LE DÉVELOPPEMENT DU TÉLÉPHONE EN FRANCE DEPUIS LES ANNÉES 1950

 

POLITIQUE DE RECHERCHE ET RECHERCHE D'UNE POLITIQUE par Pascal Griset
Chargé de recherche à l'Institut d'histoire moderne et contemporaine (CNRS) et chargé de cours à l'Université de Paris IV, Pascal Griset est spécialiste de l'histoire des télécommunications. Il vient de publier La croissance économique en France au 19e siècle (A.. Colin) en collaboration avec Alain Beltran.

Comment est-on passé du « 22 à Asnières » au téléphone installé dans les voitures particulières ?
Question de maîtrise technologique et de développement industriel, pensons-nous d'abord. Ce serait pourtant sous-estimer l'importance des choix politiques, les enjeux mentaux et quelques problèmes de souveraineté nationale...

La lutte pour le contrôle des télécommunications est un enjeu central pour la détermination des rapports de force entre les Etats et les entreprises à l'orée du 21e siècle. La France à travers ses entreprises fait partie des adversaires qui ont déjà brisé quelques lances sur un terrain pouvant sembler plus ouvert par la dérégulation intervenue aux Etats-Unis. La France est donc présente, avec ses atouts et ses handicaps, dans cet affrontement où ne sont acceptés que les meilleurs. Pourtant, au-delà des paramètres financiers et technologiques, l'évaluation du potentiel français doit également intégrer une analyse des rapports entretenus entre les pouvoirs publics et les entreprises privées dans ce domaine, monopole d'Etat.

Le développement du téléphone en France après la seconde guerre mondiale montre combien les choix en matière de télécommunications peuvent être l'enjeu de rivalités politiques, mais il révèle aussi les qualités et les limites d'un modèle français de politique industrielle.
Une politique de recherche et l'industrialisation pour l'indépendance nationale

La société française n'a intégré que très lentement l'importance des télécommunications pour son avenir économique et culturel. Dès la fin des années 1950, les différentes dimensions du problème apparaissaient pourtant clairement. Le développement du téléphone intégrait tout d'abord d'importants enjeux techniques. Le passage des techniques électromécaniques aux techniques électroniques en commutation fut une révolution sans précédent entraînant une impitoyable sélection entre les entreprises et les nations, seules quelques-unes, pour des raisons à la fois techniques et financières, pouvant assumer ce grand saut. Le téléphone est également, à double titre, un enjeu industriel.

L'industrie des télécommunications est devenue une industrie de pointe. Son développement s'intègre dans celui de l'industrie électronique et spatiale, avec les synergies que Ton devine avec le domaine militaire. Les investissements sont colossaux, mais les profits, pour les rares gagnants, sont à leur mesure. Deuxième aspect, l'équipement d'un pays en télécommunications modernes et bon marché est un élément majeur qui participe à la compétitivité des entreprises dans tous les domaines.

Enfin, découlant des éléments précédents, le téléphone et son industrie sont un extraordinaire enjeu politique. Enjeu de politique internationale, car la maîtrise des réseaux de télécommunications internationaux est un élément décisif dans la politique étrangère d'une grande puissance ; enjeu de politique intérieure, car aucune politique industrielle cohérente ne peut se faire en dehors des télécommunications, et tout gouvernement doit donc avoir un contrôle assez étroit de l'évolution de ce secteur.

sommaire

L'histoire des quarante dernières années nous révèle que des acteurs aux conceptions et aux intérêts différents, voire divergents, étaient concernés par cette activité : l'administration, les industriels, les politiques, les « usagers »... de plus en plus... « consommateurs ».
L'administration des PTT était présente à la fois par ses services d'exploitation et par son centre de recherche, le CNET.
Les services d'exploitation avaient pour principale préoccupation le développement des capacités du réseau qu'ils géraient. Leur importance dans les processus de décision ne fut pas négligeable, mais ce fut surtout le Centre national d'étude des télécommunications (CNET) qui pesa de tout son poids dans la définition de la politique française des télécommunications. Créé en 1944, confirmé par le gouvernement provisoire, le CNET était une structure interministérielle qui ne prit une véritable importance qu'à partir de 1954 lorsqu'une réforme lui permit de trouver son unité sous la houlette des PTT. Dès lors, sous la
direction de Pierre Marzin, le Centre se consacra à sa véritable mission, définie par les textes fondateurs, en s'attachant à coordonner les activités de l'industrie française des télécommunications.

Cette industrie était bien faible au regard des besoins d'une grande nation industrialisée.
Si dans le domaine des transmissions l'industrie française réussissait à conserver une part importante du marché intérieur, celui de la commutation était en revanche totalement contrôlé par les technologies étrangères. Les deux filiales de ITT, la CGCT et LMT, et la société Ericsson accaparaient au début des années 1960 plus de 65 % des commandes de l'Etat en matériel de commutation.
ATT (American Telegraph and Telephone Company). Cette gigantesque entreprise disposait jusqu'au début des années 1980 d'un monopole sur les communications téléphoniques aux Etats-Unis. Elle ne pouvait en revanche pas exporter, ce secteur étant réservé à l'International Telegraph and Telephone (ITT).
Le pouvoir politique mis très longtemps à considérer le téléphone comme une priorité pour le pays. On rattachait volontiers celui-ci aux activités de loisir plus qu'aux biens d'équipements industriels. Les télécommunications furent négligées par le plan Monnet et il fallut attendre l'été 1947 pour qu'une commission de modernisation des télécommunications soit créée.
Le programme prévu en 1948 par celle-ci ne fut jamais appliqué. Ce ne fut qu'à partir du 6e et surtout du 7e Plan que les télécommunications furent considérées comme prioritaires.
Il est vrai que jusqu'à la fin des années 1960 la pression de la demande fut étonnamment faible. Les députés en campagne électorale se voyaient réclamer des écoles, des hôpitaux, pas le téléphone. En 1970, le retard de la France en matière
d'équipement téléphonique était donc dramatique. Sa densité téléphonique était de 7,8 lignes principales pour cent habitants contre 11,1 pour l'Italie, 12,3 pour la RFA, 15,3 pour le Royaume-Uni, 33,3 pour les Etats-Unis et 40,9 pour la Suède. Le taux d'automatisation, qui était de 100 % aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Italie, de 99 % en Belgique et en Grande-Bretagne, dépassait à peine 75 % en France. Les délais de raccordement étaient extrêmement longs, le téléphone était un luxe : Fernand Raynaud pouvait sans succès chercher à joindre le 22 à Asnières...

sommaire

Les débuts de la commutation électronique : le pari technologique

Les centraux de commutation, qui sont au réseau téléphonique ce que l'échangeur est au réseau autoroutier, ont été, au cœur de l'évolution technologique du téléphone, l'enjeu économique le plus important.
Au début des années 1950, la commutation électromécanique était arrivée au bout de son évolution avec le système Crossbar.
En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, l'idée d'utiliser l'électronique en commutation commençait à apparaître.
En 1956, le Post Office pouvait annoncer la création d'un centre de recherche sur la commutation électronique.
Le choix des Britanniques s'était porté sur le « temporel », c'est-à-dire un système où l'ensemble des fonctions de commutation était assuré par l'électronique. Quelques mois plus tard, en mars 1957, les Bell Laboratories (centre de recherches d'ATT) annonçaient la construction d'un centre expérimental de commutation électronique. Leur choix technologique était cependant différent puisqu'ils avaient choisi le « spatial ». L'électronique n'y intervient que pour commander des systèmes électro-
mécaniques. L'option anglaise entraînait donc une rupture complète avec les anciens systèmes, alors que les Américains avaient choisi une évolution permettant d'envisager une introduction plus rapide de la nouvelle technologie dans les réseaux opérationnels.
Les rapports entre ATT et le CNET avaient toujours été très cordiaux. Au fil des accords, portant notamment sur des échanges de brevets, les ingénieurs du CNET avaient fréquemment rencontré leurs homologues américains dans les fantastiques laboratoires Bell.
Trois ingénieurs du CNET étaient donc présents au symposium organisé par ATT. De retour en France, ils informaient Pierre Marzin, directeur du Centre, des projets américains. Ingénieur parmi les plus brillants de l'avant-seconde guerre mondiale, P. Marzin rêvait d'un téléphone totalement français, affranchi de la tutelle américaine. Pressentant les extraordinaires potentialités d'une filière électronique en commutation, il créa, en avril 1957, un nouveau département du CNET appelé RME, recherche sur les machines électroniques. Sa mission : concevoir un système français de commutation électronique. Il en confia la direction à Louis- Joseph Libois. Le rôle leader en commutation électronique échappait donc au service commutation du CNET, à la grande déconvenue de ses ingénieurs. Pierre Marzin voulait des hommes totalement détachés de la commutation classique pour créer un système réellement nouveau, il cassait les routines des structures en place, créait un groupe totalement concerné par la nouvelle technologie, liait la carrière de ces hommes à la réussite de leur mission.
Cette audace s'avéra payante : ces hommes nouveaux croyaient en l'électronique alors que peu de « commutants », ils l'admirent plus tard, auraient misé sur le succès à moyen terme de cette révolution technologique. Les avantages de l'électronique étaient pourtant considérables : « Elle apporte des avantages substantiels : la réduction du volume et du poids, la facilité d'entretien si le matériel est bien conçu et la diminution de puissance d'ali
mentation», estimait le directeur du Laboratoire central des télécommunications dès 1956. (voir la page commutation électronique )

Le travail des ingénieurs de RME commença par une période de recherche libre destinée à explorer sans a priori les différentes démarches envisageables. Les premières expériences anglo-saxonnes servirent ainsi d'une certaine manière à déterminer « ce qu'il ne fallait pas faire » et toutes les options du CNET s'éloignèrent des choix américains et britanniques.
Une première étape vit la réalisation de deux prototypes ANTINEA (1958-1960) et ANTARES (1961-1963). Ils permirent d'évaluer à leur juste mesure les problèmes liés à la nature des composants électroniques et aux méthodes de programmation. Les grandes orientations dans ces domaines fondamentaux purent ainsi être déterminées.

A la fin des années 1950, malgré le développement des transistors, l'électronique reposait encore dans de nombreux cas sur les lampes à vide. Ainsi, ce fut avec des lampes que les Britanniques tentèrent la mise au point de leur central temporel. Ce prototype, que certains n'hésitèrent pas à surnommer « l'usine à gaz », était extrêmement volumineux et peu performant. Il nécessitait un système de climatisation et termina sa carrière en 1963, véritable diplodocus témoin de cette préhistoire de la commutation électronique. Les Britanniques furent ainsi « fâchés » avec le temporel pour deux décennies. Dans le cadre moins ambitieux de la commutation spatiale, les Américains adoptèrent des diodes à gaz dans le premier central réalisé à Morris dans l'Illinois (novembre 1960). Le choix des composants s'avérait donc déterminant pour l'efficacité, la faisabilité du système, mais également pour sa rentabilité. P. Lucas, ingénieur dans l'équipe RME, explique ainsi les grandes options qui inspirèrent les choix français en la matière : « La politique suivie à cette époque fut de chercher à utiliser des composants dont la diffusion probable devait être la plus large possible, c'est-à-dire de coller le plus possible aux technologies de l'informatique dont le marché serait certainement plus large que celui de la communication ». Quelle lucidité dans ce choix alors qu'à cette époque les Américains, il est vrai plus favorisés en matière de crédits, développaient des composants spécifiques très coûteux !

La programmation des centraux, autre élément clef, s'avéra être d'une extrême complexité. Ce ne fut que très lentement que les problèmes furent évalués dans toutes leurs dimensions, et les retards de mise au point des systèmes, lorsqu'ils survinrent, furent bien souvent dus à une sous-estimation du temps nécessaire à la programmation. Le programme du central de Morris comportait déjà 50 000 instructions.

Parallèlement à la recherche, l'industrialisation était préparée grâce à la mise en place de structures de coopération avec les industriels. Depuis 1959, l'administration et les industriels avaient en effet joint leurs efforts en matière de commutation au sein d'une société d'économie mixte, la SOCO- TEL. Le CNET, de par ses statuts, coordonnateur de l'industrie des télécommunications en France, jouait un rôle important dans cet organisme. Invités par le CNET à se joindre à l'effort effectué en matière de commutation électronique, les industriels, qu'ils soient purement français ou filiales d'ITT, se montrèrent très réservés, voire hostiles à cette orientation. Lors de la réunion des membres de SOCOTEL, le 15 décembre 1960, un projet de recherche portant sur le spatial, le SE 400, fut rejeté en raison de l'opposition des industriels qui le jugeaient trop ambitieux. Cette journée reste dans bien des mémoires comme un événement marquant. Les débats furent tellement tendus qu'aucun compte rendu n'en fut réalisé.

Les industriels étaient préoccupés avant tout par le marché français et donc par les contrats des années à venir, qui portaient sur des équipements uniquement électromécaniques (système Crossbar). Leurs ambitions et celles du CNET qui voulait mettre en œuvre une politique à long terme s'accordaient mal. Le projet refusé par SOCOTEL fut dès lors entièrement assumé par RME et, selon P. Lucas, « entra dans la clandestinité ». Rebaptisé SOCRATE, il devint la première réalisation de commutation électronique opérationnelle en France.
Il représentait un progrès essentiel dans le domaine de la commutation spatiale. Tout en poursuivant le développement de ces centraux « spatiaux », les ingénieurs du CNET, mis en confiance et forts de leur expérience, purent envisager le développement d'un système complètement électronique dit « temporel ». Si de nombreux contrats d'études furent passés avec les industriels, l'essentiel du travail de recherche sur le temporel fut réalisé au sein des laboratoires du CNET.

Le premier prototype de central temporel relié au réseau, PLATON, fut installé à Perros-Guirec le 26 janvier 1970.
C'était une première mondiale. Pierre Marzin aimait raconter que les remarques du boucher de la commune sur la qualité des communications l'informaient sur l'avancement de mise au point du central avant même que les rapports de ses ingénieurs n'arrivent sur son bureau. Cette boutade souligne bien l'extrême importance des essais en exploitation réelle pour tout système de commutation, leur caractère parfois décourageant tant de problèmes difficiles à soupçonner en laboratoire pouvant apparaître. PLATON
montra la faisabilité technologique de la commutation temporelle ; il restait à en réaliser l'industrialisation.
(
Outre son réseau de connexion temporel, le central E10 possédait deux caractéristiques d'avant-garde : les fonctions de commutation étaient réparties entre plusieurs processeurs spécialisés et les fonctions de gestion ne concernant pas directement l'écoulement du trafic étaient exécutées par un calculateur commun à plusieurs unités de commutation).

sommaire

Une politique industrielle conquérante

Le CNET orienta la CIT, Compagnie industrielle des téléphones, filiale de la CGE, vers la technologie la plus en pointe, le temporel, quitte à réaliser pour elle l'essentiel de l'effort de recherche. Il semble que la filiale de la CGE, malgré l'intérêt porté au projet par Ambroise Roux, accueillît la proposition avec peu d'enthousiasme. Les conditions « très favorables » proposées par le CNET forcèrent pourtant ces quelques réticences.
Pour mener à bien ce projet, le problème du transfert de technologie était posé. Transmettre des plans, des instructions à CIT aurait été totalement inefficace car la structure d'accueil n'était pas suffisamment solide pour en tirer parti. Une filiale de CIT, la SLE (Société lanionnaise d'électronique) fut donc chargée d'assumer la responsabilité de cette industrialisation. Certains ingénieurs ayant développé le système au sein du CNET « désertèrent » celui-ci pour rejoindre la SLE... avec la bénédiction de leurs supérieurs. Travaillant d'abord de manière très marginale au sein de la CIT, la SLE réussit progressivement l'intégration du programme temporel au sein de l'entreprise. La démarche suivie lors de cette étape cruciale du développement du temporel fut donc très pragmatique. Structure légère, la SLE était parfaitement adaptée à son objectif. Elle joua parfaitement son rôle d'interface entre le CNET et la CIT. Le développement des études donna, sans modification fondamentale, le central E10.

Loin de constituer des « logiques » successives, la politique de recherche et la politique industrielle étaient donc bien présentes conjointement dans les orientations prises par P. Marzin dès la fin des années 1950 en confiant à une entreprise française l'innovation technologique radicale que constituait le temporel, le CNET avait forgé une arme destinée à écarter les filiales d'ITT — celle-ci n'ayant pas suivi l'évolution technologique du temporel — au moment des choix d'équipements. C'était une option risquée, car elle engageait la principale entreprise française dans une voie difficile. Elle était cependant la seule possibilité d'échapper à l'influence prépondérante des capitaux étrangers dans la commutation française et laissait entrevoir de véritables possibilités de développement pour les exportations. Dès 1972, la baisse constante du prix des composants électroniques et la progression rapide des études permettaient au CNET d'être optimiste : « La commutation temporelle arrive plus tôt que ne l'avaient prévu la plupart des techniciens. Sans doute faut-il s'en féliciter, car ainsi pourrons-nous hâter la transformation du réseau en un réseau universel permettant d'acheminer indifféremment de la parole et des données ».

Le CNET n'entendait pas pour autant donner un monopole à la filiale de CGE. Dès 1973, l'appel à un autre fournisseur était prévu : « II est proposé d'engager un second constructeur dans la production et l'installation de centraux E10 à partir du programme 1975 », pouvait-on lire dans un rapport. Ce texte poursuivait — et ces quelques mots contiennent l'aboutissement d'une démarche de plusieurs années : « Le choix est à faire entre les sociétés du groupe ITT (LMT, CGCT), STE, SAT et AOIP.
Les premières sont à écarter car elles ont choisi de s'attaquer à un créneau différent du marché avec le modèle E11 ».

La logique technique devait donc réduire tout « naturellement » la place de LMT et de la GCGT, leur participation à l'équipement du pays passant obligatoirement par une licence sur le matériel temporel. Forte de cette avance technologique, la CIT devait donc se trouver en position de force sur les marchés étrangers. Son matériel, accepté par une administration importante, disposerait d'une crédibilité considérable, ses coûts de production ne seraient pas alourdis par le versement de royalties à une entreprise étrangère. Pour la première fois depuis son arrivée sur le marché français, ITT allait donc se trouver en état d'infériorité technologique face à une entreprise française. La modernisation, en fait le véritable développement tant attendu du réseau téléphonique français pourrait s'appuyer sur une technologie nationale.

sommaire

Mettre fin au sous-développement téléphonique du pays

II restait à concrétiser ces projets, car, tandis que le CNET réalisait cet effort considérable de recherche, l'équipement du pays en téléphone suivait toujours son rythme d'escargot. Ce fut en fait lors de la présidence de Georges Pompidou que les décisions furent enfin prises pour combler un retard de plus en plus ridicule et pénalisant pour un pays industrialisé. Le rôle de Yves Guéna, ministre des PTT, fut important pour débloquer certaines pesanteurs, la nomination du directeur du CNET, Pierre Marzin, à la tête de l'administration des télécommunications montrant à tous que l'avenir devait être fondé sur une technologie française.

Le premier problème à résoudre était celui du financement du programme d'équipement. Pour cela, l'emprunt fut retenu comme la meilleure solution et des sociétés de financement furent créées pour mobiliser l'épargne vers le téléphone. La décision fut prise à la fin de l'année 1969 par la loi autorisant la création des sociétés de financement des télécommunications. L'agrément conjoint des PTT et du ministère des Finances intervint le 24 décembre 1969. Joyeux Noël pour le téléphone puisque cette organisation, bien que son efficacité fut parfois contestée, constitua la base de tout son développement futur ] ! Quatre sociétés furent créées : FINEXTEL en février 1970, CODETEL en janvier 1971, AGRITEL en juin 1972, CREDITEL en octobre 1972.

Pour permettre à l'administration d'être mieux à même d'assumer le développement du téléphone, des réformes de structures furent également réalisées. La création en 1968 de la Direction générale des télécommunications (DGT), la suppression en 1971 du Secrétariat général aux PTT amorçaient l'émancipation des télécommunications, leur plus grande indépendance par rapport aux Postes, dans une administration dont l'unité était cependant préservée. Ainsi, pour la première fois en 1970, le budget des Postes et celui des Télécommunications furent présentés séparément.

Une importante réflexion sur le rôle et l'organisation de l'administration fut également menée. En février 1974, la commission de contrôle parlementaire sur le téléphone rendait un rapport dont les conclusions ne pouvaient qu'entraîner une profonde réforme de l'organisation des télécommunications françaises. « L'activité du ministère des PTT a incontestablement un caractère industriel et commercial... Il faudrait songer de le scinder en deux administrations distinctes, postes et services financiers d'une part, télécommunications d'autre part. Pour ces dernières un établissement public des télécommunications serait créé », estimaient les députés. Loin d'être destiné à un oubli rapide, ce projet avait reçu un accueil tout à fait positif à l'Elysée : Bernard Esambert, conseiller de Georges Pompidou, avait convaincu le Président et ce dernier était favorable à la réalisation de cette réforme. Bien entendu, des difficultés pouvaient être attendues de la part des syndicats, certaines grèves l'avaient démontré, et il est certain que la mise en place d'un tel changement aurait été délicate. Il reste que la volonté politique était affirmée et que ces propos ont un air très familier pour qui suit les débats sur les télécommunications en 1989 ! Au début de l'année 1974 tout semblait donc être en place pour que le plan mis en œuvre par. le CNET puisse enfin aboutir. Des structures de financement étaient en place, une entreprise française disposait d'une avance technologique de plusieurs années sur ITT, une administration des télécommunications plus autonome laissait entrevoir des structures plus souples pour gérer le développement du téléphone.

Le décès de Georges Pompidou et les élections présidentielles de 1974, en bouleversant les données politiques, entraînèrent une remise en cause complète de ces projets. Le Conseil des ministres du 16 octobre 1974 annonçait la nomination d'un nouveau directeur général des Télécommunications. Gérard Théry remplaçait Louis-Joseph Libois, le « père » de la commutation électronique française. La nouvelle équipe bouleversa la stratégie mise en place. L'attitude des ingénieurs du Centre lors des années précédentés fut très critiquée. Il leur fut reproché d'avoir été juges et parties dans les contrats d'études passés avec les industriels mais surtout, plus fondamentalement, le CNET fut accusé d'avoir outrepassé ses attributions et d'avoir déterminé par ses options technologiques la politique industrielle de la DGT.

La nouvelle génération de décideurs, arrivée au pouvoir grâce à l'élection de Valéry Giscard d'Estaing, abordait les problèmes de manière totalement différente. Son expérience n'était pas celle de l'Occupation. Elle retenait essentiellement des années 1960 et du début des années 1970 la vision d'une industrie française peu dynamique, surprotégée par une administration excessivement tolérante vis-à-vis des retards et des surcoûts trop souvent observés. A la philosophie économique de Georges Pompidou, encore très interventionniste dans son désir de créer une industrie française capable de lutter à l'échelle internationale, succédait une philosophie plus libérale, du moins dans ses discours. Enjeu industriel essentiel, les télécommunications furent pronfondément touchées par ce changement de cap lié certes à des considérations économiques mais dont les motivations politiques de la nouvelle équipe au pouvoir n'étaient pas absentes. La structure de l'administration fut considérablement modifiée, le rôle et la place du CNET transformés. Le Centre ne dépendait plus directement de la DGT mais d'une nouvelle structure, la Direction des affaires industrielles et internationales (DAII). Celle- ci prenait en main la définition des objectifs industriels, le CNET étant limité à la recherche fondamentale et appliquée. Les ingénieurs du CNET devaient chercher et non décider... La nomination à la tête de la DAII de Jean-Pierre Souviron, ingénieur en chef des Mines, semblait bien montrer que l'heure de la « mise au pas » avait sonné pour le CNET.

De plus, l'un des principes qui avait structuré le CNET à sa création, la liaison entre recherche et contrôle du matériel, fut abandonné. « En politisant le problème des choix industriels et en modifiant le régime de contrôle des prix, l'administration a donc enlevé au CNET une fonction qu'il remplissait bien par le passé». En l'espace de quelques semaines, « l'ensemble de l'organisation qui permettait au CNET de maîtriser le processus d'innovation se trouve remis en cause. Et cela est grave lorsque l'on sait le temps qu'il a fallu pour former des équipes de recherche de haut niveau, c'est-à-dire capables de dominer le processus d'innovation ».

Toute la logique qui soutenait le développement du téléphone en France était donc bouleversée. Les orientations destinées à développer une industrie nationale par la dynamique de la recherche étaient abandonnées.

sommaire

Un choix technologique discuté et une organisation industrielle hésitante

Le principal argument justifiant le démantellement du projet industriel du CNET — qualifié de « politique de l'Arsenal » — s'appuyait sur le désir d'obtenir, grâce à la mise en place d'un marché concurrentiel, l'équipement téléphonique du pays à un prix moins élevé. Une consultation fut organisée pour cela en 1975. L'application de stricts critères de rentabilité fit préférer le spatial au temporel, ce dernier étant jugé encore trop cher et peu fiable. Plusieurs systèmes furent mis en compétition mais aucun n'était contrôlé par des brevets français. La CIT, orientée depuis des années vers le temporel, ne disposait d'aucun projet sérieux en ce domaine. Elle dut s'associer en catastrophe avec le japonais NEC pour proposer du spatial. En fait, les entreprises les mieux placées dans cette compétition étaient les filiales d'ITT, grâce au système de commutation spatial (Metaconta qui deviendra le 11F finalement adopté) mis au point avec l'aide des ingénieurs du CNET au sein de SOCOTEL... La voie de garage se transformait en allée royale. Le choix du spatial prenait à contre-pied la CIT et plaçait ITT en position de supériorité technologique. Un comble après vingt ans d'efforts destinés à écarter grâce au rapport de force technologique la multinationale du marché français !
Les conséquences d'un tel choix apparurent très vite. Il condamnait l'industrie française de la commutation à de nouvelles décennies de dépendance vis-à-vis des Américains. Malgré leur « libéralisme », les nouveaux responsables ne pouvaient assumer une telle responsabilité devant l'opinion et les parlementaires. Une nouvelle tactique devait cependant être définie puisque l'outil technique élaboré depuis des années avait été écarté. La politique de secours fut longue à se dessiner ; pendant plusieurs mois, la politique industrielle des PTT navigua, c'est le moins que l'on puisse dire, « dans le flou le plus complet»1. Aucun choix clair ne semblait pouvoir être pris : « Les dirigeants des sociétés s'interrogent sur les alliances souhaitées par le ministère de l'Industrie et de la recherche tandis que les pouvoirs publics, Elysées et PTT, paraissent eux- mêmes attendre que les industriels leur proposent des accords », pouvait-on lire dans la presse2. Ce fut en mai que le plan fut finalement arrêté et exécuté. Le gouvernement opta pour la plus dirigiste des politiques en imposant aux partenaires industriels l'entrée de Thomson sur le marché du télé
phone, ce groupe achetant une filiale d'ITT et la filiale d'Ericson en France. Thomson bénéficia d'un appui total du gouvernement pour se tailler rapidement une place en ce domaine qu'elle avait abandonné au terme d'un accord signé avec ITT... en 1927. Présentée comme le moyen de diminuer l'importance d'ITT en France, l'arrivée de Thomson était aussi un épisode des luttes entre industriels français et impliquait pour CIT un recul certain. Elle marquait la rupture des accords Thomson-CGE de 1969, le « Yalta de l'électronique française » qui réservait à CGE le domaine du téléphone. L'arrivée brutale de Thomson dans le téléphone public suscita de nombreuses interrogations à une époque où l'ancien conseiller du président Pompidou, Ambroise Roux, connaissait, à travers le groupe qu'il dirigeait, la CGE, de nombreux revers. L'hebdomadaire Le Point évoquait même des explications échappant à la simple logique industrielle et technique : « Dans ses principales activités, la CGE vient de perdre tantôt ses espérances, tantôt son leadership. Echec industriel ou cabale politique ?... Dans ce pays où tout commence et tout finit par des airs politiques, il en est que l'on chante sur plus d'un registre, le gouvernement, V.G.E. en tête, entend casser les reins à celui qui fut l'ami de Georges Pompidou ». Les négociations furent difficiles, ITT n'accepta de vendre sa filiale LMT qu'en étant assurée qu'une partie du marché français lui serait réservée. La « reddition d'ITT » proclamée par la presse prenait en fait pour de nombreux observateurs l'allure d'une victoire :
— ITT conservait la maîtrise des brevets clefs sur les centraux spatiaux.
— Les « royalties » que Thomson devrait verser à ITT lorsqu'elle voudrait exporter rendrait son matériel fatalement plus coûteux que celui, presque identique, vendu directement par ITT.
— La part de marché français réservée à ITT allait garnir les carnets de commande de sa filiale française et lui permettait d'envisager, forte de la référence apportée par une telle commande, de s'attaquer à d'autres marchés étrangers, notamment les pays arabes.
— Enfin, LMT fut vendu au prix fort, 160 millions de dollars. Quatre ans plus tard, l'action LMT était cotée à 50 % de ce prix d'achat !

Le choix spatial fut présenté comme étant une position d'attente, permettant de laisser au temporel le temps de mûrir et de profiter d'une baisse sur le prix des composants. L'argument, apparemment logique, semblait écarter le problème des investissements à réaliser pour développer de front deux systèmes différents au sein de plusieurs groupes industriels. Une dernière tentative pour réaliser l'unité technique de la commutation française fut effectuée par les ingénieurs du CNET. Ils s'attachèrent à définir un modèle de central temporel unique, le El0, pouvant être fabriqué par CIT et Thomson. Encore une fois les ingénieurs se mêlait de politique industrielle... Ce projet allait complètement à l'encontre des plans de la DAII bien que le choix d'un système unique permettait de maintenir la concurrence en répartissant les marchés entre plusieurs constructeurs.
Ce type de concurrence orchestrée par l'administration, la DAII n'en voulait pas. Elle désirait deux constructeurs totalement autonomes ayant chacun leur indépendance technologique. Ainsi, ce ne fut que lorsque Thomson fut capable de présenter sur le marché un central temporel compétitif, le
MT 20, que de nouveau le cap fut mis vers le temporel dans un partage du marché entre Thomson et CIT.
Cette nouvelle orientation intervenait à peine deux ans après la consultation de 1975 alors que les unités de production pour le spatial étaient à peine prêtes ! Le spatial, présenté a posteriori comme une solution transitoire « en attendant » le temporel, donna en fait à Thomson le temps nécessaire pour mettre en place sa propre technique en ce domaine... au prix d'investissements inutiles et d'une perte de temps extrêmement préjudiciable pour CIT par rapport à la concurrence étrangère. La politique menée depuis 1974 s'avérait catastrophique : comme l'écrivait J.-M. Quatrepoint, « les pouvoirs publics ont fait de la concurrence et de l'internationalisation leurs maîtres mots. Mais le mieux n'est-il pas l'ennemi du bien ? Il est des moments, surtout dans les technologies de pointe, où il faut arrêter une politique et s'y tenir. La concurrence est une bonne chose si elle ne tourne pas à l'imbroglio ».

sommaire

Des résultats décevants et le retour du champion national

La sanction économique de la nouvelle politique fut particulièrement lourde. A l'exportation, la France perdit beaucoup de temps, près de trois ans. S'il est vrai que l'introduction du temporel dans un réseau n'est pas toujours facile, l'avance technologique prise par la France fut comblée par ses principaux concurrents. Certes, de beaux succès furent enregistrés mais ils étaient sans commune mesure avec ceux que l'on pouvait espérer, compte tenu de l'avance du E10 (et de son évolution pour les grands centres urbains, le E12) sur les systèmes étrangers. Georges Pebereau avait évoqué ces risques en 1976 : « Si l'industrialisation du système E12 prenait un retard d'un an à 18 mois sur le calendrier, cela en serait fait des espérances sur le plan mondial... Le matériel E12 doit être fabriqué tel qu'il est conçu actuellement». Au niveau national, la concurrence ne s'instaura pas vraiment. Les prix payés par l'administration n'enregistrèrent aucune évolution favorable pour celle-ci. Certains purent même estimer que la séparation entre la recherche et le contrôle du matériel réalisée en 1975, en privant le CNET d'un atout essentiel, détériora la position de l'administration face à ses fournisseurs.

Le retrait de Thomson de l'industrie du téléphone à l'automne 1983 confirma qu'il n'y avait pas en France la place pour deux groupes en ce domaine. Malgré un très important effort de recherche et la qualité des résultats obtenus, Thomson fut obligé de disperser ses efforts et ne put réellement rentabiliser ceux-ci. D'énormes investissements furent ainsi perdus. « Au lieu de consacrer l'ensemble de ses moyens techniques et financiers au développement du système MT (temporel), Thomson les a dispersés sur cinq systèmes différents de commutation... Cette accumulation de développements simultanés ne pouvait conduire qu'à la catastrophe ... C'est par centaines de millions de francs qu'il faut mesurer l'effet de cette absence de priorité.» L'abandon de Thomson, qui a cédé à CIT ses activités téléphoniques, a renvoyé de fait la structure de l'industrie des télécommunications à ce qu'elle devait être dans les projets mis au point avant 1974. Il est tentant d'expliquer ce revirement par le changement politique intervenu en 1981 et la nationalisation des deux grands groupes industriels Thomson-CSF et CGE. En fait, les nationalisations « n'ont joué dans la genèse de l'accord qu'un rôle marginal »3. L'intérêt des deux groupes fut prépondérant. Alain Gomez pour Thomson et Georges Peberau pour CGE tirèrent simplement les conséquences des choix catastrophiques de 1975. Dans une situation financière plus que préoccupante, Thomson devait absolument se débarrasser d'activités déficitaires. CGE sut en profiter pour devenir le seul groupe industriel du téléphone en France par sa filiale portant désormais le nom d'Alcatel-Thomson. Analysant les raisons de cet accord, Georges Pebereau déclarait d'ailleurs : « Avant la crise on pouvait gérer des conglomérats, après il faudra se concentrer sur ses métiers » .

En lisant dans la presse de cette deuxième année de la première présidence de François Mitterrand, à propos du nouveau montage industriel : « C'est avec près de dix ans de retard ce que souhaitaient faire les hommes de Georges Pompidou », il est tentant de penser que, bien qu'éloignés par leurs camps politiques, les deux présidents se retrouvent, à travers le temps, dans leur volonté de mener une politique industrielle, garante de l'indépendance nationale.
Marcel Proust, consommateur pionnier, évoquait déjà le téléphone, cet appareil « où naîtrait si spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus vrai qu'il sait n'être pas vu » . Sa diffusion fut pourtant particulièrement difficile en France. Son histoire, intimement mêlée à celle de la culture française, rythmée par l'évolution des rapports entre l'administration, l'Etat et l'industrie privée, souligne les effets pervers du monopole d'Etat dans un domaine où, comme l'écrivait joliment J.-J. Chiquelin, « l'enchevêtrement des relations entre l'administration et le privé est d'une luxuriance toute amazonienne ». Le monopole n'est cependant qu'une donnée. Il ne détermine pas fatalement un climat inhibant pour l'industrie. L'exemple de la politique mise en œuvre par P. Marzin montre qu'une administration consciente des intérêts généraux du pays et de son industrie peut être capable de mettre en place un projet ambitieux et dynamique et de le mener à bien lorsqu'elle ne se contente pas de gérer des positions acquises et le pouvoir de services inamovibles. A l'heure où des choix décisifs se présentent pour l'avenir des télécommunications françaises, il semble bien que les idées toutes faites sur le sacro-saint service public ou la miraculeuse séparation de l'entreprise et de l'Etat doivent être laissées de côté. C'est sur un monopole, celui d'ATT, que la puissance des télécommunications américaines fut fondée et l'unanimité ne se réalise pas, loin de là, sur la pertinence de son démantèlement. De même les spéculations sur la déréglementation paraissent exagérer un phénomène dont les conséquences restent encore bien modestes. Les expériences passées et les nouvelles données apparues dans les années 1980 laissent supposer que la France devra adopter quelques principes simples pour se donner toutes les chances du succès. Définir clairement et durablement les responsabilités respectives du secteur privé et de l'administration, quelles que soient leurs parts respectives. Déterminer pour le long terme les choix politiques afin que ne pèsent plus sur les industries les risques de changement de cap intempestifs. Ces facteurs institutionnels ne doivent cependant pas éclipser les paramètres économiques et technologiques. Pour être en mesure de répondre aux défis que représentent les énormes besoins financiers de la recherche et l'internationalisation des marchés, les alliances avec les grands de l'industrie mondiale ne pourront être évitées. Cette dernière remarque se trouve d'ailleurs confortée par le rôle croissant joué par l'informatique dans les télécommunications. D'importantes restructurations industrielles en découleront fatalement, l'accord CGE- ITT l'a récemment démontré.

Au-delà du domaine des télécommunications, l'histoire industrielle et technique de la France est éclairée par cette étude du téléphone.
Les principes pouvant guider l'organisation de la recherche-développement apparaissent par exemple plus clairement. Pour que celle-ci se déroule dans de bonnes conditions, l'existence de la structure responsable, qu'elle soit privée ou d'Etat, doit être liée à la réussite du projet qu'elle entreprend. En créant spécialement RME pour la recherche en commutation électronique, Pierre Marzin avait posé les bases psychologiques de la réussite du projet. Cette capacité à rompre avec les situations acquises est rare en notre pays ! Au cœur de ces problèmes, le rôle décisif de l'innovation dans les rapports de force entre Etats et entre entreprises apparaît. Certes, le poids financier, les structures commerciales sont des éléments essentiels mais lorsque une innovation apporte un progrès réel ou des économies substantielles, elle peut entraîner d'importantes modifications dans les rapports de force au sein d'une branche industrielle. En ce qui concerne spécifiquement les télécommunications, l'innovation technologique nous semble bien ouvrir de courtes périodes durant lesquelles de nouvelles frontières se dessinent entre les groupes industriels. Cette période terminée, les rapports de force se stabilisent pour une période bien plus longue. Il reste que pour profiter pleinement de ce mécanisme, l'entreprise doit y être préparée par une politique de recherche ambitieuse et doit s'engager dans la phase d'industrialisation avec détermination, la vitesse d'introduction de l'innovation sur le marché étant cruciale.

Malgré les occasions perdues, le bilan de l'administration des Télécommunications et de l'industrie française est pourtant positif. Thomson-Alcatel, au sein du groupe CGE, est un candidat sérieux pour les compétitions internationales et a déjà remporté de beaux succès à l'exportation. La France est enfin dotée d'un téléphone moderne complété par de nombreux services dont le Minitel n'est pas le moindre. Recentré sur ses points forts, Thomson a remporté un succès prometteur en vendant son système RITA à l'armée américaine, faisant la preuve de son avance technologique dans les systèmes sophistiqués. L'administration des Télécommunications a su considérablement évoluer pour s'adapter à ses nouveaux objectifs. Une véritable « culture d'entreprise » propre à France-Télécoms, formée autant par les orientations générales que par la réflexion d'un personnel très qualifié sur sa mission, s'est forgée durant cette période.
(Sans adhérer aux explications freudiennes de L. Virol, nous pensons avec lui que durant cette période une véritable « identité » de l'administration des télécommunications s'est forgée. Son étude est certainement une clef pour comprendre l'évolution de ce secteur. La réflexion menée par les ingénieurs des télécommunications sur l'avenir de la DGT et du monopole forme, par exemple, un élément très important pour réfléchir aux solutions d'avenir. L. Virol, « L'administration face à l'évolution de la demande, des techniques et des mentalités », dans A. Giraud, J.-L. Missika, D. Wolton (dir.), Les réseaux pensants, Paris, Masson, 1978).

Dotées d'un énorme potentiel scientifique et d'un savoir-faire au tout premier rang mondial, les télécommunications françaises, quels que soient leur organisation et statut futur, devront penser à l'échelle planétaire et se doter de structures où intérêt général, indépendance nationale et compétitivité ne seront pas incompatibles.

QUELQUES ÉLÉMENTS TECHNIQUES

Pour que deux correspondants puissent communiquer, leur voix doit être transportée tout au long de lignes téléphoniques. Les moyens utilisés pour cela, et tout particulièrement les cables, relèvent de la « transmission ». Il n'y a cependant pas que deux abonnés, le réseau en comprend des millions et il n'est pas question de relier directement chaque abonné à tous les autres abonnés par un fil. Il faut donc acheminer les communications sur des voies de tailles différentes, les orienter vers le bon destinataire. Le central de commutation est l'élément essentiel de cette distribution des messages, sorte de gare de triage du réseau téléphonique. L'autre grand domaine technique du téléphone est donc la « commutation ».

Le Crossbar fut après la seconde guerre mondiale le modèle de central de commutation le plus développé. Lorsque un abonné appelle son correspondant, la bonne destination est sélectionnée par des systèmes de barres se croisant (Crossbar) en fonction du numéro composé sur le combiné. A chaque numéro correspond une position différente.

L'électronique a donné aux techniques de commutation de nouvelles possibilités. Le central de commutation spatial n'est que partiellement électronique, il sélectionne toujours la bonne connection dans l'espace par le croisement de barres métalliques. Il est en fait un central Crossbar dont les performances sont améliorées grâce à des calculateurs électroniques. Le central de commutation temporel est lui totalement électronique. Il sélectionne la bonne connection grâce à des systèmes électroniques commandés par des programmes informatiques. Il rompt totalement avec la technologie Crossbar, aucune pièce mécanique n'est en mouvement, la dimension de sélection n'est plus l'espace mais le temps, la gestion est totalement informatisée.

La commutation temporelle permet de mettre en place le Réseau numérique a intégration de service (RNIS) qui transmettra sur un réseau unique l'ensemble des informations, voix, images, données informatiques.


sommaire