour gérer le développement du téléphone. Le décès de Georges Pompidou et les élections présidentielles de 1974, en bouleversant les données politiques, entraînèrent une remise en cause complète de ces projets. Le Conseil des ministres du 16 octobre 1974 annonçait la nomination d'un nouveau directeur général des Télécommunications. Gérard Théry remplaçait Louis-Joseph Libois, le « père » de la commutation électronique française. La nouvelle équipe bouleversa la stratégie mise en place. L'attitude des ingénieurs du Centre lors des années précédentés fut très critiquée. Il leur fut reproché d'avoir été juges et parties dans les contrats d'études passés avec les industriels mais surtout, plus fondamentalement, le CNET fut accusé d'avoir outrepassé ses attributions et d'avoir déterminé par ses options technologiques la politique industrielle de la DGT. La nouvelle génération de décideurs, arrivée au pouvoir grâce à l'élection de Valéry Giscard d'Estaing, abordait les problèmes de manière totalement différente. Son expérience n'était pas celle de l'Occupation. Elle retenait essentiellement des années 1960 et du début des années 1970 la vision d'une industrie française peu dynamique, surprotégée par une administration excessivement tolérante vis-à-vis des retards et des surcoûts trop souvent observés. A la philosophie économique de Georges Pompidou, encore très interventionniste dans son désir de créer une industrie française capable de lutter à l'échelle internationale, succédait une philosophie plus libérale, du moins dans ses discours. Enjeu industriel essentiel, les télécommunications furent pronfondément touchées par ce changement de cap lié certes à des considérations économiques mais dont les motivations politiques de la nouvelle équipe au pouvoir n'étaient pas absentes. La structure de l'administration fut considérablement modifiée, le rôle et la place du CNET transformés. Le Centre ne dépendait plus directement de la DGT mais d'une nouvelle structure, la Direction des affaires industrielles et internationales (DAII). Celle- ci prenait en main la définition des objectifs industriels, le CNET étant limité à la recherche fondamentale et appliquée. Les ingénieurs du CNET devaient chercher et non décider... La nomination à la tête de la DAII de Jean-Pierre Souviron, ingénieur en chef des Mines, semblait bien montrer que l'heure de la « mise au pas » avait sonné pour le CNET. De plus, l'un des principes qui avait structuré le CNET à sa création, la liaison entre recherche et contrôle du matériel, fut abandonné. « En politisant le problème des choix industriels et en modifiant le régime de contrôle des prix, l'administration a donc enlevé au CNET une fonction qu'il remplissait bien par le passé». En l'espace de quelques semaines, « l'ensemble de l'organisation qui permettait au CNET de maîtriser le processus d'innovation se trouve remis en cause. Et cela est grave lorsque l'on sait le temps qu'il a fallu pour former des équipes de recherche de haut niveau, c'est-à-dire capables de dominer le processus d'innovation ». Toute la logique qui soutenait le développement du téléphone en France était donc bouleversée. Les orientations destinées à développer une industrie nationale par la dynamique de la recherche étaient abandonnées. sommaire Le principal argument justifiant le démantellement
du projet industriel du CNET qualifié de « politique
de l'Arsenal » s'appuyait sur le désir d'obtenir,
grâce à la mise en place d'un marché concurrentiel,
l'équipement téléphonique du pays à un prix
moins élevé. Une consultation fut organisée pour
cela en 1975. L'application de stricts critères de rentabilité
fit préférer le spatial au temporel, ce dernier étant
jugé encore trop cher et peu fiable. Plusieurs systèmes
furent mis en compétition mais aucun n'était contrôlé
par des brevets français. La CIT, orientée depuis des années
vers le temporel, ne disposait d'aucun projet sérieux
en ce domaine. Elle dut s'associer en catastrophe avec le japonais NEC
pour proposer du spatial. En fait, les entreprises les mieux placées
dans cette compétition étaient les filiales d'ITT, grâce
au système de commutation spatial (Metaconta qui deviendra le 11F
finalement adopté) mis au point avec l'aide des ingénieurs
du CNET au sein de SOCOTEL... La voie de garage se transformait en allée
royale. Le choix du spatial prenait à contre-pied la CIT et plaçait
ITT en position de supériorité technologique. Un comble
après vingt ans d'efforts destinés à écarter
grâce au rapport de force technologique la multinationale du marché
français ! Le choix spatial fut présenté comme étant
une position d'attente, permettant de laisser au temporel le temps de
mûrir et de profiter d'une baisse sur le prix des composants. L'argument,
apparemment logique, semblait écarter le problème des investissements
à réaliser pour développer de front deux systèmes
différents au sein de plusieurs groupes industriels. Une dernière
tentative pour réaliser l'unité technique de la commutation
française fut effectuée par les ingénieurs du CNET.
Ils s'attachèrent à définir un modèle de central
temporel unique, le El0, pouvant être fabriqué par
CIT et Thomson. Encore une fois les ingénieurs se mêlait
de politique industrielle... Ce projet allait complètement à
l'encontre des plans de la DAII bien que le choix d'un système
unique permettait de maintenir la concurrence en répartissant les
marchés entre plusieurs constructeurs. sommaire La sanction économique de la nouvelle politique fut particulièrement lourde. A l'exportation, la France perdit beaucoup de temps, près de trois ans. S'il est vrai que l'introduction du temporel dans un réseau n'est pas toujours facile, l'avance technologique prise par la France fut comblée par ses principaux concurrents. Certes, de beaux succès furent enregistrés mais ils étaient sans commune mesure avec ceux que l'on pouvait espérer, compte tenu de l'avance du E10 (et de son évolution pour les grands centres urbains, le E12) sur les systèmes étrangers. Georges Pebereau avait évoqué ces risques en 1976 : « Si l'industrialisation du système E12 prenait un retard d'un an à 18 mois sur le calendrier, cela en serait fait des espérances sur le plan mondial... Le matériel E12 doit être fabriqué tel qu'il est conçu actuellement». Au niveau national, la concurrence ne s'instaura pas vraiment. Les prix payés par l'administration n'enregistrèrent aucune évolution favorable pour celle-ci. Certains purent même estimer que la séparation entre la recherche et le contrôle du matériel réalisée en 1975, en privant le CNET d'un atout essentiel, détériora la position de l'administration face à ses fournisseurs. Le retrait de Thomson de l'industrie du téléphone à l'automne 1983 confirma qu'il n'y avait pas en France la place pour deux groupes en ce domaine. Malgré un très important effort de recherche et la qualité des résultats obtenus, Thomson fut obligé de disperser ses efforts et ne put réellement rentabiliser ceux-ci. D'énormes investissements furent ainsi perdus. « Au lieu de consacrer l'ensemble de ses moyens techniques et financiers au développement du système MT (temporel), Thomson les a dispersés sur cinq systèmes différents de commutation... Cette accumulation de développements simultanés ne pouvait conduire qu'à la catastrophe ... C'est par centaines de millions de francs qu'il faut mesurer l'effet de cette absence de priorité.» L'abandon de Thomson, qui a cédé à CIT ses activités téléphoniques, a renvoyé de fait la structure de l'industrie des télécommunications à ce qu'elle devait être dans les projets mis au point avant 1974. Il est tentant d'expliquer ce revirement par le changement politique intervenu en 1981 et la nationalisation des deux grands groupes industriels Thomson-CSF et CGE. En fait, les nationalisations « n'ont joué dans la genèse de l'accord qu'un rôle marginal »3. L'intérêt des deux groupes fut prépondérant. Alain Gomez pour Thomson et Georges Peberau pour CGE tirèrent simplement les conséquences des choix catastrophiques de 1975. Dans une situation financière plus que préoccupante, Thomson devait absolument se débarrasser d'activités déficitaires. CGE sut en profiter pour devenir le seul groupe industriel du téléphone en France par sa filiale portant désormais le nom d'Alcatel-Thomson. Analysant les raisons de cet accord, Georges Pebereau déclarait d'ailleurs : « Avant la crise on pouvait gérer des conglomérats, après il faudra se concentrer sur ses métiers » . En lisant dans la presse de cette deuxième année
de la première présidence de François Mitterrand,
à propos du nouveau montage industriel : « C'est avec près
de dix ans de retard ce que souhaitaient faire les hommes de Georges Pompidou
», il est tentant de penser que, bien qu'éloignés
par leurs camps politiques, les deux présidents se retrouvent,
à travers le temps, dans leur volonté de mener une politique
industrielle, garante de l'indépendance nationale. Au-delà du domaine des télécommunications,
l'histoire industrielle et technique de la France
est éclairée par cette étude du téléphone.
Malgré les occasions perdues, le bilan de l'administration
des Télécommunications et de l'industrie française
est pourtant positif. Thomson-Alcatel, au sein du groupe CGE, est un candidat
sérieux pour les compétitions internationales et a déjà
remporté de beaux succès à l'exportation. La France
est enfin dotée d'un téléphone moderne complété
par de nombreux services dont le Minitel n'est pas le moindre. Recentré
sur ses points forts, Thomson a remporté un succès prometteur
en vendant son système RITA à l'armée américaine,
faisant la preuve de son avance technologique dans les systèmes
sophistiqués. L'administration des Télécommunications
a su considérablement évoluer pour s'adapter à ses
nouveaux objectifs. Une véritable « culture d'entreprise
» propre à France-Télécoms, formée autant
par les orientations générales que par la réflexion
d'un personnel très qualifié sur sa mission, s'est forgée
durant cette période. Dotées d'un énorme potentiel scientifique
et d'un savoir-faire au tout premier rang mondial, les télécommunications
françaises, quels que soient leur organisation et statut futur,
devront penser à l'échelle planétaire et se doter
de structures où intérêt général, indépendance
nationale et compétitivité ne seront pas incompatibles.
QUELQUES ÉLÉMENTS TECHNIQUES Pour que deux correspondants puissent communiquer, leur voix doit être transportée tout au long de lignes téléphoniques. Les moyens utilisés pour cela, et tout particulièrement les cables, relèvent de la « transmission ». Il n'y a cependant pas que deux abonnés, le réseau en comprend des millions et il n'est pas question de relier directement chaque abonné à tous les autres abonnés par un fil. Il faut donc acheminer les communications sur des voies de tailles différentes, les orienter vers le bon destinataire. Le central de commutation est l'élément essentiel de cette distribution des messages, sorte de gare de triage du réseau téléphonique. L'autre grand domaine technique du téléphone est donc la « commutation ». Le Crossbar fut après la seconde guerre mondiale le modèle de central de commutation le plus développé. Lorsque un abonné appelle son correspondant, la bonne destination est sélectionnée par des systèmes de barres se croisant (Crossbar) en fonction du numéro composé sur le combiné. A chaque numéro correspond une position différente. L'électronique a donné aux techniques de commutation de nouvelles possibilités. Le central de commutation spatial n'est que partiellement électronique, il sélectionne toujours la bonne connection dans l'espace par le croisement de barres métalliques. Il est en fait un central Crossbar dont les performances sont améliorées grâce à des calculateurs électroniques. Le central de commutation temporel est lui totalement électronique. Il sélectionne la bonne connection grâce à des systèmes électroniques commandés par des programmes informatiques. Il rompt totalement avec la technologie Crossbar, aucune pièce mécanique n'est en mouvement, la dimension de sélection n'est plus l'espace mais le temps, la gestion est totalement informatisée. La commutation temporelle permet de mettre en place le Réseau numérique a intégration de service (RNIS) qui transmettra sur un réseau unique l'ensemble des informations, voix, images, données informatiques. sommaire |